Les sources du conflit yéménite

La République du Yémen est déchirée depuis plus d’une décennie par une succession de luttes internes et externes. Entre l’unification du pays en 1990 et la guerre du Saada en 2004, le pays a connu seulement quatorze années de relative stabilité. Depuis 2014, il est sujet à une guerre civile, qui concerne principalement les rebelles houthis chiites et les loyalistes de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, ainsi qu’à des exactions sporadiques, provenant notamment des combattants de l’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique NDLR) et de la branche yéménite de l’organisation État islamique. Le conflit s’est internationalisé depuis 2015, avec la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, intervenant plusieurs fois sur le territoire. Retour sur les sources de ce conflit dans ce pays de 27 millions d’habitants – l’un des plus pauvres du Moyen-Orient.


Les deux Yémens

Pays le plus pauvre du Moyen-Orient, le Yémen serait-il victime d’une « guerre silencieuse », comme l’ont baptisé un certain nombre de médias – avant, bien souvent, de renouer avec le silence médiatique qui caractérise ce conflit ? L’ONU a qualifié la situation yéménite de « pire crise humanitaire actuelle au monde ». La famine – qui menace 14 millions de Yéménites – et le terrorisme et les insurrections qui y grondent menacent fortement la stabilité du pays. Le Yémen, sous les bombardements incessants de la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, n’existe et ne fonctionne pratiquement plus en tant qu’État. Pour comprendre les enjeux et le contexte historique de cette crise, il faut remonter au renversement du royaume du Yémen, dans les années 1960, et à la scission du Yémen en deux régimes différents : un État islamique au Nord, un régime marxiste à parti unique au Sud, jusqu’à son unification en 1990. Le Yémen actuel a été fortement marqué par la division entre deux États et deux régimes politique très différents.

Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXe siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé. Une lutte s’engage entre indépendantistes à tendance socialiste arabe (nationalisme arabe, NDLR) soutenus par l’Égypte panarabiste de Gamal Abdel Nasser, et les Britanniques. Le 30 Novembre 1967, le Yémen du Sud officialise son indépendance. L’aile marxiste du Front de libération nationale du Yémen (FLN du Yémen NDLR) prend le pouvoir en 1969. En 1970, la « République démocratique populaire du Yémen » est née, d’inspiration soviétique, avec la fusion de tous les partis politiques dans la création d’un parti unique.

« Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXE siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé »

Le nord du pays, où les musulmans ont été les plus présents par le passé, est l’un des berceaux de la culture islamique, et plus particulièrement du chiisme. Le royaume du Yémen, monarchie chiite, présent depuis le IXe siècle, et marqué historiquement par diverses occupations et soumissions de la part de l’Empire ottoman, devient officiellement un royaume chiite en 1908 sous le règne de Yahya Mohammed Hamid ed-Din. Un coup d’État, mené le 27 septembre 1962 par des nassériens, renverse la monarchie chiite.

Ils prennent le contrôle de Saana et déclarent la République arabe du Yémen. S’ensuit alors une guerre civile entre monarchistes au Nord, soutenus par la Grande-Bretagne, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, et nationalistes arabes au Sud, soutenus par la République arabe unie (République éphémère, sur l’idée d’un modèle d’union panarabiste voulu par Nasser, composée des actuelles Égypte et Syrie) et l’URSS. Le conflit, souvent interprété comme « une guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Égypte » se solde par le retrait du soutien de l’Égypte – affaiblie militairement et financièrement par la guerre des Six-jours – en 1967 avec le sommet de Khartoum, qui marque la fin de l’offensive égyptienne. Peu après, les royalistes assiègent Saana jusqu’en 1968 et prennent le contrôle du territoire.

La République arabe du Yémen est créée officiellement en 1970, sous le contrôle du Nord, après que l’Arabie Saoudite et les puissances occidentales ont reconnu le gouvernement officiel. Le régime instaure une République (islamique) à parti unique en 1982.

La réunification du « Grand Yémen » et l’internationalisation des conflits internes

La réunification du Yémen se fait après quelques années de normalisation des relations entre le Nord et le Sud. Cependant, le processus et les négociations entamées en 1972 se trouvent retardés à cause de la menace d’une guerre civile ouverte en 1979 qui fait suite à de nombreuses tentatives avortées de coups d’État, tant dans le Sud que dans le Nord (respectivement à Aden et à Saana). Les négociations et la volonté d’unification sont réaffirmées lors d’un sommet au Koweït en mars 1979. Malgré tout, ces négociations sont entachées de tentatives de déstabilisation dans le nord du pays, après que le Sud a armé des guérillas marxistes, mais elles reprennent en 1988, avec un plan d’unification clair tant politiquement que constitutionnellement.

Le fait que ce processus de réunification prend autant de temps est lié aussi bien aux deux situations politiques distinctes du Nord et du Sud, qu’au contexte de guerre froide dans le monde arabe avec le soutien financier et matériel de l’URSS au Sud et des puissances occidentales au Nord. La désescalade des tensions entre Nord et Sud est donc associée à la fin de la guerre froide dans le monde arabe et à la reprise des négociations dans les années 1980 entre Nord et Sud.

La République du Yémen naît le 22 mai 1990. Une nouvelle Constitution est soumise à l’approbation du peuple yéménite, et ratifiée en mai 1991. Ali Abdallah Saleh, ancien président du Nord, devient le président de la République du Yémen, alors que Ali Salim Al-Beidh, secrétaire général du Parti socialiste yéménite (parti unique dans le Sud) devient vice-président. Ils se fixent l’objectif d’une période de transition de trente mois pour réussir à stabiliser et à fusionner les deux systèmes politiques et économiques.

D’anciens cadres socialistes de l’ancienne République démocratique populaire du Yémen tentent de faire sécession dans le sud du pays réunifié, de mai 1994, jusqu’à la fin de cette éphémère guerre civile en juillet 1994. Ce conflit interne marque l’unification finale du territoire, et débouche sur la volonté de reconstruction d’un pays larvé par les guerres et les conflits incessants. En juin 2004, commence alors l’insurrection houthiste.

Économiquement, le Yémen est l’un des pays les plus pauvres du monde. Il n’intègre (en tant que 160e pays) l’OMC qu’en juin 2014. Le pays souffre de graves pénuries d’eau, au point que les spécialistes de la question se penchent sur le cas du Yémen et d’une possible guerre de l’eau dans cette région dès le début des années 2000. En effet, les terres agricoles sont pauvres, et l’agriculture ne représente qu’environ 10 % du PIB. Peu après le début de la déstabilisation notoire de l’État central, on estime qu’environ 30 % des terres agricoles sont utilisées pour la culture du khat, une plante narcotique douce, très prisée au Yémen, dont la culture nécessite un gros apport d’eau et qui utiliserait de 40 à 45 % des ressources en eau du pays.

Le pétrole représente environ 80 % des revenus gouvernementaux et étatiques, et 90 % des exportations yéménites. Peu avant le début de l’instabilité économique et politique du pays, les exportations de pétrole étaient à environ 350 000 barils par jour, passant à moins de 200 000 voire 150 000 barils par jour selon certains observateurs depuis le début de la guerre civile. Les principaux clients du Yémen sont des pays d’Asie ou du golfe Arabique, avec en tête 30 % de ses exportations pour la Chine.

De fait, le Yémen est un pays avec un État central structurellement faible. En effet, il est divisé en plusieurs grandes tribus (environ soixante-quinze) groupées elles-mêmes en confédérations de tribus, ensuite subdivisées en divers clans à travers tout le pays. Ces divisions qui s’appliquent sur des zones géographiques spécifiques – donc éclatées à travers le pays – se superposent à des différences religieuses, dans un pays où le sunnisme est majoritaire, mais où le chiisme a régné durant plus d’un millénaire sous la forme étatique d’une monarchie chiite (de tendance zaydite).

« La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entre les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydites et sunnites »

L’échiquier politique yéménite a toujours été marqué par la présence de confédérations de tribus et de clans. La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entres les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydite et sunnites, ces derniers étant majoritaires dans le pays, et soutenus par l’Arabie Saoudite wahhabite et les pétromonarchies du golfe Arabique dans leur ensemble.

Si l’internationalisation du conflit yéménite n’est pas neuve, elle s’est accrue durant ces dernières années. L’Arabie Saoudite était déjà un soutien du pouvoir en place (de la monarchie chiite au Nord, souvent présentée comme proche des puissances occidentales) avant l’instauration de la République, se retirant après une période de stabilisation quelques années avant la réunification des deux Yémens. L’ingérence de l’Arabie Saoudite et de sa guerre par procuration contre l’Iran a fragilisé le Yémen et sa structure centrale. L’Iran, de son côté, bien que ne partageant pas le courant politico-religieux des zaydites, ne reste pas indifférente face à l’insurrection houthiste, et arme et soutient ce soulèvement.

Cette guerre par procuration, attisée par l’Arabie Saoudite et la coalition internationale arabe (« Alliance Militaire Islamique ») créée par Mohammed Ben Salmane à cette occasion pour officiellement « combattre le terrorisme dans le monde », est alimentée aussi par la France et les États-Unis. La France est le premier pays fournisseur d’armes et de logiciels de guerre destinés à contrer l’insurrection houthiste. Les États-Unis, quant à eux, fournissent un soutien logistique à l’Arabie Saoudite en plus de cargaisons d’armes en quantité considérable. Alliés à l’Arabie Saoudite pour des raisons géostratégiques, la France et les États-Unis souhaitent s’assurer qu’elle demeure hégémonique dans cette région du monde et ne recule pas face à l’Iran.

Le zaydisme : la matrice religieuse de l’insurrection

Les partisans de Houthi (chef religieux et ancien membre du parlement yéménite et fondateur du mouvement des houthis) sont les héritiers nostalgiques de la monarchie chiite zaydite ; présente depuis le IXe siècle jusqu’à la révolution républicaine de 1962 ; principalement installés dans le gouvernorat de Sa’dah et dans le nord-ouest du pays.

L’insurrection houthiste a pour but politique la réinstauration de cette monarchie zaydite, système politico-religieux proche du califat islamique, avec comme chef d’État et guide spirituel uniquement l’un des descendants de la lignée d’Ali, gendre et cousin du prophète, quatrième imam de l’Islam et premier imam pour les chiites.

Le chiisme zaydite, est aujourd’hui presque exclusivement représenté au Yémen, même si de rares minorités existent en Inde, en Iran, ou en Arabie Saoudite. On retrouve cependant de nombreux fondateurs de dynasties, comme Moulay Idriss, fondateur de la dynastie des Idrissides au Maroc (789), ou Sidi Sulayman Ier, fondateur de la dynastie des Sulaymanides en Algérie (814).

« On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, DE par son concept politico-religieux »

Le zaydisme est une branche particulière du chiisme. En effet, les zaydites rejettent la notion d’occultation de l’imam (chacune des branches du chiisme ayant son « imam caché » par rapport à la descendance d’Ali. Il s’agit de légitimité quant au titre d’imam dans l’histoire islamique).

Les chiites ismaéliens, quant à eux, prétendent qu’il y a quatre imams cachés, alors que les duodécimains considèrent que le dernier imam n’est pas mort, mais a été occulté. On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, de par son concept politico-religieux, mais aussi par le fait d’être en conflit avec les écoles de pensées traditionnelles chiites quant à l’occultation, ou à l’application d’une stratégie politico-religieuse.

L’école de pensée zaydite affirme que seul l’un des descendants directs d’Ali, l’un des premiers califes de l’Islam et acteur majeur dans le schisme de l’islam (sunnisme/chiisme), mérite de diriger la monarchie. C’est l’un des piliers de la pensée zaydite, d’où l’installation sur la longue durée de l’insurrection houthiste et de l’ambivalence de l’ex-président Saleh – lui-même chiite – quant au mouvement des houthis.

Si la situation est aujourd’hui si compliquée et complexe à saisir, il faut revoir l’influence des différents acteurs de la région, et l’influence des puissances occidentales, du panarabisme qui a marqué le XXe siècle dans le monde arabe, et l’omniprésence du chiisme zaydite uniquement présent sur le territoire yéménite.
Malgré le silence parfois absurde des médias occidentaux sur la guerre yéménite, certaines tribunes consacrent quelques analyses de cette guerre, cependant laconiques quant aux origines mêmes du conflit. En raison de l’extrême complexité des événements qui ont mené à la situation actuelle et à la déliquescence structurelle de l’État yéménite.


Note de vocabulaire :

Schisme de l’islam : (Fitna en arabe, on parle ici de la première fitna) La mort de Mohammed, le dernier prophète de l’Islam, marque un tournant dans l’histoire islamique. Dans la continuité du califat, il faut trouver un successeur pour le contrôle du territoire ainsi que pour le commandement des croyants et des armées. Certains proches et compagnons préfèrent se référer à la « sunna » (aux lois tribales et traditionnelles, ce qui donnera le courant sunnite, dérivé de sunna, donc) et choisissent Abou Bakr comme successeur, tandis que d’autres se tournent vers Ali, cousin et gendre du prophète, (Chiya Ali en arabe, ce qui donnera le chiisme).

Sunnisme : courant majoritaire de l’islam. Souvent présenté (à raison) comme le courant orthodoxe de l’islam. Se réfère à la « sunna », la ligne conductrice de Mohammed, dernier prophète de l’Islam. Environ 90% des musulmans dans le monde sont sunnites.

Chiisme : courant minoritaire de l’islam. Se différencie du sunnisme de part son histoire dans le schisme de l’islam. Les chiites se réfèrent à Chiya Ali, cousin et gendre du prophète comme premier imam successeur du prophète.

Nationalisme arabe : Le nationalisme arabe se réfère fondamentalement à ce que l’on appelle aussi le socialisme arabe. Il s’agit d’un panarabisme (mouvement politique qui tend à unifier tous les peuples arabes NDLR) à l’initiative de Gamal Abdel Nasser, premier président de la République arabe d’Égypte et pionnier de la culture politique de l’identité arabe. Il s’agissait de s’unir contre le colonialisme et de se fonder en une puissance économique, culturelle, militaire contre le bloc occidental.

Yémen : combien de temps les millions de victimes du conflit seront-elles passées sous silence ?

© Telesur

Au Yémen, bombardé depuis 2015 par l’Arabie Saoudite, près de 80% de la population se trouve en situation d’urgence humanitaire selon de multiples rapports de l’ONU. La guerre a plongé 14 millions de Yéménites en situation de pré-famine, tandis qu’une épidémie de choléra se propage depuis 2016, et frappe aujourd’hui plus dun million de personnes. C’est donc une crise humanitaire majeure qui s’y joue, dans une région instable déjà touchée par de nombreux conflits. Médias et gouvernements occidentaux ont été pourtant bien silencieux depuis l’intervention saoudienne au Yémen voulue par Mohammed Ben Salman, généralement présenté comme un “prince réformateur”. Un silence qui s’explique par un entrecroisement d’intérêts économiques et géopolitiques.


La sous-médiatisation du conflit yéménite

Les médias occidentaux n’ont pas donné aux populations les moyens de prendre la mesure de la gravité de la situation yéménite. Selon un récent sondage mené par les deux ONG britanniques Human Appeal et YouGov, 42% de leurs concitoyens ignorent qu’un conflit se déroule en ce moment même au Yémen. Selon le même sondage Human Appeal /YouGov, ce sont seulement 23% des britanniques qui ignorent qu’un conflit se joue en Syrie. Les mêmes observations peuvent être effectuées de l’autre côté de la Manche. Entre le premier Janvier 2015 et le 1er Janvier 2017, plus de 7.200 articles du quotidien le Monde évoquent la Syrie, tandis que l’occurrence “Yémen” apparaît dans seulement 1.400 articles. Il ne s’agit pas de déplorer l’ampleur de la médiatisation du conflit syrien, au contraire, mais simplement de regretter que le conflit yéménite n’ait pas bénéficié d’un traitement de la même ampleur. En effet, ces conflits ont tout deux un impact direct sur les déséquilibres régionaux du Moyen-Orient qui ont des répercussions jusqu’en Europe, et ont en commun d’avoir provoqué une crise humanitaire majeure.

“Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par l’Arabie Saoudite”

L’ampleur du drame que vivent les Yéménites ne souffre d’aucune ambiguïté. Il est même désigné par l’ONU comme la “pire crise humanitaire du monde”. Près de 14 millions de Yéménites se retrouvent dans une situation de pré-famine, tandis que plus de 22 millions d’entre eux sont en situation d’urgence humanitaire, selon de multiples rapports onusiens – pour une population totale de 28 millions d’habitants. Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra, dans un pays ou le système de santé à été rendu dysfonctionnel par le conflit. MSF fait également état de cas de diphtérie, directement imputables à l’insécurité sanitaire du Yémen. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par la coalition arabe, dirigée par l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. Le pari du jeune prince était de faire plier les rebelles houthis en leur aliénant le soutien de la population yéménite par une campagne fulgurante et brutale. Cependant, sur le plan militaire et politique, les choses n’avancent pas aussi rapidement que prévu. La résistance houthie reste conséquente, et malgré des pertes territoriales en début de campagne, elle maintient sa présence dans le Nord du pays, aidée en cela par les divisions géographiques, sociales et historiques du Yémen. En face, le président yéménite Hadi revendique sa légitimité au regard de la communauté internationale. La coalition qui le soutient apparaît cependant comme de plus en plus divisée. Les partisans du président Hadi seraient plûtot favorables a une poursuite des offensives, car celles-ci apparaissent comme le seul moyen de maintenir soudés les membres de cette coalition.

Le sommet de Stockholm : un possible tournant ?

Un premier round de négociations à eu lieu entre le 6 et le 15 décembre dernier à Stockholm, entre les rebelles houthis et la coalition qui soutient le président Hadi. Il s’est achevé sur l’accord le plus complet qui ait été signé depuis le début du conflit. 15.000 prisonniers seront échangés entre les deux camps, afin de poser les bases d’une négociation politique plus vaste ayant pour but de mettre fin à la guerre.

L’un des points clefs de cet accord concerne le port d’Hodeidah, qui était le théâtre de violents combats depuis cet été, et par lequel transite 80% de l’aide humanitaire en direction du Yémen. Initialement prévu pour le 8 janvier, le retrait de tous les acteurs militaires du port et de la ville, bien que non achevé, se poursuit. Il permettrait à la population de pouvoir enfin bénéficier de l’aide humanitaire.

Cette évolution positive – dont il reste cependant à voir les modalités concrètes d’application – a été incontestablement déclenchée par l’affaire Khashoggi. L’assassinat de ce journaliste d’opposition saoudien qui publiait dans plusieurs journaux américains a en effet provoqué un retentissement médiatique international. Sous pression, la monarchie saoudienne a décidé de lâcher du lest pour améliorer son image, s’assurant ainsi de ne devoir rien lâcher d’autre, que ce soit sur le plan national ou international. Aux yeux de nombre d’observateurs, ces négociations semblent donc confirmer le pouvoir pacificateur des médias occidentaux, qui ont poussé les gouvernements à prendre la situation yéménite en compte. La pression internationale qui a suivi l’affaire Khashoggi ayant permis ce résultat, on ne peut que regretter la sous-médiatisation qui fut celle du conflit yéménite. Elle a retardé la prise en compte des enjeux relatifs au drame yéménite par les gouvernements occidentaux.

L’issue des négociations, entre velléités humanitaires et Reälpolitik

Malgré le succès diplomatique qu’a constitué le round de négociations à Stockholm, la situation yéménite ne voit pas se profiler un avenir radieux. Pour l’heure, de nombreux accrochages ont été rapportés autour d’Hodeihah. Le port est toujours l’objet d’affrontements entre assiégeants issus de la coalition pro-Hadi et assiégés houthis, chaque camp rejette sur l’autre la responsabilité des accrochages.

Les avancées de Stockholm sont un produit direct de la situation régionale. L’affaire Khashoggi ayant conduit les Saoudiens à devoir lâcher du lest, le Yémen est apparu comme l’endroit idéal pour le faire. Les gouvernements occidentaux cherchaient à mettre un terme à la crise humanitaire yéménite, dans la mesure où ils estiment que l’instabilité sécuritaire et politique engendre une situation propice au développement de groupe djihadistes. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte où, sans être définitivement vaincu, le foyer djihadiste syro-irakien a été considérablement affaibli. Aux yeux des Saoudiens, la négociation semble être désormais le chemin par lequel ils ont le plus à gagner. La manière dont Mohammed Ben Salman a mené le conflit, avec une impréparation totale de ses forces armées, a montré ses limites. Le conflit yéménite est une guerre que Ryad ne peut gagner sans perdre beaucoup. Contrairement à ce qu’affirme la propagande saoudienne – qui lit la guerre à l’aune de l’opposition entre Ryad et Téhéran -, l’intervention iranienne n’est qu’un facteur minime du conflit. L’Iran ne s’accrochera pas à un conflit dans lequel il n’est en réalité que très marginalement présent. Si d’un point de vue régional, donc, la conjoncture actuelle semble favorable à un règlement pacifique du conflit, la situation interne au Yémen semble au contraire toujours plus conflictuelle et belligène.

“Les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien effectuées par les gouvernements occidentaux justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen”

La coalition pro-Hadi, proche de la rupture, est de plus en plus divisée. Le seul lien qui maintient encore unis les différents groupes de cette coalition (le parti Al-Islah, des groupes salafistes et des groupes sudistes, entre autres) est constitué par le combat contre les Houthis. Un accord de paix pourrait donc paradoxalement signifier une nouvelle implosion pour le Yémen. La dissolution de l’État yéménite à la suite de la transition qui avait été initiée en 2012 a eu pour conséquence la démultiplication des acteurs politiques. Le Yémen est, depuis longtemps, un pays divisé. Le Sud, autour du port d’Aden, fut colonisé par les Britanniques jusqu’en 1967, avant d’être dirigé par la République populaire du Yémen, régime philo-soviétique et seul État marxiste du monde arabe. Le Nord quant à lui échappe à la colonisation, mais devient le théâtre de rivalités arabes qui débouchent en 1962 sur une guerre civile entre républicains socialistes, soutenus par l’Égypte de Nasser, et royalistes, soutenus par l’Arabie Saoudite. Lorsque l’Égypte se retire du conflit, l’Arabie Saoudite accepte de reconnaître la République Arabe du Yémen qui est pro-occidentale. Le pays n’est réunifié qu’en 1990, sous le régime du président du Nord Ali Abdallah Saleh. Ce dernier, renversé par le printemps arabe, a fini assassiné par des rebelles houthis. Les divisions économiques, territoriales et sociales demeurent donc particulièrement importantes dans ce pays fortement déstabilisé. Elles n’ont fait qu’accroître les tentations sécessionnistes, notamment dans le Sud du pays, qui se sent délaissé par le pouvoir central depuis plusieurs années. 

Il faut ajouter à cette situation épineuse la présence de groupes djihadistes qui se sont greffés sur le conflit. Entre avril 2015 et avril 2016, le port de Mukalla, (environ 150 000 habitants) à été contrôlé par une coalition de salafistes, de djihadistes locaux, et de la branche d’Al-Qaida présente dans la Péninsule Arabique (AQPA). La généralisation du chaos au Yémen permet à des groupes tels que l’AQPA de s’installer dans le paysage politique local. Malgré son gouvernement par la terreur, le groupe djihadiste pouvait se targuer d’une gouvernance positive de la ville de Mukalla, avant d’en être chassé par une offensive coordonnée des Émirats Arabes Unis et des Américains. Cet épisode est plus qu’anecdotique. Des cellules dormantes de l’AQPA commencent à germer dans plusieurs endroits au Yémen. Il va sans dire que les conditions de vie des habitants du Yémen, où la misère s’étend et le chômage s’accroît depuis le début de la guerre, ne peut que favoriser l’implantation de ces groupes djihadistes. Ces derniers peuvent séduire les jeunes en recherche de débouchés sociaux.

Malgré les avancées positives de Stockholm, le conflit semble donc loin d’une résolution immédiate. Toutefois si les premiers accords signés, notamment ceux qui concernent Hodeidah, sont plutôt bien respecté, d’autres améliorations seront rendues possibles. Cela nécessite que le conflit bénéficie d’une médiatisation suffisante, seule à même de garantir une pression internationale contraignante. En effet, les répercussions de ce conflit s’étendent bien au-delà du simple cadre du Yémen. L’instabilité yéménite, qui crée un terreau fertile pour la prolifération djihadiste, contribue à l’instabilité moyen-orientale, qui elle-même déborde sur l’Europe. Une meilleure perception du conflit yéménite et de ses possibles répercussions est donc absolument nécessaire en Europe.

Bien sûr, les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien, ainsi qu’a son allié émirati, effectuées par les gouvernements occidentaux, justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen. Jean-Yves Le Drian s’était montré particulièrement actif sous la présidence Hollande dans le tissage de réseaux franco-saoudiens et franco-émiratis. Il avait réussi à faire fructifier ses contacts. D’une part, d’importants contrats d’armement ont été signés avec les deux pays du Golfe (9 milliards d’euros rien qu’entre la France et l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2016) ; d’autre part, les Saoudiens s’étaient engagés à régler la facture des commandes de l’armée libanaise, tandis que les Emiratis ont financé les achats d’armements et de véhicule livrés à l’armée égyptienne, souvent d’origine française. Ces équipements ont servi à la sanglante répression du maréchal Al-Sissi contre ses opposants. Comme le dénonce régulièrement Amnesty International, les véhicules Renault ont en particulier joué un rôle crucial dans cette répression. L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir n’a strictement rien changé à cette ligne politique. Depuis sa nomination au Ministère des Armées, Florence Parly s’est contentée de rejeter ou de minimiser les accusations de ventes d’armes pour la répression en Égypte. Pourtant, plusieurs preuves démontrent que le gouvernement avait conscience du rôle qu’allaient, ou qu’étaient en train de jouer ces armes.

Afin d’arrondir leurs comptes, les pays occidentaux ont donc délibérément soutenu une politique en réalité contraire à leurs intérêts et à la stabilité de la région moyen-orientale. Cette course à la vente d’armes s’explique entre autres par la croyance, très répandue, en vertu de laquelle la politique étrangère française au Moyen-Orient ne pourrait avoir d’existence que dans le cadre d’un alignement sur la géopolitique des États-Unis. “Existence” rime ici avec “concurrence” dans la vente d’armes, et ce au prix d’une réelle vision à long terme de la stabilité de la région et de la sécurité des Européens.