La science-fiction va-t-elle nous sauver de l’apocalypse climatique ?

https://www.flickr.com/photos/kansasphoto/8243460213
Illustration du documentaire de Ken Burns «Dust Bowl», © Patrick Emerson

Alimentation, tourisme, énergie, transport … en tant que phénomène global et systémique, la crise climatique, telle une vague, bouscule toutes les composantes de nos sociétés. Pour la littérature, cette vague s’incarne dans l’émergence d’un nouveau genre issu de la science-fiction :  la cli-fi. Porteuse d’une virulente critique sociale, économique et écologique, et engagée dans la bataille des récits, la cli-fi peine néanmoins souvent à dépasser la simple perspective d’un effondrement de nos sociétés voir de l’humanité. Elle a cependant tout intérêt à penser cet « après effondrement » afin de se transformer en un stimulant laboratoire d’expérimentation politique armant nos imaginaires de stimulantes utopies.


Un monde sans abeilles ? Des citées entières englouties par les flots ? Des réfugiés climatiques fuyant par millions des déserts qui ne cessent de progresser ? Des étés si caniculaires que tout s’embrase ?  Les scientifiques nous le prédisent. Les écrivains nous le récitent.

La « cli-fi » pour climate-fiction (« fiction climatique » en français) est un néologisme inventé par le journaliste américain Dan Bloom en 2008 pour qualifier un sous-genre de la science-fiction dans lequel le lecteur est plongé dans un monde où la crise climatique et écologique a atteint un « stade ultime », stade où la question de la survie de l’homme sur la planète est clairement posée. Malgré l’absence d’une définition unanimement partagée, l’essentiel des œuvres de cli-fi attribuent, conformément aux discours scientifiques, une origine anthropique à la crise écologique.

Témoin de son époque, ce genre littéraire a fortement gagné en popularité ces dix dernières années, poussant Dan Bloom a affirmé que « le XXIe siècle sera connu comme l’Âge de la cli-fi ». Néanmoins, si les incendies spectaculaires en Australie et les étés de plus en plus caniculaires amènent un nombre sans cesse croissant de lecteurs à s’intéresser à la cli-fi, ce genre a vu le jour bien avant que la « génération climat » ne sache lire.

Identifier une date de naissance de la cli-fi est vain. Beaucoup la font remonter aux années 1960 avec les romans post-apocalyptiques du britannique James G. Ballard (Le Monde Englouti en 1962, Sécheresse en 1964 …). D’autres, à l’instar de Claire Perrin qui prépare une thèse sur le sujet à l’université de Perpignan[1], préfèrent partir des Raisins de la colère de Steinbeck (1939) arguant que le terrible Dust Bowl est une conséquence directe d’activés agricoles humaines.

Si la cli-fi est bien plus développée aux États-Unis qu’en France c’est parce qu’elle aurait pu y bénéficier d’un contexte culturel plus favorable analyse Claire Perrin. En effet, avec les « natures writing » les auteurs américains du XIXe siècle tel que Thoreau ou Walt Whitman, ont très tôt fait de la nature un personnage central de leurs œuvres, là où, les auteurs français de la même époque, de Hugo à Maupassant, préféraient le plus souvent écrire sur la ville lumière.  Aujourd’hui, avec la cli-fi, cette nature est de nouveau au centre des récits mais elle est devenue dangereuse, presque vengeresse. En outre, un certain élitisme littéraire méprisant la science-fiction a pu retarder le développement de la cli-fi en France.

https://www.flickr.com/photos/kansasphoto/8243460213
Dust Bowl Blues ©Patrick Emerson

La cli-fi, un genre au service de la mobilisation écologique

La cli-fi est un genre inévitablement militant et politique. À ce titre et comme pour un vaste pan de la production artistique, elle participe à son échelle à la bataille culturelle.

Les œuvres de cli-fi offrent en effet une lecture différente des longs rapports du GIEC. Loin des chiffres et des statistiques difficilement compréhensibles, les œuvres de cli-fi peuvent nous donner à voir ce que serait un monde à +4°C. Ils donnent vie aux cris d’alarmes des scientifiques. Ainsi, l’américain Paolo Bacigalupi nous décrit, avec Waterknife (2015), une terrible sécheresse dans le sud-ouest des États-Unis qui conduit à une guerre larvée entre la Californie et l’Arizona pour le contrôle du fleuve Colorado. La norvégienne Maja Lunde, elle, nous peint, dans Une histoire des abeilles (2017), un monde où ces indispensables insectes jaunes ayant disparu, les humains se retrouvent contraints de polliniser à la main des milliards de fleurs. La cli-fi assume ici un rôle d’éveiller les consciences.

Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ».

Bien évidemment, même si beaucoup d’auteurs affirment s’inspirer des prédictions des scientifiques pour écrire, les œuvres de cli-fi demeurent avant tout des œuvres de fiction et doivent être considérées comme telles. Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ». Les auteurs de cli-fi sont avant tout des romanciers qui écrivent des histoires. À ce titre, ils n’hésiteront pas à s’éloigner des discours scientifiques si cela peut servir leur narration.

Contrairement aux scientifiques, les auteurs de fiction possèdent donc la possibilité d’agir sur un levier qui n’est pas rationnel mais émotionnel. En créant des personnages, ils permettent de mobiliser le lecteur par l’empathie. L’essayiste Elizabeth Rush explique ainsi, lors du salon du livre de Francfort, que la cli-fi nous offre l’opportunité de nous imaginer à la place « d’une personne chassée par des inondations ou la sécheresse, et, de cette position imaginaire, peut venir une empathie radicale ». Pour elle, la cli-fi pourrait même être « l’étincelle qui conduira à une transformation politique planétaire ». Sans aller jusqu’à cette conclusion, il est juste de souligner que la cli-fi s’engage de plein pied dans la bataille des récits.

La cli-fi, un genre engagé dans la bataille des récits

Les récits, en donnant du sens aux éléments et en ayant une capacité d’identification, peuvent entraîner un changement des mentalités individuelles et collectives et possèdent donc un pouvoir de mobilisation[2]. Or en toile de fond de la bataille culturelle, c’est une guerre des récits qui se joue.  Dans cette lutte, le récit libéral, capitaliste, productiviste et consumériste l’a longtemps emporté. Néanmoins, il semble aujourd’hui en perte de vitesse. Les récits proposés par la cli-fi viennent heurter en plein ces récits dominants en décrivant des sociétés soumises à de rudes catastrophes du fait d’un système économique destructeur et inadapté.

À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus.

La science-fiction est souvent émettrice d’une forte critique politique. Elle attaque particulièrement le récit du Progrès qui est abordé à la fois avec fascination et méfiance. Sans être technophobe, la science-fiction propose des réflexions très développées sur la technologie permettant une prise de recul salutaire vis-à-vis de cette dernière. La cli-fi propose ainsi une critique forte de la géo-ingénierie de l’environnement qui consiste en la modification volontaire du climat par des projets techniques de très grande ampleur afin de contenir les effets du réchauffement climatique[3]. Parmi les projets de géo-ingénierie, on retrouve par exemple celui de Roger Angel de l’université d’Arizona qui proposait en 2006 de construire un gigantesque parasol spatial constitué de 16 000 milliards d’écrans transparents de 60cm de diamètre. Dans la cli-fi la géo-ingénierie est souvent présente, mais c’est pour mieux montrer son échec « à nous sauver ». Elle se montre ainsi particulièrement méfiante vis-à-vis du solutionnisme technologique.

http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio-SF/Exodes
Couverture du roman Exodes de Jean-Marc Ligny publié chez folio SF (capture d’écran) ©Johann Bodin

À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus. Ce récit suggère que, puisque l’humanité ne dispose que d’une seule planète, on « serait tous dans le même bateau » et par conséquent nous aurions tous le même intérêt à œuvrer pour l’écologie. Ce récit déconflictualise l’écologie et la dépolitise. En réalité, la lutte écologique réactualise une forme de lutte des classes puisqu’elle renforce les inégalités : que ce soit à une échelle nationale ou internationale, ce sont les plus pauvres qui polluent le moins mais qui en souffrent le plus. La cli-fi fait de cette réalité un de ses thèmes privilégiés. Ainsi, dans Waterknife (2015) de Bacigalupi, alors que la majorité de la population meurt littéralement de chaud et que des milliers de réfugiés sont abandonnés dans le désert américain, les ultra-riches, eux, vivent confortablement dans des complexes privatisés et ultra-sécurisés avec un climat maîtrisé. Ce thème de la sécession des élites se retrouve en France chez Jean-Marc Ligny qui décrit dans Exodes (2012) une petite élite mondiale vivant fastueusement sous quelques dômes totalement coupés du reste d’une humanité en totale déperdition. L’un de ces dômes se situe ironiquement à … Davos.  Dans le film Elysium (Neil Blomkamp, 2013), les plus riches ont carrément fuit une Terre surpeuplée et dévastée pour se réfugier dans une station spatiale.

Être véritablement « post-apo » : penser l’après pour se transformer en laboratoire politique

Si la cli-fi s’oppose à de grands récits, elle n’en propose en retour qu’assez peu. Le principal récit identifiable serait celui d’un effondrement de nos sociétés. Cette difficulté d’imaginer des futurs désirables semble assez partagée dans l’ensemble de la science-fiction si on en croit le spécialiste du genre Raphaël Colson qui affirme dans le magazine Usbek et Rica que « le sous-genre post-apocalyptique est en train de fusionner avec celui de l’anticipation, rendant l’effondrement inévitable même dans nos imaginaires ». Pour reprendre la célèbre formule, les auteurs sembleraient avoir plus de mal à concevoir la fin du capitalisme que la fin du monde.

https://pixabay.com/fr/illustrations/apocalyptique-apocalypse-2392380/
Les ruines de la civilisation. ©Enrique Meseguer

L’effondrement n’est néanmoins pas forcément entièrement négatif. Le genre post-apocalyptique, si il a besoin d’un effondrement (catastrophe naturelle, guerre nucléaire, épidémie, invasion zombie …) pour envisager la sortie de l’impasse néolibérale, peut proposer par la suite la reconstruction d’une société sur de nouvelles bases. Cette forme de robinsonnade pourrait ainsi être l’occasion d’imaginer des récits alternatifs. Il s’agirait de faire de l’effondrement un laboratoire politique, comme l’explique Yannick Rumpala, maître de conférences à l’Université de Nice : « S’il n’y a pas un anéantissement, qu’est-ce qui peut redémarrer après le franchissement de la zone rouge ? Un effondrement pour des raisons écologiques peut-il ouvrir une fenêtre pour un nouveau contrat socio-naturel ? Comment et avec quelles bases ? Là aussi, la production fictionnelle est comme une sorte de laboratoire à disposition. »

La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile.

L’auteur de Hors des décombres du monde – Ecologie, science-fiction et éthique du futur, complète cette idée de laboratoire politique dans un article publié dans Raisons politiques : « Par touches plus ou moins appuyées, elles (les œuvres de science-fiction) proposent aussi des visions du futur. Il n’est pas question de les prendre pour des prédictions ou des prophéties. Il s’agit plutôt de considérer que la science-fiction est aussi une manière de poser des hypothèses. Et surtout des hypothèses audacieuses ! ». Il souligne donc ici le « potentiel heuristique de la science-fiction » qui peut se permettre d’explorer des champs que la recherche ne peut pas investir. La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile. A la façon des philosophes qui étudient les sociétés à-travers un état de nature, les récits de science-fiction permettent des « expériences de pensée ».  Or, poursuit-il, « les récits de science-fiction ont pour particularité d’installer des expériences de pensée comme déconstruction/reconstruction »[4].

Ainsi, c’est bien dans cette dernière caractéristique de déconstruction/reconstruction par la pensée que se trouve toute la force politique de la science-fiction et de la cli-fi. A elle désormais de s’en saisir pleinement afin de nous proposer de nouveaux récits porteurs de sens pour ne pas enfermer nos imaginaires dans un nouveau « TINA[5] apocalyptique ».

 

 

[1] Claire Perrin, « La sécheresse dans le roman américain de John Steinbeck à la « fiction climatique », thèse en cours de rédaction à l’université de Perpignan.

[2] Pierre Versins, « Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction », Lausanne, L’Âge d’homme, 2000 [1972]

[3] Ici, le terme « récit » sera synonyme de mythe définit par le Larousse comme étant un « Ensemble de croyances, de représentations idéalisées autour d’un personnage, d’un phénomène, d’un événement historique, d’une technique et qui leur donnent une force, une importance particulières »

[4] L’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en 2014 a définit la géo-ingénierie comme « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement » Collectif, « Atelier de Réflexion Prospective REAGIR – Réflexion systémique sur les enjeux et méthodes de la géo-ingénierie de l’environnement », ANR et CNRS, mai 2014, http://minh.haduong.com/files/Boucher.ea-2014-RapportFinalREAGIR.pdf

[5] There Is No Alternative, est un slogan politique souvent attribué à Margaret Thatcher qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme, à l’extension du marché et la mondialisation.

« Les communes n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces » – Entretien avec Géraud Guibert

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

Géraud Guibert, conseiller maître à la Cour des comptes, a notamment été directeur de cabinet de la ministre de l’Écologie à partir de 2012 et est actuellement le président de La Fabrique Écologique, un think tank pluraliste et transpartisan dédié à la transition écologique et partenaire de LVSL à l’occasion du séminaire « Construire une écologie populaire » à la Sorbonne, le 23 novembre 2019. Dans cet entretien, nous revenons sur une de leurs dernières notes, consacrée au rôle des communes dans la réduction des émissions de carbone. L’occasion de constater les faiblesses de l’accompagnement des acteurs locaux, à quelques semaines des élections municipales. Entretien retranscrit par Dany Meyniel, réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez récemment présidé un groupe de travail de La Fabrique Écologique ayant rédigé une note intitulée Les communes, les intercommunalités et l’action climatique : comment accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Vous tirez plusieurs constats, notamment que les outils de mesure de gaz à effet de serre sont souvent inefficaces et mal utilisés à l’échelle locale. Pourriez-vous revenir sur ce constat et sur ce que vous voulez dire par là ?

Géraud Guibert – Pourquoi ce travail, de La Fabrique Écologique, sur les collectivités locales et le climat ? Les différents pays, la France en particulier, sont en retard par rapport aux objectifs des Accords de Paris, eux-mêmes insuffisants pour stabiliser le climat à l’horizon 2050. Ce retard concerne d’abord l’État, mais il est légitime de se demander si les différents acteurs de la société comme les entreprises, les collectivités locales voire les citoyens sont dans la même situation. Notre conviction est que le sujet du climat concerne tout le monde et qu’il est important que chacun, dans son domaine, suive la bonne trajectoire.

Les collectivités locales jouent un rôle de plus en plus grand dans les négociations climatiques, y compris aux États-Unis par exemple, où malgré Donald Trump, toute une série d’entre elles agissent vigoureusement pour le climat. Dans notre pays, 70% des investissements pour la transition écologique et énergétique doivent être mis en œuvre par les collectivités locales, principalement les communes et les intercommunalités. Il est donc important de savoir précisément où elles en sont, en particulier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’enquête menée montre malheureusement qu’elles utilisent très peu les outils de mesure et de suivi à leur disposition, que ce soit pour les émissions de gaz à effet de serre ou, tout simplement, leur consommation énergétique. Du coup, les citoyens n’ont pas une vision précise des résultats globaux de l’action climatique de leurs élus et du chemin restant à parcourir. Or, pour que chacun agisse vraiment, il est important qu’ils aient confiance dans l’action menée, et donc une visibilité sur elle. Tous les outils existent pour mesurer les gaz à effet de serre, mais peu de communes (voire aucune) ne mesure tous les ans celles de leurs services municipaux (c’est-à-dire de leurs patrimoines, bâtiments ou activités directes, par exemple les véhicules qu’ils utilisent). Peu dispose d’un dispositif de suivi permettant de mesurer la cohérence entre le chemin parcouru et la trajectoire souhaitable de réduction dans les années qui viennent.

Il y a deux catégorie d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être mesurées, celles des services municipaux (cf. supra) et celles du territoire. Ces dernières comprennent les émissions de l’ensemble des acteurs publics ou privés y étant implantés. Il y a ainsi une confusion générale entre ces deux notions. Chacune a son importance, mais c’est de la première que les collectivités ont une responsabilité directe.

LVSL – Si on prend l’exemple d’une usine implantée sur le territoire d’une commune, les émissions de gaz à effet de serre que produit l’usine sont comptabilisées au niveau du territoire mais la commune n’a pas d’impact dessus.

G.G  C’est tout à fait juste. Mesurer les émissions territoriales de gaz à effet de serre est plus compliqué et l’interprétation des résultats est nécessairement ambigüe : il suffit qu’une nouvelle usine vienne sur le territoire et vous augmentez fortement vos émissions, ce qui est évidemment un peu paradoxal et entraîne une vraie difficulté pour faire comprendre cet outil. En tous cas, il est très important d’avoir dans ces domaines des messages clairs et fiables, en particulier vis-à-vis des citoyens.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – photo © Clément Tissot

LVSL – Si les élus ne font pas ces expertises-là, pourquoi ? N’y a-t-il pas assez d’experts disponibles ? Les collectivités territoriales supérieures types régions, départements ne détachent pas des gens pour calculer ces émissions, ce qui évidemment a un coût ?

G.G – En fait, les raisons sont multiples. De nombreux élus continuent à considérer que ce n’est pas un sujet dont ils ont à traiter, et il faut espérer que ce type de réaction disparaîtra après les prochaines élections municipales.

Un certain nombre de communes manque en outre de moyens humains pour mener ces expertises dans de bonnes conditions. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais l’assistance proposée dans ce domaine par d’autres collectivités ou établissements mériterait d’être développée.

Les élus préfèrent enfin, le plus souvent, communiquer sur leurs projets, par exemple en matière de rénovation thermique ou d’énergies renouvelables, plutôt que d’afficher un suivi précis moins maîtrisable de leurs émissions. Celui-ci pourrait avoir l’inconvénient pour eux de montrer que leurs projets ne sont pas à l’échelle suffisante ou que cela ne permet pas d’avancer suffisamment vite.

Il peut donc y avoir le sentiment, chez un certain nombre d’élus, qu’après tout afficher ce type de résultats n’est pas forcément nécessaire et qu’il est plus intéressant de faire connaître l’ensemble des initiatives prises. Par exemple, il y a dans les grandes collectivités une obligation de produire tous les ans un rapport développement durable qui oblige à faire le point sur la politique dans ce domaine. Dans la quasi-totalité de ces rapports, il y a une énumération de toutes les actions sur les espaces verts, les transports etc. mais sans vision synthétique des émissions de gaz à effet de serre directes que la collectivité génère. C’est un manque évident qui mériterait d’être corrigé.

LVSL – On va s’attarder un peu sur l’exemple de la commune de Langouët en Bretagne qui est une des premières à avoir systématiquement associé la rénovation du bâtiment et les énergies renouvelables. Comment faire pour que l’expérience de cette commune fasse tache d’huile ?

G.G – Un des mots clés est la transversalité. Deux logiques séparées ont tendance à coexister dans les collectivités sur l’énergie dans les bâtiments, d’un côté des logements à rénover et à mieux isoler, de l’autre le développement des énergies renouvelables. La plupart du temps, il y a très peu de jonctions entre les deux. De fait, le développement des réseaux de chaleur et par exemple de la géothermie reste très mesuré. C’est aussi le cas pour le solaire, où ce qui se fait par exemple sur les bâtiments publics est encore très marginal. Certes, cela coûte encore un peu plus cher qu’une source d’énergie classique mais les prix ont beaucoup baissé y compris pour les installations sur les toits.

D’où l’idée – qui correspond exactement à ce qui se fait à Langouët –  que pour des rénovations de bâtiments publics, qui ont des toits souvent assez grands, ou de logements sociaux, une étude soit systématiquement faite sur la possibilité, par exemple, de panneaux solaires pour le solaire thermique ou photovoltaïque. La mise à l’étude systématique de telles opérations combinées ne veut pas dire que ce sera possible à chaque fois. Il y a des bâtiments où ce serait techniquement trop compliqué du fait d’une structure trop faible. Mais au moins on se pose à chaque fois la question.

LVSL – Vous avez évoqué le peu de marge de manœuvre énergétique que l’on a dans les métropoles et qui se résume aux panneaux solaires sur les toits et les réseaux de chaleur mais comment expliquez-vous qu’en Allemagne, les villes vont beaucoup plus vite pour installer ces panneaux ? Qu’est-ce-qui bloque en France ?

G.G – Une des explications est la relation dans notre pays des agglomérations avec les territoires limitrophes et les communes voisines. En Allemagne, les citoyens sont très largement à l’initiative des projets d’énergie renouvelable. Celles-ci se développent aussi car il existe des mécanismes de solidarité territoriale plus puissants. Un parc éolien à dix kilomètres d’une ville, avantageux pour elle parce qu’il l’approvisionne, générera des contreparties pour les gens du territoire, permettant qu’ils soient justement rémunérés y compris si le nouvel équipement génère quelques nuisances ou difficultés. Ce type de mécanismes n’existe pas suffisamment dans les métropoles françaises, qui ont souvent peu de terrains disponibles. Par rapport à l’Allemagne, l’intervention citoyenne n’est pas assez accompagnée.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

LVSL – Évidemment le modèle coopératif allemand, pour ce qui est de la décentralisation des énergies, fonctionne et les citoyens investissent dans des machines qui leur rapportent, pourquoi en France avons-nous tant de mal à le faire ? Est-ce parce qu’EDF est complètement centralisée et qu’elle a intérêt à ce que les mégawatts passent par elle ?

G.G –Le système énergétique français, décentralisé en droit, chacun pouvant en pratique faire à peu près ce qu’il veut, reste en fait très centralisé dans les flux financiers et humains, comme l’ont montré plusieurs notes de la Fabrique Écologique. La quasi-totalité des flux liés au système énergétique vont à l’État ou à des grandes entreprises et finalement très peu, en tous cas moins qu’ailleurs, aux territoires et aux citoyens.

Aujourd’hui les moyens humains et les compétences, très importants pour développer des actions concrètes, sont dans les grandes entreprises et dans une moindre mesure l’État. Ce sont les entreprises qui, dans des intercommunalités, ont les moyens de faire des choses intéressantes. Beaucoup d’intercommunalités, sans parler des communes, n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces. Imaginez, vous êtes un élu (il y a des élus très courageux qui y arrivent, nous en citons dans la note) et vous ne savez pas vraiment à qui vous adresser pour avoir simplement les compétences techniques pour faire des opérations ou organiser des choses. C’est un frein considérable pour avancer par exemple dans ces politiques d’énergie renouvelable.

LVSL – Selon vous, quelles sont les villes les plus intéressantes en France sur cette voie de la transition, celles qui peuvent inspirer ? Avez-vous des éléments qui pourraient être intéressants, notamment au niveau de la gouvernance ?

G.G – Nous n’avons surtout pas voulu faire un palmarès des villes dans cette période de préparation des municipales. Il est très intéressant de voir qu’il y a différentes pratiques et expériences intéressantes. Plusieurs agglomérations françaises ont des mécanismes intéressants mais imparfaits de gouvernance, par exemple Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Paris. Plusieurs métropoles sont en revanche nettement en retard.

Notre objectif n’est pas de donner des bons ou mauvais points, il est de faire prendre conscience de la nécessité d’une cohérence de la démarche. Il est très positif que beaucoup d’élus ou aspirants-élus veulent faire de l’action climatique une priorité et votent l’urgence climatique. Nous leur disons : pour montrer que votre engagement est sincère (et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne le soit pas), faites en sorte d’avoir les outils adaptés pour avancer sur ce sujet.

LVSL – Pour vous, les municipales 2020 sont-elles le dernier grand moment, la dernière grande bataille climatique ? Si on loupe le coche en 2020, est-ce qu’il sera trop tard pour les territoires ?

G.G – C’est en effet une échéance majeure. On le voit bien, tout le démontre, les scientifiques y compris, le temps s’accélère et les problèmes s’aggravent. S’il n’y a pas de prise de conscience générale et d’actions très fortes à tous les niveaux, nous serons vite dans une impasse. Il y a déjà des choses faites mais reconnaissons qu’aujourd’hui, dans la plupart des collectivités locales, le rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour être en ligne des Accords de Paris. L’exigence, c’est que tout le monde s’y mette… Bien entendu, chacun a une responsabilité différente, l’État en a plus que les collectivités locales, qui elles-mêmes en ont plus que les citoyens, parce qu’elles ont plus de moyens, mais chacun, à son niveau, doit participer.

LVSL – Cette note a évidemment une portée opérationnelle pour inspirer les potentiels candidats et même ceux qui sont déjà en place, comment la transmettez-vous à ces différents acteurs ?

G.G – L’objectif de la Fabrique Écologique, je le rappelle, ce n’est pas seulement de réfléchir mais de faire passer toute une série d’idées dans le concret. Nous organisons des ateliers éco-écologiques, de co-construction de cette note, dans différents territoires comme Paris, Dijon, Bordeaux. Ce sera ensuite suivi de la publication définitive de la note. Nous avons d’ailleurs énormément de retour de citoyens et de collectivités locales tout à fait intéressés.

La publication définitive interviendra juste après les municipales à un moment où les nouveaux élus réfléchiront et s’interrogeront sur la manière de mettre en œuvre concrètement les priorités de leur programme. Nous avons prévu également des initiatives, un colloque etc., une série d’opérations dans les médias pour en en parler. L’objectif est bien que chacun prenne en compte ces propositions et que les citoyens, nous y croyons très fortement, demandent à leurs élus de s’y impliquer fortement.

Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeant climatosceptique

Alors que le pays est ravagé par des incendies liés au changement climatique, le Premier ministre Scott Morrison tend un morceau de charbon à l’Assemblée en soutien à l’industrie minière. Photos © CSIRO et Parliament of Australia.

Alors que l’Australie est à l’avant-poste dans ce que le changement climatique peut produire de pire, la très grande majorité des élites du pays se fourvoie paradoxalement de plus en plus dans un négationnisme climatique dramatique. Un paradoxe étrange qui témoigne d’une irrationalité crasse. Entre lobbies du charbon, accapareurs d’eau et surtout angoisse profonde du sentiment de déclin, une majorité d’Australiens choisit le camp du conservatisme climatosceptique et du repli sur soi. C’est le résultat politique de la peur dans une société atomisée, et cela devrait nous questionner, à l’heure où l’on détricote ici les structures de solidarité sociale.


Un avant-goût de l’enfer qui nous attend

En Australie, nous ne sommes qu’au début de l’été et pourtant les deux prochains mois pourraient être encore pires. Or, il fait 50°C à l’ombre et les incendies ont ravagé quelque 3 millions d’hectares de bush. 200 feux sont actuellement recensés dans le pays, dont 70 sont hors de contrôle, majoritairement dans l’État de Nouvelle-Galles du Sud. Huit pompiers sont morts dans les opérations. De leur côté, les cinq millions d’habitants de Sydney respirent un air onze fois plus pollué que le seuil de dangerosité normal en raison des fumées. Les médecins ont déclaré l’état d’urgence sanitaire pour la ville.

Les scientifiques sont unanimes : les incendies ont été plus violents et plus précoces que d’habitude cette année en raison d’une sécheresse record qui dure depuis maintenant deux ans, due aux effets du changement climatique. Alors que certaines villes sont à court d’eau potable, d’immenses zones de végétation sont extrêmement sèches et offrent des conditions idéales pour la propagation des feux. Les dégâts sur la faune sont inédits : chauves-souris, oiseaux, reptiles aquatiques… et des animaux aussi emblématiques que le koala sont maintenant purement et simplement menacés de disparition.

En mars dernier, nous avions déjà écrit sur la situation dramatique du pays, au sortir d’un été particulièrement sec. Tout a commencé en septembre 2018 avec un épisode de sécheresse caniculaire qui s’est prolongé jusqu’en janvier, le mois le plus chaud de l’histoire du pays jusqu’à cette année. Des villes comme Adélaïde ou Port Augusta ont vu le thermomètre monter jusqu’à 49,5°C à l’ombre. L’État du Queensland, situé au nord-est du pays, avait été ravagé par des incendies d’une ampleur jamais observée de mémoire d’homme. Par ailleurs des millions de poissons ont été retrouvés morts le long du bassin hydrographique de Murray-Darling en raison de leur asphyxie par une bactérie mangeuse d’algues, dans le sud-est du pays. Rappelons que ce bassin concentre 40 % de toute l’activité agricole australienne.

https://firms.modaps.eosdis.nasa.gov/map/#z:4;c:147.5,-30.1;d:2019-12-26..2019-12-27
Observatoire en temps réel des incendies de la NASA / Capture

Qui dit sécheresse dit inondations, puisqu’une terre durcie par le manque d’eau absorbe très mal les pluies. Il a plu en quelques jours de février l’équivalent de plusieurs mois, ce qui a entrainé la mort de quelques 500 000 bovins. Englué dans la boue, la plupart du bétail est mort de faim et d’épuisement sur place. Pour certains fermiers du Queensland, c’est 95 % de leur cheptel qui ont été décimés pour un manque à gagner de plus d’un milliard de dollars. Pour venir en aide aux comtés touchés, le Premier ministre libéral-conservateur Scott Morrison, élu depuis août 2018 n’a débloqué que… 1 million de dollars. Ces derniers jours, alors que le pays est à feu et à cendres, il prenait des vacances à Honolulu – ce qui n’a pas manqué de déclencher une polémique. Il n’est rentré qu’en raison de la mort d’un huitième pompier dans la lutte contre les incendies. Pourtant, ça ne l’empêche pas d’être l’homme politique le plus populaire du pays : tout un paradoxe.

Le lobby du charbon tout puissant

La société australienne est de plus en plus polarisée autour des questions environnementales. D’un côté, la jeunesse et les centres urbains sont très mobilisés et manifestent par centaines de milliers lors des marches pour le climat, de l’autre, une majorité de l’opinion soutient leur Premier ministre climatosceptique. Canberra s’est d’ailleurs particulièrement illustrée lors de la COP25 en sabotant les négociations en matière d’échange de quotas carbone, à rebours de l’Histoire. La pomme de discorde, c’est évidemment l’économie, ou plutôt le court-termisme.

D’après la Brookings Institution, l’Australie serait l’un des pays qui devrait perdre le plus, avec ceux de l’OPEP, s’ils respectaient les engagements pris lors de la COP 21. Son PIB pourrait ainsi reculer de 2 % d’ici 2030, la richesse des ménages diminuer de 0,5% et le nombre d’emplois baisser de 127 000. Pourquoi ? Parce que l’Australie est quatrième producteur mondial de charbon derrière la Chine, les États-Unis et l’Inde, mais surtout le premier exportateur mondial. Le charbon fournit 80 % de l’électricité nationale et rapporte environ 50 milliards de dollars à l’export. Les émissions australiennes de CO2 ont ainsi augmenté de… 46,7 % depuis 1990.

Pourtant, le rapport souligne qu’à terme l’Australie a tout à gagner à rester dans les clous de l’accord de Paris, car les catastrophes climatiques vont avoir un coût bien supérieur. Le pays commence à l’observer : en 2019, la production céréalière s’est effondrée de 50% et le pays a dû importer pour la première fois en 10 ans. Nous ne parlons même pas des autres secteurs, y compris touristique, frappés. Pourtant, Scott Morrison peut se targuer d’une croissance de quelques 3%, d’un taux de chômage de 5 %, d’une inflation maîtrisée et d’une dette publique de 40 % du PIB.

La raison en est simple : les cours du charbon et d’autres minerais montent. Cette dépendance aux exportations rend le pays extrêmement vulnérable – le fameux « syndrome hollandais »[1] : le pays se spécialise dans l’extraction minière et perd son industrie, d’autant plus rapidement que les salaires des mineurs sont très élevés, créant par la même occasion une caste extrêmement pro-conservateurs : les bogans.

Le charbon dispose de puissants défenseurs dans le pays, dont Rupert Murdoch, climatosceptique notoire qui contrôle 70 % de la presse nationale. L’organisation Transparency International a d’ailleurs rétrogradé l’Australie de la 7e place à la 13e place en termes de corruption, en raison notamment du poids du lobby du charbon. Un rôle certainement central dans la victoire surprise de Scott Morrison aux dernières législatives, alors que les travaillistes – ayant largement fait campagne sur l’environnement – étaient donnés favoris. Mais ce lien de causalité est loin de pouvoir expliquer à lui seul pourquoi, encore aujourd’hui, le Premier ministre climatosceptique est aussi populaire dans son pays.

Pourquoi l’Australie a-t-elle choisi un climatosceptique en plein drame climatique ?

Morrison s’est surtout adressé aux électeurs les plus âgés et les plus aisés, inquiets du programme de Bill Shorten, le candidat travailliste qui voulait supprimer diverses niches fiscales pour financer des dépenses en faveur de l’éducation, de la santé et du climat. Pourtant, les sondages donnaient ce dernier en tête.

Une fois dans l’isoloir, les Australiens ont donc voté en majorité pour leur portefeuille, ce qu’ils se gardaient bien de dire avant dans les enquêtes d’opinion. Un effet isoloir classique donc, qu’on a également observé avec le FN en France pendant de nombreuses années, lorsque le parti n’était pas encore aussi normalisé, ou encore avec Donald Trump. De même, au Canada, lors des élections fédérales d’octobre 2019, le Premier ministre Justin Trudeau a certes été réélu avec une majorité relative, mais les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, très dépendantes des hydrocarbures et des sables bitumineux, ont voté pour les conservateurs à 69% et 64% ! Ces derniers promettaient la suppression pure et simple de la taxe carbone et le développement des pipelines.

Lorsque le pire de chacun n’est plus canalisé par la pression morale de la société, il se déchaîne. En Australie, l’effet de masse du vote climatosceptique libère les énergies de la partie obscure des individus, et renforce les mécanismes de déni. Penser que la rationalité motive le vote est une lubie que la plupart des personnes ayant fait de hautes études – « formatées à la rationalité » – entretiennent. Le plus paradoxal, c’est que cette élite éduquée et médiatique qui met en avant la rationalité et le consensus en politique, est souvent la plus à même de basculer dans l’autoritarisme lorsque ses intérêts sont menacés. En France, on l’observe très bien vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites : le degré d’études n’empêche pas de soutenir le tournant illibéral du gouvernement, bien au contraire.

Dans une période de déclin, la peur prend tendanciellement le pas sur la rationalité en politique, et oriente le vote davantage vers l’individualisme plutôt que vers la solidarité. Or le sentiment de déclin est inconsciemment d’autant plus partagé dans un contexte d’effondrement environnemental. Selon le sondage Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, réalisé en août 2019, 73% des Français estiment que la France est en déclin. 65% de nos compatriotes estiment que « c’était mieux avant » et seuls 40% des personnes interrogées pensent que notre avenir est « plein d’opportunités ». En Australie aussi, la confiance dans l’avenir s’étiole. Un sondage spécial de Roy Morgan montre que 40% des Australiens pensent que 2020 sera « pire » que 2019. Soit une augmentation significative de 26 points par rapport à l’année dernière et le chiffre le plus élevé depuis 1990.

https://www.roymorgan.com/findings/8236-next-year-better-or-worse-australia-2019-2020-201912200413
Source : Enquêtes Roy Morgan en Australie sur la période 1980-2019, avec une moyenne de 1 000 Australiens de 18 ans et plus interrogés chaque année. Question : “En ce qui vous concerne, pensez-vous que l’année prochaine (2020) sera meilleur, pire, ou le même que 2019 ?”

On peut expliquer ce phénomène assez simplement. Lorsqu’on est soumis à un stress, le cerveau reptilien (fonctions vitales, réactivité, coordination musculaire etc.) prend le pas sur le cortex préfrontal – la « zone de la rationalité ». L’hippocampe, un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination, est également particulièrement sensible au cortisol, également appelé « hormone du stress ». Il peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution, surtout si répétée dans le temps, nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi la destruction des structures de solidarité sociales – ayant pour but fondamental d’émanciper le citoyen de l’angoisse du lendemain – a un effet dévastateur sur l’imagination, donc sur la possibilité d’imaginer une alternative politique.

La politique très ferme en matière migratoire conduite par Scott Morrison – qui consiste par exemple à renvoyer automatiquement les bateaux vers l’Indonésie et la Papouasie – s’articule très bien avec l’exploitation de la peur de l’effondrement environnementale.

Que faut-il conclure du paradoxe australien ?

Comme le déclin économique, perceptible dans la plupart des pays de l’OCDE entraîne davantage une peur du déclassement qu’une massification des thèses anticapitalistes, le déclin environnemental, le sentiment de voir le monde s’écrouler, exacerbe les mécanismes de déni. La peur de la paupérisation – tant pour des raisons économiques qu’environnementales – suscite des réactions d’autodéfense primaire, plutôt que de la rationalisation politique. Cette réalité qu’on observe aussi en France – dans une très moindre mesure – est largement amplifiée dans des pays anglo-saxons tels que l’Australie. Beaucoup plus individualisés, sans État social ni mécanismes de solidarités organiques ambitieux, les individus y sont beaucoup plus susceptibles au stress de la subsistance.

En conclusion, pour qu’un peuple soit mentalement disponible pour relever le défi climatique – à travers par exemple l’élection d’un gouvernement de rupture – il faut qu’il dispose d’un minimum de mécanismes de solidarité, qu’il soit globalement émancipé de la peur des aléas principaux. À ce titre, on peut prendre le raisonnement dans l’autre sens : la réforme des retraites en France n’est pas tant un facteur d’accélération des mécontentements, potentiellement cristallisable à travers une opposition politique ambitieuse, mais plutôt une difficulté supplémentaire… À moins qu’elle soit stoppée par un mouvement social victorieux.

Si la peur du déclassement fait voter les pauvres à droite, ce qu’a déjà montré Thomas Frank en 2008 dans Pourquoi les pauvres votent à droite : comment les conservateurs ont gagné le cœur des États-Unis, il faudrait désormais étudier ce que produit la peur de l’effondrement écologique dans le champ politique. Braque-t-elle les cerveaux en provoquant du déni ? Augmente-t-elle la masse critique d’électeurs susceptibles de choisir un projet écologiste et social ? En réalité, on observe les deux phénomènes contemporainement : la question environnementale est un point de scission de plus en plus important entre deux blocs. En revanche, on observe que cet antagonisme diffère en fonction de l’état d’avancement du délitement de la société par le libre marché. Dans une société anglo-saxonne individualiste comme l’Australie, la masse critique du vote autocentré et court-termiste est plus grande, même dans une situation environnementale aussi dramatique.

 

[1] Le « syndrome hollandais » (en anglais, « Dutch disease ») vient de la crise qu’a traversé l’industrie hollandaise suite à la découverte de gaz en Mer du Nord dans les années 1960. L’industrie gazière, en faisant grimper les salaires, a asphyxié l’industrie manufacturière. De nombreux pays souffrent de ce problème, notamment les pays pétroliers (Arabie Saoudite, Russie…).

La réforme des retraites est climaticide

En détruisant le système par répartition, la réforme des retraites favorise très fortement les mutuelles complémentaires privées. Les fonds de pension qui gèrent l’argent des mutuelles, comme l’américain BlackRock[1], sont d’ailleurs extrêmement actifs auprès du gouvernement. Pour le monde de la finance, c’est non seulement l’opportunité de planter ses crocs dans près de 340 milliards d’euros par an, mais aussi de solidifier coûte que coûte un système instable à deux doigts d’une nouvelle crise financière majeure. Or, si nous devions prendre des mesures adéquates pour réguler le changement climatique, comme laisser 80% des énergies fossiles dans le sol, le système financier deviendrait vulnérable, car beaucoup d’actifs perdraient de leur valeur (il s’agit des « stranded assets » ou « actifs échoués » en français). La crise financière qui s’en suivrait n’épargnerait personne et une partie de l’épargne des Français placée par les mutuelles privées se volatiliserait. Ainsi, cette réforme visant à passer à un système par capitalisation fait peser le double risque de remettre des pièces dans une finance organiquement anti-climat, et de rendre la protection de l’environnement incompatible avec le fait de toucher sa retraite. La véritable prise d’otage est là. Explications.


Les inégalités ont tué le dynamisme économique, la finance tente de cacher la réalité

A cause des politiques de rigueurs qui nous ont conduits à la récession, la finance utilise de nouveaux procédés pour masquer la réalité et maintenir à flot le navire boursier. Le premier moteur qui pousse le système financier sur une pente très glissante, ce sont les inégalités. En France, les rémunérations des dirigeants du CAC40 ont grimpé de 14,5% au semestre dernier. Depuis 2013, les versements de dividendes ont bondi de 60%. Parallèlement, on note une augmentation de 0,6 point du taux de pauvreté en France pour l’année 2018, et la précarité a explosé. L’essentiel de la classe moyenne est fragilisé : les prix des loyers augmentent dans les métropoles, la valeur patrimoniale des zones pavillonnaires, elle, s’écroule – la résidence principale, c’est 70% du patrimoine des déciles intermédiaires. La facture énergétique bondit à cause de l’ouverture à la concurrence. Le coût de l’usage de la voiture augmente alors qu’il faut désormais brader les diesels dont personne ne veut – la voiture, c’est entre 20% et 5% du patrimoine des déciles inférieurs. L’épargne populaire rapporte moins que ce que l’inflation fait perdre, sans compter les autres dégâts liés à une économie atone en proie au chômage de masse.

En 2017, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) – le vrai indicateur du chômage – est de 53,1 % d’ETP pour les femmes en âge de travailler et 68,6 % pour les hommes (respectivement 59,4 % et 76,4 % aux USA). Autrement dit, si l’on compte tous les temps pleins et qu’on additionne les temps partiels pour en faire des équivalents temps plein, le manque de travail équivaut à 47% de la population féminine et 31% de la population masculine. Ce chômage structurel laisse entrevoir une autre réalité bien plus préoccupante à court terme : l’imminence d’une crise financière d’ampleur inégalée.

Une crise financière imminente

Le chômage et surtout les inégalités galopantes affaiblissent le marché intérieur, ce qui pousse à la crise de surproduction. La valeur produite par la société est transférée à l’oligarchie, engendrant la précarisation de la population. Les capacités de consommation diminuent alors que la productivité de l’économie réelle augmente, la machine se grève : c’est ce que Marx appelait la baisse tendancielle du taux de profit. On invente alors de nouveaux outils financiers pour prêter aux pauvres dans l’espoir de maintenir artificiellement la consommation (crédits à la consommation, crédits logement, bourse d’études dans les pays anglo-saxons…), qu’on s’empresse de titriser (faire un patchwork d’actions ou d’obligations au sein d’un même produit financier) et de ventiler à travers le système financier mondial, en espérant que ça passe. Lorsqu’on s’aperçoit que les crédits ne pourront pas être remboursés, c’est la crise. Cela fait sans bien sur penser à 2008, à juste titre. Sauf que visiblement les banques n’ont pas retenu la leçon et ont recommencé dans cette logique encore plus fortement.

Comme l’explique l’économiste Gaël Giraud, le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70 % à 90 % sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liées aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession. Plus grave encore, la dette privée des entreprises et des ménages monte à 130% du PIB en zone euro.

Les investisseurs comptent sur les revenus de leurs investissements pour rembourser leurs dettes donc sur le dynamisme de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance, ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit succomber sous ses propres dettes. S’en suit un cercle vicieux : non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais il est contraint de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque une baisse brutale de leur valeur, et donc un krach.

Les banque comptent visiblement sur les États pour les sauver comme après 2008, puisque leurs niveaux de fonds propres demeurent largement insuffisants pour faire face à une nouvelle crise d’ampleur et que le fonds européen de stabilité financière demeure squelettique face aux enjeux. Le problème, c’est qu’entre temps les États ont été largement appauvris par leurs efforts… pour renflouer les banques.

Injecter de l’argent neuf dans le système pour tenter de rassurer les marchés

Il y a un schisme de réalité entre l’activité réelle et l’activité financière. Cette dernière brasse chaque jour 100 fois plus en valeur que les échanges qui correspondent à une activité réelle. Alors que des bulles spéculatives se font jour, comme la dette étudiante américaine, la bulle immobilière de la côte Sud-Est chinoise ou encore la solvabilité de pays comme l’Italie, il est devenu vital pour les banques de mettre la main sur de l’argent frais pour rafistoler leurs produits financiers bourrés de produits potentiellement toxiques et ainsi rassurer les investisseurs. Mais cela ne dure évidement qu’un laps de temps. Le monde de la finance est donc constamment contraint d’accaparer ce qui n’entrait auparavant pas dans la sphère marchande, comme nos retraites.

La réforme des retraites doit être l’occasion de mettre en œuvre un système par capitalisation, qui jusque-là, n’a pas réussi à s’implanter en France, et ce en dépit de nombreux dispositifs avantageux mis en place par les précédents gouvernements (dispositifs Madelin, Perco, Perp). Pas étonnant, puisque les mutuelles privées ont des frais de gestion en moyenne 5 fois plus élevés que ceux des caisses publiques. C’est logique, puisque les caisses de retraite publiques n’ont pas à rétribuer des actionnaires ou faire de la publicité, en plus de payer le personnel. Pour rester compétitives, donc, les mutuelles privées doivent proposer des taux importants à leurs clients, et donc prendre des risques sur les marchés. Or en France, nous sommes attachés à un système qui nous préserve de tout perdre en cas de mauvaise opération financière.

Mais pour les financiers, c’est une gabegie sans nom. L’argent de nos retraites ne passe pas par les marchés financiers sous forme d’épargne, contrairement au système qui domine dans d’autres pays, en particulier dans les pays anglo-saxons. Chez nous, chaque actif cotise chaque mois et cet argent va directement alimenter les retraites. Dans d’autres pays, chacun met de côté de l’argent chaque mois à la banque, dans une compagnie d’assurance ou chez un gestionnaire de fonds, qui bien souvent le placent en bourse pour gagner plus. C’est pourquoi on retrouve les lobbies de la finance à la manœuvre auprès du gouvernement français dans le cadre de cette réforme. Ainsi, comme le révèle Médiapart, l’américain BlackRock est particulièrement actif en la matière. Il s’agit de faire rentrer dans le casino du marché les quelque 340 milliards d’euros que représente chaque année l’argent qui passe par les caisses de retraite.

La finance est par essence anti-écologique

Si l’épargne des Français était placée sur les marchés par des fonds de pension, alors une partie importante servirait très certainement à financer des activités climaticides comme l’exploitation des énergies fossiles, et l’épargne serait de surcroît directement menacée si l’on décidait de mettre en place la transition écologique. Pourquoi donc ?

Comme on l’a vu, la finance s’expose à une crise à cause de la récession économique, car elle a organiquement besoin de croissance pour que les créanciers puissent payer leurs dettes. La croissance en elle-même est inenvisageable dans un monde fini, et celle-ci n’est pour l’instant pas découplée des émissions de carbone. En d’autres termes, à l’échelle mondiale, un point de PIB en plus émet à peu près la même quantité de carbone dans, puisque l’activité économique se base encore très largement sur des énergies fossiles.

D’ailleurs, on n’observe assez peu de signes de transition énergétique, et les banques continuent de financer massivement les fossiles. La plupart des banques européennes, et surtout françaises, ont dans leur bilan énormément d’actifs liés aux industries polluantes et aux hydrocarbures. C’est normal, puisque les actifs des banques sont le reflet de notre histoire. Mais loin de les remplacer au fur et à mesure par des actifs durables, elles contractent encore davantage d’actifs « bruns ».

Globalement, les niveaux de production d’énergies fossiles n’ont jamais été aussi élevés. La production de pétrole devrait augmenter de 43 % d’ici 2040 et de plus de 47 % pour le gaz selon l’Agence internationale de l’énergie. Ces projections s’appuient sur les tendances observées, mais ne tiennent visiblement pas compte de l’amoindrissement rapide des réserves, mais nous ne sommes certainement pas dans une logique de changement. D’ici 2030, le monde s’apprête à produire 50% d’énergie fossile en trop pour l’objectif 2°C, et 150% de trop pour 1,5°C. Le “production gap” le plus marqué concerne justement le charbon : la production prévue en 2030 excède de 150% le niveau compatible avec l’objectif de 2°C et de 280% celui pour l’objectif de 1,5°C.

Selon l’ONG Urgewald, plus de 1 000 projets de centrales ou unités de centrales à charbon supplémentaires ont été financés à hauteur de 745 milliards $. S’ils voyaient le jour, on produirait 28 % de charbon en plus. La Chine représente à elle seule 43% de la production mondiale de charbon et la plupart des projets d’ouverture de centrales. Entre janvier 2018 et juin 2019, Pékin a augmenté ses capacités de production électrique à base de charbon de 42,9 GW alors que le reste de monde réduisait ses capacités charbon de 8,1 GW. Mais ce n’est pas seulement elle qui les finance… Nos banques sont également largement responsables de cette situation.

Sortir des énergies fossiles menace le système financier d’un effondrement brutal

Pour rappel, les énergies fossiles représentent toujours 80 % de l’énergie primaire mondiale et contribuent à 75 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si l’on voulait rester sous la barre des +2°C, et donc limiter les chances d’emballement climatique, il faudrait que 80% des réserves connues d’énergie fossile restent dans le sol.

Il faudrait donc faire du charbon et du pétrole des actifs échoués au plus vite, c’est-à-dire d’en interdire le commerce. Mais si nous faisons cela, une grande partie de nos géants bancaires serait immédiatement en faillite, puisqu’ils ont titrisé et se sont échangés entre eux des produits qui sont liés de près ou de loin aux hydrocarbures. Lorsque les grandes banques parlent d’investissements verts, c’est donc souvent du greenwashing.

Climat ou épargne, il faut choisir

En somme, en transformant la cotisation sous forme d’épargne placée majoritairement chez des fonds de pension, votre argent servira à renforcer la valeur de produits financiers potentiellement toxiques. Il risquera en outre de disparaitre en cas de nouvelle crise financière ou de renforcement radical de la législation en matière d’énergies fossiles.  Il ne faut donc en aucun cas prendre le risque d’associer notre épargne et nos retraites à l’avenir, fortement incertain, d’un système financier qui finance aujourd’hui massivement les énergies fossiles et qui risque l’effondrement à tout instant.

Il y a donc une convergence entre système de retraite par répartition et transition écologique. En ne passant pas par la finance, mais par des caisse publiques, nous ne courrons pas le risque de voir se volatiliser notre épargne en cas de mesures fortes pour la planète. La réforme du gouvernement Macron est donc irresponsable également pour des raisons écologiques.

[1] Premier gestionnaire de fonds au monde avec plus de 6000 milliards de dollars d’actifs.

13. L’économiste : Alain Grandjean | Les Armes de la Transition

Alain Grandjean est économiste. Il a cofondé la société de conseil Carbone 4 qui accompagne les entreprises sur la voie de la neutralité carbone. Par ailleurs, il préside la fondation Nicolas-Hulot (FNH) et a récemment fait paraître l’ouvrage « Agir sans attendre » dans lequel il revient sur les moyens pour financer la transition énergétique et écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un économiste pour l’écologie et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Alain Grandjean – J’ai un intérêt pour les questions d’économie de l’environnement depuis très longtemps puisque j’ai fait une thèse d’économie de l’environnement en 1983 donc ce n’est pas nouveau. À quoi ça sert un économiste ? Si on veut faire passer les idées écologiques, si on veut faire passer une série de mesures et si on ne s’occupe pas d’économie, dans le monde actuel qui est malheureusement – ou heureusement, je n’en sais rien, plutôt malheureusement – très dominé par les raisonnements économiques, on n’a aucune chance ni de se faire entendre ni de faire progresser la cause. Ça me paraît donc important, voire indispensable.

LVSL – En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez par exemple nous décrire votre journée type et quelle est votre méthodologie de travail ?

AG – Je ne suis pas un économiste universitaire donc je pense, et je suis même sûr que les économistes universitaires passent beaucoup de temps à enseigner et à écrire des papiers. Je fais de l’enseignement : j’interviens à Sciences Po et dans des écoles d’ingénieurs le cas échéant. Sinon, dans l’activité de l’entreprise, on fait de l’économie opérationnelle : on va aider les entreprises à réfléchir à leur business model, à la question de savoir ce qu’elles vont gagner, ce qu’elles vont investir, pour faire face aux enjeux de la transition énergétique.

Sur le plan de l’économie politique, mon activité consiste principalement à lire beaucoup parce qu’il y a beaucoup de littérature sur le sujet. Je ne suis pas du tout convaincu d’être capable seul comme un grand d’avoir des bonnes idées, il y a beaucoup de réflexion. D’autant plus qu’en matière économique aujourd’hui – et c’est, je pense, une particularité de l’approche de l’économie en matière d’écologie – il y a une remise en cause assez fondamentale des raisonnements économiques qu’il faut faire. C’est-à-dire qu’il y a l’échelon micro, qui consiste à travailler avec des entreprises, et il y a l’échelon macro, qui consiste à réfléchir à des enjeux plus globaux, à comment intégrer dans les politiques publiques les enjeux de la transition, sachant que ça peut être des questions budgétaires : est-ce qu’on a assez d’argent dans la caisse pour financer la transition ? Est-ce qu’il faut mettre l’État en déficit ? Est-ce que l’État est déjà trop endetté pour faire des investissements ?

J’insiste un peu sur cette affaire d’investissements pour une raison extrêmement simple : il y a deux volets sur la question de l’écologie. Un premier volet d’investissement au sens où ce sont nos machines principalement qui émettent du CO2. Nous, on émet du CO2 quand on respire, mais ce n’est pas compté dans les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui est à l’origine de la dérive climatique, c’est le CO2 – d’autres gaz, mais notamment le CO2 – qui est émis quand on brûle du pétrole, du charbon, du gaz, des énergies fossiles… Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas « nous » directement qui brûlons, ce sont nos machines. Donc, si on veut que nos machines, nos voitures, nos chaudières, tous les équipements industriels émettent moins de CO2, il faut les changer, et en économie, ça s’appelle investir.

Le deuxième volet économique est celui de la consommation. Il n’y a aucune possibilité qu’on devienne neutre en carbone, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde qui respecte les grands équilibres climatiques. Il n’y a pas non plus de raison qu’on y arrive en matière de biodiversité et de respect des ressources naturelles si on consomme toujours plus. Il y a donc le volet consommation qui joue et qui est évidemment un sujet économique parce qu’on va consommer moins, peut-être mieux, des produits qui sont peut-être plus durables. Cela a un impact considérable sur l’économie dans le domaine de la grande distribution et dans le domaine de l’industrie des biens de consommation.

LVSL – Pour que l’on comprenne concrètement ce qu’est l’activité de Carbone 4, admettons que je sois une entreprise et que je vous démarche pour avoir une expertise sur comment est-ce que je peux transiter, comment ça se passe ? Vous analysez par exemple toute la chaîne de sous-traitance de l’entreprise pour savoir quels sont les points de vulnérabilité ?

AG – Chez Carbone 4, on s’intéresse principalement à la question du climat. Il y a deux volets dans la question du climat : le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le changement climatique et le volet de l’adaptation de l’entreprise au changement climatique.

Le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le climat est relativement simple parce qu’on sait que le changement climatique est lié à l’émission de gaz à effet de serre, j’ai parlé tout à l’heure du CO2, mais il y a aussi le méthane et d’autres gaz comme les gaz fluorés. Le travail analytique consiste à identifier les sources de gaz à effet de serre dans la chaîne de valeur amont et aval de l’entreprise. Si je prends un exemple très concret, une entreprise productrice de pétrole, pour ne citer personne, va faire des trous pour aller forer et chercher du pétrole. Cela consomme de l’énergie et cette consommation d’énergie, comme c’est massivement du pétrole, émet des gaz à effet de serre. Cette entreprise va aussi raffiner le pétrole et le raffinage est une activité qui émet des gaz à effet de serre. Elle va transporter ce pétrole. Dans les pipelines, on peut considérer qu’il y a assez peu d’énergie consommée. Mais il n’y a pas que les pipelines, il y a aussi les camions pour arriver à livrer les stations-service. Tout cela c’est donc l’amont et le cœur de l’activité de l’entreprise.

L’aval, c’est le fait que si on vend du pétrole, ou du gaz quand on est un pétrogazier, c’est sans doute que le consommateur final va l’utiliser. Utiliser du pétrole ou du gaz passe par la combustion de ce gaz et de ce pétrole et là, ça émet du CO2. Donc, ce que l’on fait c’est une analyse complète, amont et aval, des activités d’entreprise qui émettent des gaz à effet de serre.

Une fois qu’on a fait cette analyse, on va aider l’entreprise à réfléchir aux moyens de réduire ces émissions, c’est ce qu’on appelle l’atténuation. Les moyens directement dans le périmètre de l’entreprise, c’est ce qu’elle peut faire, ce qui dépend d’elle, et indirectement ou de manière partagée, ce qui dépend d’autres. Si je prends un exemple relativement concret, l’important dans l’industrie automobile, c’est la consommation de nos véhicules : le but du jeu est d’aider les entreprises à réduire la consommation des véhicules. C’est assez trivial, mais c’est ce que cela veut dire. Cela peut être aussi, de manière pragmatique, dans l’activité logistique de l’entreprise, de faire en sorte que cette activité soit moins émettrice de CO2. Là, ça peut être un peu indirect parce que la logistique de l’entreprise est souvent sous-traitée, c’est plutôt de l’ordre de la politique de l’entreprise, le cahier des charges qu’elle soumet et rend obligatoire à ses sous-traitants. Tout cela c’est le volet atténuation du changement climatique. Évidemment, on est très pragmatiques en l’occurrence et ça dépend vraiment de l’activité de l’entreprise, de sa taille et de ses moyens parce que ça peut coûter un peu d’argent.

Le volet adaptation au changement climatique est assez franchement différent : ça consiste à dire que malheureusement, le changement climatique dans les 10-15 prochaines années est embarqué, fatal, inévitable et assez peu dépendant des émissions de gaz à effet de serre actuelles et des efforts d’atténuation qui vont avoir des effets beaucoup plus lointains. Les entreprises – là, je parle des entreprises de grande taille – vont avoir des risques physiques liés au changement climatique, certaines vont avoir des risques de submersion, d’îlots de chaleur, des réseaux qui sont en risque, des tornades, etc. Le métier consiste à utiliser l’information donnée par les modèles climatiques – informations qui sont assez précises – et les traduire de manière compréhensible et utilisable par les entreprises pour se dire : « j’ai tel type de risque, il va falloir que je m’adapte ». Si vous avez des risques de submersion marine, il va falloir soit déplacer vos actifs, soit créer des murs de protection. C’est ça le genre d’activités que fait Carbone 4.

LVSL – Quel est votre but ?

AG – Alors, dans mes activités professionnelles, mon but est de contribuer à limiter autant que je peux la casse qui me semble inévitablement liée à la frénésie de l’activité humaine. Je le formule de manière très intellectuelle, mais c’est très concret puisque j’ai des enfants, deux filles et un garçon, j’ai des petits-enfants et j’ai le souci très simple de ne pas laisser à ces êtres un monde qui est invivable. La question écologique n’est pour moi pas complètement une question relative aux espèces vivantes en tant que telles, mais je dois dire que je suis un peu anthropocentré, un peu naturaliste pour reprendre les termes de Descola et donc, j’ai une sorte de sentiment que laisser une planète inhabitable est extrêmement difficile à supporter.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer deux ou trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

AG – Je ne suis pas un être de grande certitude. Il y en a une qui me paraît à la fois importante et évitable, c’est que l’économie telle qu’on la fait et qu’on la conçoit aujourd’hui, au sens micro et macro, c’est-à-dire pour les entreprises et pour les États, n’intègre pas dans son raisonnement, dans sa comptabilité, dans sa manière de compter les choses, n’intègre jamais et en rien ce que nous apporte la nature. La nature ne compte pas, et comme elle ne compte pas dans nos comptes, elle ne compte pas dans nos décisions, pour une raison très évidente : la nature nous rend des services gratuitement. Quand on apporte des préjudices à la nature, elle ne nous envoie pas l’huissier de justice ou la facture. C’est ma première conviction : si on n’intègre pas d’une manière ou d’une autre les enjeux de ressources naturelles, ce n’est pas tellement étonnant qu’ils ne soient pas intégrés dans nos raisonnements.

Pour ma deuxième certitude, prenons une question qui est liée au capitalisme financier actuel, qui est une forme de capitalisme un peu spécifique qui s’est développée et cristallisée dans les dernières années. Ce capitalisme-là est très peu sensible aux enjeux de moyen et long termes, à la fois pour les raisons précédentes (la nature ne compte pas), plus généralement parce que ce capitalisme cherche des rendements très élevés. Un tout petit peu de calcul et d’arithmétique élémentaire montrent que des rendements très élevés écrasent complètement le futur et donc que le long terme n’existe pas dans le raisonnement de ce capitalisme.

Ma troisième certitude, c’est que les enjeux écologiques et sociaux sont totalement interreliés. Il y a très probablement des personnes qui sont un peu convaincues dans leur for intérieur, même si elles n’osent pas le dire, que ce n’est pas très grave si dans quelques décennies, voire un peu avant, il y a une poignée de millions de personnes richissimes qui se débrouillent avec leurs cliniques privées, leurs murs pour se protéger des gueux, leurs jets, etc. Elles se disent : « s’il y a des désastres écologiques ce n’est pas très grave parce que nous on sera protégés de ces désastres par nos moyens financiers ». Prenons quelques cyniques qui pensent ça, je pense que même ces cyniques-là ont un peu tort, que les robots et les machines ne marchent pas tout seuls. Quand il y a 8 milliards d’habitants sur la planète et une petite dizaine en 2050, c’est délirant, en dehors de tout point de vue éthique, de considérer que ces gens-là vont se laisser crever la bouche ouverte. Je n’y crois pas un tiers de seconde. De ce point de vue-là, à une échelle qui est beaucoup plus petite et pour des considérations qui sont un peu ambivalentes, le mouvement des Gilets jaunes en France a bien montré qu’il allait falloir tenir compte des enjeux écologiques et sociaux en même temps. J’ai pris le pire cas qui est celui des milliardaires qui se foutent comme de l’an quarante de ce qui peut arriver à ceux qui sont dans la merde. Le mouvement des classes moyennes des Gilets jaunes est d’une autre nature, mais il montre bien que, ce qui est assez connu en psychologie sociale et même en économie, on est peut-être prêts à faire des efforts, mais, et on appelle ça la coopération conditionnelle, « moi, je veux bien faire un effort si je suis à peu près sûr que je ne suis pas le dindon de la farce ». Voilà mes trois convictions.

LVSL – On va revenir à vos deux premières convictions, c’est-à-dire comment est-ce qu’on intègre les services que nous rend la nature en économie et comment est-ce qu’on transforme le capitalisme pour qu’il intègre le long terme. Comment est-ce qu’on pourrait traduire ces deux convictions en politiques publiques ? Comment est-ce qu’on fait pour intégrer les services naturels dans un prix par exemple ?

AG – Sur le premier sujet qui est l’intégration des services, il y a deux grandes options pour moi. L’option principale est l’option réglementaire : c’est assez simple, il faut mettre des règles et des barrières. Si je prends un exemple très concret et très simple qui n’est pas lié au climat, mais aux ressources biologiques, halieutiques, il est clair, net et bien documenté qu’il faut à la fois créer des réserves naturelles pour protéger la reproduction dans toute une série de zones océaniques. Il est aussi assez clair que les dispositifs de marché ne fonctionnent pas vraiment bien, pour cinquante raisons que je n’ai pas le temps d’expliquer maintenant. Il faut mettre des dispositifs de quotas qui sont des manières de créer de la réglementation : il faut limiter les captures, mettre éventuellement – et c’est assez bien documenté aussi – un encadrement de la taille de prise des poissons. Ça, c’est le volet réglementaire qui va jusqu’à des interdictions. La frénésie, l’hubris humaine est telle que s’il n’y a pas ce type de méthode, ça ne marchera pas. L’enjeu est de savoir comment on se met d’accord au niveau de grandes communautés pour arriver à trouver des mécanismes qui fonctionnent et qui sont sanctionnés de manière efficace.

La deuxième méthode consiste à mettre un prix à l’externalité. C’est la méthode pour le climat de la taxe carbone, du dispositif de quotas. Ça marche : si vous considérez que sur le marché de l’électricité par exemple, vous avez un quota de CO2 qui est à 30 euros la tonne de CO2, ça a un effet assez immédiat, les arbitrages des opérateurs se font un peu différemment. Si c’était à 50, 60, 70, ce serait beaucoup mieux, les arbitrages seraient encore plus forts. C’est extrêmement clair que sur le marché européen de l’électricité, mettre un prix élevé au carbone, ça déclasse les centrales au charbon puis les centrales au gaz et donc ça permet de ne garder que les centrales bas carbone.

Il y a quand même un troisième dispositif, qui n’est ni tout à fait celui de l’interdiction-réglementation ni tout à fait celui de la taxe : celui de l’aide publique, de la subvention et de l’investissement public. Cela consiste à dire qu’il appartient à la puissance publique de réaliser une série d’investissements qui vont être favorables à la question climatique. C’est une manière d’internaliser dans la décision publique cette préoccupation-là. Si je prends un exemple concret, si on veut que se développent les transports ferroviaires ou les tramways, les transports en site propre, c’est à la main des collectivités nationales, régionales ou locales. C’est de l’investissement, donc si le secteur public ne fait pas ce job, ça ne se fera pas tout seul, au moins en Europe. Aux États-Unis, c’est encore pire puisqu’ils se désintéressent de la question de l’infrastructure, donc ce sont les voitures qui dominent. Ça, c’est pour la partie numéro un qui est « comment on internalise les enjeux de la nature dans l’économie ?».

Concernant la deuxième question sur la prise en considération du long terme dans le capitalisme, c’est un peu plus complexe parce que vous avez deux catégories d’entreprises. Les entreprises, qui sont exposées au marché boursier et la Bourse, sont peut-être des requins, mais c’est aussi des ménages qui mettent de l’argent, argent qui va ensuite être placé. On a donc des investisseurs qui ont un devoir fiduciaire et qui exercent une pression pour que les rendements soient plus élevés. Je crois qu’on est, pour les entreprises de cette nature-là, obligés de réfléchir à des mécanismes soit de modification des droits de vote, soit de modification de l’alchimie intégrale du système pour qu’elle soit moins rivée à la performance à très court terme. Pour la très grande majorité des entreprises, qui sont en général plus petites, soit familiales soit équivalentes – je prends l’exemple de Carbone 4, on n’est pas une entreprise cotée en bourse – le problème se pose de manière différente parce qu’on est moins rivés à la question du court, moyen et long terme. J’ai l’impression que c’est plus une question culturelle car ces entreprises ne sont pas à chercher en permanence du 15% par an.

LVSL – Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour son programme en matière d’écologie. Est-ce que vous pourriez nous donner deux ou trois mesures concrètes que vous aimeriez voir figurer dans ce programme ?

AG – La première mesure que je prendrais, ce n’est pas une mesure, mais un programme : je lancerais un vrai « Green New Deal », c’est-à-dire un programme d’investissement assez massif pour une raison extrêmement simple que j’ai déjà évoqué : ce sont nos machines et nos équipements qui envoient du CO2 dans l’atmosphère. Pour ce qui concerne l’agriculture qui est très concernée par le méthane, elle est coincée dans des spirales d’endettement qui font qu’une grande majorité des agriculteurs ne gagnent pas leur vie. On a besoin de désendetter ces entreprises donc en numéro un, pour moi, il est indiscutable que le candidat doit mettre en place de gros programmes d’investissements public et privé. Pour le secteur public en France, on parle d’un ordre de grandeur entre plusieurs dizaines et une centaine de milliards par an.

LVSL – France Stratégie dit entre 45 et 75 milliards.

AG – Ce sont les mêmes ordres de grandeur. Cela ne peut pas démarrer tout de suite, on est dans des systèmes avec des procédures (la question démocratique) donc évidemment, ce « Green New Deal », je ne le vois pas fait de manière totalement descendante et technocratique. Il faut mobiliser, discuter, échanger donc ça prend un peu de temps. On peut faire voler les milliards facilement, mais pour les dépenser de manière démocratique, il faut prendre le temps de la concertation. En tout cas, c’est sûr que je ferais ça dans un programme.

Je suis sûr aussi que je proposerais des mesures de changement de gouvernance. J’ai dit très rapidement qu’une entreprise cotée en bourse était très court-termiste. Il y a un gros travail de réglage là-dessus avec des modifications de gouvernance, peut-être à l’allemande en disant qu’il faut au conseil d’administration des représentants des salariés, des ONG, je ne sais pas. Ça tourne autour de ce qui avait été fait dans ce quinquennat-ci en s’appuyant sur la mission Notat-Senard, mais qui n’a pas été au bout du raisonnement.

La troisième idée, c’est tout ce qui est modification des prélèvements sociaux et fiscaux. La taxe carbone est en difficulté pour une raison relativement simple que j’ai évoquée tout à l’heure, c’est que les uns et les autres considèrent qu’ils payent, mais que ce n’est pas juste. Il faut trouver un autre équilibrage qui est assez évident : il faut une partie significative des revenus de cette taxe qui serve à aider les ménages, une partie significative qui aille en investissement, ça peut financer une partie du « Green New Deal ». Le fait que la taxe carbone ait un sens la rendra, je pense, plus acceptable. Je ne parle que de la taxe carbone, mais l’écofiscalité serait aussi à mettre en ordre de manière un peu plus générale.

Je mettrais certainement sur la table des discussions la question du libre-échange international, du protectionnisme vert au niveau au moins européen. Il me semble assez évident que la question de l’emploi au sens strict, limiter la destruction et favoriser la reconstruction d’emploi est un enjeu central aujourd’hui sur le plan politique, parce que c’est certainement la cause du vote RN dans les zones qui sont complètement en perdition sur ce plan-là. C’est à la fois pour des raisons d’emploi au sens strict, mais aussi pour des raisons de sens à la vie : on est dans une société où le travail a un sens de dignité. Je pense que c’est un sujet majeur, on a encore beaucoup d’emplois qui partent et continuent à partir hors de nos frontières. On a un mécanisme de mise en concurrence internationale qu’on appelle le libre-échange et qui est d’une violence extrême, qui est tout à fait typique dans le domaine agricole et qui n’est pas que dans un sens, c’est-à-dire que les emplois français de l’agriculture sont menacés, détruits par des dispositifs agro-industriels encore plus efficaces que ceux que l’on a. Nous-mêmes, on fout en l’air des emplois en Afrique ou dans des pays où il est vital d’avoir des emplois de proximité au lieu de fabriquer des produits qui sont nos biens de consommation.

Donc je pense que cette affaire-là, qui est la remise en cause du dogme du libre-échange, est un sujet central et bien sûr, ce n’est pas à confondre avec ce que fait Trump qui est une vision mercantiliste, très bêtement protectionniste de l’économie. Le sujet, ce n’est pas de s’enfermer, de ne pas vouloir entendre parler de l’extérieur. Le but, c’est de dire qu’en France et en Europe, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire, des modèles qui sont écologiquement vertueux et accepter d’être concurrencés par des entreprises qui ne sont ni écologiquement ni socialement vertueuses. Ça ne marche pas. Je suis entrepreneur et chef d’entreprise depuis des années, je sais ce que c’est. Ma quatrième grande mesure tournerait autour de cela. Il y a encore beaucoup de choses à raconter, notamment autour des mécanismes de financement de ce fameux « Green New Deal » et c’est clair aussi que sur ce plan-là, je proposerais des réformes assez substantielles des mécaniques financières. Je pense d’ailleurs que ça permettrait de résoudre une partie des problèmes du court-termisme parce qu’il est lié à la domination excessive des marchés financiers et des très grandes banques qui ont des puissances de frappe considérables et qui peuvent développer des activités sans aucun sens, comme le trading à haute fréquence, qui déséquilibrent les mécanismes en permettant aux uns et aux autres d’offrir des rendements beaucoup trop élevés, rendant très difficile la rentabilisation de nos questions écologiques. Voilà en gros quelques mesures qui me semblent évidemment à mettre sur la table des discussions lors d’un débat présidentiel.

LVSL – Comment pourrait-on réguler une activité comme le trading à haute fréquence ou le shadow banking ?

AG – Il faut que l’opinion publique s’empare du sujet. Sur la question des paradis fiscaux, si vous refaites de l’histoire sociologique, vous allez voir que l’opinion publique ne se rendait pas compte de ce qu’il se passait donc il n’y avait pas beaucoup de potentiel d’action. Quand l’opinion publique s’empare de ce sujet et considère que c’est moralement inacceptable que des boîtes fraudent (d’autant plus qu’on nous demande des efforts à nous citoyens) la fraude baisse. L’autre grand sujet est celui de l’optimisation fiscale, qui commence à être pris en considération : des règles et des lois obligent les entreprises à extérioriser les impôts qu’elles payent pays par pays. Pour le trading à haute fréquence, je pense que c’est relativement simple : la technique réglementaire est très facile, il suffit de créer des petites contraintes temporelles. Tout le monde me dit que ça doit se faire au niveau européen, mais foncièrement il suffit juste qu’un gouvernement élu décide de le faire. Il n’y a aucune difficulté technique. Le problème est politique, c’est un problème de volonté, de négociation avec les grandes entreprises bancaires parce que pour elles, ce sont des sources de revenus importantes, donc elles bataillent pour les conserver.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui, comment est-ce que vous travaillez ensemble ?

AG – La première grande discipline avec laquelle je travaille, c’est le climat. Donc il y a toute une série de disciplines autour de la question du climat qui sont des physiciens, des gens qui font des modèles climatiques. On a la chance d’avoir une organisation qui s’appelle le GIEC qui fait des travaux de synthèse absolument remarquables. On s’inspire de ces travaux, on les cite, car on n’est pas nous-mêmes climatologues et si on ne comprend pas, on discute gentiment avec les climatologues qui sont très compétents et prêts à rendre ce service.

Une autre discipline à laquelle je pense spontanément est le droit : il y a beaucoup de questions qui sont à l’intersection du droit, de l’économie et de l’environnement. J’ai parlé du commerce international tout à l’heure : il y a beaucoup d’enjeux de droit. Il y a de nombreux spécialistes là-dessus. J’aurais pu évoquer des questions de réforme en matière de constitution française. Là, ce n’est pas compliqué, on discute avec des spécialistes de droit au conseil scientifique de la fondation Nicolas Hulot.

Une troisième discipline est tout ce qui est sociologie, anthropologie, psychologie sociale. Même si je suis économiste et plutôt à même de considérer que la taxe carbone est un levier fort, quand je discute avec des sociologues, des gens de la psychologie sociale, des anthropologues, ils m’aident à relativiser l’effet de ce type d’instrument et à réfléchir au fait qu’il y en a d’autres.

La dernière des grandes disciplines dont l’importance est considérable est la biologie, l’écologie qui n’est franchement pas la même chose que la question de la climatologie qui est plutôt une affaire de physiciens. Là pareil, au conseil scientifique on a beaucoup de spécialistes de l’écologie, de dynamiques des populations et d’histoire évolutive.

LVSL – Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

AG – Si on me pose la question de l’optimisme sur la capacité de l’humanité, je suis profondément optimiste. Après, je dois dire que cela n’a pas beaucoup d’importance. D’une part, parce que ma mère m’a toujours dit que les cimetières étaient remplis de gens qui se croyaient indispensables. En revanche, il y a une formule que j’ai adorée : « il est trop tard pour être pessimiste ». De toute façon, on est face à de tels périls, un tel niveau de risque pour des milliards de personnes, dont nos enfants, et petits-enfants que le sujet n’est pas le pessimisme ou l’optimisme, mais le volontarisme.

Pour revenir à ma marotte qui est l’économie, il faut vraiment se mettre dans une situation et considérer qu’on doit très fortement faire bouger les lignes pour que le volontarisme politique ne soit pas considéré comme un retour archaïque au dirigisme d’État, mais bien considérer que les forces de marché n’ont aucune chance de régler cette crise. Je suis entrepreneur, je ne suis pas payé pour sauver la planète. Je suis chef d’entreprise, j’ai un mandat et des actionnaires. Il appartient à la puissance publique au sens large d’être volontaire sur les enjeux qui sont de l’ordre de l’intérêt général. Mais on ne peut pas poser les questions comme on le faisait il y a 50 ans : on n’a pas d’un côté le bien public et de l’autre le bien privé, il y a des communs mondiaux. Il y a une nécessité de faire évoluer assez considérablement la gouvernance. Je vais prendre un exemple : on a considéré pendant très longtemps que la question climatique était le job des États et que c’était la discussion entre les États qui comptait au niveau des conventions climat, les COP. Ça ne marche pas parce que ce fameux bien commun mondial est aussi l’affaire des ONG, des entreprises qui ont des solutions à apporter et des financiers qui sont certes court-termistes, mais qui apportent l’argent. Cette nouvelle configuration de biens communs mondiaux doit générer de nouveaux modes de gouvernance mondiale et européenne. Tout ça ne doit pas nous enlever le sens du rythme et de la volonté politique. Je suis très volontariste sur ces questions-là.

Il y a toute une série d’exemples qui montrent que des choses qu’on croyait impossibles, on a réussi à les faire. En revanche, je ne dis pas que les solutions vont sortir magiquement du cerveau de quelqu’un. Ça va être un effort assez important. Il y a des moments dans l’histoire de l’humanité où je ne sais pas pour quelle raison, les forces positives se sont mises en œuvre et on y est arrivés. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas là, même si c’est très chaud.

 

Retranscription : Jeanne du Roure

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Venise inondée : aux sources politiques du désastre

Acqua alta 2019
L’inondation-de-la-place-Saint-Marc-à-Venise-le-15-novembre-2019

Venise a subi le mardi 12 novembre sa deuxième plus importante inondation, appelée localement acqua alta (littéralement : « l’eau haute »), depuis le début des relevés en 1923. Une hauteur d’eau d’1,87 mètres a été enregistrée, contre 1,94 mètres lors de l’inondation historique de 1966. Outre le décès de deux personnes, fait rarissime, de graves dégâts matériels ont été infligés à la ville. Les images des gondoles et des vaporetti (bus maritimes) projetés sur les quais ou dérivant dans la lagune, ainsi que des monuments envahis par les eaux, ont fait le tour des médias internationaux. Ce phénomène naturel s’est aggravé au cours des dernières années en raison du réchauffement climatique. Un système de protection de la ville est en construction mais il est particulièrement décrié. Il accumule en effet les retards, sur fond d’affaires de corruption, et son déploiement ne résoudra pas entièrement le problème de l’acqua alta. D’autres projets avaient pourtant été proposés mais ont été écartés pour des raisons discutables. Par Fabien Coletti et Sébastien Mazou.


L’acqua alta est un phénomène millénaire, attesté depuis au moins le VIIIe siècle, mais la fréquence des épisodes de forte intensité a augmenté ces dernières années. Le réchauffement climatique en est la cause première mais l’industrialisation de la lagune au cours du XXe siècle est aussi à prendre en compte. L’activité humaine est donc directement responsable des dégâts de l’acqua alta du 12 novembre dernier.

L’Acqua alta : un phénomene naturel

L’inondation régulière de Venise s’explique par la conjonction de trois éléments. Le premier est la marée nettement plus prononcée dans la mer Adriatique, au nord de laquelle est située la lagune de Venise, que dans le reste de la Méditerranée. Mais l’acqua alta n’a pas lieu toute l’année : elle s’observe surtout entre le début de l’automne et la fin de l’hiver, lorsque souffle le sirocco. Ce vent d’automne pousse la mer dans la lagune, à travers les trois ouvertures dans le Lido, la bande de terre qui sépare la lagune de l’Adriatique. Les eaux demeurent alors piégées par le vent, ce qui a pour effet de faire monter le niveau de l’eau. Enfin, la pluie aggrave l’acqua alta sans en être une condition indispensable. En résumé, les causes de l’inondation du 12 novembre sont la marée haute, le vent ininterrompu et les pluies torrentielles. Au moment où la marée atteignait son maximum, le vent et la pluie l’ont empêchée de redescendre et ont au contraire accentué sa montée.

Lido de Venise
L’une des ouvertures du Lido, par lesquelles la mer Adriatique s’engouffre et cause l’acqua alta

La hauteur des eaux enregistrée à 1,87 mètres ne signifie pas pour autant que Venise s’est retrouvée immergée sous quasiment deux mètres d’eau. Il faut en effet retrancher de cette hauteur le niveau moyen de la ville, situé entre un mètre et 1,30 mètres. Ainsi la place Saint-Marc commence à être recouverte par les eaux dès que l’acqua alta dépasse un mètre tandis qu’il faut plusieurs dizaines de centimètres supplémentaires pour que toute la ville soit submergée. Au début d’une acqua alta, des flaques apparaissent un peu partout dans la ville. Une sirène digne des alertes aériennes de la Deuxième guerre mondiale prévient à l’avance les Vénitiens de l’imminence d’une inondation. Le nombre de tonalités indique le degré d’élévation des eaux, de 110 centimètres à plus de 140 centimètres.

Heureusement pour les Vénitiens, le phénomène est bref puisqu’il correspond essentiellement au pic de marée. Malheureusement, lors d’une acqua alta particulièrement forte, il arrive que l’inondation dure plusieurs heures. Ce fut le cas le 12 novembre dernier avec un maximum atteint à 23h et un niveau d’eau d’encore d’1,10 mètres le lendemain matin. De plus, une nouvelle acqua alta de 1.30 mètres a touché la ville en fin de matinée.

Acqua alta 1966
Les Vénitiens se déplacent en bateau dans Venise lors de l’acqua alta de 1966

Des inondations aggravées par l’action humaine

Le changement climatique augmente la fréquence des épisodes météorologique de forte intensité. Le cas de l’acqua alta à Venise l’illustre bien : la moitié des quinze plus fortes inondations subies depuis 1923 ont lieu depuis l’an 2000. Un tiers se sont déroulées au cours des dix dernières années. Venise fait également face à d’autres problèmes d’origine anthropique. Partiellement construite sur l’eau, elle est le résultat d’un patient travail de réunion de plus d’une centaine d’îles naturelles ou construites sur pilotis.  Par conséquent, la montée des eaux, elle aussi induite par le réchauffement climatique, la menace directement. Si Venise ne risque pas à court terme de connaître le destin de la légendaire Atlantide, des inondations plus régulières, voire quotidiennes, entraîneraient des dégâts considérables. Sans parler des conséquences pour ses habitants et son économie touristique.

Le réchauffement climatique est un phénomène global mais, dans le cas de Venise, l’action humaine est aussi responsable à une échelle plus locale. La lagune de Venise est un milieu fragile. Elle était entretenue avec soin lorsqu’elle accueillait le siège d’une puissante république de marchands. Depuis le XIIIe siècle, les Vénitiens savaient que leur survie reposait sur un savant mais précaire équilibre entre la terre et l’eau. Des projets titanesques pour le Moyen Âge protègent la lagune des dangers de l’alluvionnement ou de l’érosion marine.

Des solutions diverses ont été envisagées pour préserver la lagune (…), elles se voulaient surtout expérimentales, combinées et réversibles. Mais entre-temps, un projet autrement nuisible avait vu le jour.

La modification du milieu par l’action humaine depuis le début du XXe siècle fragilise cet équilibre. Est notamment montrée du doigt l’installation d’usines à Marghera, au nord-ouest de la lagune, dans les années 1930. En particulier celle de pompes électriques destinées à extraire du sol l’eau nécessaire aux industries. Cela a dramatiquement accru l’enfoncement de Venise, passé d’un peu plus d’un centimètre tous les dix ans à environ cinq centimètres tous les deux ans. Au total, Venise s’est enfoncée de 23 centimètres dans la mer Adriatique en un siècle. Il faut ajouter à cela le passage de navires de fort tonnage, en particulier les paquebots touristiques, dont les remous fragilisent les fondations de la ville. Déjà en 1973 le grand historien de Venise Frederic C. Lane constatait que « l’industrialisation a alourdi les menaces que l’homme fait peser sur la lagune ». Depuis, le phénomène s’est aggravé. Les autorités ont envisagé des solutions diverses pour préserver la lagune. Mêlant la surélévation progressive de la ville et la mise en place de barrages saisonniers, elles se voulaient surtout expérimentales, combinées et réversibles. Mais entre-temps, un projet autrement nuisible avait vu le jour.

Le Mose ne sert qu’à ceux qui le font

Le projet phare de protection de la ville porte le nom évocateur de Mose (jeu de mots avec Mosè, Moïse en italien). C’est l’acronyme de « MOdulo Sperimentale Elettromeccanico » (« module expérimental électromécanique »). Il s’agit d’un système de soixante-dix huit digues déployées sur les trois passes du Lido en cas d’acqua alta importante afin d’empêcher une inondation comme celle du 12 novembre. C’est le fruit d’une réflexion lancée peu après la terrible acqua alta de 1966…il y a un demi-siècle. L’une des photographies que les Vénitiens ont le plus partagé sur les réseaux sociaux ces derniers jours provient d’un article du quotidien La Stampa de 1992. Le projet du Mose y est annoncé, accompagné par une prévision de date de mise en route : 1995. La présentation du projet définitif n’a pourtant lieu qu’en 2002. Un écart emblématique pour un chantier qui accumule retard sur retard. Les travaux commencent l’année suivante et doivent initialement durer jusqu’en 2011.

Mais les problèmes techniques se multiplient : le sable de la lagune bloque le mécanisme, une partie des charnières immergées commencent à rouiller exigeant un remplacement avant même leur mise en fonction. À tel point que la fin des travaux est désormais prévue pour décembre 2021. Le président du conseil, Giuseppe Conte, évoque lui le printemps 2021. De plus, son coût initialement prévu à 2 milliards d’euros atteint, pour l’instant, les 6 milliards d’euros. Giuseppe Conte insiste par ailleurs sur l’achèvement du projet aujourd’hui à « 93% ». Les Vénitiens observent que ces 7% manquants les ont laissés totalement démunis le 12 novembre dernier. D’ici la fin de l’année 2021, les Vénitiens subiront encore deux saisons d’acque alte. Ils sont conscients de ne pas trop devoir compter sur le projet Mose une fois qu’il entrera en fonctionnement.

Le projet Mose
Le projet Mose

En effet, il pourrait finalement causer plus de problèmes qu’il n’en résoudrait. Des écologistes et des scientifiques font régulièrement part de leurs craintes. Ne faudra-t-il pas déployer le projet Mose quotidiennement du fait de la montée du niveau des océans ? Cela aurait pour conséquence d’aggraver l’équilibre précaire de la vie aquatique de la lagune. De plus, un système automatique d’abaissement des panneaux est prévu en cas de conditions météorologiques exceptionnelles. Mais qu’adviendra-t-il alors de la ville ? Venise ne sera donc pas protégée des acque alte les plus violentes. Et les travaux de constructions du Mose ont agrandi les passages entre la mer et la lagune. Cela a ainsi fortement augmenté le volume d’eau qui se déverse sur la ville à chaque acqua alta. Enfin, le projet n’est prévu que pour une élévation du niveau des mers de 22 centimètres alors que les prévisions sont nettement plus élevées…

Une alternative hollandaise vite écartée

Évidemment, on pourrait envisager qu’il n’y avait pas de meilleure solution que le projet Mose. Il apparaîtrait alors comme un moindre mal. Sauf qu’une alternative existait : en 2001, le maire de Venise Paolo Costa a reçu une proposition hollandaise prévoyant la construction de digues mobiles émergées. Le coût du projet était estimé à 1,2 milliards d’euros et ses délais de réalisation à cinq ans. Mais surtout, celui-ci avait déjà été mis en place à Rotterdam avec succès. Pour l’anecdote, un musée de la ville expose les autres solutions envisagées, dont une similaire au Mose en cours de construction à Venise. Il précise qu’elle fut écartée car jugée dangereuse et à la manutention trop coûteuse… Les autorités vénitiennes écartèrent ce projet hollandais pour des raisons… esthétiques. Il serait en effet visible en permanence contrairement au Mose, dissimulé sous l’eau quand il est inactif.

L’arrestation de Giovanni Mazzacurati, avait permis aux enquêteurs de mettre à jour de vastes pratiques de corruption qui alimentaient (…) la vie économique et politique locale.

Au fur et à mesure des années et des retards les Vénitiens ont développé le sentiment que « le Mose ne sert qu’à ceux qui le font ». C’est ce qu’affirment de nombreuses affiches et inscriptions sur les murs de la ville. Les Vénitiens ne connurent donc qu’une demi-surprise le matin du 4 juin 2014. Les journaux révèlent ce jour-là un coup de filet qui conduit derrière les barreaux 35 personnes et voit la mise en examen d’une centaine de protagonistes du chantier. L’année précédente, l’arrestation de Giovanni Mazzacurati, ancien président du Consorzio Venezia Nuova qui dirige les travaux du Mose, avait permis aux enquêteurs de mettre à jour de vastes pratiques de corruption qui alimentaient, à travers un système de fausses factures, la vie économique et politique locale. Les montants dépasseraient les dizaines de millions d’euros.

Les arrestations politiques semblent surtout frapper la droite vénète : l’ex ministre néo-fasciste Altero Matteoli, la députée européenne Lia Sartori (Forza Italia, berlusconienne) et surtout le député Giancarlo Galan (Forza Italia), président de la région Vénétie pendant trois mandats (1995-2010). Mais le centre-gauche n’est pas en reste, en commençant par le maire de Venise Giorgio Orsoni, assigné à résidence et promptement désavoué par le Parti Démocrate alors au gouvernement, mais aussi Giampietro Marchese, conseiller régional de ce même parti. S’y ajoutent des dizaines d’entrepreneurs, fonctionnaires locaux et même un ancien général de la Guardia di Finanza. Une force de police spécialement chargée de la lutte contre la fraude…

La majorité des accusés – notamment Giancarlo Galan – acceptent de plaider coupable en échange d’une réduction de peine. Ce n’est pas le cas d’autres accusés politiques, qui choisissent le procès. Une première sentence tombe en 2017 mais, comme souvent, la justice italienne doit reconnaître la prescription pour un certain nombre de délits – c’est le cas de l’ancien maire Orsoni – tout en confirmant l’existence d’un système de détournement de fonds publics. Un constat confirmé en appel au mois de juillet 2019.

Une affaire de corruption qui porte la droite au pouvoir

Le coup de tonnerre du 4 juin 2014 a des conséquences politiques durables en Vénétie. Les berlusconiens, privés de plusieurs de leurs figures de proue, continuent à céder du terrain face à leurs alliés d’extrême droite de la Ligue du Nord. Ceux-ci avaient déjà conquis la région en 2010. Mais c’est surtout Venise qui change de visage. Depuis 1993 et l’élection des maires italiens au suffrage direct, la ville avait toujours été au centre-gauche, îlot progressiste dans une région conservatrice. Or, en 2015, le candidat du parti démocrate, Felice Casson, peu défendu par son parti, perd face à l’entrepreneur divers droite Luigi Brugnaro. Un petit Berlusconi local jusqu’alors pratiquement inconnu si ce n’est comme propriétaire de l’équipe de basket de Mestre.

La nécessité de sauvegarder Venise, en tant que lieu de vie et patrimoine de l’humanité, ne suscite aucune contestation. En revanche, les décisions prises se révèlent catastrophiques. En attendant la mise en place d’une solution durable, les inondations de Venise demeurent un symbole des conséquences du réchauffement climatique et des dégâts causés à la nature depuis le début de l’âge industriel.

 

Analyse exclusive du rapport du GIEC sur les océans et la cryosphère

Le rapport pointe les dégâts importants et irréversibles déjà occasionnés par le réchauffement climatique sur nos océans et les parties gelées de notre planète

Ce mercredi 25 septembre 2019 paraît le nouveau rapport spécial du GIEC sur les océans et la cryosphère (le monde des glaces). Le rapport pointe les dégâts importants et irréversibles déjà occasionnés par le réchauffement climatique sur nos océans et les parties gelées de notre planète et certaines de ses projections sont particulièrement alarmistes. Cependant, les scientifiques rappellent également que des actions ambitieuses et immédiates existent pour modérer ces impacts. Le Vent se Lève vous propose un résumé des données clefs de ce rapport, ainsi qu’une mise en perspective critique par rapport aux autres travaux scientifiques et aux différents positionnements politiques. Par Anaïs Degache-Masperi et Damien Chagnaud


Les actualités climatiques sont alarmantes. L’inaction climatique est totale alors que « la maison brûle ». Une situation confirmée par le nouveau rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sur les océans et la cryosphère. Ce rapport, point final de deux ans de travail, est le fruit de la collaboration de 104 scientifiques internationaux et vient conclure la 51ème session du GIEC qui s’est tenue à Monaco du 20 au 23 septembre. Il est le dernier d’une série de trois rapports spéciaux, annoncés en 2016 lors de la 43ème session du GIEC. Les deux premiers concernaient le réchauffement à +1,5°C (2018) et les terres émergées (août 2019). Ils permettent d’aborder de manière transversale des sujets spécifiques et faire un état de lieux de la littérature scientifique sur ces sujets.

Ce rapport synthétise ainsi non loin de 7000 publications scientifiques. Son premier objectif est d’explorer les liens entre la crise climatique et les évolutions constatées dans les océans, les zones côtières et la cryosphère. La cryosphère désigne tout ce qui est relatif à l’eau à l’état solide présente naturellement sur Terre : la neige, les glaciers de montagne, les calottes polaires, ou encore les sols gelés (le permafrost, ou pergélisol). Longtemps minoré des débats politiques sur le climat, l’avenir des océans et de la cryosphère recouvre pourtant des enjeux d’une importance capitale. Véritables régulateurs du climat et indispensables à la vie sur Terre, ils évoluent fortement du fait des activités humaines et peuvent alors se révéler être des accélérateurs du réchauffement climatique. Le rapport vise à faire l’état des lieux des observations scientifiques sur ces zones, mais aussi à se projeter dans le futur en fonction de différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre – de manière à prévoir les impacts à long terme, physiques ou socio-économiques. Il compare donc systématiquement un scénario de faible élévation des températures grâce à une politique volontariste de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) (le scénario RCP2.6) à un scénario “business-as-usual”, autrement dit un scénario où rien ne serait fait pour le climat, et où les températures augmenteraient fortement (scénario RCP 8.5).

Son deuxième objectif est d’évaluer la vulnérabilité des populations concernées par ces impacts et proposer des solutions d’adaptation à un monde qui s’annonce bien différent.

Les principaux points du rapport

Océans

Les océans constituent le premier poumon de la Terre en fournissant 50% de l’oxygène que nous respirons et permettent d’absorber les émissions de gaz à effet de serre émises par le système industriel. Depuis les années 1980, les océans ont ainsi absorbé environ 20 à 30% des émissions d’origine humaine. Néanmoins, ce rôle a des conséquences :

  • Les océans perdent leur oxygène :  entre 1970 et 2010, l’océan a perdu entre 0,5% à 3% de son oxygène.  Ils deviennent aussi plus acides, moins salés. La préoccupation principale réside dans la capacité de ces océans à continuer à jouer un rôle d’absorption de nos émissions de gaz à effet de serre : avec l’acidification et la désoxygénation, les océans seraient moins capables de jouer ce rôle de poumon. Et donc, à terme, il pourrait s’enclencher un cercle vicieux accélérant la crise climatique.
  • D’autant plus que les océans se réchauffent ; c’est eux qui absorbent la chaleur additionnelle, bien plus que ne le fait l’atmosphère. Depuis 1970, les océans se sont ainsi réchauffés en absorbant près de 90% de la chaleur excédentaire dans le système climatique.
  • Ce réchauffement s’accélère : sur la période 1993-2019, le rythme du réchauffement a plus que doublé par rapport à la période 1968-1993. Tous les océans ne sont pas logés à la même enseigne : le plus rapide à se réchauffer est l’océan Arctique, qui, en surface, se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale.
  • Les vagues de chaleur marines, ou “canicules océaniques”, ont augmenté de 50% depuis 1982 et se sont intensifiées. Dans le futur, elles devraient continuer à croître en fréquence, en intensité et en étendue. La question est particulièrement préoccupante en ce qui concerne les écosystèmes marins et les récifs coralliens, dont un demi-milliard de personnes dépendent. Ces récifs ne devraient pas survivre à un réchauffement de +2°C par rapport à l’ère préindustrielle.
  • À cause de ces transformations, les réserves alimentaires dans les eaux tropicales peu profondes décroîtront drastiquement de 40%. De même, la biodiversité marine pourrait décliner de 17%, notamment à cause de la difficulté croissante des échanges entre eaux de surface et couches plus profondes, ce qui nuirait fortement à la pêche dont sont aujourd’hui tributaires entre 660 et 820 millions de personnes dans le monde.
  • Un doublement des fréquences de phénomènes climatiques extrêmes de type El Niño est à attendre si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites. Ces phénomènes modifient l’ensemble du climat mondial quand ils se produisent, décalant les moussons, favorisant l’essor de maladies et des feux de forêt.

Zones polaires et élévation du niveau des mers

Les calottes polaires et la banquise en Antarctique et dans l’Arctique réfléchissent les rayons du soleil vers l’espace, grâce à leur albédo élevé. Ainsi, une planète sans glaciers est une planète qui absorbe plus d’énergie, et donc qui se réchauffe plus vite. Les effets du réchauffement climatique sur les calottes polaires sont pointés par le rapport :

  • Les calottes glaciaires en Antarctique et au Groenland continuent à fondre, et de plus en plus en vite. Elles ont perdu en moyenne 430 milliards de tonnes chaque année depuis 2006. Le réchauffement des océans fait fondre les calottes glaciaires et augmente le niveau marin (par l’apport d’eau supplémentaire dans les océans et par dilatation thermique de l’eau consécutive à leur réchauffement).
  • Le niveau des mers va ainsi continuer à croître dans les siècles à venir et cette augmentation est inéluctable, peu importe le scénario retenu. Les prévisions ont été actualisées et revues à la hausse depuis le dernier rapport du GIEC, en 2014. Dans le scénario le plus optimiste, avec un réchauffement maintenu à +2°C, le niveau marin devrait augmenter d’au moins 59 centimètres d’ici 2100, alors que le GIEC prévoyait 43 centimètres en 2014. Au contraire, si l’on continue sur les tendances actuelles d’émissions, avec un réchauffement global de 3°C ou 4°C, il pourrait augmenter jusqu’à 1,10m, contre une précédente prévision de 45-84 cm en 2014. Cela entraînerait de vastes pertes d’étendues terrestres pour les pays à faible altitude (comme le Bangladesh qui verrait 20% de son territoire submergé) et pas seulement pour les pays insulaires.
  • Le rythme d’élévation du niveau des mers continuera à s’accélérer après 2100 : au 22ème siècle, le niveau marin pourrait augmenter de plusieurs centimètres par an, et prendrait ainsi plusieurs mètres très rapidement. Cela entraînerait des conséquences catastrophiques pour les zones côtières (inondations, érosions des côtes, pénétration de l’eau salée dans les nappes d’eau douce souterraines …).

Inondations des zones côtières

Le rapport estime que les dommages causés par les inondations pourraient augmenter de 100 à 1000 fois d’ici 2100.

  • L’élévation du niveau de la mer va avoir un effet aggravant lors des événements météorologiques extrêmes. Les cyclones intenses, comme par exemple le cyclone Irma qui a dévasté les Caraïbes en 2018, devraient augmenter en fréquence. Aujourd’hui, 280 millions de personnes vivent à moins de 10 mètres d’altitude et pourraient être obligés de se déplacer en cas d’inondations. En 2050, ce nombre pourrait augmenter jusqu’à un milliard. Ainsi, des petites nations insulaires et des mégalopoles côtières risquent d’être inondées chaque année à partir de 2050.
  • Toutes les régions du monde seront menacées, mais pas à la même intensité : les chiffres donnés par le rapport sont des moyennes, mais certaines régions sont plus exposées à l’élévation du niveau marin. Des mesures d’adaptation sont nécessaires, mais les capacités d’adaptation entre différents territoires sont criantes d’inégalités : les pays riches pourront assurer leur protection plus facilement que les pays en développement, et les plus pauvres seront donc les premiers impactés par la hausse du niveau marin. Une situation injuste, qui tendra à s’empirer si des mesures d’atténuation et d’adaptation équitables et drastiques ne sont pas prises dès aujourd’hui.
  • D’autre part, alors même que nous vivons une extinction de masse de la biodiversité, l’élévation du niveau des mers devrait causer la perte de 20 à 90% des zones humides d’ici 2100, les océans pénétrant les terres là où l’eau est déjà présente.

Permafrost et zones de montagne

  • Le permafrost (sous-sol gelé en permanence) pourrait fondre presque entièrement (à 99%) d’ici 2100 si le réchauffement se poursuit au rythme actuel. Le permafrost, qui désigne les sols gelés des zones polaires et ceux des zones montagneuses à haute altitude, représente un réservoir qui risquerait de libérer des quantités importantes de CO2 et de méthane jusqu’alors emprisonnées. Cela entraînerait un effet d’emballement du réchauffement climatique. En cas d’émissions moindres, les impacts sur le permafrost pourraient être limités.
  • Les glaciers quant à eux sont aussi des garants climatiques internationaux qui régulent le climat de notre planète. Et ils fondent à vue d’œil : ce sera en particulier le cas des glaciers situés à basse altitude. Ceux d’Europe centrale, du Caucase, d’Asie du Nord et de Scandinavie devraient perdre plus de 80% de leur volume d’ici 2100. La quantité d’eau douce disponible qui en découle va augmenter puis décliner à partir de 2100. 670 millions de personnes vivent dans des zones de haute montagne et pourraient être impactées à travers le monde, leur accès à l’eau potable étant directement liée aux glaciers.

Un changement global de système nécessaire

Ce rapport spécial du GIEC vient confirmer d’autres travaux très alarmistes. La semaine dernière, des scientifiques français ont présenté leurs projections d’évolution du climat d’ici 2100. Leurs résultats font froid dans le dos : si rien n’est fait, la température mondiale moyenne pourrait augmenter de +7°C d’ici la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle, alors même que le rapport du GIEC de 2014 prévoyait une augmentation de +4,8°C maximum dans les scénarios les plus catastrophiques. Par comparaison, pendant la dernière époque glaciaire, il y a 10 000 ans, la température moyenne globale n’était que de 3 à 4°C en deçà de la température actuelle. La France ne sera évidemment pas épargnée par ces bouleversements puisque les glaciers alpins pourraient par exemple disparaître d’ici 2100 à tendance actuelle, pour ne parler que de la cryosphère.

Cependant, pour Jean-Pierre Gattuso, chercheur au CNRS et à l’IDDRI, océanographe, spécialiste de l’acidification : “Ce rapport montre qu’un scénario d’émission compatible avec l’accord de Paris permet de stabiliser ou modérer les impacts. L’état de l’océan futur est donc entre nos mains.”

L’urgence est donc là. L’inversion de la courbe d’émissions de gaz à effet de serre ne représente pas qu’une modification à la marge de nos habitudes de production et de consommation. Lorsque Greta Thunberg affirme, dans son discours à l’ONU, que “tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle”, ses positions sont jugées par Emmanuel Macron comme “très radicales”. Pour autant, ce constat est partagé par de nombreux scientifiques : il ne faut plus une modification, mais une transformation du système. Les conclusions du rapport Unis pour la science, dévoilé le 22 septembre à l’ONU et réunissant des scientifiques de sciences naturelles et sociales, vont bien dans le même sens : le rapport souligne l’urgence d’une transformation socio-économique dans des secteurs clés comme l’utilisation des terres émergées et l’énergie afin d’atteindre les objectifs climatiques et notamment celui de l’accord de Paris. Le marché et les lobbies ne peuvent plus être seuls décideurs et il est temps que les politiques publiques s’émancipent des dogmes du néolibéralisme. En effet, pour ne pas dépasser les 2°C d’augmentation, il faudrait tripler les politiques publiques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, et les quintupler pour rester sous la limite des 1,5°C, ce qui est “techniquement encore faisable”.

Conclusion

La période 2015-2019 a été la plus chaude jamais enregistrée. Les impacts du réchauffement climatique sont ressentis plus vite et plus fort que ce qui avait été prédit il y a une décennie. Cette réalité s’accompagne en France d’une prise de conscience croissante de l’urgence climatique et des enjeux environnementaux. Nul doute que le sentiment de la vacuité des grands discours d’Emmanuel Macron – censés faire illusion – est lui aussi grandissant ; vacuité confirmée dans les faits par l’écart toujours plus important entre les objectifs climatiques et la réalité. Un autre écart se creuse donc dans notre pays, celui entre la population et ses dirigeants, entre les attentes des premiers et les actes des seconds, entre l’intérêt général et les intérêts particuliers restreints de quelques-uns. Nous savons maintenant que les sociétés qui s’effondrent sont celles où les inégalités sont les plus fortes, précisément parce que la déconnexion des élites de la réalité y est la plus importante. De ce décalage naissent des tensions et une crispation du pouvoir, dont témoigne la répression inédite de la marche pour le climat du 21 septembre, largement violentée. Les mobilisations citoyennes, et la plainte contre la France (entre autres pays), déposée par seize adolescents, dont Greta Thunberg, auprès du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, comptent mettre une des nations industrielles historiques devant ses contradictions. En attendant, l’acte 2 du quinquennat, voulu par le gouvernement comme celui de l’écologie, commence malheureusement par l’émission de beaucoup de gaz – lacrymogène cette fois…

 

« La pensée du développement est née d’un imaginaire de la domination » – Entretien avec Jacques Ould Aoudia

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Jacques Ould Aoudia est chercheur indépendant en économie politique du développement[1], chargé de mission au ministère des Finances à la Direction de la Prévision puis à la Direction générale du Trésor. En 2003, il rejoint l’Association Migrations et Développement (M&D), créée par des migrants marocains vivant dans le Sud de la France pour soutenir des projets portés par les villageois dans leurs régions d’origine. Aujourd’hui son action se poursuit autour de trois axes : le développement local des régions du Souss Massa et Drâa Tafilalet, l’intégration des migrants dans leur pays d’accueil et le renforcement du lien entre territoires marocains et français. LVSL a souhaité l’interroger sur sa perception des grands enjeux de développement, des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial et évoquer avec lui l’écologie et les questions de genre qui reconfigurent la problématique du développement. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dominique Girod.


LVSL – Comment qualifieriez-vous les problématiques du développement et des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial actuel ? À l’heure de la montée en puissance des revendications des femmes et d’un défi écologique majeur, faut-il changer de paradigme pour penser le développement ?

Jacques Ould Aoudia – Mille fois oui. Mais d’abord, vu du Sud, ce ne sont pas les questions de l’écologie et de revendications des femmes qui sont les plus brûlantes. Ce sont massivement les questions de l’emploi de jeunes et notamment des jeunes femmes, et, dans certaines zones, l’insécurité, la faim… Bien sûr, les enjeux écologiques qui frappent tout spécialement les deux rives de la Méditerranée restent présents mais avec une conscience collective encore inégale. Il en est de même avec la montée des revendications de femmes.

Avant tout, je voudrais préciser les termes que j’utilise pour partitionner le monde : Nord et Sud. La partition claire proposée par Alfred Sauvy dans les années 1950, à savoir les pays industrialisés, le bloc soviétique et le Tiers monde, n’a plus cours avec l’émergence au Sud de pays puissants, l’effondrement de l’URSS et la désindustrialisation des pays riches. Cette désignation Sud-Nord a pour moi le mérite d’être parlante, même si elle est imprécise.

Aujourd’hui, le changement climatique est devenu une question incontournable grâce à la prise de conscience et à la mobilisation des sociétés, surtout au Nord. C’est un magnifique facteur d’espoir porté par les plus jeunes. L’école publique en Europe a fait un bon travail en sensibilisant en profondeur les nouvelles générations. Quant à la question du genre, je vais y venir, mais je voudrais d’abord évoquer deux autres phénomènes importants qui bouleversent les relations Nord-Sud. D’abord le basculement du monde, c’est-à-dire la modification des rapports de force internationaux avec l’arrivée à la table où s’écrivent les règles du monde de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent n’y étaient pas invités[2]. Je pense à la Chine mais aussi aux autres pays d’Asie du Sud-Est et à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il y a donc émergence de nouvelles voix et une reconfiguration des rapports de force, laquelle provoque de fortes réactions des dirigeants des États-Unis aujourd’hui.

Apparaît un autre phénomène dont on parle moins : en quarante ans, les populations ayant reçu une éducation moderne[3] ont connu une croissance exponentielle. Des personnes capables d’avoir une voix qui porte, avec les moyens numériques, au-delà du quartier, de la famille. Si au Nord la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est amorcée depuis longtemps, les régions du Sud, avec d’importants écarts entre elles, connaissent une croissance fulgurante de ces effectifs. Le monde en devient totalement différent, en raison de l’évolution qualitative de la population : plus urbaine, plus instruite, largement connectée. Et cela signe l’émergence de l’individu au Sud, là où la soumission était la règle : soumission aux aînés, aux pouvoirs, aux traditions, ce qui n’empêche d’ailleurs pas des crispations identitaires. Les conséquences sur la gouvernance des sociétés sont immenses : les pays qui resteront attachés à des gouvernances autoritaires et centralisées verront des difficultés à gouverner des territoires où émergent des centaines de milliers de gens qui sortent désormais de la culture où l’on baisse les yeux devant l’autorité. Des personnes capables et volontaires pour agir comme individu ou citoyen, pour s’encapaciter : c’est-à-dire pour revendiquer une place dans la société, sur le plan social, culturel, politique. Parmi ces personnes, – avec des variations entre régions et cultures – les femmes ont une place décisive. L’entrée des femmes dans l’espace public est à la fois signe et cause de changement.

Au plan de la gouvernance, même si le système patriarcal[4] perdure, il n’est plus exclusif, et se trouve traversé, contrarié et enrichi par d’autres façons d’exprimer des préférences individuelles, et, plus difficilement, collectives. Cela crée du trouble, car cohabitent deux systèmes, y compris au sein des individus. Les multiples émergences dont j’ai parlé obligent à revoir en profondeur la pensée du développement. Celle-ci a été conçue au Nord dans un imaginaire de domination. Les pays du Sud allaient rattraper ceux du Nord et converger vers son système de démocratie et de marché. C’est cela qui craque aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Changeons d’échelle. L’association Migrations et Développement (M&D) a mené une opération intitulée « Jeunes des 2 Rives ». Qui sont ces jeunes, quelles sont ces deux rives ? Pour vous, membre sénior de M&D, quel enseignement en tirer ?

JOA – M&D mène de nombreux projets au Maroc et en France. Elle s’est engagée dans le projet « Jeunes des 2 Rives » qui vise à prévenir les dérives vers l’extrémisme violent de jeunes des deux rives de la Méditerranée. Le projet est né dans l’émotion des attentats de 2015, il a mûri pendant des mois avant d’être proposé à l’Agence française de développement. Par son soutien, l’AFD a permis de déployer le projet au Sud de la France – où est implantée notre association autour de Marseille – ainsi qu’au Maroc dans la région de Souss-Massa et en Tunisie. Nous voulions amorcer une recherche-action sur la prévention des dérives violentes à partir du constat suivant : les pouvoirs publics au Nord comme au Sud passent à côté de mutations profondes portées par les jeunesses. Sur la rive sud de la Méditerranée, comme partout dans le Sud, on l’a vu, on assiste à l’émergence de l’individu. Mais j’y vois une émergence contrariée : les jeunes ont acquis un niveau d’éducation bien plus élevé que celui de leurs parents, mais ces capacités nouvelles ne rencontrent pas d’opportunités en termes de travail, de reconnaissance sociale, citoyenne ou culturelle. Une forte tension s’exerce dans la jeunesse entre les opportunités promises ou rêvées et la réalité.

Un autre phénomène, mondial, concerne les mutations dans le travail. Si, pendant les deux siècles derniers, le Nord a eu comme horizon le salariat et l’a organisé, le Sud suit une autre voie. Voici quelques chiffres saisissants : au Maroc, sur 12 millions d’actifs, deux millions sont salariés formels, dont 0,8 millions travaillent pour l’État[5]. La très grande majorité est donc en dehors d’un système formel de relation au travail. Le salariat inventé à la fin du XIXe siècle en Angleterre était un progrès qui rompait la relation de dépendance personnalisée entre travailleur et patron. Le salariat a produit du droit et le syndicalisme a permis de l’enrichir. Désormais la pensée libérale rompt le lien entre travail et salariat pour promouvoir des formes nouvelles : l’ubérisation en est le symbole. Cela détruit la sécurité salariale qu’offrait le salariat, faisant de chaque individu un entrepreneur de lui-même.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Comment définissez vous la gouvernance[6] ? Migrations & Développement a le souci d’accompagner les acteurs de terrain pour le changement. Pouvez-vous nous en parler ?

JOA – Je voudrais d’abord poser le fondement même de l’action de M&D : notre action vise à soutenir le désir de changement des acteurs sur le terrain, un désir prêt à passer à l’action. C’est finalement une position confortable, qui consiste à soutenir la volonté de changer de nos partenaires. On est dans un espace de responsabilité réciproque, on quitte une position de surplomb. C’est cela qui m’a fait rejoindre, en 2003, cette association créée en 1986 et dirigée par des acteurs de la diaspora.

Concernant la thématique de la gouvernance, n’oublions pas que dans le discours dominant, le mot gouvernance est là pour évacuer le politique et réduire la conduite d’une société à des dispositions techniques. En réalité, ce qui nous importe c’est le politique, c’est-à-dire comment les sociétés, à tous les niveaux (village, quartier, ville etc.), gèrent la chose publique notamment grâce aux nouvelles capacités dont on a parlé. Prises dans ce sens, les questions de développement ont une dimension de gouvernance majeure.

Par exemple, M&D s’est lancée dans le soutien à l’agroécologie[7] dans trois espaces de la grande région du Souss-Massa, au centre-sud du Maroc. L’agroécologie suppose la formation de paysannes et de paysans, il y a une partie technique, mais il n’y a aucun espoir de diffuser ces expériences si on néglige la dimension collective et le travail sur le sens de ce changement de pratique. En Amérique latine, des organisations paysannes puissantes portent le discours de l’agroécologie. La dimension collective y est très forte, et c’est par elle que se modifie le rapport à la culture, à la commercialisation, à l’alimentation. Ce sont des thèmes hautement politiques. On ne peut pas seulement les aborder sous l’angle technique. Il faut formaliser l’expression collective qui émane de l’agroécologie, créer des organisations, pour accompagner son extension. Et là, on est dans la gouvernance de l’extension de l’agroécologie.

LVSL – On sait que les problématiques de genre sont devenues maintenant incontournables dans tout appel à projets. Est-ce une opportunité ou une injonction ? Comment la question de la condition des femmes ou du féminisme résonne-t-elle pour vous ?

JOA – C’est une injonction, un point de passage obligé. Tout appel à projet requiert désormais un volet sur l’environnement et un volet sur les femmes. C’est par ces voies que les bailleurs essaient d’influer la transformation du réel qu’ils financent.

M&D s’attache au changement dans des sociétés traditionnelles qui vivent dans des conditions rudes sur les plans social, climatique, dans des villages de montagne haut perchés. Ces sociétés très enclavées tiennent grâce aux traditions, par nature ambivalentes : c’est grâce à elles qu’elles ont résisté dans un univers hostile, et elles sont aussi un frein au changement. On doit donc être prudents quand on soutient le changement, dans des sociétés qui ont élaboré des solutions sophistiquées pour vivre avec la rareté en terre, en eau, en énergie. Notre intuition, corroborée par nos observations mais pour lesquelles nous manquons encore d’outils de formalisation, est que le rôle des femmes dans le changement est central. Les femmes ont un rôle à jouer différent, y compris et peut-être surtout dans ces sociétés traditionnelles, pour bouger et faire bouger les choses.

Au fond, nous cherchons à soutenir les dynamiques qui émergent du terrain, empiriquement. Dans les sociétés traditionnelles, les conditions sont dures, les familles nécessairement soudées autour des nécessités vitales, et il n’est pas simple de poser les questions en termes d’exploitation. Ainsi, dans la région de Souss-Massa, on cultive le safran depuis 300 ans. Vu du Nord, on aime à penser que cette culture est une activité de femmes. Elles font en effet la cueillette et le recueil des pistils à la récolte, en novembre, après que les hommes ont travaillé les champs pendant dix mois sur douze. En réalité la culture du safran est un travail de famille.

LVSL – Manuela Carmena[8], l’ancienne maire de Madrid, voit une évolution dans la gouvernance, l’innovation, le développement, à travers l’expertise et les compétences propres aux femmes. En se libérant, en se formant, en se professionnalisant, elles acquièrent et forgent des compétences nouvelles propres à revitaliser l’action. Qu’en pensez-vous ?

JOA – Historiquement, dans les villages du monde entier, ce sont les hommes qui ont eu le pouvoir de décider : hommes, âgés, riches. Il y a 30 ans, le fondateur de M&D a proposé : « On soutient les projets des villageois, (d’électrification), en passant par une association villageoise formalisée dans laquelle les jeunes pourront avoir leur place, les migrants et les pauvres ». Les femmes ont pu être progressivement intégrées en tant que présidentes d’association, mais pas en tant que villageoises. Aujourd’hui, elles font leur chemin dans la gouvernance villageoise. Et le problème se pose maintenant au niveau des communes (de 30 à 80 villages). Là, l’État a posé des quotas d’élues. Mais cela reste encore formel, elles siègent mais ne parlent pas. Nous travaillons avec celles qui veulent prendre la parole dans ces enceintes. En tout cas il faut continuer d’élargir les espaces mixtes tout en respectant les traditions qui font tenir les sociétés.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Le renouvellement de la pensée féministe s’est fait notamment par le développement des studies[9] et avec le déploiement de l’écoféminisme[10]. Comment cela peut-il inspirer votre action et peut-être redéfinir certaines problématiques ?

JOA – J’y vois l’avenir de M&D, un chantier qu’il faut ouvrir. Les bailleurs sont demandeurs de renouvellement de l’approche du genre, trop bureaucratisée et quantitative. Sur la question des studies, je pense que ces nouvelles pratiques sur le terrain ont besoin d’être conceptualisées. En retour, les recherches académiques nourriront les pratiques. Notre travail doit amorcer l’innovation, mais il faut que l’innovation puisse se diffuser. Pour essaimer, il faut travailler et trouver des mises en mots recevables et signifiantes pour une large variété d’acteurs sociaux, et leur transmettre aussi des outils et des méthodes.


[1] Ses publications : – SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Ed. L’Harmattan, 2018. – « Jeunesses et radicalisation sur les deux rives de la Méditerranée » (avec Aouatif El Fakir), Gallimard, Le Débat n°197, 2017. – « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3. – « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud », Gallimard, Le Débat n°178, janvier-février 2014.

[2] Voir Bertrand Badie : Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[3] Par opposition à l’éducation dans les systèmes traditionnels, essentiellement ruraux.

[4] Pour le Maroc, voir Mohamed Tozy : Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999

[5] Haut-Commissariat au Plan, Maroc.

[6] Jacques Ould Aoudia définit la gouvernance comme étant un « système de décision pour la conduite d’un groupe (au niveau national par exemple ) ou d’une organisation (hôpital, entreprise, club de foot..). Voir à ce sujet « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? » https://jacques-ould-aoudia.net/introduction-du-texte-la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement-jacques-ould-aoudia-avec-la-collaboration-de-nicolas-meisel-publie-en-no/    Et « Le miroir brisé de la bonne gouvernance »  https://jacques-ould-aoudia.net/le-miroir-brise-de-la-bonne-gouvernance-quelles-consequences-pour-laide-au-developpement/

[7] L’agroécologie est un ensemble de théories et de pratiques agricoles inspirées par les connaissances écologiques, scientifiques et empiriques. Elle concerne l’agronomie, mais aussi des mouvements sociaux ou politiques.

[8] Parce que les choses peuvent être différentes, Manuela Carmena, 2016, éditions Indigènes. On peut aussi se référer à l’essai Three Guineas, de Virgnia Woolf, qui dès 1938 soulignait la situation d’outsider des femmes vis-à-vis du pouvoir, du savoir et de l’action politique ; cette situation donnerait aux femmes une responsabilité et des appuis particuliers pour s’impliquer de façon novatrice dans la vie sociale.

[9] Les studies (cultural-, postcolonial-, gender-, subaltern-studies) se caractérisent par le fait que les populations minorisées, exploitées, dominées s’emparent des outils intellectuels, critiques et transformants, pour mener par elles-mêmes leur émancipation.

[10] L’écofémisme s’attache à préserver et articuler les différentes vulnérabilités (écologiques, économiques, psychologiques…), à construire une vision intégrée de ces problématiques et à trouver un mode d’intervention global et transversal.

 

11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :