La laïcité, histoire d’une singularité française

Capture d’écran de la vidéo du discours d’Emmanuel Macron devant la conférence des Evêques de France

Lors d’un discours prononcé en avril 2018 devant la Conférence des évêques de France, Emmanuel Macron appelait à « réparer le lien entre l’Eglise et l’Etat ». Ces propos sonnent pour le moins étrangement dans un pays dont l’article premier de la Constitution stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Débattre de la « laïcité à la française » nécessite de comprendre ses origines et son évolution historique. L’ouvrage La Laïcité, histoire d’une singularité française (publié aux éditions Gallimard), écrit par Philippe Raynaud, professeur en philosophie politique à l’Université Panthéon-Assas, apporte un éclairage intéressant, bien qu’en partie contestable sur ce sujet éminemment politique.


De la catholicité à la laïcité

Afin de comprendre les origines de la singulière laïcité à la française, il convient de retracer l’histoire épineuse de ce processus. Pour Philippe Raynaud, la laïcité est tout d’abord un phénomène de sécularisation entamé lors des guerres de religion au seizième siècle. L’histoire de l’Eglise est pour lui une histoire de l’intolérance. Or, tout change avec la crise provoquée par la dissidence de Luther et de Calvin, car les églises réformées survivent au conflit et à la répression, quitte à devenir elles mêmes aussi intolérantes que l’Eglise Romaine.

Dans le cas de l’Angleterre, « l’Eglise dominante reposait sur une définition assez large de la foi pour que coexistent en son sein des doctrines différentes dont aucune ne pouvait parvenir à une victoire complète. […] Dans le cas de la France, en revanche, aucun compromis n’était possible entre l’Eglise traditionnelle et les nouveaux courants ». En France, le processus de sécularisation est allé de paire avec l’essor de l’absolutisme royal. Il a abouti à l’Edit de Nantes en 1598, garantissant le respect des libertés protestantes.

Ce processus de sécularisation de la société française fut tout sauf linéaire ; il a, au contraire, été interrompu à plusieurs reprises. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 marque une première interruption de ce processus. Il s’est toutefois poursuivi durant la période des Lumières, au travers du concept de tolérance, développé notamment par Voltaire. Encore faut-il préciser que la tolérance religieuse prônée par Voltaire ne s’étendait pas aux athées.

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression. La Révolution nationalise les biens du clergé en 1789, émancipe les juifs en 1791 et laïcise l’Etat civil en 1792. La Constitution du Directoire opère une première séparation de l’Eglise et de l’Etat (article 334) mais c’est surtout l’obligation faite aux prêtres de prêter serment devant la constitution civile du clergé qui déclenche un schisme entre prêtres « jureurs » et prêtres « réfractaires ».

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression.

Selon Philippe Raynaud, le concordat de 1802 vient au terme d’une longue période au cours de laquelle la question religieuse s’est trouvée mêlée à d’autres conflits politiques. Avec le concordat, Napoléon voulait à la fois tourner la page des guerres entre Français et réintégrer les prêtres et les fidèles de l’Eglise réfractaire sous condition d’une rupture sans équivoque avec la cause royaliste. D’abord conclu avec la Papauté, le régime concordataire est étendu aux Eglises réformées et luthériennes ainsi qu’aux juifs. La Restauration garantit l’essentiel de l’acquis révolutionnaire : la liberté de croyance et de culte, mais assure la statut de “religion de l’Etat” à la religion catholique, apostolique et romaine (article 6 de la Charte).

En réaction, l’aspiration à la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’enracine progressivement entre 1830 et 1875. La laïcité militante et la laïcité de l’Etat s’affirment véritablement avec la IIIème République : elle vote les lois scolaires de Jules Ferry en 1881 et 1882, laïcise les hôpitaux et la justice, rétablit le divorce (supprimé lors de la Restauration), cesse de subventionner les écoles confessionnelles, et donne aux facultés publiques le monopole de la collation des grades universitaires. Le débat public se radicalise lors du ministère d’Emile Combes, avec la loi du 7 juillet 1904, qui interdit toute activité d’enseignement aux congrégations religieuses, entraînant la fermeture de plus de 2 000 écoles confessionnelles, jugées concurrentes des écoles publiques. Jean Jaurès a soutenu la politique d’Emile Combes « parce qu’il considérait que la victoire complète contre le cléricalisme était la condition préalable de l’essor de la démocratie et donc des progrès futurs du socialisme ».

Le processus de « sortie de la religion » se parachève avec la loi de 1905, organisant la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », comme le stipule l’article 2. Citant Charles Peguy, Philippe Raynaud remarque que la loi de séparation fut « conçue dans un esprit combiste, mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ». En effet, avec la loi de séparation, l’Etat s’interdit désormais d’interférer dans la nomination des évêques et l’organisation du culte. Le gouvernement radical fait également le choix de l’apaisement concernant l’organisation des inventaires nécessaires à la mise en oeuvre de la séparation.

Le positionnement des républicains n’est d’ailleurs pas exempt de contradictions : s’ils luttent fermement contre l’influence des congrégations en France métropolitaine, ils n’hésitent pas à leur laisser le « champ libre » dans l’Empire colonial. De plus, en Algérie, qui était alors un département français, « la loi de séparation n’y reçut qu’une application lacunaire ».

Vers la pacification des relations entre l’Eglise et l’Etat

Les relations entre la République et l’Eglise catholique commencent à se pacifier suite à la promulgation de l’encyclique Maximam gravissimamque en 1924, qui enjoint aux évêques de mettre en place les associations cultuelles prévues par la loi de séparation, visant à gérer les biens de l’Eglise.

Si le régime de Vichy a constitué une nouvelle parenthèse dans l’histoire de la France laïque, il « produit également des divisions profondes au sein du monde catholique ; ce sont ces divisions qui, paradoxalement, ont préparé sa réintégration dans le système républicain de l’après-guerre ». En effet, la IVeme République voit l’apparition d’un tiers parti, d’inspiration démocrate-chrétien, le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Le contexte de guerre froide amène la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) à se rapprocher du MRP ; si bien que la SFIO envisage en 1956 d’ouvrir des négociations avec le Vatican en vue d’un nouveau concordat.

L’avènement de la Vème République change la donne en remodelant sensiblement la législation héritée des lois laïques : la loi Debré du 31 décembre 1959 crée deux types de contrats entre l’Etat et les écoles privées, permettant de financer sur des fonds publics la rémunération des enseignants du privé. En contrepartie, ces écoles sont soumises à un contrôle administratif et pédagogique et ne peuvent refuser d’accueillir les enfants d’autres religions. Cette loi est vivement critiquée par le Comité National d’Action Laïque (CNAL) au nom du principe suivant : « Ecole publique, fonds publics, Ecole privée, fonds privés ». La « querelle scolaire » reprend à l’occasion du projet de loi Savary prévoyant la création d’un grand service public d’éducation. Toutefois, face à la mobilisation des partisans de l’école privée, le gouvernement socialiste renonce à son projet d’intégration des écoles privées à l’Education Nationale.

Philippe Raynaud ajoute que des réformes sociétales importantes se sont déroulées durant les années 1970, sans susciter d’opposition majeure de l’Eglise. Il cite notamment la légalisation de la contraception (1967), l’instauration du divorce par consentement mutuel (1975), mais aussi la loi Veil sur l’interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Si les débats ont été virulents à l’Assemblée Nationale, la loi s’est relativement facilement acclimatée à la société française. L’épuisement de la querelle laïque sanctionne ainsi le mouvement de sortie de la religion accompli en France.

Une conception à géométrie variable de la laïcité

L’analyse de Philippe Raynaud apparaît néanmoins moins convaincante dès qu’il aborde l’actualité récente : celle-ci est entachée d’une conception à géométrie variable de la laïcité. En effet, lorsqu’il s’agit d’aborder le débat du mariage pour tous, Philippe Raynaud regrette que « ceux qui avaient des réserves sur les nouvelles conquêtes furent marginalisés dans le débat public », que « les autorités religieuses furent évidemment les premières à se sentir méprisées dans ces débats ». Il reprend ainsi à son compte les éléments de langage du discours d’Emmanuel Macron prononcé devant la Conférence des évêques de France en avril 2018. Or, Philippe Raynaud semble oublier que, dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

En revanche, lorsque Philippe Raynaud aborde la question de la place de l’islam dans la République, le propos devient plus affirmé. S’il opère une distinction salutaire entre islam et islamisme, son raisonnement semble néanmoins reposer sur une comparaison biaisée entre l’islam et les autres religions monothéistes. Selon lui, c’est l’islam en tant que tel, et non simplement l’islamisme, qui pose de nouveaux problèmes à la République. Il justifie son assertion, en affirmant que « cette religion n’est pas organisée en « Eglises », elle propose une « Loi » qui régit tous les aspects de la vie humaine et qui a vocation universelle, et sa « foi » est déposée dans un Livre réputé incréé et non pas seulement révélé, ce qui rend difficile le travail d’interprétation nécessaire à la vie civique dans une société ouverte ». Or, hormis l’absence d’Eglises organisées, la quasi-totalité des caractéristiques énoncées apparaissent transposables aux autres religions monothéistes.

Dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

De plus, l’analyse de Philippe Raynaud comporte plusieurs angles morts. Ainsi, il présente l’islam comme une nouvelle religion, « dont les fidèles sont issus de vagues successives d’immigration, auxquelles s’ajoutent un nombre non négligeable de convertis ». Or, c’est moins à l’émergence d’une nouvelle religion à laquelle nous avons assisté, qu’à l’évolution de ses pratiques religieuses. C’est-à-dire à l’enracinement de pratiques rigoristes, sur fond de délitement de l’Etat social, de communautarisation de la société, et d’ingérence de pays, comme les pétro-monarchies du Golfe, défendant une vision intégriste de l’islam.

Son analyse ne dit rien des causes de ces évolutions. Eric Martin, dans « Un pays en commun » produit une analyse intéressante des causes du développement du communautarisme. S’appuyant sur Slavoj Zizek, il constate que “nous vivons une étrange époque où nombre de problèmes d’inégalités, d’exploitation et d’injustice sont retraduits en terme de « tolérance », qui constitue le substitut postpolitique libéral aux anciens projets collectifs ». Selon lui, le concept de tolérance dépolitise la citoyenneté, « au profit d’une naturalisation de l’identité culturelle privatisée de chacun. Ceci signifie que la culture est neutralisée sur les plans politiques et collectifs et qu’elle se réduit à la particularité individuelle ou au choix de l’individu ». Il existe selon lui un lien intime entre la société tolérante postpolitique et l’individualisme néolibéral.

Le livre de Philippe Raynaud présente l’intérêt d’exposer de manière honnête les différents points de vue s’exprimant dans le débat public : de la laïcité “inclusive” incarnée par Jean Baubérot à la conception affirmée de la laïcité, telle que défendue par Henri Pena Ruiz ou Catherine Kintzler. Philippe Raynaud défend quant à lui une conception modérée de la laïcité : s’il constate, à juste titre l’échec des politiques multiculturalistes en Europe, il soutient qu’une laïcité bien comprise pourrait apparaître comme un exemple, sinon un modèle, d’une politique raisonnable et même modérée.

Quelle laïcité faut-il défendre ?

Philippe Raynaud défend une conception affadie de la laïcité, à l’heure où l’impératif de construire un peuple sur des bases politiques fermes apparaît de plus en plus urgent. À cet égard, l’analyse de Balint Demers consacrée au projet populiste québécois, publiée par Raison Sociale, semble des plus justes.

« D’abord, si le peuple à construire et appelé à être souverain est politique (et non ethnique), c’est donc qu’il acquiert son unité et son identité à travers la politique : à travers les décisions qu’il prend, les institutions dont il se dote, les luttes qu’il mène, les débats qui le traversent et les représentations qu’il fait vivre quant à l’ensemble de ces éléments. Acteur hétérogène par la multiplicité des demandes qui le constituent, il ne saurait donc être divisé sur des bases autres que celles que la politique permet justement de traiter et de dépasser. Comme le défend l’économiste Jacques Sapir, la forme de légitimité ultime permettant ce dépassement est la souveraineté du peuple. Des formes de légitimation d’un autre ordre, ethniques ou religieuses, qui ne sont pas sujettes à être débattues et tracent des frontières intangibles, rigides et souvent irréconciliables dans la sphère publique, doivent en être exclues puisqu’elles limitent l’exercice de la démocratie et de la souveraineté. C’est ce qui rend, dans une société hétérogène (…), la laïcité nécessaire au maintien et à l’approfondissement de la démocratie. De même, défendre la souveraineté du peuple requiert de rejeter et de combattre le multiculturalisme tout comme le nationalisme conservateur, puisqu’ils défendent la constitution de communautés tirant leur légitimité d’éléments ethniques ou confessionnels ».

Si la laïcité se situe au cœur du projet populiste de gauche, encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une laïcité sans exception. Elle suppose de rompre avec les pratiques dérogatoires ayant cours jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Une République exemplaire en terme de laïcité pourrait par exemple interdire la présence ès qualité de ministres ou de préfets à des cérémonies religieuses, ou pourrait se refuser à intervenir dans l’organisation des cultes ou leur financement. Enfin, un principe fondamental qu’une République laïque se doit d’observer est la garantie de la liberté de conscience, et l’égalité entre croyants et incroyants. Il en va du consentement à l’autorité et de la paix civique.