Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

Féminisme et populisme sont-ils compatibles ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre quatrième débat sur le thème “Féminisme et populisme sont-ils compatibles ?” présenté par Lilith Verstrynge avec Clémentine Autain et Clara Serra.


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“La France rebelle s’est réveillée” – Entretien avec Clémentine Autain

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Piles de dossiers entassées dans son bureau, la députée Clémentine Autain nous accueille quelques heures avant son passage dans Zemmour & Naulleau, où elle a croisé le fer avec Marlène Schiappa et les deux polémistes. L’atmosphère est optimiste, la mobilisation sociale bat son plein. L’occasion est bonne pour aborder son nouvel ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme qui rappelle les fondamentaux du mouvement et en critique les récupérations. Mais aussi pour discuter de son rôle comme députée et de son opinion sur la stratégie de la France insoumise, et des rapports avec les autres mouvements comme le PCF et Generation.s.

LVSL – Lors de la dernière élection, Jean-Luc Mélenchon a adopté une stratégie et une esthétique qui ont surpris un certain nombre de militants habitués aux marqueurs traditionnels de la gauche que sont la couleur rouge, l’Internationale, la référence permanente aux « valeurs de la gauche », etc. Que pensez-vous de ces choix ?

Il a fait un choix stratégique gagnant en considérant qu’il ne suffisait pas de brandir le terme de “gauche” comme un étendard pour convaincre. Il est parti du fait que le bilan de la gauche au pouvoir, et notamment sous François Hollande, était catastrophique, et que le terme de “gauche” se trouvait associé à ce bilan, un bilan notamment détestable du point de vue des catégories populaires. Je l’ai vu très concrètement en faisant campagne aux législatives sur un territoire de banlieue en Seine-Saint-Denis. Le mot “gauche” était associé à François Hollande. Il fallait donc cesser de l’asséner tel un sésame puisque « la gauche » au gouvernement a mené une politique de droite, et donc contribué à faire exploser les catégories classiques “gauche” et “droite”. Depuis trente ans les gouvernements qui se succèdent, qu’ils se disent “de gauche” ou “de droite”, mènent une politique malheureusement très proche. D’où le brouillage des clivages traditionnels.

Pour autant, Jean-Luc Mélenchon n’a pas abandonné la gauche dans le contenu propositionnel comme dans les valeurs mises en avant. Pendant sa campagne, il a parlé d’égalité, de bien commun, de justice sociale, de démocratie véritable : autant de thèmes, de mots, de propositions qui s’inscrivent bel et bien dans une filiation qui est celle de la gauche. Se départir de l’esthétique traditionnelle de la gauche et ne pas employer le terme de “gauche” à tout bout de champ était un moyen de permettre à de nouveaux publics, en particulier les jeunes – qui se repèrent moins que d’autres dans les catégories traditionnelles pour des raisons générationnelles évidentes –, d’être audibles sur ces thématiques au-delà d’un a priori. Au fond, Jean-Luc Mélenchon n’a pas brandi le mot gauche mais il l’a rempli, lui a donné du sens, a ancré ses principes dans une forme de modernité.

Alors que certains rêvaient d’une “primaire de toute la gauche” pour 2017, Mélenchon s’en est tout de suite écarté pour se démarquer de toute responsabilité, proximité ou confusion vis-à-vis du bilan gouvernemental Hollande/Valls. Je constate que Benoît Hamon, qui a pourtant remporté la primaire du Parti Socialiste sur une ligne de contestation de la politique gouvernementale, a été lesté par une sorte de sparadrap du capitaine Haddock : on l’a associé au bilan gouvernemental puisqu’il y avait participé et qu’il avait encore le PS, Jean-Marie Le Guen ou Jean-Christophe Cambadelis dans ses bagages.

Mélenchon a effectué un second choix qui s’est avéré opérant : il s’est émancipé de la forme traditionnelle du parti. Il a trouvé un nom, “la France Insoumise”, qui n’est pas en “isme”, qui ne ressemble pas à un nom habituel du vocabulaire politique. Cette forme de mouvement fut un atout pour donner à voir du neuf, si attendu en raison de la déception et de la défiance nourrie à l’égard de la politique institutionnelle.

Ces choix stratégiques se sont révélés pertinents : notre famille politique s’est hissée à un score historique frôlant les 20%. Maintenant, une chose est d’avoir gommé quelques marqueurs anciens et d’avoir impulsé un nouveau mouvement, une autre serait de tirer comme conclusion qu’il faudrait jeter aux oubliettes tout rapport avec la gauche, ses symboles, sa culture, ses réseaux constitués. Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. Au fond, ce qui a été réussi dans la campagne, c’est me semble-t-il le fait d’avoir réussi à tenir ces deux bouts : parler à la fois à celles et ceux qui sont écœurés de la politique, qui ne se reconnaissent pas dans des codes qui ne fonctionnent plus comme avant notamment auprès de la jeunesse et des catégories populaires, et dans le même temps, c’est bien sur une base de gauche, au sens d’un contenu politique, des valeurs, que Jean-Luc Mélenchon a fait sa campagne et son programme. Il me semble que c’est cet alliage de deux objectifs, fédérer le peuple sur une base de gauche, qui a porté ses fruits. Si l’on s’affranchit de toute référence à la gauche, le chemin peut nous mener bien loin des objectifs émancipateurs qui, pour ma part, donnent sens à mon engagement mais surtout la clé pour que soient transformées, améliorées, libérées, les conditions de vie du grand nombre.

« Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. »

N’oublions pas que c’est notamment grâce à des territoires qui ont un ancrage historique bien à gauche que Jean-Luc Mélenchon a obtenu son succès. Il a su réveiller la “France rouge”. Il y a bien des racines historiques qui ont à voir avec cette histoire. Il fallait moderniser le discours, renouveler les formes, dans ses mots et ses références, non pas pour balayer le passé mais pour s’inscrire dans une filiation. C’est une première étape. Nous avons encore du pain sur la planche pour faire naître les majorités de demain, dans les têtes, dans la rue, dans les urnes, qui permettront les ruptures progressistes, sociales et écologistes. La contestation sociale qui s’aiguise est un point d’appui prometteur.

LVSL – La France Insoumise est certainement le groupe parlementaire d’opposition qui a le plus fait parler de lui ces derniers mois. Quel bilan tirez-vous du travail du groupe parlementaire insoumis ? Certains observateurs reprochent à la France Insoumise de rester enfermée dans une rhétorique d’opposition et une stratégie de conflit permanent et systématique qui nuit à sa crédibilité. Qu’en pensez-vous ?

L’histoire est là pour le montrer : ce qui rend une idée crédible, c’est le nombre de personnes qui la portent. La revendication des congés payés, qui a émergé après la formation du gouvernement du Front Populaire, est devenue crédible parce qu’il y avait des mobilisations de masse qui portaient cette idée-là. La démocratie qui apparaissait très utopiste à l’époque où la monarchie était le système politique dominant, devient crédible à partir du moment où il y a la mobilisation massive du peuple qu’on a connue pour la faire advenir. L’égalité entre les hommes et les femmes n’était en rien crédible au début du XXe siècle : elle s’est imposée à la faveur des mouvements féministes et de l’appropriation grandissante de cette volonté émancipatrice qui semblait au départ contraire à l’ordre naturelle, risible ou inaccessible. Je me méfie donc des réflexions portant sur ce qui serait “crédible” ou non a priori, comme si la validation d’experts ou d’énarques était le sésame d’une idée « crédible » !

Il ne faut pas croire que la crédibilité est liée à l’accumulation de notes de technocrates que l’on a dans les tiroirs tant celles-ci ressemblent trop souvent au monde tel qu’il est. Une idée devient crédible lorsque le grand nombre en est convaincu et se mobilise pour la porter.

LVSL –  On pourrait vous objecter que n’importe quelles idées ne peuvent pas convaincre le grand nombre…

Je pense que ce n’est pas la bonne perspective. Si on part seulement du potentiel majoritaire d’une idée à l’instant T dans la société, je ne suis pas sûre qu’on donne naissance à un projet cohérent et porteur d’émancipation humaine… Car on risque alors vite de se caler sur des enquêtes d’opinion qui donnent le pouls des idées en vogue liées à l’état du débat public et des rapports de force politiques. D’où l’importance à mon sens de continuer à fédérer le peuple sur la base d’une orientation de gauche. Il faut maintenir cette tension. Sinon, nous risquons par exemple d’épouser de tristes thèses sur l’immigration ou la sécurité, pour ne prendre que deux exemples. C’est pourquoi je me méfie d’un neuf qui mépriserait tout ancrage historique, escamoterait toute réflexion intellectuelle, se donnerait pour seul objectif de refléter d’une certaine manière les désirs prétendus du peuple contemporain. Sur la scène politique, on se dispute le peuple parce que c’est l’interprétation du sens de ses intérêts qui est en jeu.

Pour en revenir au groupe parlementaire, ce qui nous rend crédible, c’est notre cohérence et notre détermination face à la politique d’Emmanuel Macron. Nous sommes aussi des proposants même si cela s’entend moins. L’un n’exclut pas l’autre mais se renforce. Chaque refus est déjà le début d’un “oui”. Savoir dire “non” ouvre la possibilité et la nécessité de faire autre chose. Et si vous écoutez les discours des députés du groupe de la France Insoumise, vous verrez qu’il y a des critiques mais aussi beaucoup de propositions alternatives !

En même temps, peut-être que ce que l’on a besoin de fortifier, c’est l’espérance. Je crois profondément qu’on se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on s’appuie sur les colères – et pas sur le ressentiment, registre sur lequel joue le Front National -, et qu’on parvient à les transformer en espoirs de changement. On se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on donne corps à une vision qui nous projette positivement dans l’avenir.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Que pensez-vous de la stratégie du conflit de la France Insoumise ? Vous avez critiqué, par exemple, l’emploi de l’expression “parti médiatique” pour désigner les grands médias…

Il y a une conflictualité à assumer avec les grands médias, c’est évident, puisque nous contestons l’idéologie dominante qu’ils véhiculent largement, mais je n’utilise pas pour ma part l’expression de “parti médiatique”, et ce pour deux raisons. D’abord, je ne crois pas qu’il y ait un “parti unique” des médias. Les médias sont multiples : vous existez, Regards existe comme bien d’autres médias critiques, et à l’intérieur même des rédactions des grands médias, la pensée dominante y est parfois contestée, elle n’est pas celle de tous les journalistes même si une chape de plomb a tendance à les marginaliser. Prenons un exemple significatif : Elise Lucet, sur France 2, grand média s’il en est, fait un travail d’éveil critique des consciences remarquable. Elle a levé des lièvres sur l’évasion fiscale, mis en cause des multinationales. Je ne pense donc pas qu’il y ait un “tout” médiatique si homogène même si je constate, évidemment, la force de l’idéologie dominante que les grands médias diffusent avec abondance. Que nous dénoncions la concentration dans les médias ou les modalités d’attribution de l’aide à la presse est de ce point de vue essentiel. Les conditions de la production d’information constituent un enjeu démocratique majeur. Le système économique et les politiques publiques doivent garantir le pluralisme et la vitalité de la production d’informations de qualité et indépendantes des pouvoirs en place.

Si je suis exaspérée par bien des questions que posent les journalistes, si je vois bien les relais dont dispose Macron, si je suis convaincue que les dirigeants des grands médias sont en guerre contre nous et défendent les intérêts des possédants, je pense néanmoins que, pour progresser et gagner des majorités d’idées, nous avons intérêt à nous appuyer sur des médiations, et donc sur les contradictions et nos points d’appui dans l’univers des médias.

LVSL – La France Insoumise place au cœur de ses critiques l’hyper-présidentialisation de la pratique macronienne du pouvoir, et l’hyper-personnalisation de la fonction présidentielle opérée par Emmanuel Macron. Pensez-vous que proposer le retour à un régime plus parlementaire et critiquer la personnalisation du pouvoir soit une stratégie efficace ? La France Insoumise a pourtant frôlé les 20% grâce (en partie) à la figure charismatique de Jean-Luc Mélenchon et à ses talents tribuniciens…

C’est un fait, la politique s’incarne. Si on choisit de compter dans la vie politique institutionnelle française, nous devons avoir un candidat à la présidentielle. Et ce même si nous prônons une VIe République pour en finir avec la monarchie républicaine. Il y a bien sûr une forme de dissonance mais nous sommes contraints de l’assumer. Et tant qu’à candidater, il vaut mieux choisir une personnalité qui ait du verbe et du charisme, ce qui est le cas de Jean-Luc Mélenchon. Mais s’il avait été élu, nous avions pour projet d’en finir avec les pires travers de la Ve que vous avez cités. Par ailleurs, le groupe parlementaire a permis de faire émerger de nouvelles figures pour notre famille politique, et c’est heureux. Car je crois qu’il faut tenter de déjouer les pièges d’une hyperpersonnalisation de notre famille politique. Une force politique large doit chercher à avoir plusieurs visages connus du grand nombre – et ce n’est pas facile. C’est une façon de faire vivre la diversité des styles et des profils de nature à élargir notre audience. C’est aussi le gage d’un certain pluralisme, nécessaire à tout mouvement politique vivant et large. Mais il faut bien se rendre compte que le monde politique et médiatique a une fâcheuse tendance à favoriser la parole centrée autour d’un leader. Jouer des codes qui sont imposés par les règles du jeu de notre époque, et notamment la présidentielle qui donne une place prépondérante à une personnalité, tout en essayant de les déjouer : comment faire autrement ?

Macron, lui, n’a pas été seulement la personnalité de la présidentielle : il se moule depuis son élection dans les pires travers de la Ve République. C’est ce bonapartisme que nous rejetons, ce mépris pour le Parlement et la démocratie, que la réforme institutionnelle à venir s’apprête à dramatiquement renforcer. Je suis très inquiète, par exemple, de son approche sur les fake news : ce n’est pas à l’État de décider ce qui est, ou non, une vérité. À partir du moment où le président de la République prétend que c’est à l’État que revient la gestion de cette question, je pense qu’on peut entrer dans des dérives gravissimes. Macron est aussi l’homme des ordonnances et de la répression violente à l’égard des étudiants et des occupants de Notre-Dame-Des-Landes… Au pouvoir, c’est bien lui qui occupe sa fonction par un hyper-présidentialisme et de l’autoritarisme. Nous nous battons pour une toute autre vision de la politique et de la démocratie, pour les libertés, les pouvoirs et les savoirs partagés.

LVSL – Nous aimerions revenir sur l’affaire Weinstein et ses suites – “mee too”, “balance ton porc”. Considérez-vous que cet élan de libération de la parole a permis des avancées en France ? Le gouvernement se donne-t-il selon vous les moyens de lutter efficacement contre les violences faites aux femmes ?

Ce qu’on attend des pouvoirs publics, c’est qu’ils accompagnent concrètement cette formidable libération de la parole. Cette vague de parole a été soutenue dans le discours par les représentants du gouvernement. On ne peut pas le retirer à Marlène Schiappa qui, je le crois, a des convictions sur le terrain de l’égalité hommes/femmes. Mais celles-ci semblent s’être arrêtées aux cas Darmanin et Hulot… Là, la ministre est curieusement sortie de son devoir de réserve et n’a pas respecté la séparation nécessaire des pouvoirs entre exécutif et judiciaire. Non seulement le gouvernement par la voix de son porte-parole a renouvelé sa confiance envers Darmanin et Hulot après les mises en cause rendues publiques mais Marlène Schiappa a pris la défense de ses collègues ministres. Sidérant. Lorsqu’on lui a demandé sur France Inter si elle n’était pas mal à l’aise vis-à-vis des accusations qui venaient d’être formulées à l’encontre de Gérald Darmanin, elle a répondu : “non pas du tout, pourquoi le serais-je?”. Je pense qu’elle aurait pu l’être a minima, sans même prendre parti sur les faits. Elle s’est surtout fendue d’une lettre au Journal du Dimanche en faveur de Nicolas Hulot en expliquant que c’était un homme charmant. Je rappelle que Nicolas Hulot était mis en cause pour un viol qui échappe à la justice en raison du délai de prescription… que pourtant la ministre entend allonger dans la loi qu’elle va tout prochainement présenter devant Parlement !

Maintenant, que vont faire les pouvoirs publics pour accompagner cette libération de la parole ? On a en la matière des besoins énormissimes. Deux permanences téléphoniques qui accueillent les femmes victimes, l’AVFT et le CFCV, ont été fermées parce qu’elles n’avaient plus les moyens de répondre aux appels qui ont explosé avec la vague #MeToo ! C’est symptomatique. On attend du gouvernement les moyens pour que la parole puisse être entendue.

« Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire. »

Les pouvoirs publics doivent agir à plusieurs niveaux. En matière d’éducation, je regrette qu’ils aient renoncé aux “ABCD de l’égalité” abandonnés sous le précédent quinquennat, et que le nouveau gouvernement n’ait rien fait de plus pour apprendre aux enfants à lutter contre les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Nous avons aussi besoin de formation dans la police. Le goupe F et la page “paye ta police” du réseau Trumbl vient de rendre public des éléments dont j’avais connaissance depuis très longtemps, qui témoignent de la manière dont les femmes sont reçues dans les commissariats de police. Lorsque j’ai moi-même porté plainte pour viol, je n’ai par exemple pas eu le choix entre un homme ou une femme. Ne pas pouvoir choisir de raconter une telle histoire à une femme, et se trouver contrainte de le dire le détail de ces faits à un homme, ça ne va pas. En l’occurrence, j’étais face à un policier qui n’avait pas été formé à recevoir ce type de plainte, il était jeune. En plein milieu du dépôt de plainte, il m’a demandé si cela ne m’ennuyait pas si on s’arrêtait pour qu’il fume une cigarette. Il était ému, visiblement ébranlé par ce que je lui disais, je ne lui en veux absolument pas, je dis juste qu’il faut former les policiers pour que les femmes puissent déposer leur plainte dans les meilleures conditions. Dans certains commissariats, vous avez des calendriers de femmes nues sur les murs, dans d’autres des remarques déplacées parfois au point de faire renoncer des femmes au dépôt de plainte. Il faut aussi des moyens pour la justice. Plusieurs années sont parfois nécessaires pour que la justice puisse faire son travail, pour que l’indemnisation de la victime soit effective alors que c’est dans l’immédiat que vous avez besoin de soins et d’aide lorsque vous avez été victime d’un viol. Enfin, les campagnes de sensibilisation doivent recevoir un soutien des pouvoirs publics : en argent sonnant et trébuchant, et on n’a rien pour le moment. Le budget, à ce stade, n’est en rien à la mesure de ce qui s’est passé et des besoins. Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Nous sommes d’accord avec certains éléments de modifications législatives prévus par le gouvernement, comme le fait de repousser le délai de prescription pour les viols – le viol est un crime particulier qui impacte la mémoire, le phénomène d’amnésie est courant chez les personnes victimes de viol. Le cheminement est parfois long entre l’acte et la décision d’aller porter plainte. Il faut un délai de prescription qui soit élargi. J’ai posé à l’automne une question d’actualité à l’Assemblée suite au non-lieu prononcé par la justice au sujet d’une fillette de onze ans qui avait été violée. Un âge minimal de présomption de non-consentement, en vertu duquel une personne n’est pas en mesure de consentir à un rapport sexuel, doit être instauré, ce que nous avons proposé et qui devrait être contenu dans cette loi contre les violences débattue tout prochainement au Parlement.

Ces améliorations sont donc nécessaires et bienvenues, mais si tout cela n’est pas accompagné de moyens financiers pour appuyer tout le processus de libération de la parole, leurs effets seront très limités. Je pense aussi, par exemple, aux besoins en matière de logement pour les femmes victimes de violences conjugales. On sait comment fonctionnent ces violences. Parfois, lorsqu’une femme a envie de partir, si on ne l’accompagne pas tout de suite et qu’elle doit attendre trois ou quinze jours pour pouvoir le faire, elle peut ne plus jamais partir et donc subir encore plus de violences, voire mourir. Nous serons donc au rendez-vous pour dire et redire combien l’égalité entre les hommes et les femmes et la lutte contre les violences nécessite un investissement public inédit.

LVSL – Au-delà de ces aspects législatifs, l’égalité hommes-femmes ne peut se passer de profondes transformations culturelles afin de mettre un terme au phénomène d’auto-censure, d’intériorisation de normes implicites qui placent les femmes dans des positions de dominées. Je voulais donc savoir comment, en tant que députée, vous pensez que ce combat culturel peut se mener, dans la mesure où il est plus difficile à visibiliser que les luttes concrètes contre le harcèlement ou le viol, par exemple.

Tout se tient. Associer systématiquement le rose aux filles et le bleu aux garçons dès la naissance a un lien avec la normalisation sexuée des métiers, avec les insultes sexistes dans la rue, avec la sous-représentation des femmes dans les lieux du pouvoir, avec les violences conjugales. Le féminisme fait le lien entre tous ces aspects en remettant en cause l’ordre des sexes. La bataille est économique, sociale, culturelle. Il faut changer l’organisation de la société toute entière et modifier les représentations hommes-femmes. C’est long et difficile. Mais nous avons parcouru un chemin incroyable en un siècle ! Une révolution. Ce temps n’est pas si loin où une femme ne pouvait pas porter un pantalon, ni ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari, ni voter, ni avorter ! On a donc déjà fait un bond incroyable. Mais il faut passer au stade supérieur pour passer de l’égalité formelle, conquise dans la loi, à l’égalité réelle. Celle-ci implique effectivement de modifier les représentations dominantes, mais pas seulement : ne faisons pas de l’égalité hommes-femmes une question uniquement cantonnée à la sphère des représentations, même si c’est très important. Il y a aussi des mesures concrètes à prendre. Le partage des tâches domestiques et parentales, c’est concret et décisif. Si on ne fait pas un service public d’accueil gratuit de la petite enfance, si on ne diminue pas le temps de travail pour tout le monde, on aura toujours un plafond de verre dans le monde professionnel, des femmes à bout et des tâches – et des joies – non partagées. Les femmes gagnent moins que les hommes et sont attendues sur le terrain de la maternité : c’est pourquoi ce sont si majoritairement elles qui « choisissent » un temps partiel ou renoncent à leur emploi pour s’occuper des enfants. Il y a bien des enjeux matériels et de représentations que les pouvoirs publics doivent enfin considérer pour combattre réellement les inégalités. Je pense qu’on va y arriver, mais à quel rythme ? Il ne faut rien lâcher de notre mobilisation : il n’y a pas de pente naturelle vers l’égalité.

LVSL – Pour parler du passé, dans votre ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme, vous revendiquez une filiation historique dans le mouvement 68 et critiquez les récupérations officielles du mouvement auxquelles on assiste en ce moment. Vous expliquez notamment que Macron serait de droite, et vous associez libéralisme économique et contrôle social. Cependant, une part substantielle de l’électorat de Macron vient de l’ex-électorat du Parti Socialiste, qu’on peut qualifier de plutôt progressiste. Certains observateurs considèrent d’ailleurs que le macronisme est une combinaison entre un progressisme modernisateur et néolibéral et une symbolique conservatrice. Ils parlent à ce propos de “populisme néolibéral”. Que pensez-vous de cette analyse ? Croyez-vous que les métaphores “gauche” et “droite” ne sont pas devenues inopérantes pour qualifier l’action d’Emmanuel Macron ?

La politique que mène Emmanuel Macron sous nos yeux est une politique de droite, sans aucune ambiguïté. De droite, parce qu’elle favorise dans les faits les plus riches, les possédants, les dominants. LREM fait l’éloge du mérite, de la théorie du ruissellement, des premiers de cordée. Toute cette rhétorique se campe à droite toute. Sur un autre plan, Macron semble avoir déstabilisé une partie de son électorat qui vient de la gauche. Si ces électeurs sont acquis au libéralisme économique, ils restent soucieux des droits humains et des libertés. Sur la question du droit d’asile par exemple, on a pu voir des prises de position étonnement critiques de Macron issues de Terra Nova, think thank ultralibéral proche de la hollandie. Certains soutiens de Macron ont l’air aujourd’hui de s’émouvoir que, avec sa modernité en bandoulière et son style jeune et sympathique, le Président se mue finalement en personnage autoritaire, dialoguant amicalement avec des dictateurs, renforçant l’état d’urgence, méprisant le Parlement et les médias. En fait, je suis étonnée de leur étonnement car je pense qu’il y a une cohérence à tout cela. Il y a une logique à l’alliance entre libéralisme économique et contrôle social accru. Quand l’État se désengage de la sphère économique, il se dépossède des leviers qui lui permettraient d’agir sur l’économie. Pour compenser cette perte de pouvoir, le gouvernement et l’État cherchent alors à s’affirmer sur un autre terrain, celui des libertés et de la démocratie. La dérégulation libérale est d’une telle violence qu’il faut du contrôle social pour l’imposer. En effet, comme leur politique libérale se révèle impopulaire parce qu’elle creuse les inégalités et génère de la précarité, le pouvoir a besoin de contrôler et de pénaliser ceux qui se rebellent. On le voit avec la répression toujours plus forte des mobilisations sociales et des syndicalistes. On vit quand même dans une société où, pour avoir jeté des confettis dans un bureau de direction, un syndicaliste peut écoper de 17,000€ d’amende ! Au fond, c’est un profil politique qui est bien connu en Europe depuis Margaret Thatcher qui a allié un libéralisme débridé à un contrôle social accru. Margaret Thatcher a donné le maître mot en privatisant les chemins de fer, en détricotant les retraites et les acquis sociaux britanniques, dans le même temps qu’elle considérait Nelson Mandela comme un terroriste et laissait mourir de faim Bobby Sands.

Ce qui me frappe, c’est aussi la technocratisation et la déshumanisation qui va avec. Gérard Collomb en est un exemple tristement parfait. Le ministre de l’Intérieur parle d’immigration de façon comptable, sans jamais restituer la réalité de celles et ceux qui fuient la guerre et la misère. Et l’on se souvient de ces ministres et députés LREM qui nous ont expliqué que ceux qui dorment dans la rue le font par choix. Ainsi va la liberté en macronie… ! L’indécence n’est jamais loin.

La commémoration de Mai 68 dépasse très largement Macron : elle concerne tous ces éditorialistes et figures médiatiques, comme Romain Goupil, qui font figure d’éternels révoltés pour reprendre le titre du Monde 2, comme si on pouvait passer de Mai 68 à Macron dans un mouvement continu. La volonté de récupération par les libéraux de l’esprit de Mai 68 est un piège mortifère. Elle vise à produire un récit dominant qui tente d’inclure l’héritage soixante-huitard dans la macronie. Or, Macron tourne le dos à la liberté, car pour être libre, il faut avoir un toit sur la tête, manger à sa faim, se cultiver, avoir accès à l’éducation et à la santé, et ce gouvernement attaque tous les leviers permettant de rendre effectifs ces droits fondamentaux. Il fait donc reculer les conditions de la liberté concrète, dans le même temps qu’il diminue les libertés individuelles et collectives par le biais d’un contrôle social accru. C’est dire si nous sommes loin des revendications de Mai 68…

LVSL – Plus largement, Eve Chiapello et Luc Boltanski ont montré dans Le nouvel esprit du capitalisme comment le capitalisme a su digérer la critique “artiste” qui émanait du moment 68, en développant de nouvelles formes managériales qui favorisent “l’autonomie” et la “créativité”. Est-ce que les récupérations actuelles ne sont pas l’aboutissement de ce processus d’incorporation de la critique par le capitalisme ?

Je pense que Macron a saisi cette aspiration qui existe fortement aujourd’hui à l’autonomie, à gagner en liberté. Chiapello et Boltanski ont raison. Emmanuel Macron nous raconte une fable – la politique, c’est du récit –, selon laquelle nous allons, dans le monde d’Emmanuel Macron, être plus libre : c’est ce conte pour enfant du statut d’auto-entrepreneur érigé comme le comble de la liberté. Beaucoup en sont amèrement revenus, faisant l’expérience concrète de la perte en termes de droits et de revenus qu’engendre ce statut. Cette liberté proclamée, cette prétendue autonomie nouvelle se traduit finalement par de la précarité, et donc moins de liberté. Je pense qu’il faut que l’on se soucie de ces enjeux d’autonomie, de liberté, d’aspiration à être moins corseté dans sa vie quotidienne. Nous sommes les meilleurs défenseurs de ce désir de mobilité, de mouvement, de salariés pleinement sujets. Ce qui rend les gens figés dans leur travail et malheureux, c’est le chômage de masse, qui n’invite pas à aller et venir mais au contraire à rester enfermé dans son travail même quand on y souffre ardemment. Quand on parle de réduction du temps de travail, de sécurité tout au long de la vie, c’est une façon de lutter contre la précarité, qui est l’ennemie absolue de l’autonomie et de la liberté.

Il me semble que nous avons un récit possible qui se raccorde à cette aspiration légitime. Sans doute nous faut-il davantage parler du contenu du travail qui subit une phase de prolétarisation. Les normes libérales débouchent sur une perte d’autonomie dans le travail. Je pense par exemple à ces caissières qui sont obligées d’appeler leur supérieur hiérarchique dès qu’un blocage s’opère sur leur caisse. Cette prolétarisation du travail ne concerne pas que les catégories populaires. Elle touche également les cadres, avec des tâches qui sont de plus en plus bureaucratisées et hiérarchisées, provoquant une diminution toujours plus grande de l’autonomie, de la prise d’initiative. Le phénomène de sous-traitance y contribue également. Avant, lorsqu’on construisait un objet, même si on n’en fabriquait que l’une des parties, on voyait l’ensemble du travail fini. On participait à une entreprise collective dont on pouvait apprécier le résultat. Avec la sous-traitance, vous ne voyez plus quel est l’objet fabriqué en bout de course. C’est une perte de sens et cela participe à la prolétarisation du travail. La participation active de celles et ceux qui travaillent à ce que l’on produit est l’un de nos grands objectifs, là où le libéralisme économique précarise et fait perdre le sens.

LVSL – Pour aborder un autre aspect de Mai 68 qui est l’internationalisme, votre mouvement Ensemble se revendique de l’internationalisme. Comment concevez-vous l’internationalisme aujourd’hui ?

L’internationalisme situe notre enjeu, qui n’est pas simplement de réussir l’émancipation à l’intérieur d’un territoire fermé mais de la rechercher pour l’humanité toute entière. C’est partir du principe que l’émancipation humaine n’a pas de frontières, que nous sommes concernés par l’intérêt des peuples sur toute la planète. Cela suppose évidemment de développer des solidarités. Je me sens plus proche des femmes polonaises qui luttent pour l’avortement que des Français qui défilent dans la Manif pour Tous ou des travailleurs grecs qui se battent pour leurs droits que des banquiers français qui les étranglent. Se revendiquer de l’internationalisme induit aussi que nous avons pleinement conscience que toute une série d’enjeux ne peuvent se régler qu’à une échelle planétaire. Le réchauffement climatique est évidemment de ceux-là. Et nous sommes engagés pour la paix dans le monde. Nous exigeons la création de biens communs de l’humanité. Nous contestons le capitalisme mondialisé et la concurrence qui abaisse les droits et protections comme les normes sanitaires. Sans hésiter, je dirais que mon combat, notre combat, est résolument internationaliste.

LVSL – La France Insoumise a mobilisé des signifiants patriotiques dans sa campagne de 2017 et promu une défense de la souveraineté de la France. Comment concevez-vous la place des États-nations à l’intérieur de cet internationalisme ? La souveraineté nationale peut-être elle selon vous une protection face à l’offensive néolibérale portée par l’Union européenne ?

Oui je le crois, dès lors qu’elle pose la question de la souveraineté, et qu’elle considère que l’enjeu de souveraineté doit être vrai à tous les échelons. Je suis pour la souveraineté nationale retrouvée, je pense que c’est un échelon qui reste pertinent aujourd’hui. Mais je pense aussi que la souveraineté doit vivre à l’échelle des villes comme à l’échelle internationale car il s’agit de la manière dont les peuples décident. La souveraineté doit se décliner à tous les échelons.

Dans le cadre international actuel, retrouver de la souveraineté nationale est un levier pour permettre du changement, et dès lors qu’elle n’est pas pensée comme un simple repli sur nos frontières. Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. Mais un grand nombre de défis auxquels nous sommes confrontés se jouent à une échelle plus grande que la nation. Ceux qui veulent s’enfermer dans l’État-Nation ne prennent par exemple pas au sérieux le défi environnemental car il n’y a pas de solution écologique uniquement dans le cadre des frontières nationales. C’est la même chose sur la question des réfugiés, qui vont d’ailleurs être de plus en plus nombreux en raison des catastrophes climatiques à venir. Sans parler bien sûr du capital qui a depuis longtemps su évoluer en traversant les frontières. Pour le combattre, il y a besoin d’alliances à l’échelle européenne et internationales. Ce ne sont là que quelques exemples de questions qui doivent être traitées à des échelles qui ne sont pas simplement nationales.

« Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. »

L’échelon national est légitime, dès lors qu’il cherche à créer des sous-ensembles pour coopérer avec les autres peuples, à l’échelle européenne et mondiale. Je n’abandonnerai pas la recherche de coopération à des échelles plus grandes que la nation au motif qu’aujourd’hui les peuples veulent retrouver leur souveraineté nationale, ce qui est légitime. On en a bien sûr besoin, ne serait-ce que parce que demain, un gouvernement qui arrive à la tête de la France doit pouvoir mener une politique émancipée de la règle d’or et de la concurrence libre et non faussée, sans s’entendre dire que “l’Union européenne a décidé que…” ; où l’a-t-elle décidé ? selon quel processus démocratique ? Il y a dans son fonctionnement un déni évident de démocratie, et donc de souveraineté.

LVSL – La logique du “Plan B” vous convient donc potentiellement ?

Si demain nous sommes gagnants aux élections françaises, il faut que nous puissions appliquer notre programme sans se laisser contraindre par l’Union européenne et ses dogmes néolibéraux. Cette exigence n’est pas négociable. Dans le même temps, nous mènerons la bataille pour ne pas être enfermé simplement dans le cadre de l’échelle nationale – c’est l’une de nos différences majeures avec l’extrême-droite –, mais pour modifier les rapports de force à l’échelle européenne, travailler à des convergences et à des coopérations pour mener des batailles plus grandes. Si nous remportons les élections françaises, notre responsabilité sera de faire ce que l’on a à faire dans le cadre national pour protéger notre économie, partager les richesses, assurer la transition énergétique, faire vivre des logiques d’égalité, développer la démocratie. Mais il ne faut cependant jamais perdre de vue que les défis auxquels nous sommes confrontés supposent nécessairement des alliances qui dépassent ce cadre.

Clémentine Autain à côté de Benoît Hamon à la Fête de l’Humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – L’an prochain auront lieu les élections européennes. Nous aimerions revenir sur l’entretien que vous aviez donné à Politis, dans lequel vous disiez que la France Insoumise devait “s’élargir sans humilier”, en faisant référence au PCF et à Génération-s notamment. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pensez-vous qu’un nouveau front, tel que l’a été le Front de Gauche, est à l’ordre du jour ?

Je n’ai pas proposé de se lancer dans un nouveau cartel des gauches, je voulais plus précisément parler du fait qu’un mouvement large doit être capable d’agréger des forces qui sont, forcément, en partie différentes du noyau de base. Pour agréger, il faut faire vivre du pluralisme. Il y a déjà du pluralisme au sein de la France Insoumise, où viennent des gens d’horizons très divers. Il faut maintenir la tension entre une cohérence d’ensemble et la capacité à agréger ce qui n’est pas immédiatement soi. Pour le moment, nous ne sommes pas encore dans la séquence des européennes mais de la mobilisation sociale, avec la recherche d’un large front social et politique pour faire reculer le gouvernement. Cette séquence est décisive dans le bras de fer avec Macron. En ce qui concerne les élections européennes, il faut être ouvert au dialogue tout en prenant en compte les divergences.

Le PCF a appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon en 2017 et a soutenu le programme l’Avenir en commun. Cela crée de réelles proximités de fond, que j’observe à l’Assemblée avec le groupe GDR dont les positions sont souvent les mêmes que celles du groupe LFI. Mais des divergences stratégiques se sont exprimées avec la France Insoumise, et des concurrences, des rancœurs de part et d’autre ont laissé des traces. Quelle est la stratégie du PCF pour l’avenir ? Sans doute y verrons-nous plus clair après son Congrès.

Benoît Hamon est, quant à lui, tout récemment sorti du PS et sans doute faut-il encore un peu de temps pour connaitre plus précisément les enseignements qu’il tire de la gauche au gouvernement. Son bilan critique amène-t-il au fond simplement à renouer avec le programme de Hollande en 2012 ou celui de la gauche plurielle, ou est-il plus profond sur la nature de la rupture nécessaire pour ne pas retomber dans les mêmes impasses que celles de Jospin ou Hollande ? Par ailleurs, avec Génération.s, il y a une divergence sur l’appréciation de ce que nous pourrions faire dans le cadre des traités européens. Ce qui s’est passé en Grèce nous a tous profondément percutés, et il faut le digérer. A ce stade, je constate que nous n’en tirons pas les mêmes conclusions.

Sur la question du “front” à construire, je pense qu’on se renforce en s’agrégeant à la condition, évidemment, de garder une cohérence d’ensemble. Sans quoi cela devient une auberge espagnole qui n’a plus grand sens. Mais ma conviction est que, si l’on veut être majoritaire demain, il va falloir créer davantage de passerelles que de murs.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL