« Il faut accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique » – Entretien avec Léonore Moncond’huy

Léonore Moncond’huy, Maire de Poitiers, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

Léonore Moncond’huy est maire de Poitiers depuis les élections municipales de mars et juillet 2020. Elle l’a emporté face à Alain Claeys (Parti socialiste), ancien ministre et successeur de Jacques Santrot. À eux deux, ils avaient maintenu le PS à la tête de Poitiers pendant 43 ans. À 30 ans, l’ancienne conseillère régionale EELV a ainsi été propulsée à la tête de l’ancienne capitale régionale et chef-lieu de la Vienne. Elle est d’ailleurs la plus jeune femme maire d’une ville de plus de 80 000 habitants. Elle revient avec nous sur ces élections atypiques qui ont beaucoup centré l’attention médiatique sur l’écologie. Elle nous livre également sa vision d’un projet écologique voulant allier sobriété, justice sociale et concertation citoyenne. Pour cela, elle ne désire pas s’inscrire dans le match montant entre Éric Piolle, son ancrage à gauche, et Yannick Jadot, avec sa coalition plus consensuelle. Entretien réalisé par Antoine Bourdon.


LVSL On a beaucoup parlé de la « vague verte » aux municipales dont vous faites partie, mais elle a surtout concerné les grandes villes de notre pays et n’a pas déferlé sur les communes rurales. Quelle analyse faites-vous de ces résultats ?

Léonore Moncond’huy D’une part, « la vague verte » comme on l’a appelée, avec c’est vrai les victoires des grandes villes, montre que l’écologie a un ancrage local de plus en plus fort, ce qui est un signe fort d’implantation pour une force politique dans un pays. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la lecture qui est faite selon laquelle l’écologie serait simplement réservée aux grandes villes. D’abord, les maires des plus petites villes, en particulier en milieu rural, ne sont souvent pas étiquetés, ce qui ne veut pas dire que les programmes ne sont pas imprégnés par l’écologie. Ensuite il y a des maires écologistes en milieu rural, EELV en l’occurrence. Par exemple, à côté de Poitiers, une toute petite commune qui s’appelle La Chapelle-Moulière vient d’être remportée par un maire EELV, sauf qu’on n’en parle pas.

Il y a la lecture des médias qui met les projecteurs sur les grandes villes beaucoup plus que sur les petites. Ce que je constate au quotidien comme maire d’une ville au centre d’une communauté urbaine assez rurale c’est que l’écologie imprègne de plus en plus de programmes, même auprès de maires qui sont sans étiquettes.

LVSL Quelles carences avez-vous identifiées en matière d’écologie dans la gestion de Poitiers par les socialistes ? Comment expliquez-vous votre victoire face à un ténor du PS comme Alain Claeys et après 43 ans de gestion socialiste ?

L.M. – Plutôt que de carences je parlerais de manque d’ambition. Pour nous l’écologie n’est pas une histoire de projets phares disséminés, c’est une grille de lecture globale sur l’ensemble des politiques que l’on met en œuvre. Toutes les politiques sociales, éducatives, économiques doivent intégrer dès le début un regard écologique, et faire en sorte d’améliorer la situation, climatique en particulier. Ce n’était pas la grille de lecture de la municipalité précédente. Il y avait des projets et des avancées mais ce n’était pas une approche globale. Cela n’allait pas du tout aussi loin que ce que l’on souhaitait, par exemple en matière d’alimentation biologique, de circuits courts dans la restauration collective ou de mobilités. Il fallait faire le choix radical de l’écologie et c’est ce que nous proposons faire avec notre projet.

Sur le pourquoi de notre victoire, je ne le mettrais pas tout sur le compte de la radicalité de notre projet justement. Nous avons beaucoup porté un message de relève plutôt que de rupture. Il est impératif aujourd’hui pour une organisation politique de savoir se renouveler, de savoir être ouverte à l’évolution de la société. Je pense que ce qui a pêché chez notre adversaire socialiste en particulier, c’est l’absence de renouvellement des personnes et du logiciel politique. Le Poitiers de 2020 n’est plus le Poitiers des années 1970. Il fallait que le logiciel politique évolue pour répondre aux attentes nouvelles.

Léonore Moncond'huy
Léonore Moncond’huy, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

LVSL Vous n’avez pas souhaité briguer la présidence du Grand Poitiers alors que le maire sortant, lui, était également président de la métropole. Vous avez de plus souhaité diminuer votre indemnité de maire d’environ un tiers. Ces choix sont-ils politiques pour vous ?

L.M.Il est intéressant de mettre ces deux choix en relation car le même logiciel politique est derrière. C’est la volonté d’avoir un incarnation politique beaucoup plus collective et une gouvernance plus partagée et horizontale. C’est un état d’esprit que nous avons défendu pendant la campagne avec le projet Poitiers Collectif. Il porte bien son nom car nous avons développé un fonctionnement horizontal, démocratique, transparent et ouvert. Compte tenu de cela, il nous semblait cohérent de ne pas briguer la présidence du Grand Poitiers, puisque c’est une communauté urbaine de 40 communes et il n’apparait pas naturel que le maire de la ville-centre soit aussi président de métropole. On a donc fait le choix, comme symbole fort, de soutenir une présidente qui ne soit pas issue du Grand Poitiers.

C’est la même raison qui a fait que mon indemnité a été baissée. Ce n’était pas la volonté symbolique de baisser l’indemnité du maire, mais celle de réduire de 1 à 5 au maximum l’écart entre l’indemnité la plus basse et l’indemnité la plus haute. On veut vraiment que chaque élu soit en charge du pilotage d’une partie de notre projet politique. Chaque élu a vraiment des missions pour la mise en œuvre du programme et cela mérite d’être rétribué par une indemnité correcte. Donc l’écart s’est réduit entre le plus bas et le plus haut, mais ce n’est pas tant mon indemnité qui compte que celle de tout le monde (NDLR : si l’indemnité de la maire a été réduite, celles des conseillers municipaux a été très légèrement rehaussée).

« LA TROISIÈME VOIE QUE JE SOUTIENS EST CELLE DE L’ÉCOLOGIE CITOYENNE (…) UN MOUVEMENT D’ÉCOLOGIE POPULAIRE QUI CORRESPOND VRAIMENT AUX ATTENTES DE LA SOCIÉTÉ. »

LVSL Vous faites partie d’EELV mais votre liste est composée de personnes de différents horizons partidaires (PCF, NPA, Nouvelle Donne, Génération.s) avec toujours un ancrage assez marqué à gauche. Selon vous, quelle stratégie peut s’avérer gagnante entre une coalition consensuelle la plus large possible, à la Yannick Jadot, ou assumer l’ancrage de l’écologie à la gauche de l’échiquier politique, comme l’envisage Eric Piolle ?

L.M. – Encore une fois, je vais peut-être vous décevoir, mais je ne veux pas me laisser enfermer dans cette grille de lecture. Plusieurs histoires sont possibles : soit celle de la « vague verte » et tous derrière EELV, soit celle de rassemblement de la gauche au sens de l’union de partis politiques. Ni l’une ni l’autre ne me portent. La troisième voie que je soutiens est celle de l’écologie citoyenne, c’est-à-dire arriver à se faire se soulever et à structurer un mouvement d’écologie populaire qui correspond vraiment aux attentes de la société. C’est l’un des leviers de notre réussite à Poitiers : avoir une approche très ouverte qui s’émancipe de l’identité des partis. Poitiers Collectif était soutenu par des partis mais son fonctionnement était vraiment indépendant localement. C’est ce format très accueillant vis-à-vis de tous les citoyens intéressés par l’écologie et la politique qui a permis d’avoir un mouvement qui ressemblait vraiment aux gens. Je pense qu’il faut écouter l’état des lieux de la société actuelle. Il y a une forte défiance envers la politique et donc envers les politiques et les partis. Si l’on veut que l’écologie arrive aux responsabilités à d’autres échelles, il faut entendre ça et la faire porter par un mouvement qui dépasse les identités partisanes et les historiques partisans qui sont souvent faits de clivages et de guerres de chapelles. Je pense que c’est même un repoussoir pour les gens aujourd’hui.

C’est comme cela qu’on peut rassembler des gens d’univers très différents. Il y a des partis pris politiques clairs à prendre mais je pense que la société est mûre pour un changement assez radical en faveur de l’écologie. C’est ce que montre la Convention Citoyenne sur le Climat par exemple. Les citoyens étaient apolitiques au début et lorsqu’on les a formés, ils ont compris l’urgence d’agir. Cela témoigne du fait que lorsqu’on ouvre en grand les portes de la politique à tous les citoyens, hors clivages partisans, il y a une appétence pour l’écologie. C’est à nous en tant qu’organisation politique de structurer les formes qui répondent à cette attente-là.

LVSL Vous vous inscrivez donc dans la rupture avec le clivage gauche-droite qui faut beaucoup débat en ce moment dans la vie politique française ?

L.M.Pour moi, l’écologie s’inscrit forcément dans l’héritage des politiques de gauche qui ont structuré la vie politique au XXème siècle, ne serait-ce que parce que le contexte écologique fait que les personnes les plus touchées aujourd’hui sont les personnes les plus fragiles socialement. On voit dans le contexte mondial que les pays les plus défavorisés sont les premiers à en subir les conséquences. Si l’on veut faire face à l’urgence écologique dans la justice sociale, on est obligé d’adopter une préoccupation sociale forte issue de l’héritage de la gauche. Mais la situation écologique est telle qu’elle demande à tout le monde de rénover en profondeur son logiciel politique, les organisations de droite comme celles de gauche. Une partie de la situation politique dont on hérite est issue de choix faits par la gauche. Pour évoluer, la gauche ne peut plus être en faveur du productivisme. L’écologie est justement une incitation à rénover les logiciels politiques de droite comme de gauche, et à faire un état des lieux des responsabilités partagées de la situation dans laquelle on se trouve.

LVSL Votre liste était donc diversifiée mais était tout de même en compétition avec la liste Osons 2020, soutenue par la France Insoumise, pourquoi une telle division et quels freins se sont posés à une fusion des listes ?            

L.M. – C’est là que la méthode qui caractérise vraiment une démarche citoyenne intervient. Avec la liste Osons 2020 nous avions des projets politiques extrêmement similaires si ce n’est quelques points de divergences de l’ordre du détail. Les deux étaient très écologiques, très sociales et très pro-démocratie. Il n’y avait pas de problèmes sur les valeurs communes. En revanche sur la méthode qu’on s’est donné pour aboutir à ce que ce projet arrive aux responsabilités, nous n’étions pas sur la même vision de ce que devait être l’ouverture, la démocratie interne, l’horizontalité des pratiques. Typiquement, nous nous sommes toujours positionnés comme une alternative plutôt qu’une opposition, comme le fait d’être dans la relève plutôt que dans la rupture. On sentait que c’était ce qu’attendaient les citoyens. Cela nous a valu d’être taxés de « bisounours » par la liste que vous mentionnez car nous n’étions « pas assez radicaux ». Or pour moi il faut distinguer la radicalité de fond de la radicalité de forme. S’il on veut que la radicalité de fond arrive aux responsabilités, il faut une forme qui embarque tout le monde. C’est là-dessus que nous avions des incompréhensions mais nous avons consacré énormément d’énergie à faire en sorte que cela fonctionne. Il y a vraiment eu des efforts de part et d’autre pour que cela aboutisse mais il y avait finalement une vraie divergence de méthode et de vision de ce que doit être une démarche citoyenne.

« IL FAUT QUE CEUX QUI SONT LES PLUS FRAGILES ET DONC LES MOINS RESPONSABLES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE SOIENT LES PLUS PROTÉGÉS PAR L’ACTION POLITIQUE. »

LVSL Par ailleurs, on présente beaucoup l’écologie comme une thématique d’urbains de classe supérieure, mais votre campagne a été menée par des personnes provenant de tous les quartiers de la ville et notamment les plus défavorisés. Vous êtes arrivée en tête dans beaucoup de bureaux de vote des quartiers populaires comme aux 3 Cités ou à Beaulieu. Comment selon vous la question écologique résonne-t-elle dans ces couches de la population et comment envisagez-vous de combiner engagement écologique et lutte contre la précarité et l’exclusion sociale ?

L.M. – Je dirai deux choses. D’une part sur la mobilisation qui a accompagné notre victoire dans les quartiers. On a vraiment voulu structurer une démarche citoyenne ouverte à tous mais on s’est rendu compte que ce n’était pas si facile d’avoir une vraie diversité dans les personnes qui s’impliquent en politique. On s’est amélioré au fur et à mesure mais ça reste une piste de progression et un enjeu majeur d’avoir cette diversité. Sur la fin de la campagne, on a constaté qu’on avait un déficit de représentation dans les quartiers et on avait envie d’améliorer ça dans une approche sincère. On ne voulait pas juste aller faire des selfies en bas des tours pour dire « On s’intéresse à vous ». Ce n’est pas notre approche. On a réfléchi et on a pensé que l’angle de la jeunesse était celui sur lequel on avait un vécu générationnel commun. On a beau ne pas vivre dans les mêmes quartiers, ne pas avoir les mêmes origines sociales ou géographiques, peu importe, on partage un vécu générationnel qui fait qu’on aura tous affaire aux mêmes défis à l’avenir, et en particulier le défi écologique. Des jeunes qui parlent à d’autres jeunes de perspectives d’avenir inquiétantes, cela a fait qu’on s’est retrouvé sur un pied d’égalité. On est donc partis sur une approche de projets. On leur a proposé par exemple d’organiser la Fête de la musique ensemble. On était encore sur un pied d’égalité entre nous qui avions l’intention politique de dire « On veut de la culture dans les quartiers » et eux qui avaient le réseau de la musique urbaine à Poitiers et qui nous en ont fait bénéficier. Voilà comment on a essayé de gagner, je l’espère à long terme, la confiance des jeunes dans les quartiers de Poitiers.

Sur le projet politique et la politique sociale notamment, pour moi les enjeux sont intrinsèquement liés. Quand on prend une approche globale, si l’on veut accompagner la transition écologique, il faut le faire par le prisme de la justice sociale. Il faut que ceux qui sont les plus fragiles et donc les moins responsables de la crise écologique soient les plus protégés par l’action politique. C’est un cadre global, mais si je dis ça aux gens sur les marchés ça ne leur parle pas. Pour moi, ce qui est la clé, c’est le vocabulaire commun. Lorsqu’on discute avec les jeunes des quartiers, ils ont plein de projets de création d’activité pour faire vivre leur ville et ils veulent qu’on soit à l’écoute de leurs projets. Cela se concilie très bien avec un vocabulaire écologiste qui tend à dire qu’il faut relocaliser l’économie. Nous disons cela dans un prisme écologique mais eux l’entendent comme un soutien à leurs initiatives d’activités économiques. C’est le même projet sauf qu’on ne va pas le défendre de la même manière auprès de tout le monde. Dire qu’on soutient leurs projets parce que c’est une richesse économique locale qui vient des quartiers est très cohérent avec un projet écologique et ça parle à tout le monde. C’est la confiance en les acteurs et l’activité locale. C’est un bon exemple d’approche économique qui marie l’aspect écologique ainsi que l’aspect « quartiers » et justice sociale.

Poitiers
Ville de Poitiers. © Wikimediacommons

LVSL Un des projets les plus controversés de Poitiers Collectif est la fermeture de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pourquoi souhaiter sa fermeture ? Que deviendraient ses infrastructures et les personnels qui y travaillent ?

L.M. – C’est un projet plus différenciant que clivant par rapport aux autres propositions politiques. Quand on est élu, on se rend compte qu’on dit tout haut ce que beaucoup de personnes pensent tout bas. Cet aéroport ne sert pas à grand-chose, il n’a jamais été prouvé qu’il servait vraiment à l’économie et qu’il représente de plus en plus un gaspillage d’argent public. Sa fermeture est avant tout une question de bon sens économique avant d’être une question écologique. D’une manière générale, le transport aérien est un symbole de l’injustice climatique qui se marie à une injustice sociale. Aujourd’hui l’avion est un transport qui est emprunté par une minorité de personnes à l’échelle nationale et à l’échelle mondiale et pourtant il est fortement responsable du changement climatique. Et en plus ceux qui en pâtissent le plus sont ceux qui n’auront jamais l’occasion de prendre l’avion ! D’autant plus que c’est le transport qui est le plus subventionné par l’Etat alors que c’est le moins vertueux d’un point de vue climatique. Voilà pour le cadre général.

À Poitiers, pourquoi fermer cet aéroport ? Cet aéroport est structurellement déficitaire et financé à 90% par de l’argent public. Cet argent public, on en a vraiment besoin ailleurs. Les urgences sont dans la mobilité collective du quotidien. On a besoin de redévelopper le train pour permettre aux gens d’aller depuis leur lieu d’habitation à leur lieu de travail ou au Futuroscope en transports collectifs. Je pense que ces moyens seraient bien mieux affectés dans le bus et le train que dans l’aéroport. C’est aussi ce que demandent beaucoup de chefs d’entreprises qui disent qu’ils n’empruntent jamais l’aéroport. Les flux principaux sont composés de touristes qui viennent d’Angleterre et qui viendraient quand même avec le train parce qu’ils ont le temps. Il y a le point de vue politique qui veut être responsable vis-à-vis de l’argent public mais aussi le point de vue économique qui demande des résultats sur les mobilités notamment entre Poitiers et le Futuroscope et pour lesquels on a besoin d’argent. La décision vis-à-vis de l’aéroport pourrait être accélérée par la crise du COVID qui, de fait, a conduit à accélérer la fragilisation des petites structures aéroportuaires comme celles de Poitiers. Il y a un fort déficit du fait de l’arrêt des lignes. Il ne s’agit pas de tout fermer du jour au lendemain. Notre projet parlait de se désengager progressivement de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pour ce qui est des salariés, comme dans le cadre d’une évolution industrielle, cela se fait par une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences en regardant sur quels secteurs on peut les réorienter localement. Quand c’est anticipé, cela peut bien marcher. D’autant plus que les chiffres ne sont pas énormes, on considère que ce sont entre 50 et 100 personnes qui y travaillent directement ou indirectement. Un certain nombre d’entre eux sont directement repositionnables comme par exemple les équipes de sécurité. Ce sont des métiers qui peuvent s’appliquer sur différents marchés, il n’y a donc pas vraiment de problème là-dessus. Ensuite l’aéroport de Poitiers-Biard est une emprise foncière au cœur d’une zone urbanisée. Je suis convaincue comme un certain nombre d’élus qu’on peut en faire un projet très désirable. Si l’on veut fermer pour fermer on n’emportera pas l’adhésion de la population avec ça mais si on veut fermer pour une alternative désirable, ça pourrait être un tiers-lieu, de l’agriculture urbaine, que sais-je, c’est comme ça qu’on embarquera les gens sur le fait de reconnaître que c’est une solution responsable et à la fois enthousiasmante.

LVSL Un des thèmes qui a marqué votre campagne a été la promotion de la monnaie locale de Poitiers, le Pois. Les aventures monétaires locales sont souvent des projets incertains et peu fructueux, pourquoi en faire un thème aussi important ?

L.M.Certes, il y a des modèles fragiles et qui fonctionnent moins bien que d’autres. Cependant ceux qui fonctionnent sont soutenus par les collectivités, comme à Bayonne (l’eusko, NDLR). Si le politique porte un message de soutien fort, cela renforcera l’association qui la porte, et cela encouragera le grand public et les commerçants à se l’approprier. Il faut évidemment voir ce qui est possible d’être fait dans le cadre légal, mais nous souhaitons structurer ces liens entre la collectivité et l’association porteuse de la monnaie locale, en finançant certaines primes autour de Noël par exemple. Je suis encore un peu réservée pour l’instant en ce qui concerne le financement des prestations sociales par le Pois. Mais lorsque les étudiants arrivent à Poitiers sans y habiter à la base, on leur offre un pack d’arrivée qui comprend des cadeaux et des bons d’achat. On envisage de faire passer ces bons par le Pois pour soutenir les commerçants qui y ont recours. C’est un cercle vertueux que nous allons essayer d’encourager.

« CETTE ASSEMBLÉE CITOYENNE AURA UNE PLACE DE DROIT AU CONSEIL MUNICIPAL (…) POUR QUE LES ÉLUS SOIENT OBLIGÉS DE RÉPONDRE AUX INTERPELLATIONS QUI LEUR SONT FORMULÉeS. »

LVSL Vous avez imaginé différents dispositifs pour redonner la parole et le pouvoir aux poitevins comme une assemblée tirée au sort ou un référendum d’initiative locale. Vous vous étiez également donné pour mission de ramener les abstentionnistes aux urnes lors des élections. Au vu de l’abstention record de ces élections, pensez-vous pouvoir impliquer l’ensemble des poitevins dans votre démarche et l’articuler avec une ambition écologique ? 

L.M. – C’est vrai que le taux de participation aux municipales invite à l’humilité. Il n’a jamais été aussi bas à Poitiers. Par contre, la lecture que j’en fait est que nous avons gagné parce qu’il y a eu une forte mobilisation autour de notre liste. Je pense vraiment qu’il y a eu un effet de vote d’adhésion ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui, et un vote d’enthousiasme, ce qui n’a pas été le cas pour les autres listes. Cela m’incite à poursuivre dans ce type de modèle, très ouvert, très dynamique, très jeune, parce que c’est ce qui fait revenir les gens vers la politique aujourd’hui. Ce n’est pas du tout gagné parce que redonner confiance après les années qu’on a vécu et avec ce à quoi on assiste au niveau national, c’est un combat de long terme. J’espère que lors des prochaines élections on aura déjà un taux de participation plus élevé.

Par rapport aux outils que vous évoquez, effectivement on s’est engagé à mettre en place tous les outils qui permettraient à tous les citoyens qui le souhaiteraient de s’investir dans la vie démocratique locale. L’assemblée citoyenne, il y aura une part de tirage au sort mais on ne veut pas rajouter un étage au millefeuille. Il y a un tiers de membres qui seront tirés au sort mais aussi un autre tiers qui sera issu d’instances déjà existantes comme les comités de quartiers, les conseils citoyens, etc parce qu’il s’agit aussi de valoriser tous les gens qui s’engagent déjà sur le territoire. Ce qui pêchait avant c’était que beaucoup de travaux étaient produits dans les différentes instances mais qui n’avaient jamais de retour, ou en tout cas l’impression de ne jamais avoir de retour, de la part des politiques. Cette assemblée citoyenne aura une place de droit au conseil municipal, à chaque fois à l’ordre du jour pour mettre les sujets qu’elle désire justement à l’ordre du jour et pour que les élus soient obligés de répondre aux interpellations qui leur sont formulées. Il y a un droit de suivi des interpellations citoyennes vis-à-vis des politiques.

Il y a aussi deux autres outils, le droit d’initiative locale et le référendum d’initiative locale pour que les citoyens qui souhaitent se saisir de projets, d’interpellations politiques puissent le faire. Le droit d’initiative locale fonctionne ainsi : si mille cinq cent personnes signent une interpellation, elle est forcément mise à l’ordre du jour du conseil municipal et celui-ci doit rendre un avis. Et l’étage du dessus, c’est le référendum d’initiative locale, c’est cinq mille signatures. Si elles sont réunies, si cela rentre dans le cadre des compétences municipales, elle est soumise au vote de la population. On redonne la main aux citoyens s’ils veulent s’en saisir. Il n’y a pas d’obligation à s’engager donc ça ne fera peut-être pas s’engager tout le monde. En revanche, j’espère qu’on évitera toute frustration sur le fait que les élus kidnappent l’action publique. Tous ceux qui voudront s’engager auront les moyens de le faire. Je pense que c’est petit à petit comme ça, en systématisant les référendums qu’on arrivera à aboutir à un état d’esprit différent vis-à-vis de la politique.

Pour terminer votre question quant à l’écologie, pour moi on n’arrivera pas à mettre en œuvre les changements écologiques sans embarquer tout le monde et on n’arrivera pas à embarquer tout le monde en les imposant. Justement, c’est pour moi très pragmatique d’associer tout le monde, de trouver les moyens de mettre tout le monde autour de la table, de faire des concertations. Ça prend un peu plus de temps mais à la fin le résultat est beaucoup plus solide et a une acceptation sociale beaucoup plus forte. 

Léonore Moncond'huy2
Léonore Moncond’huy en entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

LVSL Cette idée d’assemblée citoyenne tirée au sort rappelle à plusieurs égards la Convention Citoyenne sur le Climat. Quel bilan tirez-vous de ses travaux ?

L.M. – Les travaux sont super, je les ai suivis, on les a invités pendant la campagne pour des événements, les Lendemains Collectifs. On avait invité notamment Loïc Blondiaux qui fait partie des animateurs de la Convention Citoyenne. Franchement, le travail qui a été fait est vraiment de qualité. On peut saluer la volonté du gouvernement d’avoir joué le jeu sur le côté prendre les citoyens de façon représentative, accompagner de manière solide, participative et de qualité. Je pense vraiment que les propositions issues de la Convention Citoyenne pour le Climat correspondent aux attentes de la société et c’est ce qui me fait dire que la société est mûre pour un changement radical. Il y a des propositions qu’on n’aurait même pas osé mettre dans notre programme tellement elles vont loin ! Mais ce qui est complètement déprimant c’est l’absence de réponse du gouvernement. Ils avaient dit trois jokers, puis finalement quatre, puis finalement « non, on verra » et puis finalement « non je peux pas » (sic). C’est complètement déprimant, ils ne jouent pas le jeu, ils n’écoutent pas la parole citoyenne alors même qu’ils ont tout faits pour qu’elle soit légitimée. Par exemple, je reviens sur l’aérien, il y a une demande claire de limitation du trafic et en particulier du trafic intérieur mais il y a une frilosité à prendre des décisions politiques. Pareil sur la place de la publicité, pareil sur l’étalement urbain, sur les centres commerciaux, on dit qu’il faut arrêter et en fait on ne prend rien de coercitif vis-à-vis de cela. Je suis vraiment très déçue, si tant est qu’on puisse être encore déçu et déprimé par l’absence de volontarisme du gouvernement. Je suis d’un naturel plutôt ouvert en enthousiaste donc j’étais prête à y croire et puis là, bon, encore raté.

« Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est (…) le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. »

LVSL  30 milliards ont été alloués à la transition écologique dans le plan de relance annoncé par Jean Castex. Pensez-vous que le gouvernement se donne suffisamment les moyens de s’atteler aux grands chantiers écologiques ? 

L.M. – Vous tombez bien, j’ai lu tout le plan de relance hier soir ! Dans mes missions à Grand Poitiers, je suis en charge des relations partenariales, je définis ça un peu comme chercheur d’or, c’est-à-dire aller porter notre projet auprès du gouvernement et des différents partenaires pour qu’ils avancent plus vite. Dans le plan de relance, il y a des parties qui vont dans le bon sens. Je pense à tout ce qui est soutien à la production alimentaire locale, à la rénovation énergétique des bâtiments publics, du ferroviaire etc. Il y a des angles qui sont très bon et qui vont dans le sens de ce que l’on souhaite soutenir au niveau politique. Sauf qu’on est dans le « en même temps », on soutient le ferroviaire mais « en même temps » on soutient la filière aéronautique à fond les ballons sans aucune mise en perspective climatique de l’avenir de cette filière-là. Pour moi, c’est clairement irresponsable et pas lucide d’un point de vue écologique. C’est ce que je décrivais vis-à-vis du logiciel politique de mon concurrent à Poitiers. L’écologie ce n’est pas des mesurettes, c’est forcément une vision globale. Si on développe les petites lignes de train et « qu’en même temps » on ne réduit pas le trafic routier ou le trafic aérien, on ne gagnera rien d’un point de vue de l’impact carbone. Donc pour moi ce plan ne va pas assez loin. Non pas en termes de montant financier mais en termes de priorisation financière et d’approche globale : où est-ce qu’on met l’argent et où est-ce qu’on dit « stop, il faut arrêter de financer ça » ? Je pense en particulier au secteur aéronautique et aux infrastructures routières.

LVSL Les régionales et les départementales approchent à grand pas, quels seront les enjeux principaux de cette campagne au niveau de la Vienne, de la Nouvelle-Aquitaine et au niveau national ? Comptez-vous reconduire la coalition qui a porté Poitiers Collectif ?

L.M. – Pour moi l’enjeu, c’est celui-là. Depuis notre élection, au niveau local en tout cas, on constate un fort enthousiasme vis-à-vis de cette victoire. Même des gens qui n’y croyaient pas trop jusqu’à la fin voient que ça marche et qu’en s’impliquant on peut changer les choses et reprendre la main sur l’avenir politique. Pour moi ce qui compte, c’est le fait d’avoir des formes politiques qui sont prêtes à accueillir cet enthousiasme, cette relève politique. Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est que ce qui a marché ici, c’est la forte ouverture et le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. Si l’on ne veut pas perdre le bénéfice de ces victoires, il faut s’ouvrir à ce pourquoi elles ont fonctionné. L’ouverture et le renouvellement des personnes et des pratiques en font partie. Le défi est que c’est dans six mois, nous avons mis deux ans à structurer tout cela et il n’y avait pas un mois de trop, clairement. C’est donc de réussir à faire ça en « mode flash » alors que cela implique une forte évolution de culture politique au sein des organisations. Au sein d’un groupe local c’est déjà compliqué donc au niveau départemental et régional, bon courage ! Mais avec beaucoup d’énergie et de bonne volonté, je suis convaincue que c’est possible et que la société est mûre pour cela. Non seulement c’est possible mais c’est même à cette condition-là qu’on gagnera selon moi. Si l’on part en mode « tous derrière moi » ou en mode « union de la gauche » ça ne marchera pas parce qu’il manque la partie citoyenne et aujourd’hui il faut la partie citoyenne pour gagner.

Au niveau départemental, on a clairement une politique qui n’est pas du tout écologique. Il y a des grands projets qui sont complètement à contre-sens de ce qu’on devrait faire pour l’écologie comme par exemple le soutien à l’aéroport. Le département a perdu la compétence de développement économique et pourtant il le finance aux deux-tiers. Et dans le même temps il ne finance pas assez les politiques sociales qu’il devrait financer. Je pense aussi au projet de Mémorial du Poitou, un projet touristique qui me paraît complètement hors-sol. Pour le coup, il y a des marqueurs politiques qui vont être très différenciants entre la gauche et la droite, entre le progressisme et le conservatisme. Je pense aussi qu’il y a une réconciliation à trouver entre les villes et les campagnes, comme on parlait au début de l’entretien. Le côté « écologie dans les villes et pas dans les champs », je n’y crois pas. L’enjeu ça va être de faire reconnaître que la société urbaine comme rurale est mûre pour un changement écologique au niveau départemental, en particulier dans la Vienne qui est un département très rural.

En ce qui concerne les régionales, c’est la première élection depuis la fusion des régions. Ici, la fusion a énormément marqué les gens. Le sentiment qui est partagé par beaucoup, que ça soit une réalité ou un sentiment, mais on sait qu’en politique le ressenti compte beaucoup, c’est que la région est partie, qu’elle s’est éloignée des territoires et que tout se décide à Bordeaux. Pour moi, le message et le projet principal à porter c’est « la région revient vers les territoires », c’est comment on repense complètement la gouvernance l’organisation de l’administration régionale pour que les citoyens de Poitiers, de Loudun, de Thouars se sentent à égalité avec ceux de la métropole bordelaise. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. À Poitiers, il y a une grande peur du déclassement, de la perte des centres de décisions vers Bordeaux, une peur de la métropolisation qui correspondent à des choses réelles mais sur lesquelles il faut porter un message clairement à rebours. En plus de la question des territoires qui pour moi est fondamentale, d’où le fait de porter des projets au niveau des ex-capitales, la région ne pourra pas faire sans Poitiers. Il y a aussi la question écologique. Je suis élue sortante, je rends mon mandat dans quelques semaines, un peu à contrecœur, mais nous avons porté des sujets écologiquement très forts au niveau de la région avec de forts points de clivage avec le président Alain Rousset, qui se représente. Les points de clivage qui ont été les nôtres pendant le mandat resteront les mêmes pendant la campagne. La question des bassines* par exemple, quel modèle se donne-t-on de la gestion de l’eau ? Nous n’avons pas la même vision là-dessus. Sur les transports aussi, je pense que le candidat Alain Rousset va faire une campagne très portée sur les grandes infrastructures de transport comme la LGV au Sud de la région. Nous sommes plutôt pour la défense des mobilités du quotidien et en particulier sur le ferroviaire. Il faut mettre tous les moyens sur la réouverture de lignes de TER, sur l’extension des dessertes, plutôt que sur les gros projets qui sont au service de la métropolisation.


  • Les bassines d’irrigation, présentes dans toute la région Nouvelle-Aquitaine sont un dispositif de pompage des nappes phréatiques pendant l’hiver et de stockage dans de grandes fosses à ciel ouvert pour permettre l’arrosage des champs l’été. Les opposants à ces bassines dénoncent une aberration écologique (pompage des nappes au moment où elles se reconstituent) et la privatisation de l’eau qui en découle. Pour en savoir plus : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/deux-sevres/niort/projet-bassines-poitou-charentes-pro-anti-manifestent-1434501.html

« Ces armes sont des armes de guerre » – Entretien avec l’Observatoire toulousain des pratiques policières

Manifestation des gilets jaunes à Toulouse, Place du Capitole @Wikipedia

Les violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes ont atteint des proportions aussi inimaginables qu’intolérables. Alors que le Conseil d’État vient de rejeter le recours en urgence de la Ligue des droits de l’Homme pour l’interdiction du LBD, le bilan des blessés graves ne cesse de s’alourdir. Dans ce climat de violence perpétuelle, brouillé par l’usage abusif des tirs lacrymogènes, la dérive autoritaire du gouvernement se confirme de semaine en semaine. Pourtant, ce tournant dans les méthodes de maintien de l’ordre s’inscrit dans un durcissement plus global, comme nous l’expliquent Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot, membres actifs et bénévoles de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Ce collectif, né à Toulouse en 2017, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Fondation Copernic est présent dans toutes les manifestations. L’observation sur le terrain, associée à une analyse pointue des données, se donne pour mission de rendre compte des pratiques des forces de l’ordre et de leur évolution. 


LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur l’émergence de l’Observatoire des pratiques policières ? Comment ce collectif s’est-il créé ?

Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot – L’observatoire des pratiques policières est né suite aux mouvements sociaux de ces dernières années, en particulier en lien avec le mouvement contre la loi Travail de 2016 et les manifestations autour de la mort de Rémi Fraisse à Sivens. L’Université populaire de Toulouse et la Fondation Copernic ont alors décidé d’organiser une conférence-débat sur La criminalisation du mouvement social. Diverses organisations étaient présentes, notamment l’ACAT, qui a pu y présenter un rapport sur les violences policières et les défaillances des enquêtes judiciaires à ce sujet. Alors que nous pensions en être pleinement conscients, la présentation de leur inventaire des violences policières nous a littéralement scandalisés. C’est de là qu’est venue l’idée de mettre en place une initiative à Toulouse. L’idée de l’observatoire a germé très rapidement, à mesure que les déploiements policiers se faisaient de plus en plus impressionnants, notamment lors de la manifestation contre le projet de centre commercial Val Tolosa dans l’ouest toulousain le 17 décembre 2016, puis lors de celle Contre le racisme, les violences policières, pour Théo, Adama et les autres victimes du 25 février 2017. Ainsi, le 4 mars 2017, la Fondation Copernic et la LDH ont officialisé le lancement de l’Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP). Nous avons un peu plus tard été rejoints par le Syndicat des avocats de France.

LVSL – Vous insistez sur le terme « pratique » lorsque d’autres usent explicitement du terme de « violence » pour décrire les agissements des forces de l’ordre. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

GDR et PG Nous avons choisi de ne pas nous focaliser uniquement sur les violences policières, qui existent bien évidemment en tant que telles, mais qui se révèlent être des conséquences du déploiement de masse des différentes forces de police, de leur occupation de l’espace, de la coordination des tâches entre les différents corps et de leurs méthodes d’action. Pour l’usage du terme « pratique », nous avons choisi en tant qu’observateurs de ne pas nous focaliser sur l’incident final, qui peut être plus ou moins dramatique, mais d’essayer de saisir les logiques des acteurs et leurs modes d’action à chaque instant.

LVSL – Dès lors, comment cet observatoire a-t-il été accueilli par les forces de l’ordre ? Avez-vous dû faire face à des réactions hostiles ?

GDR et PG Il y a eu très rapidement des réactions, notamment des communiqués de leurs syndicats, ce qui peut se comprendre. Il y a aussi eu quelques tentatives d’intimidation verbale puis physique de la part de certains policiers lors des manifestations. Le gazage ciblé d’un observateur par des policiers de la BAC le 22 mars 2018 lors de la dispersion un peu lente d’une manifestation a été l’une d’entre elle. Suite à cette agression nous avons demandé un rendez-vous avec la préfecture et un courrier a été adressé aussi à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Nous avons été reçus par le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) en personne, auquel nous avons présenté notre collectif et ce que nous désirions faire. Suite à cet entretien, nous nous sommes engagés à déclarer systématiquement la veille des manifestations notre présence à la préfecture. Depuis l’acte VI de la mobilisation des gilets jaunes, nous rajoutons dans cette déclaration une demande pour que notre matériel de protection personnel, c’est-à-dire les casques, lunettes et sérum physiologique, ne nous soient pas confisqués avant, pendant et après les manifestations. Jusqu’ici, à part quelques incidents mineurs de temps à autre avec certains agents, nous sommes désormais bien identifiés par les policiers et nous arrivons à mener correctement notre travail.

« Tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui »

LVSL – Venons-en alors au cœur de votre travail justement. Quelles sont vos observations quant aux pratiques policières qui ont été adoptées pour encadrer le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

GDR et PG Notre première observation à l’OPP remonte à la manifestation du 1er mai 2017. Notre premier constat a été le déploiement policier disproportionné : jamais moins de 100 policiers et quelques fois plus de 150, une présence de grilles anti-émeutes et de canons à eau, des policiers à l’époque non équipés de LBD, mais plutôt de gazeuses à main. Un autre constat a été le fonctionnement du dispositif policier lui-même. Nous avons pu observer la pratique du glissement le long des grands boulevards, qui consiste à suivre la manifestation en bloquant les ruelles permettant d’accéder au centre-ville, pratiqué par des dispositifs regroupant des policiers des CDI (Compagnie départementale d’intervention) et des BAC (Brigades anti-criminalité). L’origine de cette interdiction d’accéder au cœur de ville est due à une demande du maire de Toulouse lors du premier trimestre 2015 suite aux manifestations liées à la contestation contre le barrage de Sivens fin 2014. Notre constat sur les violences policières actuelles est donc le suivant : tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui. Il y a quatre grands corps de policiers qui interviennent sur les manifestations de nos jours. Il y a des policiers dont c’est le métier : les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les escadrons de gendarmes mobiles, qui relèvent de la police administrative et d’autres, qui ne sont pas ou peu formés au maintien de l’ordre, comme les CDI et les BAC, qui relèvent de la police pénale. L’un des problèmes les plus importants est selon nous celui-ci : certains effectifs de police déployés lors des manifestations ne sont pas à leur place.

LVSL – Quels changements avez-vous pu observer depuis le 17 novembre et les manifestations de gilets jaunes dans Toulouse ? Quelles pratiques policières inédites notez-vous autour de ce mouvement singulier ?

GDR et PG Certains distinguent deux périodes dans les manifestations du mouvement : l’une du 17 novembre à la fin du mois de décembre et une autre depuis début janvier. Il est vrai que la période des fêtes a marqué un peu le mouvement au niveau du nombre, mais l’évolution générale a montré une montée en puissance constante des dispositifs policiers d’un côté et du niveau d’équipement de protection des manifestants de l’autre. Sur le premier point, le nombre de policiers déployés est considérable : jusqu’à 600 policiers selon la préfecture. Mais voir dans une ville comme Toulouse des blindés, des canons à eau et des hélicoptères avec prise de photo et transmission instantanée au sol pour interpellation, un usage massif de tout l’arsenal militaire disponible, gaz lacrymogène, grenades GLI-F4, grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense (flash-balls) : tout cela est éloquent quant à la répression qui est désirée et sommée en haut lieu contre les gilets jaunes. Tout cet arsenal aurait de quoi repousser plus d’un manifestant. Pourtant, sur le deuxième point, à Toulouse, il ne semble pas que la présence policière atteigne la motivation des manifestants, quels qu’ils soient. Il est en effet tout aussi impressionnant de voir l’ampleur des cortèges qui grossissent encore de semaine en semaine, et ce dans une désorganisation relativement grande par rapport aux rassemblements syndicaux plus ordinaires. Les équipements des manifestants ne sont que des équipements de protection et certains d’entre eux prennent ce qu’ils ont sous la main à un instant T pour se défendre en affrontement direct ou bien quelquefois, pour les plus virulents, s’en prendre à trois cibles symboliques : les banques, les promoteurs immobiliers et les compagnies d’assurance.

LVSL – Quelle est l’évolution plus précise que vous constatez depuis le début du mois de janvier ?

GDR et PG Lors des quatre dernières manifestations sur Toulouse, les policiers ont d’abord laissé les manifestants déambuler dans le centre-ville. Les gilets jaunes sont mieux organisés, avec une tête de manifestation avec banderole, ce qui structure mieux le cortège. Les policiers sont visibles, encadrent simplement, mais sont peu présents puis arrive une heure fatidique, toujours la même : 16h30. D’ailleurs, les manifestants attendent avec curiosité mais aussi beaucoup d’inquiétude cette heure-là. À 16h30 donc, un hélicoptère arrive et survole le mouvement et alors, sans que rien ne le justifie selon nous, les premiers tirs de grenades lacrymogènes commencent et sont lancés assez loin dans la foule pour disperser les manifestants ou bien faire repartir le cortège en mouvement, surprenant ainsi des familles avec enfants et des personnes âgées.

Si le cortège arrive souvent à repartir, c’est évidemment aussi le lancement des hostilités et des affrontements qui durent ensuite jusque tard dans la soirée à plusieurs endroits de la ville où sont situés les manifestants. En général, ces tirs sont provoqués par quelques jets de peinture ou d’œufs, voire de canettes de bière, mais rien de très violent pour des forces de l’ordre équipées et formées. Là où il convient de pousser un peu plus loin notre dénonciation, c’est sur le mélange de la BAC et des CDI, souvent en première ligne. Parfois même, nous avons vu des agents municipaux équipés pour le maintien de l’ordre. Comment se fait-il que ces corps policiers non formés au maintien de l’ordre se trouvent en première ligne ?

Nous l’avons dit tout à l’heure, certains ne sont pas à leur fonction officielle, ils remplissent un rôle qui est un vrai métier et qui demande un savoir-faire pour ce genre de situations, acquis dans une formation spécifique ; ce que les BAC et les CDI n’ont pas. La répartition des rôles nous paraît anormale dans le cadre du maintien de l’ordre. Or, tout ceci est connu par la direction de la police et par l’exécutif et c’est souvent le comportement indiscipliné et quelque fois provocateur de ces non-formés qui font dégénérer les choses. Dès lors, nous affirmons désormais en toute assurance qu’il y a des ordres donnés en haut lieu pour faire en sorte que les manifestations dégénèrent. Suite à nos observations, nous estimons notamment que le retrait des BAC ramènerait sans aucun doute plus de calme dans les manifestations.

LVSL – Le gouvernement a fait l’achat pour la police de lanceurs multi-coups (PGL-65) qui font polémique. Lors des manifestations toulousaines, est-ce que votre observatoire a pu constater l’utilisation des lanceurs multi-coups que ce soit pour l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de flash-ball ?

Oui, nous avons des photos de ces armes (présence de LBD multi-coups et poly-munitions PGL-65) dans les manifestations toulousaines et si nous n’avons pas constaté par nous-même l’utilisation de cette arme, plusieurs témoignages fiables et concordants indiquent leur utilisation lors des deux dernières manifestations. Il n’y a rien à ajouter, si ce n’est que de rappeler que ces armes sont des armes de guerre.

« Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière »

LVSL – À la suite de vos observations, est-ce que l’observatoire remarque un tournant majeur dans la doctrine française du maintien de l’ordre comme beaucoup semblent l’évoquer ?

GDR et PG Il y a une volonté de la part du gouvernement de faire des manifestations un lieu dangereux. Le comportement des forces de police a pour objectif de dissuader les gens de participer aux mobilisations. Il est difficile d’en évaluer l’efficacité ; cela doit certainement fonctionner. Nous pouvons affirmer, sans nous tromper, que s’il y avait un maintien de l’ordre plus classique, les manifestations seraient très certainement encore plus massives. L’objectif de la préfecture et du gouvernement, dès le 1er décembre, a été d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte (grenadages massifs de toutes natures, charges, interpellations et chasse aux manifestants) pour faire peur – une stratégie du choc en quelque sorte – en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester. C’était sous-estimer la colère profonde des manifestants dont le nombre a doublé à chaque manifestation. Selon les chiffres officiels à Toulouse, on comptait 1 500 manifestants le 1er décembre, 3 000 le 8 décembre, et entre 10 000 et 15 000 aujourd’hui, malgré la montée en intensité de la répression et le matraquage médiatique. Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière. Néanmoins, de leur côté, cela ne semble toujours pas acté et la conflictualité risque de continuer à augmenter.

LVSL – Quel regard portez-vous donc sur la police ? Certains considèrent les policiers comme n’importe quels travailleurs et scandent « la police avec nous ! », quand d’autres crient plutôt « tout le monde déteste la police ». Comment vous situez-vous par rapport à tout cela ?

GDR et PG Tous les services de police, qui ne sont pas de même nature, n’ont pas le même comportement. Il faut faire preuve d’une approche complexe au regard des actes. Nous avons déjà expliqué les différences qu’il y a entre ceux dont le métier est le maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) et ceux dont le maintien de l’ordre n’est pas le métier premier (BAC et CDI). Ce que nous avons constaté chez ceux qui ne sont pas directement concernés par le maintien de l’ordre est un manque d’assurance, pour les CDI particulièrement, dont la pratique conduit à mettre les manifestants à distance par des grenadages puissants. S’agissant des BAC, il est tout à fait compréhensible qu’ils provoquent un tel rejet. Les BAC font du flagrant délit dans les manifestations et interpellent. Ils vont chercher violemment, principalement à l’aide de leurs matraques, un manifestant au cœur du cortège en se protégeant avec des LBD et des grenades.

Les agents de la BAC à motos sont probablement les plus dangereux car ils agissent toujours pareillement mais avec plus de vitesse, et donc de violence. Ils sont pour un certain nombre de manifestants ceux qu’ils rêvent de faire tomber. Ils ont inventé un jeu dangereux. Nous n’avons pas de discussions avec les différents corps qui nous permettent de répondre précisément à ces questions. Comme tout le monde, nous avons noté dans la police les suicides, le recours aux congés de maladie, etc. Mais nous n’avons pas noté globalement de la part de ces policiers le moindre geste qui aurait pu signifier simplement de la sympathie pour les gilets jaunes. Le seul indice, mais qui est loin d’être un détail pour nous, se traduit par les quelques tensions que nous avons observées entre services, notamment un certain mépris des CRS et des gendarmes mobiles à l’encontre de la BAC. C’est sur cela qu’il faut appuyer pour revendiquer dans un premier temps la sortie des BAC des manifestations. Des situations où un vrai professionnalisme est demandé, sans quoi des conséquences gravissimes sont possibles.

LVSL – Que comptez-vous faire prochainement ? Hormis la poursuite des observations, comment voyez-vous la suite de l’observatoire inédit que vous avez initié sur Toulouse et l’utilité dont il pourrait faire œuvre ?

GDR et PG L’intérêt est le développement de nos pratiques citoyennes dans un maximum de villes. Il semble qu’il y ait des velléités à Montpellier, Bordeaux et Nantes. Nous avons maintenant une expertise solide que nous pouvons mettre en commun et nous allons entrer en contact avec les différents collectifs qui le voudront bien pour partager notre expérience. Les atteintes aux libertés, au droit de manifester, se développent et il faut selon nous encourager une coopération toujours plus étroite entre les organisations traditionnelles (LDH, SAF, SM) et les citoyens le désirant, pour construire des outils de travail et des formes d’actions unitaires. Le mouvement des gilets jaunes a fait voler en éclat certaines approches classiques du maintien de l’ordre à la française qui s’étaient sédimentées depuis de nombreuses années. Nous travaillons à la rédaction d’un rapport qui englobe toutes nos observations et nous espérons que celui-ci saura avoir l’écho qu’il mérite du point de vue de son efficacité.

Entretien co-réalisé et retranscrit par Simon Berger