François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Généalogie de la violence en Amérique centrale : l’inégalité foncière comme moteur de l’instabilité politique

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992. Armée salvadorienne (photo) en guerre contre le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza

Eldorado révolutionnaire dans les années 1980, l’Amérique centrale a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle fait rarement l’actualité française, et lorsqu’elle existe, la couverture médiatique s’adonne à dresser le bilan humain de catastrophes naturelles répétées, à pointer des records de violence, ou à déplorer la crise migratoire qui s’y déroule. Moins connue que sa voisine, l’Amérique du Sud, les deux partagent pourtant une histoire marquée par les inégalités foncières, histoire qui résonne encore davantage dans l’isthme centraméricain en raison du poids de sa population rurale. La crise environnementale actuelle et les risques qu’elle fait peser sur la ressource foncière sont venus remuer les cendres de plus d’un siècle de conflits pour la terre. Accaparement des oligarchies, projets redistributifs révolutionnaires, et ingérence des Etats-Unis : retour sur les antagonismes d’hier pour comprendre les défis d’aujourd’hui.  

Les héritages coloniaux : concentration foncière et monocultures d’exportations

La colonisation espagnole va profondément façonner l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale. La Couronne d’Espagne conquiert le continent avec un but principal : l’exploitation des réserves d’or et d’argent. Mais les maigres gisements de l’Amérique centrale, vite épuisés, vont rapidement sceller son destin agricole.

Dès la fin du XVIe siècle, la Couronne espagnole, étouffée par une dette colossale, décide de vendre ses parcelles agricoles les plus fertiles aux descendants des conquérants. Ces derniers choisissent l’élevage extensif ou la monoculture de l’indigo, de la canne à sucre, et du cacao. Ces exploitations répondent à la demande du marché européen, soit indirectement par l’approvisionnement en denrée alimentaires de l’économie minière, soit directement par l’exportation de produits convoités sur le marché intérieur européen.

À l’exception de quelques noyaux de population groupés au nord-ouest de l’actuel Guatemala ou en bordure de rivière, l’Amérique centrale ne présente pas de peuplements indigènes aussi denses qu’au sud du continent. Le besoin en main d’œuvre conduit au déplacement forcé de nombreuses communautés autochtones, depuis les régions montagneuses vers les plaines littorales. Un système d’asservissement économique basé sur l’endettement des paysans travailleurs se met en place : l’hacienda (1).

Les grands propriétaires – latifundios – accordent aux paysans des prêts en monnaie ou en nature moyennant un remboursement par le travail sur la plantation. La main d’œuvre est ainsi forcée de demeurer sur la plantation et de vendre sa force de travail pour payer son dû. Par ailleurs, les lopins de terres concédés à la paysannerie autochtone sont insuffisants pour assurer la subsistance du foyer. À long terme, les paysans indigènes demeureront contraints de travailler pour l’hacienda en quête d’un nécessaire complément de revenu.

La structure foncière inégalitaire et le système économique fondé sur l’extraversion agricole dont hérite l’Amérique centrale à la veille des indépendances de 1821 vont dessiner sa trajectoire. Le poids des monocultures entrainera la plupart des pays de la région dans un phénomène de dépendance au sentier : la dépendance vis-à-vis des exportations agricoles empêchera la diversification de l’économie, jugée trop coûteuse à court terme. Seul le Costa Rica, qui hérite d’une structure foncière plus équilibrée, jouira d’une relative stabilité politique.

https://geology.com/world/central-america-satellite-image.shtml

Le maintien d’un ordre inégalitaire après les indépendances

Les indépendances ne remettent pas en cause la concentration des ressources foncières et agricoles entre les mains de quelques-uns. Au contraire, l’oligarchie voit sa puissance renforcée. Elle peut désormais exporter vers les marchés européens, libérée des contraintes économiques et réglementaires autrefois imposées par la Couronne espagnole. L’économie de la région sera dès lors rythmée par les succès consécutifs des différentes monocultures.

Le XIXe siècle est marqué par l’expansion rapide de la culture du café, qui dans certaines régions – notamment le Salvador – se fait par la spoliation de terres indigènes. En 1880 le café est le premier produit d’exportation du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. Pour développer leurs exploitations caféières, les latifundios font appel aux bailleurs de fonds des pays consommateurs. Ces derniers récupèrent les plantations des mauvais payeurs, entraînant le passage rapide de très grandes plantations caféières aux mains d’investisseurs étrangers.

Les progrès réalisés en matière de transport terrestre, maritime et de réfrigération pour la conservation des fruits et des viandes confortent la spécialisation agro-exportatrice de l’Amérique centrale. Dans la première moitié du XXe siècle, la banane connaît un essor fulgurant, et cela sous la tutelle d’investissements extérieurs, en particulier des États-Unis dont la victoire contre la Couronne espagnole en 1898 a assis l’influence.
Les compagnies bananières nord-américaines s’implantent en suivant un même schéma : elles se voient concéder de grandes étendues de terres en échange de la construction d’infrastructures portuaires et de transport, dont elles conservent ensuite la gestion pendant plusieurs décennies (2). Parmi elles, l’emblématique United Fruit Company.

La mainmise des États-Unis sur la région, et leur tutelle sur le canal de Panama jusqu’en 1999 leur assure le contrôle du transit des marchandises à travers l’isthme centraméricain. Dans la première moitié du XXe siècle, le Nicaragua subit les occupations successives de l’armée américaine, motivées par l’ambition de construire un deuxième canal interocéanique. En 1927, la guérilla d’Augusto Sandino se soulève contre la présence étrangère. Les ouvriers et les paysans, dont la précarité est entretenue par l’économie d’agriculture rentière et de plantations, constituent sa principale base sociale.

Guerre de voisinage, aux origines de la “guerre du foot” Honduras-Salvador…

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Soldados_Salvadore%C3%B1os_patrullando_el_%C3%A1rea_fronteriza_con_Honduras_durante_la_guerra_de_las_100_horas,_1969.jpg
Soldat Salvadoriens patrouillant dans la zone frontalière avec le Honduras, 1969

La crise économique de 1929 et la chute du prix des matières premières viennent aggraver la situation de la petite paysannerie dans la région. Pour abaisser les coûts de productions, les exploitants diminuent les salaires des ouvriers agricoles. Le mécontentement et la misère alimentent la contestation paysanne.

En janvier 1932, des milliers de paysans de l’ouest du Salvador s’insurgent. Armés pour la plupart de machettes et de quelques fusils, ils attaquent des garnisons militaires, occupent des villes, et pillent ou détruisent entreprises, bâtiments gouvernementaux et maisons privées. La révolte sera violemment réprimée par l’armée et les bandes paramilitaires locales. En l’espace de quelques jours, on décomptera selon les sources entre 10 000 et 40 000 morts. Cet épisode sanglant, nommé « La Matanza » (massacre en espagnol), est considéré comme l’un des cas les plus extrêmes de répression étatique dans l’histoire moderne de l’Amérique latine.

En parallèle, naissent les germes d’un autre conflit… Pour pallier le manque de terres, l’oligarchie foncière salvadorienne organise le déplacement de nombreux travailleurs agricoles au Honduras voisin, pays cinq fois plus grand mais guère plus habité. 30 ans plus tard, ce sont 300 000 Salvadoriens qui ont migré au Honduras.

En 1962, le gouvernement hondurien tente de lancer une réforme agraire qui vient s’opposer aux intérêts des grands propriétaires et des compagnies étrangères, dont la United Fruit Company. Avec l’appui de ces derniers, le général Arellano fomente un coup d’État qui renverse le président Ramon Villeda. La réforme en projet est rapidement abandonnée, mais sous la pression de l’activisme agraire, le général Arellano sera finalement contraint de la relancer à la fin des années 1960. La question foncière se trouve alors au cœur du débat public, les Salvadoriens apparaissent comme des concurrents pour la terre et sont dépeints dans la presse comme des accapareurs. En juin 1969, la flambée des tensions conduit à l’expulsion de 500 familles salvadoriennes. Un pic de violence est atteint le 14 juillet 1969, prolongeant des semaines d’affrontements déclenchés par des matchs de football qui ont opposé les deux équipes nationales. La « guerre du foot » durera 4 jours, le bilan comptera plusieurs milliers de morts.

D’une pierre deux coups : sauvegarde de ses intérêts commerciaux et lutte contre le communisme ; le soutien des États-Unis à l’oligarchie foncière

Alors qu’en Amérique du Sud, à partir des années 1960, les États-Unis encouragent et font pression sur les gouvernements pour enclencher un relatif partage des terres et favoriser le développement d’un marché intérieur, les intérêts nord-américains en Amérique centrale sont différents. Les États-Unis y sont beaucoup plus présents du fait de multinationales agricoles (Standard Fruit Company, United Fruit Company…) et parce que les monocultures d’exportation leur sont quasi-exclusivement destinées(3). Ils n’ont donc intérêt ni à la redistribution, ni au développement d’une agriculture diversifiée pour alimenter le marché national. Ceci motive un soutien indéfectible aux grands propriétaires fonciers, soutien sans lequel ces derniers ne pourraient se maintenir.

En 1954, les intérêts particuliers du groupe United Fruit Company, soutenu par les États-Unis, vont anéantir une expérience politique et économique sans précédent en Amérique latine. Les raisons de la colère : encore et toujours, la terre.

Au Guatemala, la fin de la dictature en 1944 a marqué le début du « Printemps guatémaltèque », une période caractérisée par des avancées sociales et politiques considérables : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires entre hommes et femmes, plan d’éducation, abolition de la discrimination raciale… Jacobo Arbenz accède démocratiquement au pouvoir en 1952 et entend poursuivre la politique réformiste amorcée 8 ans auparavant. Le décret n°900, ou « Loi de réforme agraire », est voté à l’unanimité. Il exproprie plus de 600.000 hectares de terres en friche ou en jachère appartenant à l’oligarchie foncière nationale et aux investisseurs étrangers, en vue de les redistribuer aux petits paysans et paysans sans terres. En deux ans, 500.000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations (4). La compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company n’entend pas se laisser amputer de ses terres et s’affaire en coulisse à l’organisation d’un coup d’État. Elle dispose de connexions privilégiées au plus près du pouvoir : la secrétaire particulière du président des États-Unis Eisenhower n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.
Pour obtenir le soutien du gouvernement, l’entreprise agite le spectre du péril rouge et présente la réforme guatémaltèque comme un projet piloté par Moscou. Le décret n°900 exposait pourtant noir sur blanc qu’il visait à développer des formes capitalistes de production d’agriculture et à intégrer l’agriculture guatémaltèque à l’économie de marché. Mais la compagnie bananière réussit son opération de communication. En juin 1954, une centaine d’opposants armés par la CIA pénètrent dans le pays, appuyés par les bombardements aériens de pilotes nord-américains. Le président Arbenz capitule. Cet évènement forme le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Le clivage ethno-agraire entre grands propriétaires ladinos (5) et paysans indiens sera l’un des éléments matriciels du conflit.

Quoique la main soviétique ait en l’occurence été fantasmée pour servir les intérêts de la United Fruit Company, l’Amérique centrale a cependant incarné un véritable front de la guerre froide.

En juillet 1979 au Nicaragua, fort du soutien populaire, le Front sandiniste de libération nationale d’inspiration marxiste arrive au pouvoir par les armes, mettant ainsi un terme à plus de quarante ans de dictature de la famille Somoza. Celle-ci disposant à elle seule de près de 20% de la superficie cultivable du pays [6], les sandinistes héritent d’une économie très dépendante des marchés internationaux et particulièrement des États-Unis, principal acheteur et premier fournisseur. Jusque-là, la politique agricole consistait à investir quasi-exclusivement dans les grandes exploitations exportatrices (coton, tabac, canne à sucre, bananes…). Les petits paysans, refoulés sur les terres les moins fertiles et les plus difficiles d’accès, ne pouvaient être compétitifs et étaient réduits à une agriculture de subsistance.

La réforme agraire lancée par le nouveau gouvernement consiste en une expropriation et nationalisation du domaine de la famille Somoza. Comme il doit composer avec la bourgeoisie agraire engagée dans la lutte anti-somoziste, le gouvernement épargne le reste des grands domaines. Cette nationalisation n’aboutit toutefois pas à une vaste redistribution. L’État compte encore sur les cultures d’exportation, principales pourvoyeuses de devises, et craint que la distribution des terres aux paysans ne convertisse ces exploitations en cultures vivrières. La première réforme ne parvient ainsi pas à répondre à la demande foncière, et les occupations de terres sous-exploitées se multiplient dans les régions nord du pays. Une deuxième phase de réforme est donc lancée en août 1981. Les expropriations s’étendent désormais aux terres insuffisamment exploitées de l’ensemble des latifundios. Ces démembrements radicalisent l’opposition au pouvoir. Certains grands propriétaires expropriés se rallient au mouvement contre-révolutionnaire des contras, une contre-insurrection pilotée par les États-Unis, opposés au régime sandiniste proche de Cuba.

En effet, dès son arrivée au pouvoir, Reagan rompt avec la politique d’aide de son prédécesseur et entend écraser l’influence marxiste qui se propage dans son pré-carré. L’intervention américaine, à travers le soutien militaire et financier apporté au contras, entraînera le Nicaragua dans dix années de guerre intestine et bloquera toute réforme efficace en obligeant le pouvoir à se concentrer sur la politique sécuritaire.

L’Histoire de l’Amérique centrale est étonnamment répétitive : le Salvador connaîtra un sort semblable à celui du Nicaragua. En 1981, les profondes inégalités déclencheront douze ans de guerre civile révolutionnaire entre le Front Farabundo Martí (FMLN, d’obédience marxiste-léniniste) et les gouvernements successifs. Ici aussi, l’ingérence des États-Unis sera encore de mise.

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992 : Les affrontements oppose l’armée salvadorienne (photo) au le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza
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Manifestation contre l’ingérence des Etats-Unis dans la guerre civile qui touche le Salvador, Chicago, 1989

Quel bilan aujourd’hui ? Les enjeux de la crise climatique, un facteur de tension supplémentaire

Après plus d’un siècle et demi de dissensions et de conflits entre pays voisins, la fin de la guerre froide confine davantage l’Amérique centrale dans l’arrière-cour des États-Unis. Les réformes agraires, lorsqu’elles ont eu lieu, ont été un échec car peu ambitieuses ou rapidement remises en cause par des politiques néolibérales.

Au Honduras en 1992, la loi de modernisation agricole ouvre les terres distribuées lors de la réforme agraire à la vente et l’exploitation pour une agriculture de rente. L’objectif recherché est clair : attirer les capitaux de l’agro-business. Des chefs de coopératives agricoles vendent les terres, souvent à l’insu des paysans qui la cultivent et qui ont peu de ressources pour faire respecter leurs droits face aux grandes entreprises.
Les réformes agraires adoptées dans les années 1980 et 1990 au Nicaragua et au Salvador dans le cadre des processus de paix sont contemporaines des programmes d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international. Les paysans se voient accorder des terres en même temps qu’on les prive des moyens financiers et matériels de les mettre en valeur. Ils les revendent aux exploitants qui possèdent déjà un capital économique conséquent, et la propriété des terres retombe aux mains des multinationales.

Malgré ces échecs, la perspective de nouvelles réformes agraires semble aujourd’hui enterrée. Des décennies de guerre ont eu raison des velléités révolutionnaires et les partis issus des guérillas marxistes se sont satisfaits de réformes inachevées mais pacificatrices. Pour ceux-là qui ont accepté le statu quo, la politique de réforme agraire appartient au siècle passé.

Aujourd’hui, les effets de la crise climatique renforcent la pression qui régnait déjà sur les terres. Les terres exploitables se raréfient. Les multinationales sortent gagnantes de cette concurrence pour la terre, compromettant davantage les possibilités de diversification économique. Longues périodes de sécheresses, inondations brutales et élévation des températures fragilisent les capacités paysannes de subsistance.

https://wrm.org.uy/es/articulos-del-boletin-wrm/expansion-de-las-plantaciones-de-palma-aceitera-como-politica-de-estado-en-centroamerica/
Paysage de monoculture de palme en Amérique centrale

Les communautés rurales se disputent l’eau avec les grands groupes agricoles ou extractifs, et des projets d’infrastructure tels que les grands barrages sont souvent venus réduire leur accès à la ressource. Dans les zones côtières du Salvador par exemple, la culture de la canne a étendu sa surface de quasi 50% durant la dernière décennie. Ce changement d’usage des sols qui est allé de pair avec la surexploitation des ressources en eau et leur pollution au glyphosate et autres engrais chimiques, a contraint un déplacement de l’agriculture paysanne (7). Au Guatemala, la déviation des cours d’eau par les entreprises bananières est dénoncée depuis de nombreuses années par les riverains, qui l’accusent de mettre à sec les fleuves pendant la saison sèche (8).

Les flux croissants de migrations enregistrés ces dernières années vers les États-Unis en provenance de l’Amérique centrale (9), s’expliquent en partie par la crise à laquelle sont confrontés les espaces ruraux (10). Le changement climatique vient ainsi raviver les inégalités profondes de la société centraméricaine, et soulève l’urgence d’une remise en cause des systèmes productifs de la région, afin de pouvoir assurer à son peuple, une vie sur sa terre d’origine.

Notes :

(1) « Hacienda » est communément employée pour désigner une exploitation agricole de grande dimension. Les économistes font néanmoins la distinction entre l’hacienda et la plantation en tant que système productifs et économiques différents avec des critères tenant au contrôle du travail, à l’utilisation des terres et du capital. L’hacienda est caractérisée par la monopolisation des terres destinées à nier des alternatives aux  travailleurs, tandis que la plantation s’appuierait davantage sur la rémunération par le salaire et non par l’allocation de moyens de subsistance (Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology)

(2) Ellis, 1983 ; cité par Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

(3) Dufumier, M. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations 35 (2)

(4) Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques, nᵒ 210

(5) « Ladino » est, en Amérique centrale, le nom donné aux personnes d’ascendance indigène, le plus souvent métisses, et de culture “hispanisée”, c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé.

(6) Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde 24 (95)

(7) Instituto de Investigaciones ITZTANI (2012): Análisis de la producción azucarera en el salvador y sus vínculos con procesos de cambio del uso del suelo, la deforestación y degradación de ecosistemas forestales. MARN y GIZ.

(8) Tribunal Latinoamericano del Agua, VI Audiencia Pública TLA – Audiencias de Instrucción sobre Controversias Hídricas en Argentina, El Salvador, Nicaragua y Guatemala, Ciudad Guatemala – 05 a 09 de Octubre 2015

(9) Faret Laurent, 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote, n°171, pp.89‐10.

(10) Film documentaire, 25 mn, Honduras, les migrants de la soif.
https://www.france24.com/fr/20190215‐reporters‐doc‐honduras‐exil‐caravane‐migrants‐etats‐unisviolence‐pauvrete‐secheress

Cet article s’est appuyé sur les lectures suivantes :

Acqueros, Jean-Gabriel, et Demoustier, Alain. 1981. « Amérique centrale : les raisons d’une crise » Politique étrangère 46 (3): 691‑98.

Bataillon, Gilles. 2005. « De Sandino aux contras ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e année (3): 653‑88.

Blanc, Pierre. 2018. Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde. Presses de Sciences Po.

Ching, Erik, et Virginia Tilley. 1998. « Indians, the Military and the Rebellion of 1932 in El Salvador ». Journal of Latin American Studies.

Collombon, Maya, et Dennis Rodgers. 2018. « Introduction. Sandinismo 2.0 : reconfigurations autoritaires du politique, nouvel ordre économique et conflit social ». Cahiers des Amériques latines.

Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques.

Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

Dufumier, Marc. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations.

Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde.

Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology.

Faret, Laurent. 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote.

Ramonet, Ignacio. 1987. « La longue guerre occulte contre le Nicaragua ». Le Monde diplomatique.

Bolivie : la chute, le peuple, le sang et le brouillard

Coupure de route à El Alto @Shezenia Hannover Valda

Depuis la démission forcée du président Evo Morales, la Bolivie, sous la trop faible lueur des projecteurs nationaux et internationaux, est plongée dans un violent conflit1. Le 21 novembre, la députée du MAS [Movimiento al Socialismo, parti d’Evo Morales] Sonia Brito établit le tragique bilan de 34 morts, 800 détenus et plus de 1000 blessés, rappelant le fait notable d’actes de mise en scène consistant à placer de la dynamite dans les affaires des détenus pour ensuite les accuser de sédition2. Armée du même mot, la ministre de la communication Roxana Lizárraga annonçait le 14 novembre dernier que les actes « séditieux » de la presse nationale et étrangère seraient durement réprimandés3. Sous ce même mot d’ordre, le gouvernement met désormais à disposition un numéro d’appel gratuit et incite à la dénonciation de leaders de l’opposition supposés payer des personnes pour manifester, diffusant sur les réseaux sociaux des encadrés dignes des meilleurs westerns. Par ailleurs, de nombreux témoins assurent que des vidéos mises en ligne sont mystérieusement retirées par Facebook, indice d’une ingérence plus qu’inquiétante4… Retour sur ces dernières semaines qui ont bouleversé la donne politique, et sur les causes profondes de ces conflits. Article co-écrit par Baptiste Mongis et Shezenia Hannover Valda.


Le 15 novembre, alors qu’est publié le Décret Suprême 4078 accordant aux militaires la possibilité de réprimer par tous les moyens à leur disposition sans risquer de poursuites judiciaires5, paraît un communiqué continental des « Peuples de l’Abya Yala » pour alerter la communauté internationale6 ; une pétition de scientifiques du monde entier circule depuis le 17 novembre7 et un communiqué de presse de la Commission Interaméricaine des Droits Humains est paru le 19 novembre8, le jour même où à Senkata, à El Alto, ont été tuées au moins 9 personnes. Dès le 23 novembre, des délégations de l’ONU et de la CIDH se sont rendus à La Paz, El Alto et Cochabamba pour recueillir des témoignages9, ainsi que, plus récemment, une délégation argentine10.

Le débat « coup d’État ou révolte démocratique » pour qualifier les événements ayant précédé le 10 novembre a au mieux fait couler beaucoup d’encre, quand chez certains l’hypothèse d’un renversement orchestré de l’ex-président indigène ne réveillait pas même un soupçon11.

L’homogamie entre le « mouvement civique » d’alors, ayant conduit à la fuite du président Morales au Mexique, et le style de l’actuel gouvernement de transition auquel il a donné naissance, laisse désormais moins de place au bénéfice du doute et un peu plus aux macabres prévisions. État de la situation actuelle, à l’écoute des voix et des corps qui jalonnent le territoire en lutte, urbain comme rural.

Crise, paranoïa et militarisation

Le MAS et Evo Morales, en 14 ans d’exercice, ont commis des erreurs stratégiques et persisté dans certaines, s’entêtant dans quelques pratiques peu orthodoxes et essuyant la défection de plusieurs alliés au cours des dernières années : c’est ce que s’attachent à décrire, et à renforts d’arguments bien fondés (quoiqu’il s’agirait d’en faire une critique approfondie), un certain nombre de communications récemment parues12. De là à justifier, en explicitant sa supposée nature, le mouvement « civique » qui a conduit à la démission du président le 10 novembre, il n’y a qu’un pas, plus ou moins franchi par certains auteurs13.

Il est pourtant légitime de se demander, dans un pays qui revient de loin et dont les compteurs sociaux et économiques sont au vert (la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique latine, avec Haïti, à la veille de l’investiture d’Evo Morales ; ayant divisé par deux sont taux de pauvreté, il est aujourd’hui l’un des plus dynamiques de la région), comment « le peuple » a pu parvenir en si peu de temps à destituer, avec en point d’orgue l’appui de la police et de l’armée, un gouvernement qui enregistrait, encore en 2014, 61% des votes au premier tour, et ce alors que derrière la frontière le gouvernement de Sebastian Piñera au Chili, largement impopulaire par ses politiques néolibérales, encaisse plus d’un mois de mobilisations historiques sans sourciller, faisant massacrer ses manifestants par l’armée, ou qu’en Équateur, Lenín Moreno, auteur de politiques également néolibérales absolument contraires à ses mots d’ordre de campagne, s’est maintenu malgré l’ampleur du mouvement (notamment indigène) qui l’a répudié.

C’est que d’une part, diront certains, la démission d’Evo Morales était au fond attendue, voire souhaitable : trois mandats et un quatrième anticonstitutionnel, dont le référendum pour avaliser sa candidature le 21 février 2016 fut perdu, le tout couronné d’une « fraude » ! Peu importe si tant d’autres avant lui ont demandé à modifier leurs Constitutions ou souhaité se perpétuer au pouvoir (dans des pays où cela est possible, comme l’Allemagne), que le référendum ait été perdu à seulement 1% près dans un contexte de scandale médiatique savamment agencé ou que ladite fraude, relevée par la très peu impartiale Organisation des États d’Amérique, fut dénoncée selon un protocole et une rhétorique plus que suspects qui à ce jour empêchent toujours de la constater (a-t-elle vraiment eu lieu ?) ou d’en déterminer la nature (si oui, quelle en fut l’ampleur réelle, qui l’a fomentée et de quelle manière)14 : le storytelling avait déjà opéré et le président était retiré du jeu. D‘autre part, diront peut-être les mêmes, si c’était un coup d’État, « ça se verrait ». Il faut alors s’ouvrir l’esprit, saisir le mécanisme à l’œuvre dans ce cas précis15 et actualiser nos images d’Épinal pour comprendre que la nature de ces derniers a bien changé16. Car qui ignore encore que le néolibéralisme n’apprend pas de ses erreurs pour se perfectionner dans son art d’usurper, précisément, la souveraineté des peuples – celle-là même que certains revendiquent en produisant le retour du pire de l’usurpation ? C’est que tirer sur un président de gauche avec un char d’assaut comme dans le Chili de Pinochet ou faire disparaître 30 000 opposants comme dans l’Argentine de Videla, « ça ne se fait plus ». Ce qui se fait toujours, en revanche, c’est de s’ingérer pour des raisons politiques et économiques dans les affaires des autres ; et en ce sens, on ne change pas la voracité des vieux empires, et surtout pas des États-Unis ; simplement le vernis de leurs parures revêt d’autres reflets (relisons le Corbeau et le Renard…). Le sociologue Franck Poupeau jette une suspicion bienvenue dans Le Monde par son titre questionneur : « En Bolivie, il y a eu une destitution forcée qui ressemble étrangement à un coup d’État »17. L’ancien directeur du Monde Diplomatique Maurice Lemoine, pour sa part, tranche plus franchement en faveur de cette seconde hypothèse18a tout comme Renaud Lambert dans l’édition de ce mois18b. Au cours de la délibération du 12 novembre au siège de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), le Mexique, l’Uruguay et bien sûr la Bolivie tinrent un discours radicalement opposé à celui des États-Unis, considérant que la tenue de nouvelles élections, préconisée par le fameux rapport qu’a produit cette même organisation pour expertiser le soupçon de « fraude » électorale (rapport bien moins tranchant que l’interprétation qui en fut faite par l’opposition à Morales), fut bel et bien malmenée et interrompue par un coup d’État19 ; coup d’État reconnu comme tel par le Mexique de López Obrador, l’Uruguay de Tabaré Vazquez et l’Argentine du futur président Alberto Fernández, sans compter le Venezuela de Nicolas Maduro, quand Jair Bolsonaro au Brésil et Donald Trump depuis les États-Unis ont salué un mouvement citoyen victorieux et exemplaire et que l’Union européenne, du fin fond de sa prude neutralité, s’est contentée d’appeler au calme.

C’est peut-être l’une des premières fois dans l’histoire que dans une conjoncture où un système profite relativement à tout le monde20 se produit une si violente et inattendue destitution : les pires présidents parvenaient toujours à se perpétuer ou bien, lorsqu’ils étaient forcés de renoncer à leurs mandats en cours (comme Fernando de la Rúa en 2001 en Argentine ou Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003 en Bolivie), ce n’est pas quand ils commettent une fraude – ce qu’ils ont tous toujours fait, d’une manière ou d’une autre – mais bien quand les mesures successivement prises relèvent d’un caractère extrêmement anti-populaire et se couronnent par de sanglantes répressions contre les classes les plus défavorisées (31 morts en 2001 en Argentine ; 69 morts en 2003 en Bolivie). Que s’est-il donc passé en 2019 en Bolivie ?

Voir si un événement politique inédit correspond ou non à une définition préfabriquée à partir d’antécédents historiques n’a que peu de sens : ce qui a lieu prend la forme qu’il doit prendre et devrait être analysé pour lui-même, à la lueur simplement indicative du passé. Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée (dont les inquiétudes n’ont jamais rien eu à voir avec une sainte préoccupation constitutionnelle, quelles que soient les évolutions de leur sociologie21, répondant bien plutôt à des fractures et des intérêts corporatistes22) accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.

Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.

C’est que « complexifier la compréhension des processus politiques populaires » n’est pas censé « impliquer de nous priver d’assumer des décisions éthiques et politiques claires », comme le rappelait très justement María Pia López pour Página 1223. Savoir se positionner : peut-être serait-ce la meilleure manière d’affronter une presse bolivienne vendue au processus destituant en cours, et qui croit bon de faire porter sur le MAS l’entière responsabilité de la violence des événements actuels en faisant mine d’exhumer de vieux dossiers du fond des tiroirs de la vice-présidence d’Álvaro García Linera, quand les propos cités à l’appui ne sont rien d’autres que des discours politiques historiquement argumentés24. Le sujet n’est alors pas d’entrer ou non dans le jeu de victimiser Evo Morales et son entourage, mais bien d’appeler un chat un chat, ou un caméléon un caméléon.

Les coups d’État se sont toujours donnés de bonnes raisons, et conquérir le soutien d’une partie de la population fut toujours l’enjeu de leurs architectes. On sait que l’ambition de renverser Morales couvait de longue date25 ; avec ou sans erreur du président, on peut supposer que le plan aurait été mis à l’œuvre un jour ou l’autre, car tel est le spectre qui plane au-dessus de ces gouvernements plus ou moins socialistes aux idées trop opposées aux intérêts de l’oligarchie mondiale (et quels que soient les pactes passés avec elles), surtout lorsqu’ils recèlent (encore) des ressources naturelles très convoitées, comme le lithium pour la Bolivie26. Les étrangler ou les évincer est une vielle obsession des poids lourds capitalistes. L’irrésistible ascension d’un renversement en Bolivie serait donc consommée, au nom de la poursuite des mêmes intérêts de toujours, aveugles à d’autres langages et obsédés par l’homogénéisation néolibérale du monde.

Car vraiment, quand a-t-on vu dans l’histoire qu’un honnête mouvement citoyen se réclamant de la « démocratie » contre la « dictature » (c’est que les oppositions binaires et irréprochables ont le vent en poupe), dont les protagonistes ne souffrent de restrictions ni sociales, ni économiques ou identitaires, pouvait renverser en deux semaines, essuyant quelques tirs de lacrymogènes (et de sporadiques victimes collatérales), un gouvernement encore largement légitime (et légitimé à nouveau à hauteur de 47% des votes au scrutin d’octobre dernier, voire un peu moins, selon l’étendue de ladite et très peu circonscrite « fraude ») sous le prétexte d’un soupçon d’irrégularité électorale, dans un contexte où le président accusé, a priori gagnant au premier tour ou en tout cas largement en tête – et outre ses erreurs tactiques de court et moyen termes – avait fini par appeler à de nouvelles élections sous l’égide d’un nouveau tribunal ? Chacun demeure prisonnier de ce que son environnement social lui permet de percevoir et de penser. Mais le biais analytique, énorme, est révélé par le caractère meurtrier des récents événements. N’en déplaise à cette catégorie de la population mobilisée, souvent jeune, qui joue les rebelles sans mouvoir sa mémoire historique : tous les gouvernements sont et ont toujours été corrompus à leur façon, et ce sur tous les continents ; cela n’en fait pas, en soi, un critère d’illégitimité.

C’est qu’une personne violente, au-delà de son désir sincère de changer, l’est souvent par héritage car ses parents ou ses grand-parents l’ont été, au sein de leur moment historique. De la même manière, les représentants politiques, par-delà leur désir parfois sincère de transformer les modèles et les pratiques, n’en restent pas moins prisonniers des structures et des comportements qui les ont précédé. Les transformations prennent du temps, à condition d’être sincères. Par ailleurs soumis comme toute organisation à l’avidité des uns et aux choix tactiques, parfois critiquables voire déplorables, des autres, les gouvernements de passage sont plus qu’imparfaits et tentent irrésistiblement de se maintenir par tous les moyens pour protéger leurs partisans, satisfaire leurs petits intérêts ou, de façon plus éthique, pour ne pas laisser leurs adversaires défaire le travail accompli lorsqu’il fut digne. Cela fait-il de tous les gouvernements du monde des dictatures ? Dictatures qui, pour ceux qui les ont vécus en Amérique latine, ont signifié à leur époque la suspension d’élections, la suppression de presse contradictoire et l’assassinat systématique d’opposants. Un gouvernement « de gauche » ayant au contraire gagné à plusieurs reprises et par les urnes des majorités parlementaires est-il plus dictatorial que tel autre « de droite » qui, par sa complicité séculaire avec les oligarques locaux, est propriétaire de tous les médias lorsqu’il dispose et de l’appareil d’État, et des entreprises privées ?

On pourrait multiplier les jeux de miroirs inversés ; l’argument du « verticalisme », de la « fraude » ou de la « corruption » est creux pour justifier pareille déroute, d’autant plus faible que ce mouvement qui a défié Morales ne s’est appuyé sur aucun argument politique sérieux27 ni aucune proposition d’alternative (on aurait par exemple aimé qu’ils exhibent dans leurs cabildos [grands rassemblements] la dénonciation des logiques pro-agrobusiness du MAS qui attisèrent les feux dans la forêt de la Chiquitania, mais ç’aurait été trop demander). Leur cheval de bataille enragé n’a obéi qu’au fouet de ce seul mot, « démocratie », donc. Répété à coups de cris et de fracas de casseroles employées pour leur qualité sonore (alors qu’elle furent le symbole de la disette lors d’historiques manifestations où les citoyens, privés de ressources et de travail, mourraient de faim pour de vrai), ce concept n’a dans les mobilisations anti-Evo jamais été entendu pour le défi politique qu’il représente (personne n’a évoqué l’idée d’inventer de nouvelles institutions, de repenser la démocratie directe, la révocation des élus, le tirage au sort, l’écriture et le vote des lois directement par les citoyens, etc.). Il a au contraire activé les actes les plus contradictoires avec l’idée démocratique, à commencer par l’incrémentation d’une paranoïa réactionnaire dans les quartiers de La Paz ayant motivés des gardes nocturnes dignes de la guerre du feu.

Des barrages de rues ont essaimé dans tous les coins, et dont il était impossible de franchir les barbelés sans être soupçonné de vouloir cambrioler la maison du voisin ou de vouloir faire exploser la station service toute proche. Chaque passage, comme un péage, se voyait gratifier par les habitants mobilisés de regards de travers, d’approches musclées armées de bâton afin de faire ouvrir les coffres des voitures ou baisser les caméras des plus audacieux. La capitale bolivienne s’est transformée en une citée assiégée par d’hypothétiques déferlantes de vandales ; sensation attisée par quelques actes malvenus de profiteurs, mais surtout par des médias insinuant que frapperaient n’importe où les désormais célèbres « hordes du MAS » par soif de vengeance. Une fois Evo jeté hors du pouvoir, ces mouvements d’habitants « autoconvoqués » ont redoublé de vigilance, jusqu’à ce que finalement la capitale se vide de ses vigies auto-organisées qui n’eurent rien de foncièrement politique : il s’est seulement agi de défendre les quartiers respectables contre ces alteños (habitant d’El Alto, périphérie majoritairement populaire située sur les hauteurs de La Paz) prompts à saccager les habitats des braves citoyens, suivant aveuglement les ordres de leur regretté leader déchu qui les paye copieusement pour exécuter le sale boulot (au moment où de nombreux protagonistes ont bel et bien été payés, eux, par de mystérieux donneurs d’ordres pour semer le désordre).

Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues.

Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues ; une police qui, en réalité fidèle à ses méthodes et honnie par une autre partie de la population moins vissée à son grand écran anxiogène, agit parfois de façon surprenante. À Ciudad Satelite, pourtant le quartier le plus « classe moyenne » d’El Alto, Une vieille dame nous raconte comment son petit neveux, par ailleurs souffrant d’une récente opération au crâne, a été emporté de façon totalement arbitraire sans n’avoir commis aucun acte de malveillance ; la rançon pour pouvoir le faire sortir est de plus de 7000 bolivianos (930 euros) : « À présent je sais », confie-t-elle, « je vois combien ils sont corrompus, comment ils les payent à arrêter n’importe qui sans se soucier des faits ! C’est déplorable ».

Un jeune étudiant allemand en mission en Bolivie nous relate pour sa part un traitement similaire qui doit avoir le malheur d’être banal. Alors qu’il marchait pacifiquement avec sa compagne bolivienne et d’autres manifestants, quelques jours après la démission d’Evo Morales, portant haut les couleurs de la Wiphala (le drapeau indigène) après l’épisode humiliant de sa crémation par des forces de l’ordre, un peloton de policiers en moto leur tombe dessus à grands renforts de gaz lacrymogènes. Sans sommation, la petite troupe est embarquée dans un fourgon ; certains, peu coutumiers d’être ainsi malmenés, pleurent de peur ; pour toute réponse, des agents les traitent de tous les noms et leur gazent la figure. Une fois à la UTOP (Unidad Táctica de Operaciones Especiales), ils sont gratifiés d’une ruée de coups. Être étranger n’est pas forcément un atout : malgré son espagnol presque parfait, on croit notre suspect, à cause de son accent, espion cubain ou vénézuelien. Il doit sa libération à sa compagne qui, ayant pu discuter avec une policière, obtient d’être relâchée avec son ami. Les autres, en revanche, sont transférés à la prison de San Pedro, à l’instar de plusieurs personnes qui, parfois, « passaient par hasard dans la rue près d’une zone en tension et se retrouvaient embarquées pour rien », raconte le jeune homme. Pour lui, il n’y a pas de doute : structurellement, « ils embarquent n’importent qui pour remplir les prisons et prouver ainsi qu’il y a bel et bien des perturbateurs et que la police fait bien son travail » ; psychologiquement, « ils se défoulent sur toi, gratuitement, violemment, à l’abri des regards ».

Si le statut de président par intérim ne diverge constitutionnellement pas, en terme de responsabilités, de celui de président élu, la présidente transitoire Jeanine Áñez n’est pas sans ignorer qu’elle n’est dépositaire d’aucun mandat du peuple. Cette absence de légitimité devrait la conduire à agir de façon la plus neutre possible, autrement dit, à assurer la gestion administrative de l’État et organiser au plus tôt de nouvelles élections. Or de nombreux actes de son gouvernement relèvent d’un caractère foncièrement politique et jettent ce qu’il faut d’huile sur le feu en mettant sérieusement en doute le souhait exprimé de garantir la paix.

Le principal instigateur de la chute d’Evo Morales, le sulfureux entrepreneur multimillionnaire d’extrême droite Luis Fernando Camacho28 (désormais candidat à la nouvelle élection présidentielle29), par ailleurs cité dans l’affaire des Panama Papers, n’est autre que l’actuel président du Comité Civique de Santa Cruz et l’ex-vice-président de l’Union de la Jeunesse Cruceniste (qui en est l’une des branches), décrite par la Fédération Internationale des Droits Humains comme une organisation paramilitaire raciste ciblant les Indiens Aymaras dont on soupçonne fortement l’implication dans l’assassinat d’une trentaine de paysans dans le département du Béni en 2008 et dans la tentative consécutive de coup d’État puis d’assassinat contre Evo Morales. Persuadé d’être (ou cherchant à persuader qu’il est) chargé d’une mission divine30, il était entré, le 10 novembre, dans le palais présidentiel évacué en y déposant la Bible sur le carrelage tandis que dans la rue des policiers mutinés brûlaient la Wiphala. Jeanine Áñez ne trouva rien d’incongru à déclarer, posant à ses côtés avec le livre sacré dans les bras, que « La Bible est revenue au palais », et de prêter serment devant une croix chrétienne alors que l’État Plurinational de Bolivie est un État laïc (dont elle n’hésite pas à déclarer à la BBC que cette caractéristique est le fruit d’une « manipulation du MAS »31) et que les peuples indigènes, si beaucoup sont chrétiens par le résultat de la colonisation, sont plus volontiers pratiquant de syncrétismes et vénèrent la Pachamama. Par ailleurs, la décision de permettre à de nombreux personnages qui ont nuit aux intérêts nationaux, et qui furent écartés par Evo Morales, de revenir au pays, indigne une grande partie de la population jadis lésée par ces acteurs32. La présidente s’est également retirée de l’ALBA, l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques, jadis créée par Hugo Chávez ; mais aussi, comme l’écrivait Amanda Chaparro dans Le Monde le 15 novembre, « le personnel de l’ambassade du Venezuela a été prié de quitter le pays dans les jours à venir alors que le gouvernement intérimaire a rompu ses relations diplomatiques avec Nicolas Maduro, reconnaissant l’opposant Juan Guaido, qui s’est proclamé président par intérim en janvier »33.

C’est que Jeanine Áñez fait parti du Mouvement Social Démocrate (Movimiento Democrata Social), d’obédience catholique, dirigé par Ruben Costas, actuel gouverneur du département de Santa Cruz (où est actif Luis Fernando Camacho), et dont fait parti Oscar Ortiz, adversaire de Morales à la dernière élection et dont on soupçonne qu’il fut à l’origine présumé pour être l’instrument politique du coup d’État ; ce mouvement est affilié à l’Union Internationale Démocrate (IDU – International Democrate Union) fondée en 1983 sous l’impulsion de Jacques Chirac, Georges Bush (père), Margaret Thatcher et Helmut Kohl.

Être légitimement élu ne serait-il pas la condition sine qua non pour trancher de tels sujets ? La parution du Décret Suprême 4078 [retiré depuis, NDLR] termina de refroidir l’échine des plus vulnérables et de soulever l’indignation. Le funeste bilan qui en a découlé est de 34 morts et plus de 1000 blessés en une dizaine de jours. Lorsque l’armée avait dignement invoqué, pour justifier sa mutinerie contre Evo Morales le 10 novembre, qu’elle se refuserait à réprimer le peuple, on ne peut que constater que l’excuse tombe sous le coup du deux poids deux mesures. Lorsqu’il s’agit de paysans indigènes, et sous le faux prétexte que certains soient armés, il est permis d’ouvrir le feu sans trop de scrupules, puisque “certains sont des terroristes”, et que ceux qui ne le sont pas mais se trouvent au milieu “n’avaient qu’à pas s’y trouver” ; en ces termes nous auront exposé leur point de vue plusieurs personnes questionnées dans les rues de La Paz.

Terrible campagne ; paysans malséants

Alors qu’une répression terrible venait d’avoir lieu le 15 novembre à Sacaba, près de Cochabamba, le bon sens nous poussa à nous éloigner de la ville pour aller écouter d’autres voix. C’est que ce « peuple-là » qui a coupé les rues pour forcer Morales à renoncer, et sur qui personne n’a tiré à balles réelles, est principalement urbain et de classe moyenne, bien que parfois rallié par quelques secteurs populaires et syndicats (dont certains, réalisant l’erreur fatale qui fut la leur à se tromper d’allié, eurent vite fait, mais trop tard, de virer à nouveau de bord, comme la COB, la Central Obrera Boliviana)34. C’est que ce peuple n’est pas tout le peuple, loin de là ; il est surtout celui qui a les moyens d’agir, qui dans le cas de certains de ses protagonistes peut se passer de quelques jours de travail, et qui a été coordonné – sauf à La Paz, ou indirectement – par des Comités Civiques liés aux secteurs entrepreneuriaux (dont il conviendrait d’analyser avec plus de distance les ressources et répertoires d’action) ayant bénéficié d’appuis nationaux et internationaux conséquents ; une partie du peuple, donc, dont plusieurs hypothèses portent à croire qu’il fut bel et bien l’idiot utile – et quelles que furent ses sincères motivations – d’un coup d’État savamment orchestré35. Un peuple, donc, auquel la police et l’armée ont juré allégeance, oubliant sûrement l’autre moitié qu’ils répriment aujourd’hui sans soucis de raviver leur si noble esprit de sédition. Aujourd’hui, les « séditieux » sont les autres, les mauvais donc. Et l’on parle un peu moins de « démocratie » que de « pacification », autre mot positif dont il convient d’observer comment il s’applique dans le réel. C’est que l’autre peuple, celui qu’il faut pacifier, c’est-à-dire surtout celui des campagnes (et dont les votes majoritairement en faveur du MAS arrivèrent les derniers au décompte, augmentant sans surprise l’avantage d’Evo Morales dans la dernière ligne droite), se mobilise surtout sur ses terres. La bataille a donc bel et bien cours, superbement ignorée par les médias ou soumis à une distorsion sensationnaliste lorsque le caractère spectaculaire des affrontements ne permet pas de les escamoter.

Barrages près de Mallasa @Baptiste Mongis

Près de Mallasa, dans le sud est de La Paz, aux abords de Rio Abajo où nous nous sommes rendus, la communauté de Taypichullu nous présente un autre visage et partage avec nous des discours inédits. Depuis le carrefour où un véhicule nous a déposés, refusant de prendre le risque d’avancer plus loin, nous marchons deux heures dans un paysage de guérilla sur une route parsemée de pierres, de tas de terre, de troncs d’arbres et de pancartes revendicatives. Les habitants nous dévisagent avec suspicion, mais sans aucune agressivité. Les premiers saluts s’échangent avec des sourires. Après avoir passé un premier barrage peu gardé et traversé le pont Lipari, nous grimpons la montagne pour couper les lacets que forme la route et parvenons, sur le plateau, au niveau d’un second barrage. Un énorme tronc d’arbre a été jeté en travers du chemin : assis dessus, et installés tout autour, des centaines de locaux tournent vers nous leurs regards, et notamment sur les deux Blancs de la bande. Aussitôt résonne un, puis plusieurs « Camacho ! Camacho ! ». Mais le sourire est aux lèvres : la perche est tendue, et comme un mot de passe, nos gestes de dénégation et nos « Jamais ! » leur répondent en signe de confiance. Suivent alors les : « Mesa ? Jeanine ? » ; il faut bien montrer patte blanche et entrer dans le jeu : « Encore mois ! Sûrement pas ! ». « Et la Wiphala, elle est où ? », nous lance une femme. « On l’a laissé là-bas, de peur que les militaires nous malmènent ! La prochaine fois on l’apporte ! ». Le chantage aura été très aimable et de courte durée. Ils sont plus de 300, « et ceci n’est qu’une petite partie de la communauté : on se relaie », nous expliquent-ils.

Nous poursuivons notre chemin jusqu’à la communauté dont l’un des habitants a trouvé la mort près de Mallasa, lundi 11 novembre, dans les affrontements entre les habitants et la police appuyée par l’armée. Alors que nous rencontrons un dirigeant et présentons nos condoléances à la famille devant le cercueil, une femme au teint plus pâle que les autres s’avance et insiste sur le fait que « cet homme est mort par accident ! Il faut être bien clair. Car bien souvent la presse vient et déforme la réalité ! Il n’a pas été tué par balles ! De quels médias êtes-vous ? ». Au cours de l’entretien qu’elle nous accorde avec son frère plus mat de peau, l’échange est pour le moins polarisé : l’un cherche à défendre, avec un calme superbe, la raison pour laquelle son confrère, qui avait plus de soixante-dix ans, a basculé dans le vide : « C’est la faute de la police et de l’armée ! Ils nous ont réprimé ! », mais la femme le coupe : « Non, non, c’était un accident, il ne faut pas dire ça, on veut la paix, à présent, la communauté cherche la paix ! ». La discussion se précise : « Je suis chrétienne, je le dis sans détour, et ici nous cherchons tous à ce que tout aille pour le mieux désormais ! Nous ne voulons plus de victimes ! ». L’objectif de calmer la donne, enrobée d’une peur tout à fait audible, semble vouloir couvrir tant la vérité des faits que la nature du conflit. Si son voisin n’appelle pas plus à la violence, il lui semble tout de même nécessaire de clarifier ce qu’il s’est passé, et de rappeler la raison de la lutte : « Rien de tout cela ne serait arrivé s’ils nous avaient laissés conduire notre marche pacifique, et s’ils nous laissaient mener notre lutte à nous, légitime comme la leur ».

Nous nous entretenons alors avec le frère de la victime qui, ému et en peu de mots, nous raconte ce que la communauté a vécu. Selon lui, la désinformation opérée par les médias et les réseaux sociaux conduit aux pires situations. Le 10 novembre, le candidat de l’opposition à la présidentielle, Carlos Mesa, publiait un tweet disant qu’on lui avait dit que des groupes de malfaiteurs s’apprêtaient à brûler sa maison située toute proche de Mallasa. Le frère du défunt en est déconcerté : « Nous ? Brûler la maison de ce monsieur ? Jamais ! Qui aurait fait ça, par ici ? Pourquoi ? Et puis on ne sait même pas où elle est, sa maison ! ».

“La police et les militaires débarquent ici et nous crient : “Les Indiens rentrez chez vous !” Mais c’est ici, chez nous ! Et ensuite ils nous disent : “On va tous vous tuer”. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes !”

Un peu plus tard, sur le chemin du retour, un même contre-scénario est présenté par un autre habitant au sujet de l’incendie – bel et bien consommé, celui-ci – de la mairie de Mallasa, la semaine précédente, dont on a accusé les riverains36. Un homme, la cinquantaine, est formel : « La mairie de Mallasa, c’était du vandalisme ! Rien à voir avec nous, la communauté ! Et pourtant ils nous ont accusés ! ».

Un peu plus loin, à Jupapina, à mi-chemin entre Mallasa et Taypichullu, une femme méfiante nous a sommé de couper nos caméras alors que nous prenions des photos : « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous filmez ? Vous allez diffuser ça où, et dire quoi ? On veut pas d’images ! ». Nous lui expliquons que nous sommes indépendants et ferons bon usage de ces clichés, et que nous appuyons la lutte. Le ton se radoucit, et le sujet de la mairie incendiée revient sur le tapis : « Ils disent que c’est nous ! Ils nous traitent de tous les noms ! Mais ce n’est pas nous, et surtout, c’était organisé ! Ils ont eu le temps d’emporter l’essentiel de leur matériel, et pour justifier ça, ils ont dit qu’on avait tout volé avant de mettre le feu ! Des menteurs… », se lamente-t-elle. Elle reprend son souffle, débordée par l’émotion qui monte à mesure que la parole se déploie, et poursuit : « Nous on n’est pas des masistas [du MAS, parti d’Evo Morales]. Ici on fait la olla común [partage d’une soupe cuisinée en communauté]. Il n’y a pas de partis ! La police et les militaires débarquent ici et nous crient : Les Indiens rentrez chez vous ! Mais c’est ici chez nous ! Et ensuite ils nous disent : On va tous vous tuer. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils nous font vider nos aguayos [tissu coloré traditionnel arrimé au dos des femmes pour transporter des marchandises… ou des bébés]. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes ! Personne n’a rien fait ! Et personne ne montre rien ! Ce portail qui porte nos revendications, personne ne le montre jamais ! Ils montrent juste les pierres par terre, et commentent par-dessus ce qu’ils veulent ! ». La rage le dispute aux larmes. Une comparse prend le relais et résume : « On réclame la démission de la présidente, on lutte contre la discrimination, et on les laissera pas entrer, les militaires, on veut la justice, et pour cela on bloque, et on fait des marches pacifiques : nous n’avons pas d’armes ! ». Lorsque nous nous éloignons, ils nous saluent et nous remercient d’avoir recueilli leur parole.

Barrage de Jupapina @Baptiste Mongis

Notre mauvaise foi nous inciterait à croire que tous ces gens obéissent à d’obscures consignes du MAS et nous cachent la vérité, mais alors quels acteurs ! Pour en découdre avec tous ces menteurs, nous décidons de nous asseoir un peu plus loin au milieu des barricades. Plusieurs des habitants mobilisés viennent se masser autour de nous, par curiosité, et peut-être par envie de s’exprimer ; preuve en tout cas que ce n’est pas tous les jours que des étrangers – et encore moins des Blancs – viennent se fourrer dans leur communauté et s’inquiéter de leur sort. Cependant, personne n’ose parler : on nous dit de nous en référer aux dirigeants. Contrôle politique, diront certains, ce qui n’aurait rien de faux ; nous préférons y voir le souci de garder un discours cohérent et centralisé face aux risques d’usurpation des journalistes peu scrupuleux. Mais comme il ne se trouve aucun dirigeant à proximité et que l’on se décide aimablement à acheter quelques pochettes de feuilles de coca, la discussion s’engage sur notre proposition : « Qu’avez-vous à dire, vous ? Que voulez-vous que les gens sachent ? ». La première réponse, à nouveau, est qu’ils ne sont pas masistas : « On est des Indigènes en lutte, c’est tout ! », précise l’un d’eux. Puis la parole émerge, ou plutôt commence à se déverser en torrents de paroles imprégnées de colères et de tristesses, de peurs et de résignation. Chacun veut s’exprimer, mais respecte le temps de l’autre : « On n’est pas payés pour être là ! On est là par conviction ! ». On revient sur les événements du lundi : « On a marché jusqu’à Mallasa, où ils nous ont violemment réprimés et gazés. C’est là que notre compañero est tombé dans le ravin. Ils nous ont réprimé au gaz, puis en tirant de vraies balles. Des militaires en civil ont aussi frappé des femmes. »

Une détonation de dynamite nous fait sursauter : les communautaires en font sauter une de temps en temps pour manifester leur présence, l’œil aux aguets sur la route en contrebas. La dynamite, outil du mineur et qui fait d’eux, selon les médias, de dangereux assassins.

Une vieille femme, d’abord hésitante, s’approche finalement de notre enregistreur : « La Wiphala ! Si elle a étudié [la présidente par intérim Jeanine Añez], et que Evo non, alors elle devrait être plus savante que lui ! Mais elle ne sait rien ! Chaque couleur de la Wiphala a une signification. Elle n’en sait rien, mais nous si, on sait ! Chacun d’entre nous est là pour la conscience, pour le proceso de cambio [« processus de changement », ligne politique instaurée par le MAS] qu’il y a eu, et on va se faire entendre jusqu’à ce qu’ils nous respectent. Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits. Ils croient qu’ils sont entrés au pouvoir ? On va pas les laisser faire. « Vandales », ils nous disent. Mais eux ils nous ont marché dessus ! Et on est resté les bras croisés, on a supporté, supporté, on a enduré parce que Evo nous disait patience, patience. Pendant presque 20 jours avec leurs paros cívicos [les coupures de routes des « civiques »] ils ont fait ce qu’ils voulaient en ville, et nous on regardait. Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi c’est personne, elle n’est personne, comparée à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ? Qu’ici il n’y a pas de morts ? Combien il y a de morts, de blessés ? Qui va les compter ? On va continuer de mourir ! Militaires, policiers, à mes frères de l’est, à Chasquipampa, ils les ont frappés aussi ! Et j’ai aussi de la famille à Santa Cruz. Ils ne sortent pas de leurs maisons, par peur. Hier, des avions nous sont passés au-dessus. Et cette nuit, un drone. »

“Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits […] Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi elle n’est personne comparé à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ?”

Elle nous parle alors des exilés politiques sur le point de revenir au pays ou de prisonniers prochainement relâchés : « Ils vont les faire sortir, ceux qui nous ont tué ? Tout ce qu’on a lutté, dans le sang ! ». Elle s’insurge, valorise la force à venir des mobilisations paysannes : « Si tous les départements sortaient, les 20 départements, je ne sais pas ce qu’il se passerait, mon Dieu, il se passerait des choses, et on ne veut pas en arriver là ! Mais alors qu’elle fasse un pas de côté, un pas en arrière. Tout est très joli de l’intérieur, depuis la ville, mais en dehors, que se passe-t-il ? ». Un point crucial de la stratégie se profile : « Ceux de la ville, qui les fait manger ? Aux riches, moi je leur dis : leur argent, il ne va plus leur servir à rien ! On ne va plus faire parvenir aucun aliment à la ville. Qu’est-ce qu’ils vont manger ? »

Une femme, la cinquantaine, peut-être militante, tient un discours bien rodé et haletant : « Ici le premier objectif qu’on a, avec tous mes frères et sœurs, c’est la démission de la présidente. On n’est pas d’accord avec elle. Il lui reste 60 jours. Mais en 2 jours, combien de morts déjà ? Je suis le peuple, elle dit. Pour nous elle n’est pas le peuple. Elle s’est auto-désignée37. Nous, qui souffrons, nous sommes le peuple. Eux, ils parlent de fraude, de vol ! Nous, on a gouverné 14 ans, et eux, combien de temps ils ont volé ? Santa Cruz, Tarija, tous l’ont validé [à la présidente par intérim] ! Mais eux, ce sont des propriétaires terriens ! Nous, ici, on est qui ? Moi je ne comprends pas. Eux, ces politiques de l’ADN [Acción Democratica Nacionalista, parti de droite fondé par le dictateur Hugo Banzer en 1979] et du MNR [Movimiento Nacional Revolucionario, longtemps dirigé par Victor Paz, instigateur de la révolution de 1952, ayant connu par la suite un tournant néolibéral auquel appartient l’ex président Gonzalo Sánchez de Lozada et son vice-président d’alors Carlos Mesa – principal opposant à Evo Morales à la présidentielle 2019 – tous deux responsables des 69 tués par les forces armées en octobre 2003], combien ont-ils dans leurs poches ? Et nous qui avons à peine commencé à avoir quelque chose on va devoir renoncer au peu qu’on a obtenu ? Deux : Camacho : il a incendié tout le pays ! Et il n’écope pas d’un seul jour de prison ? Mais pour nos frères, qui se battent et qui militent, si, il y a de la prison ! Pour ce policier qui a déchiré et brûlé la Wiphala, et nous a humilié, de la prison ? Non plus ! Et nous on va se contenter de ça ? C’est ça, la dignité ? Cette lutte on va la mener jusqu’aux dernières conséquences. La zone sud [quartiers aisés de La Paz, très mobilisés contre Evo Morales] : ils ont commencé, très bien, maintenant qu’ils viennent voir par ici, car ils vont mourir de faim, vraiment je suis indigné par ces jeunes, nous on travaille pour que eux puissent vivre ! Mais ils vont survivre, ils ont tout : ils vont se mettre à manger ces produits transgéniques, importés de Chine ou du Pérou, et ils vont gonfler comme des ballons ! Et à la fin, ils seront malades ! Moi je suis productrice, je sais de quoi je parle, ils vont avoir des maladies ! Nous ce que l’on produit ici c’est bon, c’est frais, c’est sain. »

À la question de savoir pourquoi ces fameux jeunes de la zone sud se sont mobilisés, elle reste perplexe, et cherche une réponse : « Sûrement parce qu’Evo ne devait pas leur donner ce qu’ils voulaient ».

On entend alors des injonctions et des sifflements : « À vos postes ! ». Une voiture se profile au loin sur la route, mais elle est seule, et fait finalement demi-tour. Fausse alerte. La communauté était cependant sur le qui-vive, prête à intervenir.

Une femme, 70 ans au moins, raconte la lutte : « Nous sommes sans manger depuis hier, nous, nos enfants, nos animaux, car nous n’arrêtons pas de marcher : et pendant ce temps on perd des récoltes… Je ne vais pas me plaindre de mes produits, mais je veux que mes enfants aient ce dont ils ont besoin toute leur vie. Mais qu’ils pleurent toute la vie, ça non ! »

Vigie depuis les hauteurs de Taypichullu @Shezenia Hannover Valda

Le bilan d’Evo Morales est ici jugé très positif : « Maintenant grâce à Evo on a des collèges, à Palomar, à Huajchilla, à Mecapaca ! », raconte une habitante. « Evo, c’était un paysan, lui il nous protégeait, nous apportait la justice ». Le luxe que s’est parfois offert ce “paysan” – son avion, son hélicoptère, sa suite dans sa haute tour place Murillo à La Paz, présentés par la presse comme l’étalon de sa non crédibilité (sans se préoccuper des richesses historiquement accumulés par l’opposition), et dont on peut en effet regretter l’étalage si on compare ce style de vie à celui, plus rudimentaire, de l’ex-président de l’Uruguay Pepe Mujica – ce luxe, donc, ne préoccupe pas tant la population locale : pour eux, ce n’est pas le problème38. Une autre habitante s’indigne justement du traitement médiatique ayant exhibé les affaires personnelles d’Evo Morales à la télévision après que des soient entrés dans la célèbre tour faisant office de palais présidentiel : « Ils montrent tous ses vêtements ! Mais que font ces gens ? Eux ils ont brûlé, ils ont teinté ses cheveux à la maire [de Vinto, militante du MAS, humiliée en place publique] ! Si on était comme eux, pardon du mot, mais c’est la vérité : drogués ! Si on était drogués comme eux, on pourrait faire des choses aussi, on pourrait aller jusqu’à son hôtel [de Carlos Mesa], il est juste là-bas. Si elle change pas de ligne, la revanche sera double ! On va en arriver là ! Mais on ne veut pas, on est éduqués ! Mais c’est eux qui ont commencé ! ». Elle ajoute une revendication à la liste : « Qu’ils arrêtent de persécuter nos dirigeants ! Ils les suivent, les menacent par téléphone ! Ce sont des racistes ! Ils brûlent leurs maisons, sans faire attention s’il y a des enfants dedans ou non ! Et cette femme [Jeanine Añez] qui est censée être plus éduquée que nous, comment elle l’insulte, à Evo ? Et ils lui offrent une médaille d’or pour ça ? La grâce qu’elle a reçue ! Ces mots qu’elle utilise, nous on ne les utilise pas ! Ils nous traitent de vandales ! Mais on n’est pas armés, contrairement à eux ! Et eux ils sont payés ! Nous non, mais ils disent que si ! Nous sommes là pour notre conscience d’êtres humains, et elle n’a pas de prix ! Personne ne nous achète, ici. Qu’est-ce qu’on a fait nous pour qu’ils nous envoient les militaires ? ».

Une autre femme, du même âge et tout aussi téméraire, ajoute : « Ils nous chassent comme si on était des animaux ! On a des blessés, des morts ! C’est elle, la dictature ! Je vais te tuer, pute de merde !“, comme ça ils nous parlent, les militaires ! Nous on est Aymaras [principale communauté indigène de Bolivie – avec les Quechuas – dont est issu Evo Morales] ! Moi ça me fait mal, tout ce qu’elle fait cette femme, on ne la reconnaît pas. Elle déteste les Indigènes. À partir de maintenant aucun légume ne va sortir d’ici. Nous sommes la canasta familiar [la « ressource en vivres »] de La Paz. Elle nous humilie tant. Comment ils ont brûlé la Wiphala. Comment on va oublier ça ? Maintenant il n’y a plus de discrimination, elle dit ! Notre président [Evo Morales] nous a fait respecter. Maintenant on peut entrer n’importe où, et ça, ça les a embêté aux k’ara [Les Blancs, en aymara]. Mais on va toujours se battre ! Qu’elle renonce, elle ! C’est une assassine, pour de vrai ! Avec un coup d’État elle est entrée ! C’est ça, l’unité ? Jusqu’au dernier on va se battre. Mais les frères, les pauvres, eux ils vont souffrir ! Mais ça va pas durer… ».

Vient alors le sujet de la fraude, sur lequel les hypothèses vont bon train ; on peut alors questionner quelle est la part de croyance et la part d’intuition pertinente dans les propos tenus : « Quelqu’un a mis de l’argent pour qu’il y ait cette coupure dans le décompte [du TREP, système de comptage rapide du Tribunal Suprême Électoral], pour que les gens de la ville disent qu’il y avait fraude ! ». Puis le thème des prochaines élections censées se tenir en janvier, ou peut-être en mars, se profile : « Je sais pas qui c’est ce Camacho, je sais pas comment l’appeler, je sais pas quel sang il a, il ne doit pas être Bolivien. On va pas accepter ça, s’il se présente. On veut quelqu’un de notre race, un Indigène, quelqu’un d’ici, pas quelqu’un d’en dehors. Que vienne un nouveau leader, quelqu’un qui n’ait pas les mains sales, qui n’ait pas commis d’erreur, à lui, oui, on va l’appuyer ! » On passera sur le racisme inversé à l’œuvre ici : dans un pays où une large majorité d’habitants sont Indigènes ou métis, où presque tous les présidents avant Evo Morales étaient Blancs, où l’ancien président Sánchez de Lozada parlait avec un accent anglais et où l’on soupçonne fortement que Luis Fernando Camacho reçoive l’appui financier des États-Unis, déposant outrageusement la Bible sur le sol du palais présidentiel pour virer son Indien de locataire, on peut comprendre ce qui charrie la réaction de cette interlocutrice.

En partant, on croise une mère avec sa jeune fille, adolescente, vêtues de jeans : « On est de La Paz, on est venues aider nos parents qui vivent ici, leur porter de la nourriture ».

À la sortie de la ville, nous caressons toujours l’espoir, sinon d’entendre au moins une critique du MAS, du moins d’obtenir une autre version des événements afin d’invalider les précédentes. Mais rien n’y fait, les habitants s’obstinent dans leur cohérence, nous livrant d’autres menus détails. Une vieille femme fort dynamique affirme encore, à propos de ce lundi 11 novembre : « Ils nous ont gazéifié ! Ils sont arrivés directement, avec gaz et mitraillettes, et ce type est mort dans la panique qui a suivi ».

Son amie, qui veille avec elle sur le barrage, poursuit : « Cette présidente est très raciste, elle nous déteste, nous les mujeres de pollera [littéralement, « femmes à jupes », désignant l’habit traditionnel bolivien rural, tablier, jupes épaisses à plusieurs volants, chapeaux melons et tresses nouées en bas du dos]. Il n’y a pas de justice pour nous, mais pour les riches, oui ! Quand il y avait la mobilisation en ville, ici il ne se passait rien. Avant il n’y avait ni police ni militaires ici. Et depuis, ils n’arrêtent pas ! Quand Evo a renoncé dimanche, il n’y avait aucun mort. Est arrivée cette femme et elle nous a envoyé aussitôt les militaires ! Combien de morts, combien de blessés, depuis ? Les bourgeois en ville, maintenant tout est normal ils disent, mais non ! Pour eux c’est bien, mais pour nous pas du tout ! ».

Nous apprenons que ce matin-là, alors que nous étions à la veillée funèbre un peu plus en aval, des véhicules militaires sont entrés dans la ville, expliquant le désordre des installations qui ont bougé depuis le matin : « Ils étaient là, à nouveau avec leurs armes, ils ont défoncé nos barrages, mais pas tout heureusement, et j’ai pleuré, mon Dieu, il y aurait pu avoir tant de morts en plus s’ils avaient réussi à rentrer jusque là-bas [jusqu’à Taypichullu] mais heureusement ils n’ont pas insisté. Ils ont aussi attrapé deux jeunes et ils les ont frappé, fort, si fort, et ils leurs ont retiré tous leurs vêtements ! Ensuite ils ont emporté huit personnes dont deux femmes pour les frapper, puis ils les ont relâchés et abandonnés là ! Ils étaient au moins 60 militaires, il y avait 11 camions, dont 3 tanks. On a les vidéos de leur entrée dans la ville. Et ils nous criaient : Rentrez chez vous, sales merdes ! Nous on n’est pas rentrés, on s’est échappés. Tout ce qu’on veut c’est qu’ils ne nous fassent plus de mal. »

L’autre femme s’épanche : « Ils nous menacent. Les journalistes, ils ne nous voient pas, ils ne nous prêtent pas attention. Ils nous traitent de malfaiteurs, de voleurs [maleantes, rateros], ils nous accusent de bloquer la route sans chercher à comprendre… Et puis il y en a qui en profitent, bien sûr, qui vandalisent… ».

Un homme en moto s’est approché du barrage, la femme le répugne d’abord : « On ne passe pas ! ». L’autre lui répond, avec le sourire, que c’est pour la communauté. « Bon, mais passe sur le côté alors, ne défais pas le barrage ! ».

Sa comparse s’explique : « Ils ont commencé eux, avec leurs grèves de Comités Civiques, et puis le Camacho est arrivé, la ville était tranquille, mais lui il faisait déjà mourir des gens là-bas, à Santa Cruz. C’est eux qui ont commencé, c’est pour ça que les gens réagissent ici… mais on n’a pas d’armes ! Nous on produit des légumes ! Avec quoi on va se défendre, nos carottes ? Avec quoi ? ».

Nous nous éloignons, songeurs, sincèrement intéressés par l’art de manier la courgette contre la mitraillette. Sur le pont, en sens inverse, un tag à l’orthographe douteuse nous tire un dernier sourire : Camacho, facho, te vamos a hacer piquemacho [ Camacho, fasciste, on va te cuisiner en piquemacho – le piquemacho est un plat relativement lourd composé de portions de frites, de poivron, de tomates, de saucisses et d’œuf].

Affiches sur le pont Lipari @Baptiste Mongis

Retour en ville : l’apparition des communautés

Dans cette communauté indigène comme dans d’autres, beaucoup, sinon la plupart, se préoccupent peu de savoir en fin de compte s’il y a eu fraude ou pas : cela ne remet pas en cause leur vote en faveur du MAS et leur appui à son projet. La perpétuation de ce leader au pouvoir, lui qui leur a tant apporté matériellement et symboliquement, que ce soit avec ou contre certains principes démocratiques, ne les inquiétait pas. Leur préoccupation réside en effet, d’une part, dans le maintien à leurs conditions de vie, ou de survie, toujours en sursis et longtemps précaires avant l’arrivée du MAS et, d’autre part, dans la reconnaissance de leur identité (et, quoique trop peu respectée en pratique, de leur autonomie). La sensation de perdre l’une et l’autre, de surcroît dans des conditions si incongrues et d’une violence symbolique inouïe, risque de les mobiliser pour longtemps. Leur calcul est simple, et non sans fondement : « Ils ont viré Evo, on va virer Jeanine ».

Le bras de fer entre la campagne et la ville est efficace : le blocus paysan fonctionne sur l’épuisement du ravitaillement et engrange conséquemment une inflation soudaine. À Sopocachi, quartier classe moyenne cultivée de La Paz, de 12 bolivianos, le kilo de poulet est monté à 30 bolivianos (4 euros), et le délicieux fromage orange que l’on coupe en tranche pour le petit déjeuner n’est plus disponible. Une vendeuse ambulante, dans la rue à El Alto, soupire : son fournisseur a augmenté le prix des sachets de chocolat qu’elle revend sur le trottoir. Au coin de la rue, à 21 heures, une file s’est formée devant un caddie pour acheter du pain. Mais le plus dur reste l’essence : les stations ne sont plus ravitaillées. Plusieurs véhicules sont sur leur réserve ou ne peuvent déjà plus rouler. C’est le cas des camions poubelles à El Alto : les ordures s’entassent en improbables monticules qui ravissent les chiens errants. Il ne viendrait pas à l’idée aux habitants, se questionne une voisine, de s’organiser pour les ramasser eux-mêmes : ici, à Ciudad Satelite, la seule partie d’El Alto anti-Evo, les gens estiment avoir payé pour un service qui ne leur est pas rendu et désapprouvent pour la plupart ce comportement des communautés paysannes : « Ils ont peut-être le droit de manifester, mais nous, on a le droit de manger ! », s’indigne une habitante.

Mots d’ordres sur la place San Francisco @Baptiste Mongis

Sur le Prado, l’avenue principale de La Paz, un père sagement assis avec son fils sur un banc public est un peu plus direct : « Il y a des gens qui commettent actuellement des actes de sédition, qui nous empêchent de vivre. De plus, des Vénézueliens et des Cubains s’en mêlent, c’est un acte de guerre contre la Bolivie. Il faut bien faire quelque chose, les réprimer, leur mettre des balles dans la tête à tous ! ». Un taxi, au contraire solidaire du mouvement, nous livre ses craintes : « À El Alto on pourra pas tenir longtemps comme ça… nos stocks vont s’épuiser ». D’autres, en revanche, estiment que la périphérie peut subsister encore longtemps car sa mobilisation n’a commencé que tardivement alors que les coupures du précédent mouvement civique à La Paz ont épuisé la ville depuis quelques semaines : « El Alto peut assiéger La Paz, puisqu’il est au-dessus, tout autour, et que les principales voies d’accès à la capitale passent par là ; mais La Paz ne peut pas assiéger El Alto », commente un militant culturel de l’association Wayna Tambo qui œuvre depuis presque 30 ans pour le quartier Villa Dolores à El Alto.

L’autre peuple, après avoir regardé de loin et d’un œil inquiet le mouvement des « civiques » en ville, puis de s’être longuement concerté dans ses communautés pour décider de la marche à suivre, vient soudain d’apparaître au grand jour, doté d’un protagonisme féminin remarquable. Depuis lundi 18 novembre, ils ont foulé les pavés de la capitale en un déferlement de Wiphalas. On a entendu dans ces marches des « Áñez, asesina, los muertos no se olvidan » (« Áñez, assassine, les morts ne s’oublient pas »), des « La muerte no es transitoria » (« la mort n’est pas transitoire » ; référence ironique au gouvernement actuel « de transition »), accompagnées sur les trottoirs par de nombreux applaudissements bienvenus. Plusieurs communautés indigènes de différentes provinces s’étaient retrouvées sur la place devant l’église San Francisco39 sur fond de chants et de cris : « On est le peuple ! » « La Wiphala se respecte ! ». Nous recueillons sur la place quelques témoignages :

Communautés sur la place San Francisco @Baptiste Mongis

Une femme, la soixantaine : « Je ne suis pas une personnalité politique, je suis venue de ma ville à pied, je suis artisane, je ne touche pas de salaire, je suis locataire, je n’ai pas de maison, alors qu’ils ne viennent pas me dire que j’ai de l’argent ! Non ! Je viens par ma propre volonté ! Ce gouvernement, celui-là oui, c’est une dictature ! De quel droit va-t-elle continuer de nous tuer comme ça ? »

D’un rassemblement de communautés du département d’Oruro, à grands cris de « Oruro está presente ! », se démarque la déclaration d’un leader : « J’ai vécu à Santa Cruz depuis que j’ai 3 ans, jamais de ma vie je n’ai vu de pareilles atrocités commises par un gouvernement autoproclamé ! Pour eux, la démocratie fut de déchirer et de brûler notre Wiphala, ce symbole qui représente les 36 nations indigènes de Bolivie reconnues par la Constitution Politique de l’État (CPE). On a vu comment ils ont humilié les mujeres de pollera, c’est inacceptable ! Nous exhortons les 9 départements de s’unir pour défendre la véritable démocratie ! Passons un appel à la communauté internationale pour qu’elle voit ce qu’il se passe réellement en Bolivie ! Aujourd’hui, ce peuple est le vrai peuple, et non celui qui est sorti les 21 premiers jours pour nous bloquer, à réclamer sa supposée démocratie, qui pour eux est la violation de nos droits constitutionnels, qui est pure discrimination et racisme. Cette femme, Jeanine Áñez, a retiré de sa propre écharpe présidentielle la Wiphala, elle ne nous représente pas ! Nous exigeons que dans l’assemblée législative plurinationale se créer une commission d’enquête qui juge et sanctionne tous les auteurs intellectuels et matériels de ce coup d’état civique, policier et militaire qui jusqu’à maintenant n’a fait qu’humilier le peuple bolivien ! »

Une femme, la cinquantaine : « Amis de la zone sud [classe moyenne aisée], mobilisez-vous aussi ! Moi j’ai des amis là-bas, mobilisez-vous, pour tous ceux qui meurent ! Nous sommes tous citoyens boliviens ! Luttons ensemble pour notre pays, nous n’avons pas besoin d’être militants, défendons notre démocratie ! Cochabamba, Potosí, Tarija, Beni, Pando ! Je viens d’arriver du Beni : ils n’informent de rien ! Amis de la presse : informez ! Moi je préfère renoncer à mon travail plutôt que de dire le contraire de ce qu’il se passe dans mon pays. Il y a des routes, des écoles, des hôpitaux : ce gouvernement a réalisé tant de choses, et je me sens heureuse parce que je vois les jeunes qui jouent dans leur stade de foot, qui vont à l’école, des gens très pauvres dans des maisons ! Avant il n’y avait pas de violence à La Paz, et ces civicos de Santa Cruz sont arrivés, et regardez ! » La fin de ses paroles se noie dans les larmes.

Rassemblement de communautés d’Oruro devant l’église San Francisco @Baptiste Mongis

Une autre, la soixantaine : « Je suis de Oruro, j’ai six enfants, l’un est avec moi, les autres sont restés là-bas. Ici les frères et sœurs boliviens sont unis ! Nous n’avons ni défense policière, ni couverture médiatique ! On a besoin d’appui international, ils nous massacrent ! Nous n’avons aucune protection, ils ont brûlé les maisons de nos dirigeants ! Ils ne nous laissent pas sortir de nos provinces ! Nous n’avons pas d’armes ! Eux, ces jeunes de Santa Cruz, oui ils en ont ! Les médias se rient de nous ! Qu’ils s’en aillent du pays s’ils ne veulent pas travailler pour la Bolivie ! »

Une jeune fille de 23 ans : « Nous sommes de Cosmos 79 [quartier d’El Alto], moi je suis étudiante à l’université publique d’El Alto. Je suis là pour mon quartier, pour mes parents, pour mes frères et sœurs. Nous sommes tous là et on veut que la présidente démissionne, qu’elle parte de Bolivie, qu’ils relâchent nos amis emprisonnés, et que les décrets soient annulés, et qu’ils annulent aussi l’autorisation donné aux exilés de revenir. Comment Goni [Gonzalo Sánchez de Lozada] peut revenir en Bolivie après tout le mal qu’il nous a fait ? Que les jeunes se mobilisent et que rien ne sorte du pays ! Le lithium est à nous ! [référence aux abondantes réserve de lithium encore non exploitées dont dispose la Bolivie, dans la région d’Uyuni, ayant attisé la prédation des forces étrangères et supposément motivé le coup d’État] »

Mais c’est à Senkata, au sud d’El Alto, que la véritable et tragique action s’est déroulée le mardi 19 octobre. L’entrée des camions-citernes d’essence y est interrompue depuis plusieurs jours car les riverains ont creusé des tranchées qu’ils gardent jour et nuit pour bloquer tout passage. L’armée est alors envoyée pour négocier pacifiquement, et sans user d’armes à feu, comme le relatera ce soir-là le gouvernement. La réalité sur place est sensiblement différente : on dénombrera ce jour-là au moins six morts tués par balle, et de très nombreux blessés. Les images des corps évacués sont bouleversantes. Un infirmier en larmes témoigne du désastre40 dans une vidéo, se disant débordé et effaré par cette violence ; il sera plus tard victime d’une campagne de diffamation l’accusant d’être un militant du MAS infiltré déguisé en médecin (en dépit de la preuve apportée par son badge de fonction), et finalement arrêté par la police. Plusieurs films montrent clairement l’usage qui fut fait des armes à feu, et même des impacts de balles sur le sol issus de tirs depuis l’hélicoptère qui survola la zone tout l’après-midi41.

L’armée accompagne la sortie des camion-citernes le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
Militaires déployés le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
L’une des 9 victimes mortelles de la répression militaire le 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia

Le lendemain, une veillée funèbre de plusieurs centaines de personnes est organisée à la mémoire des victimes, la liste de celles-ci s’étant allongée à neuf, mais il y en aurait plus : le scandale en cours est que les militaires refuseraient de rendre certains corps, alimentant de la part des familles le soupçon qu’ils veuillent les faire disparaître. La rumeur court également que les journalistes Fernando Ortega Zabala (argentin) et Fernando Ortiz (mexicain), poursuivis par les militaires et après s’être cachés en livrant quelques tweet désespérés, auraient disparus à El Alto des suites de la répression42.

Funérailles à Senkata le 20 novembre @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
Impacts de balles du 19 novembre à Senkata @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
“Abrogation du décret suprême 4078” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
“On ne négocie pas avec nos morts” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia
“Nous ne voulons pas de militaires impunis” @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia

La bataille du mercredi 20 novembre est alors médiatique. Les réseaux sociaux s’engorgent de fausses communications : entre autres, celle du faux médecin à qui il arrive aussi de se déguiser en policier43 ; ou encore celle concernant l’association culturelle Wayna Tambo, respectée de tous, et qui précisément, parce qu’elle est l’une des seules à se rendre sur le terrain lors des mobilisations et à relater les faits, serait « illégale et séditieuse » et diffuserait des informations « fausses et alarmantes » sur la situation à Senkata tout en abritant « des cubains et des vénézueliens pour leur vendre de la drogue ».

Campagne de diffamation contre le centre culturel Wayna Tambo (El Alto) @Tejido Cultura Viva Comunitaria Bolivia

Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations. La dernière, et la plus démentielle, est le communiqué disant que des militants du MAS, avec l’aide de ressources financières étrangères, menaceraient de faire sauter à coup de dynamite la réserve de gaz de la Planta YPFB de Senkanta, faisant par là courir le risque de raser la moitié de la ville d’El Alto et justifiant, avec l’appui de la partie crédule de la population, le pire de l’intervention militaire (dont le gouvernement continuera de nier qu’elle fit usage de ses armes à feu).

Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations.

Le jeudi 21, une gigantesque marche s’organise et des milliers de manifestants, dont beaucoup de personnes âgées et plusieurs familles, avaleront à pied les 12 kilomètres qui séparent Senkata de La Paz, transportant les cercueils des victimes sur le toit de véhicules44. Le défilé est pacifique, et les accusations fusent contre ce gouvernement qui occulte les luttes à l’instar des funestes résultats de ses opérations répressives. Une fois la tête de marche parvenue à l’obélisque, au cœur de la capitale, et alors que la foule réclame justice sans heurts, la police déclenche sous nos yeux, de façon totalement arbitraire, ses premiers tirs de lacrymogène. La panique s’empare de la foule, prise de court, qui s’enfuit de façon désordonnée. Des cercueils sont abandonnés sur place, des personnes âgés s’évanouissent sous la quantité des gaz et des enfants se perdent dans la débandade ; assis sur les trottoirs un peu plus loin, des gens pleurent de désarroi et de rage : « Ils ne respectent même pas nos morts ! » 45. Alors que certains manifestants s’insurgent de la situation ou tente de filmer les événements de façon indépendante, ils sont emportés par les forces de l’ordre, parfois même dénoncés par la presse locale et accusés de sédition46. Des dizaines de personnes arborant la Wiphala sont embarquées sans sommation. Des témoignages, recueillis le jour-même, achèvent de laisser pantois : à l’hôpital Holandés de Ciudad Satelite, où 19 blessés ont été reçus le 19 novembre au soir, 10 ont été soit-disant relâchés, selon les informations fournies à l’accueil, au vu du caractère superficiel de leurs blessures. Après enquête, il se trouve qu’ils ont au contraire été expulsés des lieux, blessures béantes, sous le prétexte que leurs familles ne s’étaient pas présentées ; une témoin nous assure qu’en réalité ces blessés furent extrêmement mal traités, relatant les propos affligeants d’un médecin à son patient témoignant de l’efficacité de la désinformation médiatique et de l’hystérie montée en neige au cours des dernières semaines : « Pourquoi je devrais te soigner, espère de sale terroriste ? ».

Conclusion. Deux peuples, un pays

Qu’est-ce que la démocratie, sinon le pouvoir équitable et réel de tout le peuple, y compris de cette immense partie qui fut historiquement écartée de la capacité d’exercer le pouvoir et d’exprimer son identité, et à qui Evo Morales a su rendre sa juste part de protagonisme ? Ne fut-il pas, de ce point de vue, le grand moment démocratique bolivien, par-delà son incomplétude et ses incohérences ; sa véritable séquence politique ? Car comme l’écrit Jacques Rancière, « la politique commence quand il y a rupture dans la distribution des espaces et des compétences – et incompétences. Elle commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible du travail, qui ne laisse pas le temps de faire autre chose, prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partageants d’un monde commun, pour y faire voir ce qui ne se voyait pas, ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps47 ». Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme de longue date installé au Chili et en Colombie ou plus récemment en Argentine ou en Équateur. Une opposition au sein de laquelle beaucoup continuent de croire que le précédent gouvernement eut la bêtise de placer des Indigènes ignorants à des postes-clés de l’État, pour la simple raison qu’ils étaient Indigènes et n’avaient pas la maîtrise de ce discours bureaucratique si excluant dont les pires technocrates ont le secret.

Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des “pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme.

L’ironie est que les auteurs des discours qui ont critiqué ce pouvoir pour sa corruption tendancieuse ne pensent par ailleurs qu’à leurs propres intérêts (leur famille, leur gagne-pain, leur entreprise), et tout laisse à croire qu’arrivés au pouvoir, ils en auraient fait au moins tout autant. Aucune dimension communautaire, collectiviste, sinon celle de s’armer contre les vauriens – à l’instar des classiques mouvances fascisantes – ne fit surface au coin des rues bloquées des premières semaines. C’est que s’unir à d’autres individus n’a jamais été synonyme de lutter pour le bien commun et faire société. Critiquer le MAS pour ses tendances corporatistes et coercitives fut paradoxalement un prétexte pour l’imiter de loin et, en un temps record, faire germer le pire : être violents, mais avec les bons mots issus des “bonnes pratiques”, et se venger de ces répudiés de toujours qui ont gagné trop de pouvoir durant cette dernière décennie.

Sûrement le MAS, parfois plus préoccupé par son maintien au pouvoir que par l’émancipation réelle de tout le peuple, a trop joué sur la dépendance des populations vulnérables à son égard, ayant créé chez elles une peur panique de n’être plus défendues en son absence, attisant exagérément les relations clientélistes. Sûrement ne s’est-il pas non plus assez inquiété de cette contention raciste, bien réelle et périlleuse, qui couvait sous son processus de changement. Mais sans doute et surtout, dans les sordides bastions de cette dernière, n’a-t-on jamais voulu réfléchir à la question de l’égalité réelle dans un pays anciennement colonisé et si métissé au sein duquel la parodie d’un Malcom X indigène (heureusement fictif, quoique certains discours du mouvement katariste48 auraient pu s’en rapprocher) aurait pu tout autant déclarer : « Donnez donc le droit aux Indigènes de mépriser et de soumettre les Blancs pendant 500 ans de plus, et nous serons quittes ».

La question est alors centrale de réaliser quelle partie du peuple – du monde rural et du monde urbain, des Blancs ou des Indigènes et métis, des classes populaires ou des classes moyennes et aisées – est inconcevablement plus vulnérable que l’autre, notamment dans une pareille conjoncture.

Comme l’a très bien remarqué Claude le Gouill au cours de son enquête dans le Nord Potosi, « la mobilisation ne se fait pas au nom d’Evo Morales mais principalement pour la défense de l’État Plurinational et de la Wiphala, du fait de la présence du secteur anti-evista qui n’était pas prêt à se mobiliser pour défendre Evo Morales mais l’est pour les acquis du processus de changement et contre l’extrême droite »49. Une conjoncture qui a fait défaut à l’ex-président et à ses protégés mais attestant d’un peut-être souhaitable « retour au local et aux formes communautaires de mobilisation (cabildos, bloqueos) [révélant] les distances qui se sont créées entre la verticalité accrue du MAS et les organisations de base », étant donné que « le gouvernement des mouvements sociaux promis par l’ancien président [a in fine] renforcé les luttes corporatistes de chaque secteur ». Comme le même auteur l’écrit, « l’un des paradoxes d’Evo Morales est d’avoir romantisé une indianité qu’il a lui-même dissout par ses actions. Elle restera sans doute vivace, mais plus avec les mêmes aspirations ni les mêmes représentations ».

Le vendredi 22 novembre, le MAS est officiellement autorisé à concourir pour de nouvelles élections. La préoccupation politicienne première est de reconstituer une force progressiste et à représentation indigène capable de poursuivre les importantes lignes du processus de changement et de gagner dans les urnes en 2020, voire de trouver le meilleur candidat possible pour le MAS. En ce sens, l’actuelle présidente du Sénat Monica Eva Copa Murga, dont l’activiste féministe Maria Galindo a tiré le portrait50, pourrait être un choix stratégique tant la sincérité de sa parole fut capable de dénoncer le climat de persécution actuel et d’esquisser un horizon démocratique grâce à une attitude dénotant avec le répertoire classique de son parti. Rien ne garantit cependant que les mobilisations diminuent étant donné les propos tenus par un gouvernement qui, sous prétexte de rechercher la paix, s’entête dans ses méthodes meurtrières dérogeant aux principes les plus élémentaires des Droits Humains.

La discussion entre la présidente intérimaire et les représentants des mouvements sociaux a abouti le 23 novembre à une série d’accords qui, sur le papier, semblent prometteurs51. Il demeure curieux cependant que ce même jour Cochabamba essuyait une nouvelle répression sanglante et qu’à La Paz des témoins du massacre de Senkata venaient se confier, la peur au ventre, à la Commission Interaméricaine des Droits Humains, gratifiés sur le chemin des quolibets mensongers d’un groupe pro-gouvernement ayant diffusé sur les réseaux sociaux que des « masistas étaient encore venus dénoncer un faux coup d’État auprès des instances internationales ».

Ce peuple qui s’est mobilisé contre Evo Morales et pour la démocratie : serait-il capable, au-delà de ses cris de guerre convenus, de s’organiser pour réinventer vraiment cette audacieuse et jamais aboutie forme de gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ? Ou n’en appelait-il finalement qu’à virer du pouvoir un Indien et ses collègues pour en revenir à un bon vieil appareil d’État néolibéral, raciste et excluant ? Sera-t-il disposé, ce peuple-là, à mener réellement la lutte politique qu’il a revendiqué en commençant par reconnaître l’autre peuple de Bolivie, celui qui n’a eu que les 14 ans du gouvernement d’Evo Morales pour jouir d’un peu de reconnaissance après 500 ans d’humiliation ? Celui qui, en plus du défaut d’être majoritaire, indigène et métis, ne dispose que des coupures de vivres pour se faire entendre, faute d’armes ou de capital culturel, économique et symbolique ? Le gouvernement de Jeanine Áñez a pour l’instant emprunté les pires chemins pour donner raison à ce défi. Maladresse d’une prise en main du pouvoir précipitée et inattendue, ou choix délibéré faisant partie intégrante d’un coup d’État (en partie) planifié ? Le fait est que le pays est à cran, et en sang. En attendant les prochaines élections, où une candidature du MAS ou d’une nouvelle force politique équivalente sera indispensable pour garantir une représentativité, la communauté internationale ne peut faire défection : il s’agit, au nom des Droits Humains, de veiller à garantir de vraies conditions démocratiques pour ces élections décisives (que les électeurs du monde rural, notamment, puissent à nouveau s’inscrire à temps et en bonne et due forme et se rendre sans risque aux urnes). Il s’agit également de faire pression pour que le gouvernement actuel, à peine légal et profondément illégitime, change radicalement de cap ou passe la main à une autre équipe non impliquée dans la successions de ces manœuvres anti-démocratiques, sincèrement préoccupée par le sort de tous les Boliviens.


1Voir BOUGON François, « La droite dure au pouvoir plonge la Bolivie dans la violence », Médiapart, 18 novembre 2019, https://www.mediapart.fr/journal/international/181119/la-droite-dure-au-pouvoir-plonge-la-bolivie-dans-la-violence?page_article=1 et pour un résumé en vidéo des événements récents (en espagnol), voir : https://www.youtube.com/watch?v=_iHA1JXThwA

2« SE REGISTRARON 34 MUERTES EN LOS CONFLICTOS DEL PAÍS ». Voir :

https://www.youtube.com/watch?v=v_N7HX1pyak

3« Roxana Lizárraga amenazó a periodistas por cometer presunta “sedición” ». Voir : https://www.youtube.com/watch?v=asoxDcZ9eQM

4Pour un cocktail de réactions de la presse et du gouvernement transitoire, voir : https://twitter.com/fkrakowiak/status/1194837155056500738?s=08

9La réunion de la CIDH à Senkata (El Alto) le 24 novembre : https://www.facebook.com/lid.bolivia/videos/2881420668559377/

11Concernant le biais médiatique français, voir dans nos pages : https://lvsl.fr/le-coup-detat-na-pas-eu-lieu-la-bolivie-vue-par-la-presse-francaise/

13Voir, entre autre, cet article sur la vulnérabilité des cholitas dans le contexte actuel https://www.elciudadanoweb.com/revolucion-de-las-cholas-abusos-sexuales-miedo-y-desinformacion-en-bolivia/ ainsi que les réactions au sujet des déclarations des féministes et intellectuelles boliviennes Maria Galindo et Silvia Rivera Cusicanqui, ou encore la rixe entre la féministe argentine Rita Segato https://www.infobae.com/america/america-latina/2019/11/20/rita-segato-durisima-con-evo-morales-dijo-que-no-fue-victima-de-un-golpe-y-recordo-su-machismo-y-autoritarismo/?fbclid=IwAR3_PmOFjREsxfmT_Bk5ZkoteaKXdhIZNnwuGH8q9sesaOrEEykF1TQFx9M et la réponse qui lui fut apportée par un groupe de féministes indigènes : https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=1081483085576807&id=971373796587737

16LEMOINE Maurice, « En Amérique latine, l’ère des coups d’État en douce », Le Monde Diplomatique, août 2014, Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2014/08/LEMOINE/50711

18a« Maurice Lemoine n’est pas sûr que «la démission d’Evo Morales évite un bain de sang» en Bolivie ». Voir : https://el-siglo.blogspot.com/2019/11/maurice-lemoine-nest-pas-sur-que-la.html

18bLAMBERT Renaud, « En Bolivie, un coup d’État trop facile », Le Monde Diplomatique, décembre 2019. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/12/LAMBERT/61150

19« ¿Golpe o triunfo democrático? La OEA se divide ante la crisis boliviana ». Voir : https://www.youtube.com/watch?v=eySaOmb8A7U

20MARIETTE Maëlle, « La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? Mérites et limites d’une « révolution » pragmatique », Le Monde diplomatique, septembre 2019. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/MARIETTE/60321

25CALVO OSPINA Hernando, « Rumeurs, mensonges et exagérations. Petit précis de déstabilisation en Bolivie », Le Monde diplomatique, juin 2010. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/CALVO_OSPINA/19232

27Une jeune fille, lors d’une marche contre Evo Morales, nous racontait qu’elle souhaitait « revenir au capitalisme », qui « valait mieux que ce socialisme », sans trop savoir comment s’expliquer cette assertion (ni analyser tout ce qu’a eu de parfaitement capitaliste le gouvernement Morales). Une habitante mobilisée sur une coupure de rue en bas de chez elle dans le joli quartier de Sopocachi à La Paz évoqua pour sa part les classiques « masses de fonctionnaires, coûteuses et payées à ne rien faire, et soumises aux ordres électoraux du MAS », de « dette effroyable contractée auprès de la Chine » (comme si contracter une dette était en soi néfaste, et évidemment facilement évitable, ou bien que la dette argentine, contractée par le très libéral Mauricio Macri auprès du FMI, aurait mieux valu), ou encore de la « chance d’Evo Morales d’avoir vu les cours de matières premières jouer en sa faveur pendant ses mandats », ce qui est vrai, à l’instar de tous les gouvernements progressistes de la dernière décennie qui évidemment n’ont jamais fait l’effort de redistribuer les bénéfices issus de cette chance au plus grand nombre. Voir ces mêmes liens qu’elle nous a transmis : https://www.paginasiete.bo/economia/2019/11/4/las-reservas-internacionales-netas-caen-su-nivel-mas-bajo-en-11-anos-236337.html ; https://www.paginasiete.bo/economia/2019/10/9/deuda-externa-la-mas-alta-en-13-anos-apuntan-al-gasto-corriente-233622.html ; https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&url=https://www.paginasiete.bo/economia/2018/12/9/en-12-anos-funcionarios-del-nivel-central-aumentaron-en-un-916-202566.html&ved=2ahUKEwjQys7IstDlAhULxVkKHe2JB2IQFjAAegQICBAC&usg=AOvVaw0nZ9qcDYsqjrWKAJIYPer-

31 « Jeanine Áñez, presidenta interina de Bolivia: “Evo quería imponerse por la fuerza” | BBC Mundo », 15 novembre 2019, voir : https://www.youtube.com/watch?v=aI0x5b8nOcc

33 CHAPARRO Amanda, « Bolivie : cinq morts au cours d’affrontements dans le centre du pays », Le Monde, 15 novembre 2019. Voir : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/15/bolivie-le-gouvernement-par-interim-met-en-garde-morales-et-expulse-les-diplomates-venezueliens_6019368_3210.html

34Voir, le 10 novembre, https://www.youtube.com/watch?v=nOBa0RnMRnA ; puis, le 12 novembre, deux jours après la démission d’Evo Morales : https://www.youtube.com/watch?v=gWMMa0R2-g4, et enfin le 19 novembre, où les négociations avec le nouveau gouvernement n’ont pas abouti : https://www.youtube.com/watch?v=g1eQurYyPiQ. Sur la position chancelante des forces syndicales et de gauche dans le contexte bolivien actuel, voir : https://www.revolutionpermanente.fr/C-est-un-coup-d-Etat-qui-a-lieu-en-ce-moment-en-Bolivie

35A ce propos, et quoi qu’il faille encore mener une enquête approfondie sur ces révélations et leurs sources, voir le document saisissant paru le 8 octobre dans Behind Back Doors prévoyant le déroulement à venir des événements : https://bbackdoors.wordpress.com/2019/10/08/us-hands-against-bolivia-part-i/, appuyé sur ces enregistrements : https://erbol.com.bo/nacional/surgen-16-audios-que-vinculan-cívicos-exmilitares-y-eeuu-en-planes-de-agitación, et traduit ici en espagnol : http://kontrainfo.com/revelan-el-plan-de-eeuu-para-el-golpe-en-bolivia-nombres-y-apellidos-rol-de-la-embajada-y-paises-vecinos/?fbclid=IwAR0_NR_eGa3fH7PDbfp4lPiq9G_x91KMLGB_FTH42Ffbk0C6efV6_GSzGsQ

36Vidéos de l’incendie de la mairie de Mallasa (11 novembre), malheureusement de piètre qualité : https://www.youtube.com/watch?v=d8JsO0Ezxu4 et https://eju.tv/2019/11/turba-quemo-la-subalcaldia-de-mallasa/

37Le contexte de la nomination de Jeanine Áñez est très controversé : après les démissions successives des titulaires chargés de prendre les rênes de l’État en cas de démission du président, tous du MAS, la nomination de la présidente par intérim, à qui il revenait la charge après défection des premiers, eut lieu sans quorum car il manquait dans l’Assemblée un nombre conséquent de députés du MAS. Le gouvernement en place stipule que ces derniers, malgré des appels répétés, ne se sont pas présentés. L’autre camp précise qu’étant donnée la persécution dont les membres du MAS furent et sont toujours l’objet, les conditions pratiques (coupures de route) et de sécurité n’étaient pas remplies pour qu’ils puissent se présenter. Par ailleurs, l’absence de lettre officielle avalisant par écrit la démission d’Adriana Salvatierra (annoncée oralement dans les médias), ex-présidente du Sénat et membre du MAS à qui la présidence de l’État revenait en cas de démission du président et du vice-président, est toujours l’objet d’une âpre discussion.

38 Pour une lecture critique du contexte médiatique des mobilisations et une parodie de cette exhibition savamment orchestrée des biens d’Evo Morales, voir : https://www.facebook.com/groups/inmobiliariatarija/permalink/2861376640579042/?sfnsn=mo&d=n&vh=e

41Pour une analyse des événements perpétués ce jour-là, voir : https://chaskiclandestina.org/2019/11/29/bolivia-en-estado-de-shock/

44Voir ces nombreuses vidéos relatant cette marche très peu médiatisée. Départ de Cruze Viacha : https://www.facebook.com/CVCBolivia/videos/2628597187229394/ Marche en chemin des cercueils à El Alto vers La Paz : https://www.facebook.com/CVCBolivia/videos/466010350694354/ Marche vue du pont : https://www.facebook.com/CVCBolivia/videos/596113027798040/ Marche en cours (à 3,50 minutes, le « No somos masistas carajo » [« Nous ne sommes pas des partisans du MAS, imbécile »] est nettement audible) : https://www.facebook.com/LaResistenciaBo/videos/597531951020928/

45Quelques images des résultats de la répression. Victimes souffrant des gaz : https://www.facebook.com/1050643185/posts/10218264312653149/ Autres victimes et gazage (à la fin) : https://www.facebook.com/CVCBolivia/videos/506536993274730/ Dans les rues à côté (« la presse ne dit pas la vérité » est audible) : https://www.facebook.com/CVCBolivia/videos/506536993274730/

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47RANCIERE Jacques, Le spectateur émancipé, op. cit., p.67

48 POUPEAU Franck et DO ALTO Hervé, « L’indianisme est-il de gauche ? » Civilisations, 2009. Voir : https://journals.openedition.org/civilisations/1971

49LE GOUILL Claude, « La crise politique bolivienne vue « depuis le bas » », Lundi Matin, 25 novembre 2019. Voir : https://lundi.am/La-crise-politique-bolivienne-vue-depuis-le-bas

La misère de la psychiatrie : histoire de trente-cinq années de réformes

©19Wilhelm18

Le 21 mars 2019, ils étaient près de trois cents soignants, psychiatres, pédopsychiatres, psychologues et usagers à se rendre devant l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. Répondant à l’appel des organisations syndicales (CGT & SUD), d’associations d’usagers et de collectifs professionnels (collectif des 39), les manifestants s’étaient rassemblés autour de la statue de l’aliéniste Philippe Pinel pour dénoncer la « gestion managériale » des établissements psychiatriques. 


Le lieu du rassemblement ne fut pas choisi au hasard. Philippe Pinel, médecin français de la fin du XVIIIème siècle, considéré comme l’un des pères fondateurs de l’aliénisme, est aussi désigné dans l’historiographie médicale comme le libérateur mythique des fous et des folles enchaînés. Nommé médecin chef de l’hospice de Bicêtre le 25 août 1793, puis médecin de la Salpêtrière le 4 mars 1795, Pinel se serait engagé avec le surveillant de Bicêtre, Jean-Baptiste Pussin, à rompre les fers des internés et à les placer sous la surveillance du regard médical. De prisonniers, les internés de cet hospice étaient devenus des malades qu’il était désormais possible de soigner grâce à un “traitement moral” administré dans un espace séparé du reste de la population.

Bien qu’inventé a posteriori par les aliénistes du XIXème siècle[1], ce geste libérateur de Pinel est encore encore aujourd’hui considéré comme l’acte fondateur de la psychiatrie française. Après avoir rendu hommage à cette figure “humaniste” en déposant quelques bouquets de fleurs aux pieds de la statue, les organisateurs de la manifestation réitérèrent le geste symbolique du médecin. Ils s’enchaînèrent, rompirent l’entrave qui les maintenait, puis appelèrent avec vigueur à un « renouveau des soins psychiques ». Le cortège partit du 13ème arrondissement en début d’après-midi pour se rendre à la place de la République. À sa tête, un froid constat écrit sur l’une des banderoles : « Paradis fiscal, enfer à l’hôpital ».

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Peinture de Charles Müller: Pinel faisant enlever les fers aux aliénés de Bicêtre (XIXeme) ©Double Vigie (photographie)

Un service public affaibli par les manques matériels et budgétaires

Cet événement, organisé par le mouvement « Printemps de la psychiatrie », qui fédère depuis le mois de janvier 2019 une quarantaine d’organisations professionnelles et d’usagers, avait pour objectif d’alerter les élus et la presse sur l’état délétère du secteur et des hôpitaux psychiatriques. Les quotidiens Le Monde, Ouest France et le Huffington Post lui ont consacré le jour même quelques articles[2] et relayé les témoignages dépités des manifestants. Interrogée par le Huffington Post, Clémentine, psychologue à l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens, relatait ainsi la situation de sa structure :

« On manque cruellement de budget pour les médiations thérapeutiques, pour proposer des activités à nos patients. On manque de temps aussi pour les consultations, pour les entretiens. On nous demande de travailler constamment dans l’urgence alors que le soin s’inscrit dans la continuité. »

L’hôpital Philippe Pinel n’est pas le seul établissement psychiatrique à éprouver de telles défaillances. Dans une grande partie des départements, les structures psychiatriques souffrent des mêmes maux : manque de moyens, sous-effectif chronique, utilisation abusive des moyens de contention et de l’isolement, absence de réel suivi du malade en dehors de l’hôpital et saturation des Centres médicos psychologiques (CMP). Des carences budgétaires et humaines qui, comme l’avaient rappelé les manifestants, entraînent une “déshumanisation” de la prise en charge et du soin.

Des professionnels de santé en lutte chronique contre le Ministère de la Santé

Si ce type de mobilisation peut paraître anecdotique dans un paysage politique saturé par les conflits sociaux, il n’est cependant ni nouveau ni méconnu par les pouvoirs publics. Les grèves des personnels soignants ponctuent les actualités depuis plusieurs années. En 2018, les agents de l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens avaient lutté pendant sept mois contre leur direction pour réclamer la création de soixante postes d’infirmiers supplémentaires. Ils en obtinrent trente après avoir campé devant leur hôpital pendant 109 nuits. En mai 2018, c’étaient déjà plusieurs soignants de l’hôpital du Rouvray à Sotteville-lès-Rouen qui avaient entamé une grève de la faim pour dénoncer la précarité de leurs conditions de travail. Les grévistes réclamaient eux-aussi une augmentation générale des moyens matériels et le recrutement immédiat de nouveaux aides-soignants pour permettre un meilleur fonctionnement des services. Durant l’année 2017, de nombreuses grèves furent également menées dans une relative indifférence médiatique, et ce, malgré la récurrence des mobilisations.

Bien que sporadiques en apparence, ces manifestations donnent néanmoins un aperçu général de l’état de la psychiatrie française. Le service public hospitalier peine à remplir efficacement ses missions auprès des usagers, les structures extra-hospitalières sont régulièrement saturées par l’arrivée constante de nouveaux malades, et une grande partie des professionnels de santé subissent la dégradation de leurs conditions de travail. Du fait du manque de moyens, ces derniers ont l’impression de maltraiter les usagers et de ne pas les suivre dans la durée. Ce sentiment d’impuissance est également partagé par les agents des EHPAD, qui constatent depuis une dizaine d’années la carence croissante des moyens matériels pour assurer la prise en charge des retraités.  Face à la dégradation constante de la qualité des soins dans leurs services, nombre de psychiatres, d’infirmiers et d’usagers mobilisés ont à plusieurs reprises appelé les pouvoirs publics à réinvestir le champ psychiatrique. La publication du manifeste “Pour un renouveau des soins psychiques” le 30 janvier 2019 exigeait à ce titre la revalorisation du budget de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie. Une revendication de longue date qui, bien que largement partagée par les professionnels de santé, s’est souvent heurtée à la politique budgétaire des Agences régionales de santé (ARS).

Une réforme du financement et de l’organisation de la psychiatrie en gestation depuis 2018

Consciente des difficultés rencontrées par les agents, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, avait annoncé le 26 janvier 2018, au congrès de l’Encéphale, un projet de réforme du modèle de financement et de l’organisation de l’offre de soins en santé mentale. Cette réforme fut explicitée par la publication le 28 juin 2018 d’une “feuille de route” sur le site internet du ministère. Articulé autour de quatre axes, ce projet proposait près de trente-sept actions pour moderniser la prise en charge des malades et assurer la qualité des soins. Parmi elles figuraient le développement de l’ambulatoire en ville, le recrutement de nouveaux professionnels en soins psychiques, ou encore la télémédecine. Des mesures qui, si elles se focalisent sur le parcours des patients, se donnent néanmoins pour objectif de « préserver » le budget de la psychiatrie tout en luttant contre les inégalités, notamment territoriales et d’accès aux soins.

Cette position semble se confirmer depuis le mois de janvier 2019. Les publications de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), commandées par la ministre, préconisent en effet la « modulation » de la dotation financière selon le degré de précarité des populations. Un territoire particulièrement touché par la précarité verra ainsi son financement accru. Ce mécanisme financier permettrait en outre de ne pas augmenter sensiblement le budget général alloué à la psychiatrie, tout en atténuant les inégalités de financement entre les territoires. Plus un projet de régulation des moyens et des mécanismes de financement qu’une politique publique d’investissement et de création de structures hospitalières et extra-hospitalières, la réforme préparée pour l’année 2019 se donne toutefois pour objectif de redorer le blason d’antan de la psychiatrie. La ministre confirme ainsi son intention de moderniser un vieux service public qui est redevenu depuis quelques mandats, et selon ses propres termes, le « parent pauvre de la médecine ».

Une psychiatrie héritière du système asilaire du XIXème siècle

La politique publique de prise en charge des malades mentaux accuse en effet près de 180 années d’existence. Son modèle d’organisation basé sur l’asile a légalement perduré jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle. En ce sens, une partie des hôpitaux psychiatriques actuels, et sur lesquels repose toujours la politique d’hospitalisation, furent construits durant le second Empire [3] et la Troisième République. Née avec la promulgation de la loi sur les aliénés du 30 juin 1838[4], qui imposait la création d’un asile dans chaque département, ou à défaut de passer une convention avec un établissement public ou privé, l’Assistance publique aux aliénés était chargée d’assurer le soin et la prise en charge des malades. Les individus interpellés par les forces de l’ordre et qui présentaient des troubles psychiques pouvaient à ce titre être internés d’office dans un asile départemental par décision du préfet. Les familles des malades pouvaient également y placer leurs proches, selon les modalités d’internement du “placement volontaire”. Le texte disposait enfin que les malades indigents, ceux dont les revenus, ou à défaut ceux de leur famille, étaient insuffisants pour couvrir les dépenses de la prise en charge, seraient intégralement entretenus par le département. La psychiatrie s’était ainsi définie comme la première politique publique d’assistance de France.

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Gravure: Asile d’aliénés de Sainte-Anne à Paris, Vue de vol d’oiseau, 1877. Revue générale de l’Architecture et des Travaux Publics, 1877, n°4 (volume 34ème). © Questel

Dans les faits, une dizaine de départements ne disposeront pas d’établissements avant les années 1970 et les asiles feront, dès la fin du XIXème siècle, l’objet de vives critiques de la part des journalistes comme des internés. Décrits comme des mouroirs, des espaces pathogènes ou encore des institutions totalitaires au début des années 1960[5], les asiles seront perçus dans la conscience collective comme des lieux d’enfermement entretenant la folie et dans lesquels s’exerçait le pouvoir autoritaire de l’institution médicale. Une représentation très critique et encore perceptible dans les discours des associations d’usagers, qui tend toutefois à nuancer les transformations des hôpitaux psychiatriques au cours du XXème siècle.

L’entre-deux guerres et les prémices de la politique de secteur

Durant l’entre-deux guerres, les autorités publiques entreprirent une première réforme de l’Assistance publique aux aliénés. La circulaire du 13 octobre 1937 amorça une relative ouverture des asiles vers le territoire en instituant de nouvelles structures de prise en charge. Ces dernières devaient assurer « le dépistage » des troubles psychiques et permettre la tenue de consultations externes. Les hôpitaux de jour, ainsi que les dispensaires d’hygiène mentale furent développés à ce titre, et avaient également pour tâche d’accueillir de nouvelles populations de malades qui ne relevaient pas de la législation de 1838. Ce fut notamment le cas à l’hôpital Henri Rousselle situé dans l’enceinte de l’hôpital Sainte-Anne à Paris.  Au dépistage devaient également s’adjoindre des services sociaux chargés d’entretenir des liaisons entre l’hôpital et les familles. Les équipes soignantes assuraient ainsi le suivi et « la réadaptation sociale du malade »[6].

S’amorçait ici un premier déplacement dans les modalités de la prise en charge. Si l’asile demeurait le principal instrument du soin, des structures extra-hospitalières commençaient à assurer le suivi du malade et à intervenir hors de la sphère médicale. Cette politique « d’ouverture », bien que très limitée durant les années 1930, se poursuivra après le second conflit mondial, grâce à l’effort combiné de jeunes psychiatres réformateurs (dont les plus connus sont Lucien Bonnafé, Georges Daumézon, Louis le Guillant, et Paul Bernard), réunis dans le Syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques,  et de fonctionnaires du ministère de la santé (Eugène Aujaleu, Marie-Rose Mammelet) favorables au développement de prises en charge alternatives. La publication de la circulaire du 15 mars 1960 paracheva cette dynamique en instituant une nouvelle politique d’intervention et d’organisation des soins en santé mentale : la politique de secteur.

De la naissance du secteur à la camisole budgétaire (1960-1983)

La politique de secteur, ou sectorisation, redéfinit la prise en charge des troubles psychiques en ces termes : ” Le territoire est divisé en secteurs géographiques, à l’intérieur de chacun desquels la même équipe médico-sociale devra assurer […] la continuité entre le dépistage, le traitement sans hospitalisation […] les soins avec hospitalisation et, enfin, la surveillance postcure “[7].

Dans cette perspective, l’hôpital psychiatrique n’est plus qu’une étape du parcours du malade. Les structures extra-hospitalières (dispensaires, hôpitaux de jours, ateliers) deviennent des modes de prise en charge complémentaires. Elles doivent prévenir l’apparition des troubles et assurer la continuité des soins entre l’hôpital et le domicile du malade. La circulaire déplaçait de ce fait le mode d’intervention de l’hôpital vers le territoire, au plus près des familles des malades internés. A terme, le secteur devait également entraîner une diminution générale de la durée d’hospitalisation et favoriser la réinsertion sociale des malades “chroniques”. Ce sera chose faite au milieu des années 1970, période durant laquelle le secteur connut un sensible développement avec la création de nombreuses structures extra-hospitalières.

Afin de favoriser son développement, les autorités publiques mirent en oeuvre un système de financement très avantageux. L’État remboursait à hauteur de 87% des coûts les actions décidées par les conseils généraux. Le département assurait dans son intégralité le reste des dépenses. En ce sens, si un conseil général souhaitait créer une nouvelle structure d’accueil pour les malades, l’achat du terrain, les frais de construction et d’aménagement, ainsi que les ceux de prise en charge des malades étaient majoritairement assurés par l’État. Ce dispositif de financement croisé rencontra un véritable succès auprès des psychiatres et des équipes soignantes, qui purent aisément créer de nouveaux centres et dispensaires. Si elle permettait une prise en charge complémentaire à l’hôpital, la politique de secteur ne mit pas un terme à la politique d’hospitalisation. Le système hospitalier poursuivit en effet sa modernisation durant la décennie 1970 et de nouveaux établissements virent le jour. Alors que le secteur demeurait très inégalement développé selon les départements, le service public hospitalier comptait près de 118 000 lits d’hospitalisation en 1981[8].

L’ère “mitterandienne” et l’inexorable politique de réduction des dépenses hospitalières (1983-1995)

L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand et le virage budgétaire de 1983 marquèrent une rupture dans la politique d’hospitalisation. Le déficit budgétaire provoqué par les crises pétrolières de 1973 et 1979 et l’inflation élevée des années 1980 contraignirent les autorités publiques à imposer une maîtrise rigoureuse des dépenses. Dans le cadre de l’hospitalisation psychiatrique, cela se traduisit par une série de réformes visant tant la réduction des dépenses d’hospitalisation que le développement du secteur et de la prise en charge extra-hospitalière. Le IXème plan d’équipement en santé mentale de 1983 prévoyait à ce titre la fermeture de 12 000 lits d’hospitalisation pour l’année 1988 et le remplacement de 28 000 autres lits par autant de prises en charge extra-hospitalières et ambulatoires[9]. Dans les faits, les structures extra-hospitalières ne compensèrent que faiblement cette suppression. Le nombre de lits publics, qui était en 1984 autour de 114 000, tomba de fait à 90 130 en 1988.

“Évolution des lits en psychiatrie générale”, in LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle, op.cit. p.170.

Cette politique de restriction budgétaire se poursuivit bien après les présidences de François Mitterrand. Selon la DREES, le service public hospitalier ne comptait ainsi plus que 57 389 lits en 1997, 47 000 en 2003, et 42 000 en 2014[10]. Le développement d’une prise en charge ambulatoire moins onéreuse compensa en partie la suppression des lits d’hospitalisation. De nouvelles structures médico-sociales et médico-psychologiques, à l’image des CMP ou des Centres d’activité thérapeutique à temps partiel (CATTP), furent créées, souvent à l’initiative des médecins ou d’associations d’usagers, et assurèrent la réadaptation sociale d’une partie des anciens internés. La politique de réduction des dépenses permit la croissance du champ médico-psychologique et associatif actuel.

Sur le plan institutionnel, les réformes de 1983 et de 1985[11] actèrent définitivement le secteur comme le principal mode de prise en charge des malades mentaux. La loi du 9 janvier 1983 mit fin au système de prix des journées pour établir une dotation annuelle pour l’hôpital psychiatrique, et la loi du 31 décembre 1985 rattacha les personnels des structures extra-hospitalières et les dépenses du secteur au budget des hôpitaux psychiatriques. Les représentants du Ministère de la Santé et de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie, chargées depuis 1968 du budget des hôpitaux psychiatriques obtinrent ainsi la gestion de l’ensemble des dépenses de santé en psychiatrie.

Le système de la Dotation annuelle de fonctionnement paraît insuffisant pour assurer la pérennité du secteur

C’est en grande partie le même système de financement qui est en oeuvre aujourd’hui. La Dotation annuelle de fonctionnement (DAF), qui remplaça dès 1983 le système des prix des journées, finance la majorité des structures psychiatriques. Chaque année, un arrêté des Ministères des Finances et de la Santé fixe une dotation annuelle pour toutes les régions. Il incombe aux ARS de répartir ce financement selon les activités des structures intra et extra-hospitalières. Aussi, contrairement aux hôpitaux généraux et à certains services (Médecine, Chirurgie et Obstétrique) la grande majorité des structures psychiatriques ne sont pas financées par une tarification de l’activité, ou T2A, mais par une enveloppe de fonctionnement définie par le ministère de tutelle. Le ou la ministre de la Santé en fonction assure ainsi le fonctionnement des établissements psychiatriques financés par la DAF.

Ce système est également rattaché depuis 1997 à l’Objectif national de dépenses de l’assurance maladie (ONDAM), qui définit chaque année le taux de croissance des dépenses en santé. Dans cette optique, et afin de ne pas créer de déficits, la dotation annuelle en psychiatrie devrait se rapprocher du taux de croissance des dépenses de santé prévue par l’ONDAM. Or, l’augmentation continue depuis 10 ans de la file active en psychiatrie générale, la croissance soutenue du nombre de personnes ayant fréquenté au moins une fois une structure psychiatrique au cours de l’année, et donc des dépenses, n’a pas engendré une augmentation conséquente de la DAF. Depuis 2010, cette dernière semble stagner, tandis que les coûts des soins et de la prise en charge n’ont pas cessé de croître.

En effet, si l’ONDAM croît annuellement entre 2,5% et 3%, la dotation concernant les activités de psychiatrie n’a quant à elle augmenté que de 0,88% entre 2014 et 2018, soit de 78,2 millions d’euros en quatre ans. Selon un rapport de l’IGAS, la DAF des établissements spécialisés (psychiatriques) n’avait de même augmenté que de 0,7 % durant la période 2012-2015[12]. Bien que cette faible croissance de la dotation annuelle de fonctionnement n’explique qu’une partie des difficultés que connaissent les structures du secteur, et qu’il soit difficile de la rapprocher de l’activité concrète compte tenu de la très grande variété des établissements, elle demeure un indicateur du manque de moyens qui sont alloués à la psychiatrie. Afin de ne pas dépasser le budget annuel fixé par les ARS, les établissements psychiatriques sont de ce fait contraints de faire des économies sur le matériel et l’équipement, voire sur le nombre de soignants. Il en résulte un réel manque de moyens pour assurer une prise en charge de qualité, alors que le nombre de malades progresse chaque année. C’est particulièrement le cas pour les centres médicos psychologiques infanto-juvéniles (CMP-IJ).

Des partis d’opposition qui demeurent peu impliqués sur la question psychiatrique

La crise que traverse aujourd’hui le monde psychiatrique n’a jusqu’à présent éveillé l’attention que d’une poignée d’élus. Quelques députés du Parti Communiste Français (PCF) et de la France Insoumise (FI) s’y sont intéressés lors de déplacements dans leur circonscription. Le député FI François Ruffin avait notamment rencontré les agents de l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens. Il s’y rendit dès le mois d’août 2018, afin de mesurer selon ses termes « la réduction des déficits à l’œuvre ». François Ruffin déposa le 29 novembre une proposition de loi visant à augmenter la DAF. L’article 3 de sa proposition disposait ainsi que : « L’évolution de cette dotation par rapport à l’année précédente ne peut être inférieure à celle de l’objectif des dépenses d’assurance maladie. »

Le député préconisait ainsi que la dotation ne soit pas inférieure au taux de croissance de l’ONDAM. Si l’objectif national prévoyait une augmentation des dépenses de santé de l’ordre de 3%, la dotation annuelle pour la psychiatrie devrait croître d’un taux équivalent . Les députés de la majorité La République En Marche repoussèrent toutefois cette proposition. Le député réitéra son engagement en juillet 2018 en demandant l’augmentation du budget général de la psychiatrie de 30%. Hormis cette proposition d’urgence et quelques déclarations scandalisées, les partis d’opposition n’accordent guère d’intérêt à la psychiatrie. Aucune réforme ou proposition d’ampleur ne se dégagent des organisations politiques. Dans cette perspective, le projet de réforme de la ministre des Solidarités et de la Santé pourrait bien s’imposer.

Agnès Buzyn 2018-04-06 © Amélie Tsaag Valren

De la création de l’Assistance publique aux aliénés au XIXème siècle à la politique de secteur, la psychiatrie française s’est continuellement affirmée comme la première politique d’assistance publique. Encore aujourd’hui, la psychiatrie représente près de 10% des dépenses de l’assurance maladie et le soin demeure majoritairement assuré par les agents du service public. Ce dernier connait toutefois depuis le “tournant de la rigueur” de 1983 une baisse drastique de sa capacité d’accueil. Le nombre de lits d’hospitalisation a, depuis le premier mandat de François Mitterrand, été divisé par trois, et le financement des établissements psychiatriques via la DAF n’a pas été augmenté à la hauteur de la croissance des dépenses en santé mentale. A l’image des EPHAD, ou des hôpitaux généraux, les hôpitaux psychiatriques et les établissements de secteur apparaissent comme les structures d’un service public déstructuré, un service public étouffé par une politique de réduction des dépenses sur le long cours. Appliquée depuis près de 35 ans, cette politique semble avoir, et de manière continue, dégradé la qualité des soins et de la prise en charge. La misère actuelle que connaissent nombre d’établissements psychiatriques, et que dénonce la majorité des professionnels du champ psy, résulte pour partie des réformes engagées depuis les années 1980 par les gouvernements successifs.

 

[1] SWAIN, Gladys. Le sujet de la folie : naissance de la psychiatrie. Paris. Privat. 1977.

[2] CEBRON, Valentin. « Les personnels psychiatriques manifestent pour réclamer “un renouveau des soins psychiques” ». Le Monde [en ligne], 22 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/22/les-personnels-psychiatriques-battent-le-pave-pour-reclamer-un-renouveau-des-soins-psychiques_5439586_3224.html ; DEMARTHON, Jacques. « Psychiatrie. Environ 300 manifestants à Paris pour des soins « plus humains » ». Ouest France [en ligne], 21 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.ouest-france.fr/sante/psychiatrie-environ-300-manifestants-paris-pour-des-soins-plus-humains-6273424 ; « Pour une psychiatrie « plus humaine » : les médecins, infirmiers et patients dans la rue ». Huffington Post [en ligne], 21 mars 2019, [consulté le 01/04/2019]. Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/2019/03/21/pour-une-psychiatrie-plus-humaine-les-medecins-infirmiers-et-patients-dans-la-rue_a_23698022/

[3] C’est notamment le cas des hôpitaux psychiatriques de l’ancien département de la Seine qui furent construits durant la décennie 1860 (1867 pour Sainte-Anne, 1868 pour Ville-Evrard, 1869 pour Perray-Vaucluse).

[4] Loi n°7443 du 30 juin 1838 sur les aliénés.

[5] Les ouvrages Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault et Asylum du sociologue Erving Goffman, tous les deux publiés en 1961, sont régulièrement désignés comme les deux travaux universitaires ayant le plus contribué à la diffusion de la critique du système asilaire et du pouvoir médical.

[6] MINISTERE DE LA SANTE PUBLIQUE, octobre 1937. Circulaire du 13 octobre 1937 relative à la réorganisation de l’Assistance psychiatrique dans le cadre départemental (non parue au Journal Officiel).

[7] MINISTERE DE LA SANTE PUBLIQUE ET DE LA POPULATION, mars 1960. Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales (Non parue au Journal Officiel), p.2.

[8] LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle,  novembre 2017. Organisation et fonctionnement du dispositif de soins psychiatriques, 60 ans après la circulaire du 15 mars 1960, Tome II Annexe [en ligne]  Rapport IGAS N°2017-064R. Paris. p.187. Disponible sur : www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2017-064R-Tome_II_annexes.pdf

[9] Ibid, p.13.

[10] Ibid, p.187.

[11] MINISTERE DES AFFAIRES SOCIALES ET DE LA SOLIDARITE NATIONALE & MINISTERE DE LA SANTE, janvier 1983. Loi n°83-25 du 9 janvier 1983 portant diverses mesures relatives à la sécurité sociale. JORF du 20 janvier 1983 ; Id, janvier 1986.  Loi n°85-1468 du 31 décembre 1985 relative à la sectorisation psychiatrique. JORF du 1er janvier 1986.

[12] LOPEZ, Alain, TURAN-PELLETIER, Gaëlle, novembre 2017. op.cit., p.84.