Flux de données contre pouvoirs publics

Les situations de déliquescence des données ouvertes questionnent le rôle de l’acteur public. Doit‑il produire de la donnée uniquement pour ses propres besoins ou prendre en considération les besoins externes d’entreprises privées ? Dans le premier cas, il laisse le champ libre à d’autres acteurs pour produire des données qui nourriront les services numériques développés sur son territoire. L’établissement de ces conventions d’équivalence n’est alors plus l’apanage de l’État ou des acteurs publics. Il est pris en charge par des acteurs privés qui imposent leur représentation de l’espace urbain au risque, pour les acteurs publics, d’une perte de maîtrise de leurs politiques publiques. C’est la thèse d’Antoine Courmont, qui vient de publier aux Presses universitaires de Grenoble (PUG) Quand la donnée arrive en ville – open data et gouvernance urbaine. Antoine Courmont est chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po et responsable scientifique de la chaire Villes et numérique de l’École urbaine de Sciences Po. Il enseigne à Sciences Po Paris. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

Cette situation est manifeste dans le secteur de la mobilité où des entreprises telles que Waze ou Here ont développé leur propre cartographie routière1. Or celles‑ci s’appuient sur des conventions de représentation du réseau routier qui diffèrent de celle du Grand Lyon et qui ont un effet sur la régulation de la circulation automobile. Cela provoque des controverses avec les producteurs privés de données de navigation routière. Le réseau de voies de l’agglomération lyonnaise est hiérarchisé par le Grand Lyon en fonction de différents critères (volume des flux, dimensionnement de la voirie, usages, etc.). Les producteurs privés s’appuient sur des typologies alternatives comme l’indique ce cartographe de l’entreprise Here : « Nous, on a 5 classes de voies. Le Grand Lyon en a 6. Je sais que l’autre fabricant de GPS en a 8323 ». Dès lors, selon les bases de données, certaines voies ne sont pas catégorisées de manière identique.

Quand les acteurs publics perdent la maîtrise de la représentation de leur territoire

La classification de l’entreprise Here a été définie afin de prendre en compte la diversité des voies à l’échelle de la région, tandis que la communauté urbaine de Lyon a construit la sienne dans une optique de régulation du réseau à l’échelle de l’agglomération. Cette différence de représentation n’est pas neutre : elle est une force de prescription importante sur le comportement des automobilistes par l’intermédiaire de l’itinéraire mis en avant par leur GPS. Particulièrement visibles lors de situations de congestion, ces différences de classification entraînent un report du trafic automobile par les GPS sur des voies que le Grand Lyon considère comme non adaptées. Ce cas s’est produit notamment au cours de l’été 2013 où une série d’embouteillages a saturé le réseau urbain. Les autorités et la presse locale ont alors fait porter la responsabilité sur les producteurs privés de données, exigeant qu’ils alignent leur classification sur celle du Grand Lyon.

Des réunions entre les représentants locaux de l’entreprise Here et du Grand Lyon ont alors été organisées. Elles ont toutefois été peu concluantes, le Grand Lyon ne disposant d’aucun moyen réglementaire pour imposer sa classification. Ce conflit entre l’autorité chargée de la régulation du réseau routier et ces producteurs privés de base de données de navigation routière met en évidence les répercussions des représentations alternatives de l’espace urbain sur la politique publique de la communauté urbaine de Lyon. La hiérarchisation des voies établie par l’acteur public ne fait plus convention, ce qui réduit sa capacité de régulation du réseau2. Face à ces nouvelles conventions d’équivalence, le Grand Lyon ne maîtrise plus la politique de mobilité de l’agglomération.

L’application Waze : le gouvernement privé des mobilités automobiles métropolitaines

L’application mobile de navigation routière Waze fournit un autre exemple de mise à l’épreuve des capacités de gouvernement de l’acteur public par les données. Fondée en 2008 en Israël, et achetée en 2013 par le groupe Alphabet (Google), la particularité de l’application est de s’appuyer sur des données collectées directement auprès de ses utilisateurs. Par l’intermédiaire de la localisation GPS du téléphone mobile, elle enregistre les traces de déplacement des automobilistes et leur vitesse de circulation. Financée par la publicité, elle compte au printemps 2019 douze millions d’utilisateurs en France, soit plus d’un automobiliste sur quatre. Après l’Île‑de‑France, l’agglomération lyonnaise est un des territoires qui concentrent le plus d’utilisateurs de l’application. Les services de la métropole lyonnaise estiment qu’au moins 30 % des automobilistes dans l’agglomération utilisent l’application3.

L’augmentation considérable du trafic routier aux heures de pointe sur certaines voiries a contribué à rendre visible cet usage croissant et massif de Waze. En effet, l’algorithme de l’application privilégie l’itinéraire le plus rapide sans tenir compte de la hiérarchisation du réseau de voirie. Adoptant une perspective temporelle plutôt que spatiale4, ces choix algorithmiques ont conduit, à proximité de zones de congestion récurrente, à entraîner des reports conséquents de circulation sur des réseaux secondaires non adaptés pour recevoir de tels flux. Cela provoque des situations de congestion induites, des nuisances environnementales, des risques accrus d’insécurité publique, des coûts de maintenance supplémentaire et la contestation des riverains.

Financée par la publicité, Waze compte au printemps 2019 douze millions d’utilisateurs en France, soit plus d’un automobiliste sur quatre.

En second lieu, le succès de Waze ne peut se comprendre qu’en relation avec les failles des systèmes de transport métropolitain face aux processus subis d’étalement urbain et de périurbanisation. Le développement de Waze est une réponse à l’incapacité des institutions publiques à planifier les infrastructures de transport dans certaines zones métropolitaines où des flux pendulaires toujours plus importants provoquent des phénomènes récurrents de congestion5. L’entreprise impute d’ailleurs la responsabilité des reports de trafic aux autorités publiques. « C’est davantage un symptôme qu’une cause. Il faut regarder la situation dans son ensemble. La question qu’il faut se poser c’est “pourquoi il y a des embouteillages sur les voies principales ?”. Parce que la planification urbaine a été dépassée et que les infrastructures ne sont pas adaptées pour répondre aux besoins des personnes vivant dans les banlieues (suburbs)6 ». Face à la saturation quotidienne des infrastructures routières et en l’absence d’alternatives modales satisfaisantes, les automobilistes perçoivent en Waze une solution de substitution qui satisfait leur intérêt individuel en minimisant leur temps de parcours.

L’émergence de cet acteur privé, indépendant des pouvoirs publics, suscite des tensions avec les autorités locales qui, impuissantes, assistent aux reports de trafic routier provoqués par cette application dans des zones résiden‑ tielles. Les autorités locales dénoncent la logique utilitariste inscrite dans son algorithme qui s’adresse à une multitude de clients individuels que l’entreprise cherche à satisfaire. « Ils [Waze] ont une vision individualiste du déplacement qui se heurte avec les politiques publiques qui veulent faire passer les flux de véhicules par les voies principales. Ils sont en contradiction avec les pouvoirs publics7. » L’entreprise rétorque que les principes de régulation inscrits dans l’algorithme de Waze suivent un principe strict de « neutralité » algorithmique, une rationalité procédurale8, qui considère de manière égale l’ensemble des voiries comme le souligne le PDG de Waze : « If the governing body deems the road as public and navigable, we will use it for routing as needed for the good of everyone. Our algorithms are neutral to the evalue of the real estate, the infrastructure cost to maintain the roads or the wishes of the locals. Waze will utilize every public road available considering variables such as road type and current flow, and keep the city moving9 ».

Cette justification de Noam Bardin marque le cadrage alternatif de la régulation de la circulation routière. Waze vise à optimiser l’usage de l’infrastructure routière pour répondre aux phénomènes de congestion. Son service se veut universel, neutre et indépendant des spécificités territoriales, des contextes culturels et des cibles auxquelles il s’adresse. L’application produit une forme de gouvernement « déterritorialisé » centré sur la satisfaction de l’intérêt individuel et inscrit dans une vision individualiste de l’automobiliste. Elle interroge en creux la capacité du pouvoir métropolitain à négocier la mise en œuvre de principes d’intérêt général avec cette entreprise de l’économie numérique. Le Grand Lyon va tenter de s’appuyer sur la mise à disposition de certaines données publiques au travers d’un partenariat avec Waze, qui s’éloigne des principes de l’opendata, pour infléchir la position de l’entreprise.

Waze et Google : des entreprises qui refusent le jeu du marché des données ouvertes

Les plateformes de l’économie numérique sont souvent présentées comme des entreprises prédatrices de données publiques. Les producteurs de données avancent régulièrement la crainte que la mise à disposition de leurs données conduise à renforcer la position dominante d’une entreprise telle que Google au détriment des capacités d’expertise de la collectivité. Cette suspicion à l’égard des géants du numérique est partagée par certains universitaires lyonnais :

La donnée, c’est l’or noir du XXIe siècle. Or actuellement, il y a effectivement des tentatives de privatisation de la donnée ; c’est préoccupant […] Des représentants de grands groupes déclarent publiquement que les données publiques qu’ils peuvent récupérer ne sont plus vraiment publiques parce qu’ils les structurent, les nettoient ou les enrichissent. Ils sont en train de revendiquer que les données publiques qu’ils vont aspirer peuvent leur appartenir10.

Pour éviter ce risque de « privatisation » des données publiques, ces acteurs suggéraient de mettre en place un certain nombre de garde‑fous au marché des données ouvertes. Si leurs craintes sont légitimes, force est de constater que les données ouvertes par les collectivités ne sont que marginalement réutilisées par ces entreprises de l’économie numérique. Ces dernières, pour conserver une indépendance et une maîtrise de l’ensemble de la chaîne de la donnée, s’appuient sur de multiples sources de données. Lorsqu’elles sont contraintes d’utiliser des données publiques locales, elles rechignent à utiliser les données ouvertes qui nécessitent un lourd travail de nettoyage et de standardisation afin d’effacer tous particularismes locaux pour être intégrées dans un service standardisé internationalement. Comme le souligne le cas de Waze et de Google, ces entreprises profitent de leur position dominante pour imposer aux collectivités des modalités alternatives d’accès à leurs données. En proposant des partenariats aux institutions publiques, elles font reposer sur celles‑ci le coûteux travail de préparation et d’intégration des données.

La donnée, c’est l’or noir du XXIe siècle. Or actuellement, il y a effectivement des tentatives de privatisation de la donnée ; c’est préoccupant.

En 2004, constatant que près d’un quart des requêtes sur son moteur de recherche concerne des informations localisées, Google achète deux start‑up, Where2Tech et Keyhole, afin de développer un service de cartographie numérique. Lancé en février 2005, Google Maps offre des cartes, des images satellite et de rues, des informations de circulation routière et un service de calcul d’itinéraires. Google Maps reçoit plus d’un milliard d’utilisateurs par mois et son API (Application Programming Interface), qui permet d’insérer ces cartes dans des sites tiers, est utilisé par plus d’un million de sites. Si elle propose une représentation unifiée de l’espace, l’entreprise utilise marginalement des données en opendata.

La production des cartographies de Google Maps repose sur plusieurs sources de données. Google s’est appuyé initialement sur des bases de données publiques11 ou privées12. Ces données initiales ont été harmonisées, actualisées et enrichies à l’aide d’images satellite, aériennes et de rue (Google Street View), traitées par des algorithmes d’analyse d’images13, dont les opérations sont vérifiées et corrigées par des centaines d’opérateurs. Enfin, l’entreprise fait appel aux utilisateurs au travers de trois dispositifs : le service MapMaker qui permet à l’internaute d’ajouter des informations, l’onglet Report a Problem pour signaler une erreur et un outil interne appelé Boule de cristal qui analyse les réseaux sociaux et les sites Internet pour identifier des sources d’erreurs. Le croisement et l’harmonisation de ces données hétérogènes reposent sur un travail manuel considérable effectué par des opérateurs. En 2012, plus de 7 000 personnes travaillaient sur Google Maps : 1 100 employés par Google et 6 000 prestataires, des chauffeurs des véhicules Street View aux opérateurs localisés à Bangalore en Inde dessinant les cartes ou corrigeant des listings14. La base de données est actualisée en permanence : il n’y a pas de campagnes de mise à jour ou de versioningdes données, les mises à jour sont continues. Les données sont standardisées pour l’ensemble des zones géographiques représentées : cette standardisation s’appuie sur des modèles de spécifications qui décrivent précisément les modalités de représentation de chaque entité.

À cette cartographie initiale, Google a ajouté deux services relatifs à l’information des voyageurs : Google Traffic et Google Transit. Google Traffic indique en temps réel les conditions de circulation routière. Il a été lancé en février 2007 dans trente villes des États‑Unis. Il s’est maintenant généralisé. Les informations ne proviennent pas des pouvoirs publics, mais sont obtenues par les localisations GPS transmises par les utilisateurs de téléphones portables. L’entreprise calcule la vitesse de déplacement de ces utilisateurs le long d’une voie pour déterminer les conditions de déplacement15. Le second service, Google Transit, fournit un calcul d’itinéraire de déplacement en transport en commun. Il a été lancé en octobre 2007 par l’intégration de données des réseaux de transports publics de plusieurs villes américaines.

https://www.pug.fr/produit/1897/9782706147357/quand-la-donnee-arrive-en-ville

Dans la continuité du projet de cartographie communautaire dont elle trouve son origine16, l’entreprise Waze fait reposer la production de ses données sur des logiques de crowdsourcing. Trois modalités de crowdsourcing, demandant plus ou moins d’engagements de la part du contributeur, cohabitent : les traces, les signalements et les éditions cartographiques. En premier lieu, Waze enregistre les traces de déplacement de ses utilisateurs afin de connaître la vitesse de circulation sur les différents tronçons de voirie. Ce premier type de crowdsourcing, reposant sur la collecte de traces d’activités des utilisateurs, est passif : il ne nécessite aucune interaction de la part de l’utilisateur. En deuxième lieu, l’application propose à ses utilisateurs de signaler les événements qu’ils rencontrent lors de leur trajet (embouteillage, accidents, fermetures de voies, présence policière, etc.). Enfin, une communauté d’éditeurs locaux est chargée de l’édition de la cartographie. Au travers d’une interface en ligne proposée par l’entreprise (WazeMap Editor342), des bénévoles enrichissent la base de données géographiques décrivant l’infrastructure routière. Ils tracent l’ensemble des tronçons de voirie, les mettent à jour et y associent des informations (type et nom de la voie, vitesse autorisée, sens de circulation, etc.).

La combinaison de ces trois sources de données offre à Waze une autonomie vis‑à‑vis de producteurs privés ou publics de données. Cela lui offre un double avantage. D’une part, elle n’est pas contrainte de déployer des infrastructures physiques de collecte de données puisque celles‑ci proviennent des téléphones des automobilistes. L’entreprise peut dès lors développer son service sans aucune présence territoriale ni contractualisation préalable avec les acteurs publics17. D’autre part, le crowdsourcing lui offre également une capacité à fournir une représentation unifiée des réseaux routiers qui dépassent les frontières administratives. Les données produites et utilisées par Waze, attachées aux véhicules et non à l’infrastructure, s’affranchissent des territoires institutionnels. Le service de Waze se veut sans frontières : présent dans plusieurs dizaines de pays, il s’appuie sur une description homogène des réseaux routiers quels que soient les territoires ou les domanialités de réseau. En cela, Waze unifie la réalité, sans tenir compte des spécificités locales, projet qui a longtemps été la raison d’être de l’État18.

Si elles tendent à maîtriser la chaîne de production de leurs données, tant Waze que Google restent dépendantes de certaines données publiques détenues par les autorités locales. Pour améliorer son service, Waze a besoin d’informations relatives aux fermetures planifiées de voirie qu’elle peine à collecter par ailleurs.

Les données produites et utilisées par Waze, attachées aux véhicules et non à l’infrastructure, s’affranchissent des territoires institutionnels.

Les villes ont tout un tas de données que l’on n’a pas : la planification des travaux, des événements, de visites, etc. Toutes ces données sont absolument critiques pour le bon fonctionnement de l’application. Et ça, c’est pas des données que l’on a. En tout cas, c’est pas des données que l’on a en avance. C’est des données que les utilisateurs peuvent déclarer à l’instant t, une fois que le bouchon est créé, mais pas en avance […] C’est une information critique qui nous manque19.

De même, les transports en commun sont un secteur sur lequel Google est aujourd’hui dépendant des données des opérateurs publics, puisqu’elle ne peut obtenir autrement les informations sur les horaires. Google pourrait utiliser les données mises à disposition en opendata, pourtant, elle ne le fait pas systématiquement. Si les données de la RATP sont intégrées au service Google Transit, ce n’est pas le cas de Rennes, Lyon, Toulouse ou Nantes par exemple. Cette absence d’utilisation des données en opendata interpelle, alors que Google est un acteur incontournable dans le discours des producteurs et suscite de nombreuses craintes.

De fait, Waze et Google n’ont recours que marginalement aux données ouvertes par les autorités locales. D’une part, l’hétérogénéité de ces dernières rend très longue et coûteuse leur intégration dans un système d’information standardisée à l’échelle internationale comme en témoigne le responsable technique de Waze : « Technically the hardest thing was that each municipality had a different level of knowledge. They give us the data in different ways. One is XML.One is KML. Another city would give us information by email. The Israeli police gave us data by fax. It was hard to beas flexible as possible in order to b eable to digest all of this information and to upload it to the users20  ».

Si le travail de nettoyage et d’intégration est possible ponctuellement et pour quelques villes, il devient vite considérable et difficilement industrialisable. D’autre part, la bonne intégration de ces informations dans leurs services requiert une connaissance des territoires dont ces entreprises, qui n’ont pas d’implantation territoriale fine, ne disposent pas. La vérification de la qualité des données nécessite une expertise minimale du réseau de transport et de ses spécificités pour s’assurer que les informations proposées à l’utilisateur sont cohérentes. « Nous, on n’est pas capable de dire si l’arrêt de bus se trouve de tel côté de la place, ou de l’autre21. » Pour preuve, en 2012, Google avait intégré directement les données proposées par la RATP en opendata. Mais le service de calcul d’itinéraires était de mauvaise qualité : seuls les métros et les RER étaient disponibles, les tramways et les bus étaient absents du service, qui ne prenait pas en compte les perturbations du réseau22. Pour y remédier, depuis le championnat d’Europe de football de 2016, Google fait désormais appel à un prestataire français, très bon connaisseur des spécificités du système de transport parisien, afin d’intégrer les données.

Pour éviter ces frais de standardisation, de nettoyage et d’intégration, les plateformes de l’économie numérique privilégient la mise en place de « partenariats » avec les producteurs locaux de données et leur imposent leurs conditions d’accès aux données publiques. Waze a lancé en 2014 le Connected Citizens Program, un programme d’échange de données avec des acteurs publics. L’entreprise propose de fournir gratuitement des données anonymisées et agrégées sur les conditions de circulation en temps réel et les incidents signalés par les utilisateurs ; en échange, les pouvoirs publics transmettent des informations sur les fermetures de voies et les événements impactant la circulation. De son côté, Google propose depuis plusieurs années aux opérateurs de transport un partenariat visant à intégrer les informations relatives à leurs réseaux dans Google Transit.

Dans les deux cas, les entreprises ont développé des formats techniques et des contrats juridiques standardisés à l’échelle internationale et proposent des interfaces en ligne de vérification et d’intégration de leurs données. Google a créé le General Transit Feed Specification (GTFS) pour les informations de transport en commun, tandis que Waze a élaboré le Closure and Incident Feed Specifications (CIFS), pour les fermetures de voirie. Elles proposent également des contrats génériques, non négociables, en anglais, de partenariats avec les fournisseurs de données qui indiquent les droits et obligations de chacun. Enfin, Google et Waze donnent accès à des interfaces qui permettent de visualiser les données et de vérifier les incohérences. « C’est vraiment un outil que l’on met à la disposition des collectivités. C’est pour ça que l’on préfère un partenariat. Ça permet d’améliorer la qualité des informations que l’on diffuse, puisqu’il y a une vérification par les acteurs locaux. Ça nous permet également d’assurer une certaine stabilité de la fourniture du service dans le temps. Par exemple, si la ville de Besançon publie ses données, mais, du jour au lendemain, change l’URL de son service, nous, on ne le verra pas forcément. Si la collectivité met à jour l’URL, ça permet d’éviter des problèmes de mise à jour, et comme ça, nous on n’indique pas des infos foireuses. C’est pourquoi on préfère faire des collaborations avec les collectivités. C’est comme cela que l’on procède partout dans le monde, on ne vient pas utiliser directement les données en opendata23 ».

Ainsi, contrairement à l’open data qui est perçu comme « plus complexe et moins engageant », Google souhaite ajouter des médiations supplémentaires pour « cadrer la relation » entre les producteurs de données et l’entreprise réutilisatrice. Surtout, par le biais de ces partenariats, Google réussit à faire reposer le travail de nettoyage, d’actualisation et d’intégration de ses données dans son service sur les autorités locales24. Ces dernières doivent en effet prendre à leur charge les coûts humains de formatage des données en GTFS, d’intégration, de vérification de la qualité et de mise à jour régulière des données. Le site Internet présentant les partenariats est particulièrement clair sur la responsabilité qui incombe aux producteurs de données.

Il est essentiel de fournir un flux de données d’excellente qualité. Google a créé un certain nombre d’outils opensource afin d’aider les réseaux à vérifier la qualité de leurs flux de données. Ainsi, les modalités des partenariats proposés par ces plateformes visent non seulement à industrialiser l’usage de données publiques en standardi‑ sant l’appariement entre offres et demandes, mais également à tirer profit de l’expertise locale des producteurs. Tout usage de données requiert une connaissance des spécificités propres à chaque territoire afin de s’assurer que les résultats algorithmiques ne sont pas aberrants pour l’utilisateur. Par ces partenariats, il s’agit d’éviter que le fonctionnement procédural des algorithmes se heurte au caractère substantiel des territoires et de leurs particularités25.

« Peut‑on ne pas être sur Google ? » : un rapport de force défavorable aux pouvoirs publics

Cette logique de partenariat imposée par les plateformes illustre le rapport de force défavorable entre les acteurs publics et ces nouveaux intermédiaires. Les entreprises de l’économie numérique s’appuient sur leur grand nombre d’utilisateurs pour contraindre les collectivités à accepter leurs conditions de partenariats et faire reposer la charge de travail sur les producteurs de données. Au sein de la métropole de Lyon, le débat vis‑à‑vis de ces partenariats s’est posé en ces termes : « On ne sait pas comment faire vis‑à‑vis d’eux, est‑ce que l’on doit leur donner nos données et accepter leurs conditions ? Pour l’instant on résiste, mais est‑ce qu’on pourra le faire longtemps ? Peut‑on aujourd’hui ne pas être sur Google Maps ? En termes de visibilité de notre offre de transport, à l’international notamment, et de services pour nos usagers, on doit y être26. » Les plateformes mobilisent ainsi leurs utilisateurs comme une force politique pour peser indirectement dans les négociations avec les autorités locales et imposer leurs conditions d’accès aux données.

Les plateformes mobilisent ainsi leurs utilisateurs comme une force politique pour peser indirectement dans les négociations avec les autorités locales et imposer leurs conditions d’accès aux données.

Au sein des collectivités, le sujet de la relation à adopter vis‑à‑vis des plateformes numériques est l’objet de discussions vigoureuses. Le partenariat avec Waze a suscité de vifs débats et a été l’objet de combats politiques au sein de la métropole. « C’est compliqué, parce que politiquement, ça peut être le meilleur comme le pire. Le meilleur parce que ça améliore le service à l’usager et qu’ils s’appuient sur nos informations de trafic. Le pire parce qu’ils ont des effets délétères sur les reports de trafic et qu’on risque de perdre le contrôle […] On ne sait donc pas bien où ça va mener parce que l’exécutif reste divisé sur le sujet : des adjoints sont pour, d’autres s’y opposent fermement27 ». Le Grand Lyon souhaitait profiter de cette proposition de partenariat pour infléchir la position de l’entreprise quant à l’évolution de ses algorithmes pour qu’ils prennent en compte les orientations de sa politique de mobilité. Face au refus ferme de l’entreprise, la collectivité a longtemps décliné le partenariat. Pourtant, quelques mois plus tard, alors que d’importants travaux sont réalisés, perturbant le trafic au cœur de l’agglomération, la métropole décide de signer le partenariat et d’accepter les conditions de l’entreprise. « L’augmentation du nombre d’utilisateurs de cette application devenue incontournable […] et des perspectives d’innovation et d’amélioration du service pour les usagers conduisent aujourd’hui à réviser la position de la Métropole dans le sens d’une participation à ce partenariat et d’en faire une opportunité […] Les données de la Métropole, notamment les chantiers prévisionnels, permettraient à Waze d’améliorer ses services et ainsi de ne pas orienter des flux de véhicules dans les secteurs concernés […] L’intérêt premier pour la Métropole de cette participation réside dans la perspective d’améliorer la sécurité et l’information des voyageurs28 ». Les perturbations liées à ces longs chantiers dans l’agglomération, mais surtout la place acquise par l’application dans la régulation routière du fait de son nombre toujours croissant d’utilisateurs ont conduit le Grand Lyon à revoir sa position. « Pourquoi les élus ont bougé ? Parce qu’on leur a dit qu’aujourd’hui, ça s’imposait à nous. Il vaut mieux en être plutôt que de les laisser prendre le contrôle29». La prise en compte par Waze de leurs informations est perçue comme un prolongement bénéfique de leur politique de régulation routière. Pour les pouvoirs publics, la réutilisation de leurs données est vue comme un moyen de conserver une partie de la maîtrise de leur politique publique en s’assurant que ces services se basent sur des informations officielles et fiabilisées.

Toutefois, si ces partenariats rencontrent un relatif succès dans le monde, les pouvoirs publics locaux français sont encore très peu à s’y soumettre. Plus de 7 000 opérateurs de transport dans le monde transmettent leurs données à Google. En France, ils ne sont que 64 (sur plusieurs centaines), dont plus d’un tiers transmettent uniquement le plan du réseau et non les horaires qui permettent le calcul d’itinéraire. Dans le cas de Waze, la situation est similaire. Alors que la France est le troisième marché mondial de l’entreprise, seule une trentaine d’autorités publiques locales ont signé le partenariat d’échange de données (contre plus de 900 partenaires dans 50 pays). Ces partenariats sont ainsi difficiles à mettre en place en France comme me le révèle un responsable de Waze : « C’est assez galère […] On a beaucoup de mal avec la France, parce qu’ils demandent toujours des trucs spécifiques, ils ne vont pas signer des contrats en anglais, y a des lois, y a des machins et on a beaucoup de mal à avancer […] Je crois qu’il y a vraiment un enjeu de compréhension, d’échange. On a rencontré une grande ville française il y a deux semaines, y avait une incompréhension totale30. » Cet extrait souligne les difficultés d’échange entre deux mondes sociaux éloignés l’un de l’autre, les acteurs publics d’une part et les salariés des plateformes d’autre part.

Alors que les premiers ont l’habitude des négociations avec les entreprises pour adapter leur offre au contexte local et construire une « action publique négociée31 », les seconds souhaitent établir ces partenariats sans contrôle de leurs activités ni transformation de leur service. Surtout, en quête de rendements croissants, leur enjeu est de multiplier ces partenariats en réduisant au maximum leurs interactions avec les acteurs locaux. « Mon enjeu c’est scale. On ne peut pas faire du one‑to‑one, il faut que l’on fasse du one‑to‑many. C’est plus possible. Je ne peux passer une demi‑journée avec Cannes, je ne peux pas passer une après‑midi à Marseille, même si c’est Marseille, c’est impossible32. » De fait, les ressources humaines que Waze consacre au développement de ces partenariats sont très limitées. Le bureau français de l’entreprise est composé exclusivement de personnes au profil commercial, chargées de vendre des espaces publicitaires à des annonceurs, très éloignées des problématiques urbaines. « Il y a une personne sur la zone EMEA [Europe, Middle East & Africa] qui est en charge des CCP, mais il est Israélien et basé en Israël. Il ne parle qu’anglais, et fait des rendez‑vous par visioconférence. Donc, c’est moyen pour les collectivités françaises en termes de relations33 » Cette faible ressource accordée par l’entreprise au développement de ces partenariats illustre la profonde différence entre ces plateformes de l’économie numérique et les firmes urbaines traditionnelles dans leur relation aux acteurs publics locaux. Alors que les dernières, attentives aux enjeux des territoires, s’attachent à construire des relations personnali‑ sées et pérennes avec l’administration et les élus territoriaux, la logique de croissance rapide des plateformes les conduit à considérer les acteurs publics comme d’autres usagers de la plateforme auxquels on propose une offre de services standardisée en libre‑service.

Les exemples de Google et de Waze mettent en évidence une autre modalité de coordination entre acteurs publics et privés qui se joue au travers de la mise en circulation des données publiques. Ces entreprises de l’économie numérique appliquent dans leurs relations aux collectivités les principes de rationalisation et de standardisation, caractéristiques du fonctionnement des marchés de consommation de masse. Afin d’intégrer dans leurs services, à un coût réduit, les données, très hétérogènes, provenant d’une multitude d’acteurs locaux, elles n’ont d’autres choix que de rationaliser et standardiser le produit échangé (les données), mais également toutes les opérations accompagnant cet échange. La standardisation de la donnée garantit que celle‑ci corresponde à un certain nombre de caractéristiques qui facilitent son utilisation sans friction dans le système d’information de l’entreprise. D’autre part, la standardisation des opérations d’appariement au travers d’un contrat unique, signé à distance, et d’une interface et d’outils en ligne de nettoyage et de transfert des données assure une réduction au strict minimum de la relation entre les plateformes et les collectivités locales. L’alignement de toutes ces opérations sur un même modèle permet aux plateformes d’industrialiser l’usage de données publiques provenant de multiples sources.

Le réattachement des données à de nouveaux utilisateurs pose la question de l’appariement entre offre et demande de données. Loin d’aller de soi, cette rencontre est fragile et repose sur de nombreuses médiations qui facilitent l’attachement de la donnée à un nouvel environnement informationnel. L’analyse des modalités de la rencontre entre offres et demandes de données fait émerger une tension entre la singularisation et la standardisation des données ouvertes. Les données sont des biens singuliers, qu’il est nécessaire de qualifier par le biais d’un ensemble de dispositifs, afin de réduire l’incertitude sur leur qualité et assurer leur usage au sein d’un nouvel environnement informationnel. À la suite de ces opérations de qualification, la donnée devient un objet‑frontière circulant entre deux mondes sociaux : elle reste attachée aux producteurs tout en étant réattachée à de nouveaux utilisateurs. Cette singularité peut toutefois constituer une limite à la réutilisation. Les attachements initiaux des données sont trop solides et empêchent un usage alternatif sans trahir la donnée initiale. Les derniers cas présentés mettent en avant comment les plateformes entendent dépasser les singularités des données publiques en imposant leurs modalités standardisées d’accès aux données. En cela, elles parviennent à industrialiser la réutilisation des données territoriales sans passer par le marché des données ouvertes.

Ne pouvant s’appuyer sur les données ouvertes, les entreprises développent leurs propres représentations du territoire à partir desquelles vont reposer leurs services numériques.

Au travers de ces trois politiques des données ouvertes, la place et le rôle de l’institution publique sont interrogés, tout comme sa capacité à gouverner son territoire par la mise en circulation des données. Devenue objet‑frontière, la donnée renforce le pouvoir sémantique de la collectivité. La mise en circulation des données renforce sa capacité à coordonner des acteurs autour d’une représentation partagée du territoire. À l’inverse, les situations de déliquescence illustrent la perte de la maîtrise de représentation de leurs territoires par les acteurs publics. Ne pouvant s’appuyer sur les données ouvertes, les entreprises développent leurs propres représentations du territoire à partir desquelles vont reposer leurs services numériques. Ces situations questionnent le rôle que doit jouer l’acteur public : doit‑il produire des données pour ses politiques publiques ou pour des acteurs externes ? Doit‑il rester dans une politique de l’offre ou s’adapter à la demande de données pour préserver son pouvoir sémantique ?

Enfin, les rapports de pouvoir défavorables à l’institution publique peuvent la conduire à accepter des formes alternatives de diffusion de ses données. Celles‑ci peuvent tout à la fois être interprétées comme une diminution ou un renforcement du pouvoir sémantique des autorités publiques à dire ce qui est. Même si l’information leur est fournie par un autre canal, elles conservent en effet la maîtrise de l’information transmise aux usagers. Les autorités publiques restent la source d’informations légitime à partir de laquelle vont se coordonner les usagers. Pour les pouvoirs publics, la réutilisation de leurs données est perçue comme un moyen de conserver une part de la maîtrise de leur politique publique en s’assurant que ces services se basent sur des informations officielles et fiabilisées. Ces partenariats soulignent le redéploiement des autorités publiques dans certains territoires. Celles‑ci effectuent un gouvernement indirect par l’intermédiaire de la mise en circulation de leurs données, ce qui conduit à une « décharge34 » des collectivités locales vers ces plateformes. Pour les autorités publiques, ce partenariat renforce leur pouvoir d’instituer ce qu’est la réalité en s’assurant de faire réalité commune avec les nouvelles représentations offertes par le bigdata.

Sources :

1 : Here Maps est l’héritière de la société américaine Navteq. Fondée en 1985, Navteq a été achetée en 2007 par l’entreprise Nokia. Cette dernière a revendu à l’été 2015 cette activité cartographique à un consortium de constructeurs automobiles allemands (Audi, BMW et Daimler) pour un montant de 2,8 milliards d’euros. Ses cartographies, qui couvrent près de 190 pays, sont vendues à de nombreux constructeurs es entreprises numériques (Amazon, Bing, Yahoo!, etc.).

2 : Face à cette situation, le Grand Lyon se trouve réduit à agir sur l’infrastructure, en réclamant à l’État le déclassement de la voie, afin de pouvoir réduire drastiquement la vitesse de circulation et installer des feux de circulation, ce qui contribuerait à modifier substantiellement les calculs d’itinéraires. https://www.rue89lyon.fr/2016/04/01/autoroute-a6-a7-quand-gerard-collomb-voulait-convaincre-les-gps-dignorer-fourviere/ (consulté le 26/11/20).

3 : En Île‑de‑France, l’entreprise estime que près de 70% des automobilistes sont utilisateurs de l’application.

4 : Antoine Courmont, 2018, « Plateforme, big data et recomposition du gouver‑ nement urbain. Les effets de Waze sur les politiques de régulation du trafic », Revue française de sociologie, vol. 59, n° 3, p. 423‑449.

5 : Éric Le Breton, 2017, « L’espace social des mobilités périurbaines », SociologieS. https://journals.openedition.org/sociologies/5917 (consulté le 26/11/20).

6 : Entretien avec Claudia, responsable des partenariats, Waze, juillet 2017.

7 : Entretien avec les responsables du PC Circulation, Lyon, mai 2017.

8 : Dominique Cardon, 2018, « Le pouvoir des algorithmes », Pouvoirs, vol. 164, n° 1, p. 63‑73.

9 : Noam Bardim, 2018, « Keeping cities moving. How Waze works ? », 12 avril 2018. https://medium.com/@noambardin/keeping‑cities‑moving‑how‑waze‑works‑4aad0 66c7bfa (consulté le 26/11/20).

10 : Interview d’Atilla Baskurt et Jean‑François Boulicaut (30 novembre 2012). https://www.millenaire3.com/Interview/2012/liris‑le‑marche‑des‑donnees (consulté le 26/11/20)

11 : L’US Census Bureau aux États‑Unis, l’IGN en France par exemple. La liste des sources de données de Google Maps est disponible à cette adresse : http://www.google. com/intl/fr/help/legalnotices_maps.html (consulté le 26/11/20).

12 : Google achète des bases de données géographiques auprès de l’entreprise TomTom.

13 : Ces algorithmes permettent de détecter et d’interpréter les panneaux de signa‑ lisation routière, les noms et numéros de rue et certains points d’intérêts (enseignes commerciales, etc.).

14 : https://www.businessinsider.fr/us/to‑do‑what‑google‑does‑in‑maps‑apple‑would‑ have‑to‑hire‑7000‑people‑2012‑6 (consulté le 26/11/20).

15 : http://googleblog.blogspot.fr/2009/08/bright‑side‑of‑sitting‑in‑traffic.html (consulté le 26/11/20).

16 : Waze trouve son origine dans le projet de cartographie communautaire « Free‑ MapIsrael », qui visait à produire une base de données cartographique d’Israël à partir d’informations issues des terminaux mobiles des utilisateurs, qui étaient ensuite certi‑ fiées et nommées.

17 : https://www.waze.com/fr/editor (consulté le 26/11/20).

18 : Cette indépendance est renforcée par le modèle économique de l’entreprise. Gratuite pour ses utilisateurs, l’application est financée par la publicité.

19 : Entretien avec Simon, responsable des partenariats, Waze France (31 mai 2017)

20 : Mitchell Weiss et Alissa Davies, 2017, « Waze Connected Citizens Program », Harvard Business School Case 817‑035.

21 : Entretien téléphonique avec Francesca, cheffe de produit, Google (9 février 2015).

22 : Les informations lacunaires rendent le service peu efficace comme le souligne ce billet de blog. Yann Le Tilly, « Google Transit à Paris : pour les cowboys uniquement ! » (28 novembre 2012). https://transid.blogspot.com/2012/11/google‑transit‑paris‑pour‑ les‑cowboys.html (consulté le 26/11/20).

23 : Entretien téléphonique avec Hugues, directeur des politiques publiques, Google (11 février 2015).

24 : La liste des villes présentes sur Google Transit est disponible à cette adresse : http://maps.google.com/landing/transit/cities/index.html (consulté le 26/11/20).

25 : Dominique Cardon et Maxime Crépel, 2019, « Les algorithmes et la régulation des territoires » dans Antoine Courmont et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner la ville numérique, Paris, PUF, p. 83‑101.

26 : Journal de terrain, discussion avec Léa, juin 2015.

27 : Entretien avec Guillaume, service de la mobilité urbaine, Grand Lyon (5 mai 2018).

28 : Décision n° CP‑2019‑2915 (commission permanente du 4 mars 2019).

29 : Échange avec François, services informatiques, Grand Lyon (5 mai 2018).

30 : Entretien avec Simon, responsable des partenariats, Waze France (31 mai 2017).

31 : Maxime Huré, 2012, « Une action publique hybride ? Retour sur l’institution‑ nalisation d’un partenariat public‑privé, JCDecaux à Lyon (1965‑2005) », Sociologie du travail, vol. 54, n° 2, p. 29.

32 : Entretien avec Simon, responsable des partenariats, Waze France (31 mai 2017).

33 : Échange avec Marine, cheffe de projet, Waze France (mai 2019).

34 : Béatrice Hibou, 1998, « Retrait ou redéploiement de l’État ? », Critique internationale, n° 1, p. 151‑168.

« Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne le pensent » Entretien avec Ulysse Blau

Ulysse Blau, jeune ingénieur en bioressources, a sillonné le département du Calvados à vélo pendant trois mois, à la rencontre de 64 maires de communes de toutes tailles. Son objectif : les interroger sur leur exercice en matière de démocratie locale et de transition écologique, sur leurs ressentis, leurs préoccupations et leurs aspirations. Il en a produit une synthèse et nous en parle ici. Retranscrit par Dany Meyniel. Réalisé par Cécile Marchand et Rebecca Wangler.


LVSL – Pourquoi avez-vous choisi le Calvados comme terrain d’étude ?

Ulysse Blau – J’ai choisi le Calvados pour sa grande diversité de communes : au bord de la mer, dans les terres, touristiques et d’autres pas du tout, des communes immenses comme Caen, des toutes petites comme Périgny (58 habitants). C’est cette diversité-là que je recherchais en allant dans le Calvados parce que cela me permettait de la voir dans un seul département et donc de minimiser les distances à parcourir, l’objectif n’étant pas de faire du vélo, mais plutôt de passer du temps avec les gens. Je pensais aussi que c’était un département qui était « plat », mais ça, c’était avant de partir.

LVSL – Votre expérience se concentre sur le regroupement des Intercommunalités et des petites communes rurales qui ont perdu des compétences à la suite de la loi NOTRe comme vous l’expliquez dans votre document. Selon vous, pourquoi ces petites communes restent-elles un échelon intéressant pour la transition écologique ?

U.B – Je n’ai pas choisi d’aller voir des petites communes : j’ai tiré au hasard 64 communes parmi les 536 que compte le Calvados et il se trouve que parmi toutes ces communes, une immense majorité sont toutes petites (en France, 90% des communes ont moins de 3000 habitants). D’ailleurs, j’ai même rajouté les communes de Caen, de Honfleur, et de Deauville parce que je souhaitais également avoir l’avis de métropoles et de stations balnéaires.

Pour répondre à la question de l’échelon intéressant, c’est effectivement la raison pour laquelle je suis allé voir toutes ces communes : lorsque l’on a peu d’habitants et beaucoup d’accès à la terre, il y a un potentiel de transition écologique. Ce terme est assez large, mais ce que j’entends par transition écologique, c’est la gestion des ressources, de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture et l’implication des citoyens. Ainsi, quand on a une petite commune, on a plus facilement accès aux élus parce que le maire est un habitant comme les autres… Moi qui suis parisien, j’ai cette vision du maire de Paris comme d’une personne inaccessible : jamais je ne pourrai la voir pour lui poser des questions. A contrario, dans les communes où j’ai rencontré le maire, celui-ci vit avec les autres habitants, il boit la même eau que tout le monde, il respire le même air, il fait ses courses au même endroit, il met ses enfants dans la même école que tout le monde, il est un habitant comme les autres. Dans ces communes, il est possible d’aller le voir, lui parler, le questionner et d’aller même faire pression sur lui.

LVSL –En revanche, il peut aussi y avoir des freins à la transition dans ces mêmes territoires notamment à cause d’éléments dont vous parlez dans votre étude, comme le manque de moyens ou la perte de compétences des communes qui peuvent peut-être créer un mal-être chez les maires. Est-ce que cela peut les empêcher d’une certaine manière de mettre en œuvre la transition ?

U.B – Des freins, il y en a toujours partout, de tous types, que ce soit dans les grandes ou petites communes. Le manque de moyens est un frein et le fait que beaucoup de compétences soient transférées à l’Intercommunalité l’est aussi. Mais quand je suis allé interviewer ces maires, ces derniers m’expliquaient qu’effectivement, ils avaient de moins en moins de pouvoirs pour acter des projets et que de plus en plus de choses étaient impossibles.

En prenant un peu de recul, j’ai découvert que tout ce qui m’avait été listé comme étant impossible avait été réalisé au moins une fois par un maire. Les maires pensent impossibles des choses que d’autres maires ont réalisées et ça c’est un peu l’essence, l’élément hyper important de cette étude : les maires ont le pouvoir qu’ils se donnent. C’est en fonction des conditions de la situation, de leur sensibilité, de leur personnalité, de plein de choses, mais ce n’est pas lié au pouvoir du maire en tant que tel. Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne pensent et qu’on ne le pense en tant qu’habitants.

LVSL – Est-ce que les maires que vous avez rencontrés sont vraiment conscients de l’ampleur du défi climatique, de l’urgence à laquelle nous faisons face et aussi de la radicalité des mesures qu’il faudrait mettre en place pour y remédier ? Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, permettre d’améliorer leur compréhension de la crise écologique de manière générale ?

U.B. – La première chose que j’ai réalisée c’est que les maires que j’ai rencontrés sont des habitants et donc la question qu’il faudrait se poser est : Quelle est la sensibilité écologique des habitants, la sensibilité écologique des Français, au moins des Calvadosiens ? Concrètement, de ce que j’ai vu, elle est assez faible. Comme j’étais hébergé tous les soirs par des gens que je ne connaissais pas le matin même, que je rencontrais sur la route et qui me proposaient volontairement de m’accueillir chez eux, j’ai pu rencontrer une grande diversité de personnes que ce soit le fonctionnaire, l’ouvrier, l’agriculteur, le cadre, le PDG d’une boîte pharmaceutique, etc. J’ai pu parler avec eux tous, il n’y avait pas de questionnaire et nous discutions comme des amis. De fait, beaucoup de sujets ont été abordés, mais très peu étaient liés à la crise écologique, à l’urgence… Ils parlaient de leurs vies, de leur travail, de leurs problèmes, de leurs histoires, de leurs aventures, c’était fascinant et formidable. En relisant à la fin de mon périple toutes les notes que j’avais prises, je me suis rendu compte que la présence de l’urgence écologique était très peu pointée. Les gens m’ont parlé de ce qu’ils voulaient, de ce qui les préoccupait et ce sujet-là était très peu présent. Il est donc normal que j’aie également peu trouvé ce sujet chez les maires puisqu’ils sont des habitants comme les autres.

LVSL – À la fin de l’étude, vous parlez de la commune de « rêve », est-ce une question que vous avez posée directement aux maires et si oui, qu’ont-ils répondu ?

U.B. – C’était ma question préférée, la dernière et celle qui les a le plus surpris : à quoi ressemble la commune de vos rêves dans un monde où tout est possible ? Les questions précédentes étaient des questions très ancrées, très simples comme : « D’où vient l’eau qui sort du robinet ? », « D’où vient la nourriture ? », « Comment gérez-vous votre énergie ? », etc. Pour la première fois, je leur demandais de se projeter, d’avoir des visions… Mais les maires que j’ai rencontrés ne sont pas des maires visionnaires, ce sont des maires gestionnaires. Leur objectif est que tout se passe pour le mieux dans la commune, qu’il n’y ait pas de problème d’argent, que les bâtiments soient entretenus, que les gens soient heureux et donc, beaucoup ont été surpris par cette question. La réponse qu’ils ont donnée en majorité est que la première image qu’ils voient de la commune soit des gens dans les rues qui discutent, qui sympathisent, qui rient.

En fait, c’était tellement évident que je l’avais presque oublié : la priorité d’un maire est qu’il y ait des gens qui soient heureux et présents dans sa commune. C’était beau parce qu’on revenait à la base, ce que les maires veulent ce ne sont pas des choses folles, ce sont juste des habitants heureux. Le deuxième sujet le plus abordé par les maires lorsque je leur ai demandé cette vision de leur commune idéale était la présence du végétal : pour eux, il est très important qu’il y ait des plantes, des fleurs, des arbres, etc. Le troisième élément était la place de la voiture dans le bourg de la commune : plus de voitures, moins de voitures. Ainsi, c’étaient les trois sujets les plus importants. C’était fascinant parce que j’aurais imaginé qu’ils parlent plus de la présence de services, de commerces, etc. Ils en parlent aussi dans cette commune de rêve, ils y voient des bars, des pharmacies et des médecins, mais le premier souhait, c’était la présence de gens, des gens qui sourient et qui marchent dans la rue. Revenir autant aux fondamentaux, c’est une très belle image.

LVSL – En définitive, qu’il y ait des gens dans la rue qui puissent marcher, rire, parler, c’est un peu une vision qui correspond à celle d’une commune apaisée où les centres-villes seraient revitalisés avec des bars, des endroits où les gens peuvent se retrouver, avec potentiellement moins de place laissée à la voiture et plus de végétalisation. Est-ce que, pour vous, ces réponses à cette question-là peuvent signifier qu’une bonne partie des maires de petites communes, la plupart sans étiquette, sont un peu écologistes à leur insu et même s’ils ne se visualisent pas comme tels, la vision qu’ils ont de leur commune pourrait correspondre à une commune qui, in fine, est plus résiliente face à la crise écologique ?

U.B. – Par rapport à la place de la voiture, il n’était pas question de moins de voitures, mais de la voiture. C’est un élément important à préciser, parce que certains voulaient réfléchir à la place de la voiture sans la supprimer parce qu’elle est aujourd’hui très importante dans la vie de la commune. Est-ce que les maires de France sont des écolos qui s’ignorent ? Pour moi, l’écologie ne veut plus rien dire dans le sens où nous avons tellement utilisé et sur-utilisé ce mot qu’aujourd’hui, de fait, il est vidé de son sens. Le terme de « transition écologique » est en train d’en perdre beaucoup, c’est pour cela que je suis revenu à des questions très concrètes comme la gestion des ressources et l’implication des citoyens.

Je ne pense pas qu’ils soient écologistes. En fait, ils sont juste humanistes. Il se trouve qu’il y a beaucoup de choses en commun entre l’écologie et l’humanisme – en tout cas, c’est ma façon de voir – mais définir les maires comme écologistes, non, car ce qui leur importe, ce n’est pas que le climat ou que la planète aillent mieux, mais que les gens dans leurs communes soient heureux. Pour rendre les gens heureux, il y a des techniques qui sont intéressantes comme de les faire parler, de créer des espaces de discussion, d’avoir des commerces locaux, etc. Ce sont des choses qui peuvent être connectées à la réflexion écologiste, mais il y a plein de mouvements d’extrême droite qui donnent aussi à voir cette sensation-là de l’aspect très rural, des commerces pour nous.

LVSL – Dans moins de deux mois, en mars, vont avoir lieu les élections municipales, les maires qui seront élus devront assurer un mandat sur une période qui va être vraiment décisive en termes de transition écologique et sur la question du climat, est-ce cela va avoir un impact sur les élections en tant que telles ? Est-ce que l’écologie, la transition vont être des sujets importants et décisifs sur les élections ? Est-ce que les électeurs et les gens qui se présentent ont en tête cet enjeu ?

U.B. – Je suis biaisé parce que je le souhaite ardemment, mais oui, je pense que c’est un thème important, on en parle beaucoup. Ce que j’ai voulu faire en parlant de la transition écologique sous l’angle de la gestion des ressources et l’implication des citoyens, c’était de faire comprendre que la transition écologique est partout : quand on demande à un agriculteur de rester en vie et de produire des fruits et légumes pour la commune, quand on réfléchit à la production locale d’énergie ou qu’on réduit notre consommation, on participe sans le savoir à la transition écologique. Donc, les candidats parlent d’écologie, c’est une partie de leur programme, il y a le social, une écologie où on va faire du recyclage et des éléments que l’on attribue habituellement à l’écologie, etc. L’objectif de cette étude n’est pas qu’on aborde l’écologie, mais plutôt la gestion des ressources. L’important est que tous les habitants d’un village se posent les questions de comment sont gérées l’énergie, l’eau, la nourriture, ce que veulent les gens, les élus, ce qu’il est possible de mettre en place.

Si on cale cela sous le terme de transition écologique, d’écologie, d’humanisme, d’extrême droite, d’extrême gauche ou de ce que vous voulez, tant mieux ou tant pis, mais ce qui compte, c’est que les faits soient là et que l’on travaille sur des sujets concrets. Avec les maires, quand on abordait ces sujets-là en off, ils pensaient que l’écologie allait être un élément important de la campagne, je pense aussi que ça va l’être et les candidats vont devoir s’engager dans les communes où il y a au moins deux listes. Il y a des communes où il n’y a qu’une seule liste qui est même parfois difficile à monter parce qu’il y a un nombre de personnes obligatoires et qu’il faut trouver ces personnes qui vont s’investir et donner de leur temps pendant six ans gratuitement, les conseillers municipaux ne sont pas rémunérés et les maires sont juste défrayés.

L’objectif de cette étude est de participer au fait de mettre sur la table le sujet de la gestion des ressources et de l’implication des habitants de telle sorte qu’on ne puisse pas éviter ce sujet, que le candidat soit forcément obligé d’utiliser ce mot à un moment ou un autre dans sa campagne pour que ce soit un sujet inévitable.

LVSL – Quelle place ont, selon vous, les listes citoyennes dans les élections à venir ? Compte tenu de ce que vous avez vu, est-ce une pratique cantonnée aux grandes villes ?

U.B. – J’ai un problème avec la formule « listes citoyennes » parce qu’elle sous-entend que les autres ne le sont pas. « Listes participatives » c’est éventuellement plus approprié, mais je n’ai pas rencontré de listes participatives, car je n’ai parlé qu’aux maires et il semble normal qu’ils ne m’aient pas parlé de la liste d’opposition qui allait se présenter. De plus, ce n’était pas non plus le temps des élections quand je les ai rencontrés de mi-avril à mi-juillet 2019 et donc à ce moment-là, c’était encore calme. J’ai pu rencontrer des gens qui faisaient partie de listes, mais est-ce que c’étaient des listes participatives, des listes normales qui parlaient d’écologie ? Il est très difficile de qualifier une liste en tant que telle. L’association « La belle démocratie » travaille justement sur une sorte de label pour savoir si une liste est participative ou pas. Mais, en réalité, les listes sont constituées d’habitants qui se rassemblent. Bien sûr, dans chaque commune, il y a plein de listes, et il est difficile de savoir si elles sont participatives ou pas. De l’image mentale que je m’en fais, a priori, j’aurais envie de dire que c’est quelque chose de cantonné aux grandes villes, les petites communes n’ayant le plus souvent qu’une liste ou deux.

La révision constitutionnelle, le « pacte girondin » et l’outrage fait à la Loi

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©Gouvernement français

La présentation en Conseil des ministres, le 9 mai dernier, du projet de révision constitutionnelle souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron a traduit son intention annoncée de longue date de réformer les institutions de la Ve République afin de les adapter aux supposés « nouveaux enjeux » auxquels serait aujourd’hui confrontée l’action de l’État.

Faute de « nouveaux enjeux » substantiels, c’est davantage dans l’air du temps et les lieux communs à la mode que la réforme semble avoir puisé son inspiration. « Donner toute sa place à la société civile » en accroissant le rôle d’un Conseil économique, social et environnemental dont on peine déjà à voir la valeur ajoutée, supprimer la Cour de justice de la République afin de céder au réflexe pavlovien selon lequel les juridictions d’exceptions sont nécessairement mauvaises, étendre de façon cosmétique et dépourvue de toute portée pratique le domaine de la loi aux « principes fondamentaux de l’action contre les changements climatiques », voilà autant d’évolutions qui, bien que superfétatoires sinon inopportunes, ne sont pas susceptibles de faire grand mal à l’équilibre de nos institutions.

À ces dispositions, qui tiennent davantage de l’élément de langage paresseux que de la réforme des institutions ainsi qu’à d’autres mesures du même acabit, plus ou moins bien inspirées mais d’ampleur modeste (fin de la présence des anciens présidents de la Républiques au Conseil constitutionnel comme membres de droit, durcissement des règles de non-cumul pour les ministres, etc.) s’ajoutent des modifications à la marge de la procédure parlementaire (accélération du calendrier d’adoption des lois de finances, assouplissement de l’obligation du Parlement de consacrer une semaine par mois à l’évaluation des politiques publiques, etc.) qui ont pour objet de contribuer à désengorger un Parlement surchargé. Ces modifications de procédure, dont on peut discuter l’opportunité sur le plan technique, ne méritent pas les cris d’orfraie habituels sur la « mise au pas du Parlement » qu’elles n’ont pas manqué de susciter. Elles ont cependant à ce jour concentré la totalité du débat sur la révision constitutionnelle.

À première vue, un observateur insuffisamment attentif et suffisamment blasé pourrait donc croire que cette révision est parfaitement vaine, n’a d’autre objet réel que de sculpter la statut de grand réformateur de M. Macron et ne mérite donc rien d’autre qu’une indifférence polie. L’auteur de ces lignes, avouons-le, avait pris ce parti jusqu’à ce qu’il se plonge dans le détail du texte déposé à l’Assemblée nationale début mai.

Car en réalité il y a bien un volet de ce projet de révision qui n’est pas dépourvu de portée, alors même qu’il a été presque entièrement négligé dans la présentation qu’en ont faite les médias. Il s’agit des articles 15, 16 et 17 du projet de révision constitutionnelle qui portent sur les collectivités territoriales et traduisent le « pacte girondin » dont le Président de la République s’est fait le chantre dans un récent discours. Fidèle à la vulgate décentralisatrice, ce « pacte » découle de l’idée selon laquelle la norme devrait davantage pouvoir être adaptée par les collectivités territoriales qui connaissent le terrain là où le mastodonte étatique, par nature incapable de finesse, bride les énergies et les initiatives et n’a cure des spécificités propres à chaque territoire.

« Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire. »

L’article 15 comprend deux dispositions complémentaires. Le premier alinéa autorise la loi à distribuer à la carte des compétences différenciées pour des collectivités d’un même niveau, à la condition que ces compétences soient « en nombre limité ». Le second alinéa de l’article rend possible pour une collectivité territoriale, dans les matières où elle est compétente, de déroger de façon permanente à une norme nationale – loi ou règlement – si la loi ou le règlement l’a prévu. Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire, « sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » et à la condition que ce soit « pour un objet limité ». Cet alinéa remplacerait les dispositions déjà inopportunes, mais largement inutilisées, introduites par la révision constitutionnelle de 2003 créant un droit à l’expérimentation pour les collectivité pour une durée limitée. Prises ensemble, les deux dispositions de l’article 15 ouvrent la voie à un rapport de force permanent où les grandes collectivités pourront user de leur influence pour obtenir un cadre juridique sur mesure, qui sied à leurs intérêts propres et s’éloigne, le cas échéant considérablement, du droit national. Dès lors, ce n’est plus tout à fait la Nation par le biais de ses représentants au Parlement qui fera la loi et disposera des compétences de chacun mais aussi des exécutifs locaux à la légitimité fragile et à la compétence souvent discutable.

Les mesures introduites par cet article pourraient même permettre, via des attributions de compétences ad hoc, de donner davantage de corps au concept absurde et scandaleux «d’eurodistrict » frontalier dans lequel des compétences serait confiées à une sorte de collectivité-Frankenstein binationale. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’alors même que l’on insiste lourdement pour donner des marges de manœuvre aux collectivités afin qu’elles puissent différencier leur réglementation pour tenir compte de leurs spécificités, on tient absolument, a contrario, à rapprocher les régimes juridiques en vigueur de part et d’autre du Rhin. A croire que l’appartenance à une nation différente n’est pas, aux yeux de certains, une « spécificité » suffisamment notable pour mériter d’être prise en compte…

L’article 16 du projet de révision à quant à lui pour objet de « reconnaître la spécificité de la Corse » dans la Constitution afin de flatter les autonomistes locaux en leur laissant un os à ronger. Concrètement, les dispositions qu’elle introduit donneront la possibilité à la collectivité de Corse d’adapter les lois et règlements pour tenir compte de ses « spécificités » dans des conditions proches de ce qui est aujourd’hui prévu par la Constitution pour les départements d’outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003, de sinistre mémoire. Sauf sur le plan symbolique, l’effet cet article revient pour l’essentiel à transformer la Corse en département d’Outre-mer. L’approfondissement d’un régime fiscal d’exception pour l’île ou le renforcement de la propagande locale en faveur de la langue et de la culture corse pourraient, notamment, être bientôt au programme.

L’article 17 enfin, toujours inspiré par la même philosophie de démagogie « proximitaire », renforce le pouvoir d’adaptation des normes nationales confié en 2003 aux départements et régions d’outre-mer en prévoyant qu’un simple décret, pris sur la demande de la collectivité concernée, suffise désormais à l’habiliter à fixer elle-même les règles applicables sur leur territoire dans « un nombre limité de domaines » relevant de la loi ou du règlement. À ce jour, cette adaptation doit être explicitement prévue par la loi ou le règlement, selon le niveau de la norme concernée. Le législateur se trouverait ainsi dépossédé d’une partie de son pouvoir et les habitants des DOM privés des garanties de bénéficier de règles, même dérogatoires, prévues par les représentants de la Nation.

« […] Ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution. »

Outre qu’il est pour le moins contradictoire, alors qu’on gémit continûment en haut lieu sur l’impératif de simplification du droit, d’introduire de tels dispositifs qui vont conduire le droit applicable à se balkaniser par région, complexifiant l’office du juge, embrouillant le citoyen et insécurisant l’environnement normatif des entreprises, l’inutilité pratique de ces évolutions saute pourtant aux yeux. En effet, la possibilité d’adapter les règles nationales si nécessaire ou de les décliner au cas par cas existe déjà de façon suffisante dans le droit actuel mais appartient – hors outre-mer – à l’État et à ses représentants dans les territoires. Alors que la proximité n’exige nullement le transfert aux collectivités de pouvoirs qui ne peuvent être exercés que sur le mandat de la Nation tout entière, ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution.

De tels dispositifs, quoique puisse prétendre l’exposé des motifs du projet de révision, portent atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. C’est même d’ailleurs précisément parce que ces innovations funestes sont en contradiction avec ces principes constitutionnels qu’ils nécessitent, pour pouvoir être mis en œuvre, d’être introduits dans notre ordre juridique au niveau de la norme suprême ; une norme constitutionnelle pouvant par construction déroger à une autre.

« La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.»

Répondant à l’appétit insatiable de compétences des élus locaux et dépourvu de tout recul sur les sottises à la mode quant au primat de la proximité et la sanctification des pouvoirs décentralisés, le Gouvernement porte ici, probablement sans même s’en rendre compte, un nouveau coup aux institutions républicaines. Car les collectivités locales se saisiront avec bonheur des reliques abandonnées par l’État. Leur légitimité à « quasi-légiférer » servira de fondement à leurs futures exigences pour toujours plus de compétences et toujours moins de contraintes. La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.

Ce projet de révision, en apparence bénin et presque ridicule, est donc dangereux. La République française doit sa force et la solidité de son pacte social à l’idée singulièrement puissante dont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a immortalisée la formule selon laquelle « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Si le citoyen français appartient à une collectivité solidaire, c’est aussi parce que le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit est, presque en totalité, le même à Paris, à Bourges, à Corte et même à Fort-de-France. Céder aux aspirations des élus à tailler leur fief non plus seulement dans la force d’une clientèle locale mais dans le marbre du droit, c’est préparer l’affaiblissement progressif non seulement de la puissance d’agir de l’État au service de l’intérêt général, mais aussi de ce qui nous relie à nos compatriotes. La décentralisation, si elle a organisé avec succès l’inefficacité de l’action publique dans les territoires, a pour le moment eu peu d’impact sur la conscience nationale tant les réflexes unitaires demeurent puissants en France. Ils faut s’en féliciter. Ces évolutions risqueraient quant à elles d’ouvrir un nouveau chapitre, lourd de menaces, dans l’histoire de nos renoncements. Tous ceux qui accordent du prix au modèle républicain doivent refuser cette pente qui pourrait conduire un jour, qui sait, au fédéralisme et à l’éclatement.