Le droit à la ville, tel qu’il a été théorisé par le philosophe et géographe marxiste Henri Lefebvre en 1967, est plus que jamais menacé par l’avènement de la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu. Face à la logique de privatisation de l’espace public et de marchandisation du territoire, les classes populaires et les habitants les plus précaires sont les premières victimes. Comment dès lors conquérir un droit à la ville pour tous ? La clé pourrait bien se situer dans notre conception de la propriété, qui ne doit plus s’entendre comme une forme d’appropriation individuelle, mais comme une nouvelle responsabilité partagée. Par Damien Astier.
Le droit à la ville en péril
Comme l’écrivait Henri Lefebvre dans son ouvrage Le Droit à la Ville en 1967, la société
urbaine, qu’il différencie de la ville, est la finalité de l’industrialisation – « l’urbanisation et
l’urbain contiennent le sens de l’urbanisation » –, et la ville est le lieu d’expression de la lutte des classes. Cinquante ans plus tard, on voit comment la classe dominante – la bourgeoisie propriétaire associée à l’aristocratie stato-financière[1] – a façonné une ville comme Paris : privatisation du patrimoine immobilier et des lieux de culture (déchus en lieux de consommation), gentrification et ségrégation socio-spatiale, évacuation de la classe ouvrière (que l’on entendra au sens marxiste comme réunissant aujourd’hui les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour subsister), concurrence des usages et standardisation des commerces et de l’architecture, diktat des rythmes urbains – la proximité de la ville du “quart d’heure[2]” relevant bien souvent d’un « luxe », qui se paye à prix fort sur le marché de l’immobilier.
Les classes populaires, ainsi évacuées du centre de la métropole, se retrouvent exclues trois fois : par la distance-temps (éloignement domicile-travail), par la distance-coût (l’enjeu de la gratuité des transports se pose, la hausse des tarifs de stationnement – sans parler de péage urbain – étant un facteur de ségrégation puissant), et par le coût de « consommation » de la ville (activités de loisir, culture, divertissement, restaurants). En effet, la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu, comme la définissait Henri Lefebvre, promeut la valeur d’échange – consommation des espaces et produits de la ville – contre la valeur d’usage – la fête, le droit à l’œuvre, le « théâtre spontané » – au point de la contester partout, voire de la résorber dans l’échange. Or, cette valeur d’usage résiste, irréductible, constitutive de l’urbain, enjeu du droit à la ville. Ainsi, comme l’écrit Henri Lefebvre :
« Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, droit à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. »
On ne peut que constater que l’appropriation de l’espace public, la pratique et l’usage des lieux publics, se trouvent à la fois de plus en plus contestés par leur privatisation et de plus en plus contrôlées, voire criminalisées par la puissance publique (vidéosurveillance, répression des manifestations des gilets jaunes et dans une moindre mesure des militants écologistes, évacuation de Nuit Debout, contrôle de parcours et tentative d’interdiction des cortèges de grèves…).
Les politiques conduites lors des dernières mandatures se sont adaptées à cette tendance de la classe dominante, oscillant entre timides poches de résistance (fermeture des voies sur berges, développement du logement social) et compromis marchands « gagnant-gagnant ». La ville – son territoire – se négocie sur le marché des valeurs d’échange : espace, foncier et immobilier sont rangés au rayon de marchandises et valorisés comme tels, selon l’offre et la demande. Le patrimoine privé municipal n’y échappe pas, jouant le jeu de la course à la valorisation foncière – pourvoyeuse à court terme de recettes municipales asphyxiées par l’austérité – dictée par la densification et l’orientation de la programmation urbaine vers les produits les plus « rentables ». Le dispositif des appels à projets, seul, résiste à sa manière à la stricte logique de marché en négociant la souveraineté municipale contre un renoncement de valorisation.
L’espace public et le patrimoine public municipal – lieux de valeur d’usages par excellence – sont attaqués : concessions publiques hautement valorisées comme le parc des expositions ou encore les parcs de stationnement Vinci, substituant du « privé marchand » à du « public tarifé », naming (POPB devenu Accord Hotels Arena), mécénat (bourse du commerce concédée à M. Pinault) dont les bienfaiteurs s’achètent un capital symbolique à moindre coût (avec défiscalisation partielle à la clé) sur le dos de collectivités locales aux finances publiques taries par la doctrine d’austérité gravée dans les traités européens que le gouvernement applique si consciencieusement.
La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange.
On constate également l’émergence d’espaces à statut ambigu comme les lieux « ouverts au public », espaces en réalité privés dont l’ouverture au public est contrôlée et restreinte à des plages horaires définies (centre commerciaux, abords de musées ou monuments, excluant SDF, « fauteurs de troubles présumés » et autres indésirables) : le public est ici regardé comme consommateur et non usager ou citoyen. Et si des « tiers-lieux » émergent encore, souvent autour d’activités artistiques développées sur des friches ou dans des interstices du tissu urbain échappant à la surveillance, rapidement l’État et le marché s’activent à le récupérer, le régulariser ou, à défaut, ordonner sa destruction.
La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange. Elle doit être circulée en permanence et jamais appropriée, traversée par des flux de citadins, de travailleurs, de touristes, de consommateurs (à l’instar des capitaux qui, gelés ou bloqués, révèlent l’inanité du système économique capitaliste qui consacre la valeur d’échange et le mythe d’une croissance infinie) et ne jamais prêter le flanc à des fixations durables, des regroupements de citoyens imprévus et par définition « non-autorisés », des irruptions démocratiques directes alors capables de revendiquer leur droit à l’expression, à la contestation, à la révolte, à la ville.
La propreté et la sécurité comme thèmes de campagne municipale particulièrement mis en exergue à Paris participent de cette logique : rendre l’espace public propre, c’est une manière de dire en creux qu’il doit être évacué, aseptisé, vidé et invisibilisé de toute l’indignité et la souffrance que le capitalisme engendre (vive les « pics d’or », non aux « campeurs » migrants du canal) et rendu hermétique à toute expression populaire publique, organisée ou spontanée, susceptible de contester l’ordre. Le confinement sanitaire nous a donné un aperçu, avec ses drones et sa police, de ce que pourrait engendrer une tendance sécuritaire légitimant l’état d’urgence permanent.
Ainsi, comme l’écrivait Henri Lefebvre : « Si la classe ouvrière se tait, si elle n’agit pas, soit spontanément soit par la médiation de ses représentants et mandataires institutionnels, la ségrégation continuera avec des résultats en cercle vicieux (la ségrégation tend à interdire la protestation, la contestation, l’action, en dispersant ceux qui pourraient protester, contester, agir). »
Ce n’est pas de davantage de technologie ou d’innovation en matière de gestion ou de management urbain prétendu « smart » dont a besoin la ville, c’est de (re)devenir un lieu de liberté, d’expression gratuite et offerte, d’art, d’appropriation, de conflit. Une équipe municipale, ou candidate à la mairie, doit nécessairement se positionner par rapport au droit à la ville, c’est-à-dire reconnaître la lutte de classes et choisir son camp : œuvrer pour consacrer la primauté de l’humain, de l’usager qui « fait société » urbaine, porteur de valeur d’usages, ou bien s’attacher à protéger le décor urbain, les propriétaires et exploitants d’une ville réduite à des valeurs d’échange.
La propriété à responsabilité partagée
Dans certaines villes, on entend parfois élus et habitants s’insurger, à juste titre, contre la cherté des logements, les immeubles vacants, ou encore contre la disparition des commerces de proximité au profit d’agences bancaires ou d’assurance. Dans d’autres villes, on les voit lutter contre les marchands de sommeil, prédateurs de quartiers en perdition, et s’escrimer à redonner une vitalité à des rez-de-chaussée désaffectés.
Ces situations résultent d’une même logique qui sévit sur la ville, ou plus exactement qui produit la ville : une économie de marché malade. Malade de la spéculation, qui amène à considérer, en zones tendues, l’immobilier comme un placement financier, un « actif » offrant du rendement, comme une action en bourse crache des dividendes… ou s’écroule. Malade aussi d’être dépendante de la santé économique de « sa demande », constituée des habitants et usagers de la ville : trop pauvres, trop précaires, et c’est le parc immobilier qui se paupérise et se dévalue.
Face à ces situations, et plus particulièrement en matière de logement, l’action des pouvoirs publics a longtemps poursuivi deux grandes orientations : ou bien laisser faire le marché, fiévreux ou fébrile, en s’attachant à en récupérer les retombées financières
lorsqu’il est spéculatif et haussier (DMTO, taxes d’aménagement) ou à le perfuser et tenter de l’orienter dans le cas contraire (TVA réduite, investissement locatif), ou bien faire de la ville en dehors du marché, notamment par la construction de logements locatifs
conventionnés (sociaux et intermédiaires), financés par la collectivité et dont le prix d’usage échappe à la logique marchande.
Entre ces deux pôles opposés, de récentes expériences ont vu le jour, qui visent à corriger des aspects spécifiques et déviants du marché. Tout d’abord, on peut songer à l’encadrement des loyers du parc privé, véritable offensive contre la dérive spéculative délétère qui asphyxie les habitants et gentrifie sans fin les centres urbains. La mesure reste limitée actuellement par la modestie du dispositif réintroduit par la loi ELAN, qui ne concerne que les nouveaux baux d’habitation. Une seconde mesure repose sur le contrôle des usages, à travers les clauses d’affectations et autres clauses constructives exigées par les collectivités « propriétaires » sur leur patrimoine cédé dans le cadre d’appels à projets urbains innovants, développés de manière massive depuis la première vague des « Réinventer » initiée par la Ville de Paris. Dans cette approche, la collectivité reprend une forme de souveraineté sur son territoire en contractualisant les engagements du porteur de projet, mais ces engagements restent provisoires et limités dans le temps (quelques années) en raison de la nature des droits cédés (pleine propriété). Enfin, l’impulsion de formes d’accession sociale à la propriété, via le montage OFS-BRS[3] permet de créer un statut de propriétaire d’usage à durée limitée. Toutefois, l’exclusion de recourir au marché pour en fixer le prix, d’une part, et les conditions strictes d’éligibilité des bénéficiaires, d’autre part, en font un produit nécessitant une administration assez lourde.
Ces trois approches partagent néanmoins un objectif commun, bien qu’abordé sous des angles différents : en finir avec la propriété dominante, abusive, c’est-à-dire ôter à la propriété des composantes qui peuvent en faire un danger pour ville, un obstacle à la démocratie urbaine, un péril pour les habitants comme pour les usagers.
Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine.
Aucune de ces approches n’est suffisante à rétablir, seule, le droit à la ville : il faut donc s’attacher à les combiner pour conserver leurs atouts tout en dépassant leurs limites. Cela peut s’obtenir immédiatement sur le foncier public, maîtrisé par la collectivité : à coté des logements sociaux cédés aux bailleurs publics (HLM ou institutionnels) peuvent émerger des logements – et plus largement de l’immobilier – en propriété à responsabilité partagée.
Cela doit reposer sur une modalité : la contractualisation à travers un bail long terme[4] au sein duquel la collectivité encadre ce qu’elle souhaite voir contrôlé (destination, rendement, charges d’entretien…) et sur un principe de partage des responsabilités, qui implique que les clauses supportées par l’acquéreur s’accompagnent d’une sécurité dont la collectivité reste garante (droit de délaissement). Pour ce faire, une foncière publique est nécessaire, associant des fonds propres ou apports en nature de partenaires publics (collectivités, Action Logement, CDC), mais restant pilotée par les collectivités détentrices du droit des sols. L’horizon deviendrait ainsi de municipaliser le sol, pour que le territoire urbain ne devienne plus jamais une marchandise, mais reste une res publica sur laquelle la démocratie puisse s’exprimer[5].
Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier et coresponsabiliser le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville (l’usager de la ville, qu’il soit habitant, commerçant, travailleur, étudiant) et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine. Mesdames et messieurs les élus, à l’aube de votre mandat, posez-vous la question : allez-vous vendre votre ville, et abdiquer petit à petit votre souveraineté, ou préférerez-vous la confier, et en conserver in fine la maîtrise ?
[1] Catégorie tirée de l’ouvrage d’Emmanuel Todd « La lutte de classes en France au XXIème siècle ».
[2] Concept tiré de la campagne « Paris en Commun » de la candidate et maire sortante Anne Hidalgo.
[3] Bail réel solidaire (montage plus sophistiqué que le PSLA, par sanctuarisation de la subvention publique initiale).
[4] Droits réels immobiliers sur le principe de l’emphytéose.
[5] On découvre à quel point l’espace public, parce qu’il est public, est à la fois lieu de friction sociale et d’expression de la souveraineté municipale (voies sur berges à Paris, partage modal, terrasses…).
Le documentaire de Stan Neumann, Le temps des ouvriers (2020), diffusé récemment sur ARTE, rappelle l’histoire ouvrière de l’Angleterre du XVIIIe siècle aux désindustrialisations. Les droits conquis et la mémoire des luttes donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.
L’histoire racontée par le documentaire de Stan Neumann est celle de révoltes réprimées, de révolutions trahies, de corps exploités pour le profit de quelques-uns et soumis à la peur, à la faim et aux aléas de la vie. Mais c’est aussi le portrait de femmes et d’hommes qui se sont battus pour conquérir des droits, habités par l’espérance d’une vie meilleure.
Ce qui a disparu aujourd’hui, ce ne sont pas les ouvriers – un actif sur cinq, soit 6,3 millions de Français, le sont encore – mais la représentation traditionnelle que nous en avions, à savoir « une identité devenue une conscience, une conscience devenue une force », conclut Stan Neumann. Les ouvriers, et par extension les classes populaires, c’était l’image de l’ouvrier en col bleu sortant des usines. Cette force, les droits conquis, la mémoire des luttes et les promesses de combats, donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.
La première, c’est que les changement vécus par le monde ouvrier au cours du XXe siècle permettent de mesurer toute la violence d’un discours qui prône la mobilité, la flexibilité et l’adaptation comme nouvelles valeurs morales et managériales pour mieux dénoncer des classes populaires prétendument incapables de s’adapter à la « modernité ». D’un côté, les ouvriers ont affronté la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie, la mutation du travail et le chômage de masse. De l’autre côté, l’accès à l’éducation, la féminisation des emplois ou encore les biens de consommation ont ouvert aux enfants des ouvriers un monde que leurs grands-parents ne pouvaient pas envisager. C’est sans doute cette classe sociale qui a vu son quotidien changer dans les proportions les plus importantes.
La deuxième, c’est que les ouvriers ont non seulement changé mais qu’ils ont été rendus invisibles. Au cinéma, malgré de rares et belles exceptions, les conflits sociaux et les ouvriers sont absents : « Les personnages d’insiders de milieux populaires ont pratiquement disparu des écrans depuis la Nouvelle Vague, alors qu’ils tenaient le haut du pavé dans la production des années 1930, du moins dans la partie passée à la postérité. » [1] La télévision française renvoie l’image d’un pays de classes moyennes supérieures. La parole est détenue à l’écrasante majorité par des cadres et les ouvriers ne sont quasiment jamais entendus à la télévision [2]. Plus largement, dans les discours à leur égard, c’est souvent le mépris qui transparaît. Tant de choses sont moquées : l’action syndicale, le choix de s’installer dans le périurbain, les courses au supermarché, la nature de leurs dépenses, la vieille voiture au diesel, l’absence d’enthousiasme à l’égard du libre-échange ou des taxes carbones, l’addiction à la clope, les « fachos » qui traîneraient dans leurs rangs quand ils se mobilisent et leur prétendu incivisme quand ils ne votent pas.
Ce discours porte d’autant plus que l’invisibilité se prolonge dans la représentation politique. Il n’y a qu’un seul ouvrier à l’Assemblée nationale. En 1936, 56 députés étaient ouvriers, sur 610 députés. Ils sont aussi moins nombreux que par le passé à militer dans des partis et à y prendre des responsabilités. Un parcours comme celui d’Ambroise Croizat (1901 – 1951), fils d’un ouvrier et d’une employée, lui-même ouvrier puis député et ministre du Travail et de la Sécurité sociale, semble moins probable aujourd’hui qu’hier. C’est souvent l’argument de la compétence qui est opposé à l’idée que des personnes qui ne seraient pas diplômées des grandes écoles accèdent au pouvoir. Or, les compétences ne se réduisent pas à un diplôme et, en démocratie, ce ne sont de toute façon pas ces dernières qui doivent primer dans l’exercice des fonctions politiques, mais les convictions. Et on ne voit pas en quoi des ouvriers, tout comme des employés, des indépendants ou des agriculteurs, auraient moins de convictions que d’autres professions et catégories socioprofessionnelles.
Le troisième, c’est que l’ancienne conscience de classe est largement fragilisée. En premier lieu, par une extension du « travail en miettes » [3], pour reprendre le titre de l’essai de Georges Friedmann. Il y a toujours ces « tâches répétées et parcellaires de toutes sortes, situées aussi bien dans les ateliers, les chantiers et les mines que dans les bureaux, les services de vente et de distribution, et d’où la variété, l’initiative, la responsabilité, la participation à un ensemble, la signification même, sont exclues ». Le travail est encore marqué par des gestes découpés et répétitifs, le contrôle du temps, la pression et les accidents. Mais c’est aussi la forme de l’emploi elle-même qui est beaucoup plus fragmentée qu’à l’époque de l’apogée de la classe ouvrière, avec le recours à l’intérim, les contrats à durée déterminée, le temps partiel et les horaires décalés. Cela rend difficile de percevoir ce qu’il peut y avoir de commun entre des ouvriers ou au sein d’une même usine. Ancien ouvrier dans l’agroalimentaire et écrivain, Joseph Ponthus [4] explique que sur 2000 employés d’une usine, il n’en connaît que 20 à la fin et il ajoute :
« On ne dit plus ‘Nous, l’usine de poisson’. Chacun se définit par rapport à son poste. Le chargement, le dépotage… »
D’autre part, la conscience de classe est aussi débordée par d’autres combats qui ne sont pas réductibles à une catégorie professionnelle, comme le féminisme, encore la lutte contre le racisme ou l’écologie. Bruno Latour parle même à ce sujet d’une nouvelle question « géo-sociale » : « l’introduction du préfixe ‘géo’ ne rend pas obsolètes cent cinquante ans d’analyse marxiste ou matérialiste, elle oblige, au contraire, à reprendre la question sociale mais en l’intensifiant par la nouvelle géopolitique » [5]. Ce qui signifie que la classe, c’est aussi le territoire dont nous dépendons, ce qu’il fait à notre travail, à nos représentations, les alliés avec qui le défendre, les adversaires que nous désignons et les espèces avec lesquelles nous cohabitons.
La quatrième perspective, c’est qu’il y a pourtant un destin social partagé entre les ouvriers et, plus largement, les classes populaires. La vie des 40 % des Français les plus pauvres (soit un niveau de vie inférieur à 18 610 euros par an) [6] est marquée par des contraintes et des insécurités qui ne sont pas celles du reste de la population, concernant l’espérance de vie, le risque de mourir précocement, les conditions de travail et la pénibilité, la santé, le sommeil, la réussite scolaire, la qualité de l’alimentation, le confort du logement, l’accès aux loisirs et même les accidents de la route. Ces inégalités sont aussi intersectionnelles, elles sont ainsi plus graves ensemble que séparément. Mais une autre frontière est apparue à l’intérieur même des classes populaires. Par rapport aux années 1930 ou 1960, les rapports sociaux ne s’envisagent plus seulement entre le « nous » des dominés et le « eux » des dominants mais aussi entre ceux qui, parmi les classes populaires, vivent en majorité des revenus du travail et ceux dont le revenu se compose davantage de prestations et transferts sociaux. Les ouvriers peuvent se situer d’un côté ou de l’autre. C’est ce que le sociologue Olivier Schwartz qualifie de « conscience de classe triangulaire » et que plusieurs travaux ont souligné. C’est là tout le piège des discours libéraux qui ont dénoncé « l’assistanat » et qui ont précisément appuyé sur cette frontière pour fracturer les classes populaires en vantant le travail, l’égalité des chances, la réussite individuelle, la propriété, comme outil d’émancipation et de distinction envers les plus pauvres.
D’où la nécessité de reconstruire du collectif partout où c’est possible, pour lutter contre cette politique en miettes qui fragmente les expériences et individualise la question sociale. C’est ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent une « chaîne d’équivalence » : les différentes luttes doivent être articulées entre elle. « C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive »[7].
Cela peut aussi consister à soutenir des collectifs déjà en mouvement, une grève, une maison d’édition ou média indépendant, un fond de dotation comme celui de « la terre en commun » à Notre-Dame-des-Landes [8]. A reconstruire, aussi, notre capacité de description, par exemple en refaisant à grande échelle un exercice comme les Cahiers de doléances, exercice qui prend le temps de la description sans céder à la tentation de faire rentrer les expériences et les colères dans des cases prédéfinies. Mais c’est également imaginer de nouvelles façons de peser de l’extérieur sur le jeu politique. Aux États-Unis, les organisations Brand New Congress ou Justice Democrats[8], qui veulent faire élire de nouveaux représentants de gauche dans la vie politique américaine, sont un exemple inspirant.
C’est enfin trouver de nouveaux espaces, ce que les ronds-points occupés par les gilets jaunes ont représenté pour beaucoup. De nombreux témoignages ont raconté comment tout d’un coup le sentiment de honte avait disparu parce qu’une situation qui semblait individuelle était en réalité partagée par beaucoup d’autres. C’est ce que décrit une ouvrière de 42 ans, monteuse-câbleuse : « ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : ‘Personne ne pense comme moi, ou quoi ?’ Quand j’ai entendu parler des ‘gilets jaunes’, j’ai dit à mon mari : ‘c’est pour moi’ » [9]. La capacité à se dire que ce qui se passe nous concerne est sans doute l’une des premières formes de collectif à reconstruire.
Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales,voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.
LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ?
Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère» – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole» de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ».
Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.
Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »
LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ?
GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.
MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.
LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ?
GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, unerenaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).
MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin.
Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »
LVSL – Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?
MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.
GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.
La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy
LVSL – Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?
MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».
GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux.
Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »
LVSL – Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ?
MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches).
GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)…
Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).
LVSL – M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ?
GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).
Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.
On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.
MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent.
Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.
Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. »
LVSL – Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ?
GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.
Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.
MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …
Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur les rapports entre les forces progressistes et les classes populaires. Nous recevions Adrien Quatennens (LFI), Emmanuel Maurel (PS), Gérald Andrieu (journaliste et essayiste) et Marie-Pierre Vieu (PCF).
Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.
Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]
La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche
Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.
Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.
Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.
On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.
En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.
Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.
Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant
Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.
Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges.L’heure est à son approfondissement.
Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.
La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.
La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.
L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.
Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017
La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.
Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.
La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.
Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.
Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.
Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité
Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.
A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :
Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.
La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.
Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.
Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.
[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.
Depuis quelques années, la notion de common decency, proposée par l’écrivain britannique et socialiste George Orwell, connaît une étonnante postérité. Postulant une décence ordinaire, un sens inné de l’entraide et de l’éthique propre aux classes populaires, la notion est aujourd’hui reprise et abusivement exploitée par toute sorte d’intellectuels plus ou moins réactionnaires. La common decency est une notion qui s’avère pourtant pour le moins problématique et contestable.
Fait amusant, les ventes du célèbre 1984 de George Orwell ont connu une augmentation exponentielle à la suite de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. En effet, c’est surtout pour son grand roman d’anticipation ainsi que pour La ferme des animaux, satire au vitriol de la bureaucratie stalinienne, que l’écrivain britannique est connu aujourd’hui.
Un autre aspect du personnage, pourtant essentiel, est toutefois bien souvent passé sous silence. On sait moins qu’Orwell fut, tout au long de sa vie, un infatigable militant socialiste. Jeune journaliste, il consacre en 1937 un reportage à la classe ouvrière du nord de l’Angleterre dont il tire un ouvrage majeur, Le quai de Wigan. Cette rencontre avec le prolétariat anglais consacre sa conversion au socialisme. Antifasciste convaincu, il part combattre les troupes franquistes en Espagne, au sein des brigades internationales. Faisant preuve d’une admirable lucidité quant à la vraie nature de l’URSS, il ne renonce jamais pour autant à son engagement socialiste.
De toutes les réflexions qu’Orwell a consacrées à la question sociale, la notion de common decency a connu la plus grande postérité. Ayant longtemps vécu auprès des classes populaires d’Angleterre du Nord, Orwell pense avoir constaté l’existence d’une common decency propre aux ouvriers. Ces derniers, de par leur condition, seraient plus enclins que les autres à une forme de « décence ordinaire », à l’entraide, à la fraternité, à un comportement « moral ».
Cette notion est aujourd’hui récupérée par nombre d’intellectuels, parfois bien réactionnaires, qui se posent en défenseurs de la « morale populaire » contre la corruption des élites. C’est le cas de certains membres du Comité Orwell, créé en 2015, rassemblement hétéroclite de journalistes au profil parfois très droitier. Le comité pourfend ainsi un « monde uniforme et post-national » et dénonce « le petit homme déraciné » qui serait né de la mondialisation, tout en se revendiquant de la pensée de l’écrivain britannique. On trouve, au sein de ce Comité Orwell, des individus tel qu’Alexandre Devecchio, responsable du très droitier Figaro Vox.
Michel Onfray, qui poursuit tranquillement son étonnante transition de l’anarchisme libertaire à un discours décliniste et parfois confus, s’est également emparé du concept orwéllien. Dans Polonium, l’émission de Natacha Polony, il pourfend ainsi les élites parisiennes et fait l’éloge d’un peuple qui, par essence, saurait mieux faire.
« Raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. »
Ce n’est pas ici le lieu pour se livrer à une critique en règle des thèses de Michéa et de ses disciples, cette dernière ayant par ailleurs été faite, brillamment et en longueur, par Frédéric Lordon. Il faut toutefois mettre en lumière les deux problèmes majeurs de la notion de common decency.
Massacre des Italiens à Aigues-Mortes, en 1893
Anti-historique, elle manque cruellement de rigueur scientifique. Sur quoi se fondent ses promoteurs pour affirmer une telle thèse ? À cette question des journalistes de Libération, Jean-Claude Michéa répond que, habitant dans une zone rurale de la « diagonale du vide », il « pense avoir une connaissance des conditions de vie réelles des milieux populaires ». C’est, on en conviendra, un peu court. En réalité, postuler une décence ordinaire propre aux milieux populaires relève d’une vision paternaliste et fantasméed’un peuple qui, de fait, n’a jamais existétel que dans leur imagination. Quitte à offenser les promoteurs de la notion, le racisme, pour ne prendre que cet exemple, existe bel et bien au sein de couches populaires, et on se demande bien par quelle sorte de décence ordinaire étaient inspirés les villageois français qui, en 1893 à Aigues-Mortes, lynchèrent dix-sept ouvriers italiens parce qu’ils étaient… Italiens.
Surtout, et il s’agit du deuxième point, raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. Une politique de progrès social doit se faire au nom du principe d’égalité. Et de lutter contre toutes les formes de domination et d’exploitation exercées par le néolibéralisme contemporain. Et sûrement pas au nom d’une morale supérieure dont seraient intrinsèquement dotées les classes populaires. Inversement, il ne s’agit pas non plus de « moraliser le capitalisme », comme on l’entend parfois, ni de faire confiance à l’éthique personnelle des membres du patronat pour ne plus, par exemple, pratiquer de licenciements boursiers. La politique n’est pas affaire de morale individuelle mais de structures : c’est en changeant en profondeur les règles du système économique contemporain qu’on fera advenir l’émancipation sociale. Et non en faisant de la morale, ou en misant sur la décence ordinaire.
Quant à Orwell, il est toujours périlleux de faire parler les morts et de préjuger de leurs réactions aux évènements du temps présent. Il est toutefois permis, à celui qui voudrait tenter l’expérience, d’imaginer ce que cet ardent militant de l’émancipation sociale pourrait penser de la mauvaise fortune faite par certains à ses écrits.
Pour aller plus loin :
MICHEA Jean-Claude, Orwell éducateur, Climats, 2003 ; La Gauche et le Peuple : lettres croisées, Flammarion, 2014, 320 p.
LORDON Frédéric, “Impasse Michéa”, Revue des Livres, juillet 2013.
Voilà, c’est fait. Donald Trump sera le 45ème Président des États-Unis. Celui qui n’était qu’un clown de télé-réalité, un showman habitué des émissions bas-de-plafond (The Apprentice, Wrestlemania), dirigera la première puissance mondiale. La nouvelle a laissé tout le monde sur son séant, pour rester poli : commentateurs, sondeurs, citoyens et géopolitologues du dimanche sur la Twittosphère. Tous ont eu tort, moi et vous inclus. Dans un contexte de grand aveuglement multi-médiatique, le « croque-mitaine » Donald Trump a eu raison contre la planète entière.
Vite on a vu poindre les articles qui tentent de se rassurer : « Et si les grands électeurs ne votaient pas pour Trump ? », « Et si Trump était destitué ? », « Une pétition de 4 millions de personnes pour que Clinton soit Présidente ». Pitoyables tentatives de trouver une issue de secours, de la part d’un monde médiatique qui semble dans son ensemble incapable d’ouvrir les yeux. Alors, que ce soit dit : avec 74 Grands Électeurs d’avance sur sa rivale, Trump est sûr d’être élu par le Collège Électoral. Une destitution est un acte hautement improbable, qui de plus porterait au pouvoir le vice-président créationniste Mike Pence, bien plus dangereux. Et une pétition ne vaut rien, face à 62 millions de bulletins dans les urnes. Notons avec ironie l’empressement du « camp démocrate » à ne pas accepter la vérité en face et le résultat des élections, alors même qu’ils étaient les premiers à redouter que Trump refuse l’issue du scrutin. Comme quoi…
La démocratie, le bouc-émissaire facile
Donc, oui, on doit s’y faire, individuellement et collectivement : Trump a gagné. Sa présidence sera peut-être un désastre, ou peut-être, plus probablement, un pétard mouillé. Mais il est trop tôt pour s’avancer davantage. L’heure est venue d’être humbles et de prendre une leçon de l’Histoire.
Que faire si on ne veut pas que des Trump fleurissent un peu partout ? Depuis l’élection, on entend tout et n’importe quoi. « Pas surprenant de la part du peuple le plus con de la Terre », « comme quoi, trop de démocratie… », « il faudrait un permis de voter, ça éviterait d’avoir des cons qui votent pour Trump ».
Il y a quelque chose d’absolument malsain là-dedans. Déjà, cela tient de l’aveuglement congénital que de croire que l’élection américaine est trop démocratique, alors même que si le suffrage avait été direct, ce serait Hillary Clinton qui l’aurait emporté. Mais surtout, parce qu’on ne peut pas disqualifier la démocratie à partir du moment où la majorité change, ou lorsque le résultat déplaît. Oui, la démocratie peut dévier et favoriser la démagogie, rangez votre Platon et votre Aristote, on connaît. Mais voir une défaillance intrinsèque à ce modèle politique est une erreur. La basse démagogie telle que fut celle de Trump ne se nourrit pas des errances de la démocratie, mais bien des faillites d’une société moribonde. Une société qui va bien n’aurait que faire d’un Trump, n’aurait eu que faire du discours xénophobe et simpliste qui a largement permis le Brexit au Royaume-Uni. Pour la simple et bonne raison qu’elle n’en aurait nul besoin.
L’Amérique multi-culturelle de Trump
On a tous sous-estimé le mal-être d’une frange croissante de la population, qui en est venue à être la majorité. On prophétisait avec Trump la revanche des « ploucs blancs », de cette Amérique blanche rurale déshéritée et désindustrialisée, animée d’un sentiment de « rancœur raciale » vis-à-vis d’un Obama trop communautaire à leurs yeux. On riait des primaires républicaines, confortablement vautré dans cette certitude d’avoir raison envers et contre tous. On se marrait bien devant « l’idiot porté par des idiots ». Les résultats nous ont violemment donné tort. En réalité, l’Amérique de Trump, c’est-à-dire son électorat, est aussi multi-culturelle que celle de Barack Obama. C’était donc, pour beaucoup de gens, d’horizons divers, du sérieux. Les scores du candidat populiste républicain en Floride par exemple, parmi la population cubaine et latino, sont aux alentours des 30 %. Des asiatiques ont voté Trump, des femmes ont voté pour Trump, des Afro-Américains ont voté Trump.
Si effectivement, Trump est soutenu par l’extrême-droite suprémaciste américaine, les 62 millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir dressent quant à eux une mosaïque fidèle de l’Amérique : des étudiants pro-Sanders désirant secouer un establishment poussiéreux, aux Afro-Américains déçus d’Obama et dégoûtés par la campagne bling-bling de Clinton ; du Républicain tradi de la Bible Belt à la mère de famille essayant de joindre les deux bouts en banlieue de Philadelphie.
Alors certes, ça fait peur. C’est bien moins pratique. C’est tellement plus simple de conclure à une victoire de la rhétorique raciste, mais non. C’est aussi, surtout, un vote de ras-le-bol, anti-élites. Et il est ironique, certes, qu’il prenne la forme d’un Donald Trump, milliardaire issu du microcosme médiatique et financier new-yorkais. Mais ce qu’il faut se demander alors c’est pourquoi cette colère est-elle captée uniquement par des candidats démagogues, des populistes de droite ? Parce que personne d’autre ne s’y intéresse, voilà pourquoi. Tout juste les médias US faisaient-ils des reportages dans l’Amérique de Trump (entendre par-là dans le « trou-du-cul de l’Amérique ») comme on s’approche, curieux, d’un phénomène de foire. On pointera, à raison, la sociologie du journalisme et le mépris de classe. Les préjugés sur les déclassés et leur malaise social empêchent la plupart des journalistes de voir ce mal-être. Le comprendre ne figure pas dans leur logiciel. Et ça dépasse largement le cadre journalistique. Tous les privilégiés, les éditocrates et autres étudiants dans l’antichambre de la classe sociale supérieure, ont été partie prenante de ce grand aveuglement : à rire de Trump, à être fascinés par le phénomène médiatique, sans voir les causes sociales structurelles sur lesquelles reposait son succès futur. Parce qu’ils forment une classe, qu’on le veuille ou non, de privilégiés, et qu’ils ne connaissent pas le malaise social, dans leur grande majorité. Ils ont beau avoir les meilleures intentions du monde, ce mépris de classe est leur « mur Trump » à eux : ils s’isolent du reste du monde social.
Faute collective
Les leçons pour la vie politique française sont grandes. La victoire de Marine Le Pen dès 2017 devient avec celle de Trump de l’ordre de l’envisageable. Et auquel cas, on sera tous surpris (encore). Alors que le malheur est sous leurs yeux et sous les nôtres, que la souffrance est palpable. La responsabilité sera alors – et elle l’est déjà – collective : c’est celle des médias, qui invitent Marine Le Pen et son aréopage de chiens de combat sur le moindre plateau TV, et qui n’invitent jamais son électeur, vu comme idiot par nature, raciste par évidence. La bulle médiatique est terrifiée à l’idée d’éclater si elle allait à la rencontre des gens… C’est la faute aussi, des hommes politiques déconnectés du réel, qui achètent en 2016 leur pain au chocolat à 15 centimes (Copé) au Prisunic (Juppé). Comment voulez-vous qu’une micro-sphère pareille comprenne quoi que ce soit aux classes les plus populaires et fragiles ? Peut-être est-il temps de se rendre compte que la sacro-sainte démocratie représentative ne représente plus personne ? Que si les gens avaient la possibilité de se représenter eux-mêmes, les possibilités politiques s’en retrouveraient grandement améliorées ?
C’est la faute, enfin, il faut savoir l’admettre pour avancer, à la gauche, la gauche radicale, la mienne, la vôtre, qui se complaît davantage dans son langage universitaire que dans le travail de terrain. Cette gauche « Lordon » qui rêve de marcher main dans la main avec une gauche ouvrière fantasmée, mais est incapable de parler aux laissés-pour-compte. Cette gauche radicale prompte à dégainer la lutte des classes, mais incapable de dépasser ses propres déterminismes. Prenez Nuit Debout. Si le mouvement est mort, c’est parce qu’il s’est montré incapable de dépasser le cadre très limité de sa naissance. Il a été incapable de déplacer ses « forums citoyens » hors du centre petit-bourgeois, vers la périphérie, les banlieues. Ils sont pourtant là, les gens qui souffrent et attendent des réponses. Des gens qui n’ont pas attendu Nuit Debout pour être mobilisés mais que personne ne veut entendre, à part ici un Trump, à part là une Le Pen. Etre incapable de leur parler, les traiter d’idiots ou de moins-que-rien, c’est laisser la voie libre aux radicalismes, qu’ils soient d’ailleurs religieux ou politiques.
Si les élites, au sens large, se montrent incapables de remettre en question leur modèle de pensée, leurs préjugés de classes, leur aveuglement idiot et méprisant, alors il n’y aura rien d’étonnant à ce que les catastrophes de type Trump se suivent et se ressemblent… La gauche doit être à nouveau audible pour les classes les plus défavorisées, sortir de son confortable aveuglement, de sa bulle sociale. La gauche de demain doit retrouver le goût du terrain, du dialogue comme transgression des barrières sociales. Elle en a assurément les moyens, et c’est à cette condition seulement que tout reconstruire deviendra possible.