Café péruvien : vers des pratiques agricoles plus justes

Vue sur les vallées avoisinantes, où l’on observe la progression rampante de la déforestation

Au Pérou, dans la province de Chanchamayo, à l’orée de l’immense forêt amazonienne que menacent les folies agro-industrielles du gouvernement de Jair Bolsonaro, des paysans constatent les désastres engendrés par la monoculture et se mettent à replanter des arbres capables de revigorer la forêt tout en leur apportant de nouvelles ressources. 


Dans une nouvelle écrite en 1953, Jean Giono racontait l’histoire vraie d’un berger qui décida de sauver de la sécheresse son terroir de Haute-Provence en plantant et replantant des arbres. A l’heure où nous voyons trop souvent sur nos écrans les forêts brûler en Australie, au Brésil, en Californie ou au Portugal, il est bon de savoir qu’il existe aussi, même en Amazonie, des hommes et des femmes qui plantent des arbres. Pour mieux mesurer les dégâts engendrés par les cultures industrielles comme le café, le cacao ou le thé tout en ayant le plaisir de voir toutes ces pépinières où revit la forêt, rendons-nous au Pérou, au nord-est de Lima.

Dans la province de Chanchamayo, chef-lieu d’un des six districts de la province, Pichanaki tire l’essentiel de ses ressources de la culture du café qui a peu à peu submergé toutes les terres environnantes. Sa population de près de 26 000 habitants reste largement rurale. Nichée au milieu de la jungle tropicale, la ville est un ensemble hétéroclite d’habitations, de bureaux et d’entrepôts hâtivement bâtis. Ils se situent à une distance raisonnable du rio Pichanaki pour se protéger des possibles crues de cette rivière au cours mal maîtrisé. L’urbanisation a progressivement gagné tous les versants des collines situées de part et d’autre de la PE-5N, longue route nationale, parfois goudronnée mais d’un entretien douteux, qui mène via la PE-22 et par-delà la cordillère des Andes jusqu’à Lima. Sur la côte où se trouvent les principales villes du pays, la population est majoritairement d’origine hispanique. En allant vers l’est, la part des populations aux racines autochtones augmente à mesure que les revenus diminuent.

Un pays marqué par la division internationale du travail

A Pichanaki, si l’on en croit son urbanisme, l’argent ne ruisselle pas, preuve que la culture du café enrichit surtout ceux qui en font commerce à l’extérieur du pays. Et pourtant, le café est partout, sauf dans les bols et les tasses des habitants pour lesquels cette boisson est souvent trop chère. La première chose qui frappe le voyageur arrivant à Pichanaki durant les mois que les Européens qualifieraient d’été, ce sont ces grandes toiles blanches étendues à même le sol, occupant le moindre espace plat et goudronné offert par l’urbanisme hasardeux de la ville. Des milliards de grains de toutes les couleurs, verts, jaunes ou rouges sèchent au soleil. Ce sont les fruits de la troisième et dernière cueillette de l’année, la « ultima ». La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région à cette tâche. Les caféiers ont pris la place de nombreuses cultures endémiques anciennes et épuisent les terres fertiles et noires gagnées sur la jungle. A cette altitude, un petit millier de mètres au-dessus du niveau de la mer, bien des plantes pourraient pousser : céréales, légumes ou fruits. Or, les dernières générations de Péruviens en sont désormais privées. Le principal aliment consommé est le riz, cultivé à plusieurs milliers de kilomètres de là, en Asie du Sud-Est, et dont la compétitivité-prix a surpassé toutes les productions locales.

Caféier avant la dernière cueillette, la “ultima”

La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région du monde à cette tâche.

Le Pérou est le lieu d’un incessant mouvement de population vers l’est, sa jungle et ses terres vierges. Le café n’est pas étranger à ces bouleversements. La selva a vu arriver depuis quelques années un flux important de migrants intérieurs venus de la sierra, à la recherche de nouvelles terres arables. Ils fuient les cultures traditionnelles de la sierra, pommes de terre et légumes, incapables de rivaliser en matière de rentabilité avec les exportations étrangères. Dans le district de Pichanaki, on peut voir le mélange des cultures créé par la rencontre entre ces nouveaux venus et les populations autochtones, à l’image des communautés indigènes locales que sont les Ashaninka.

Des chacras vouées à la culture du café

En arrivant en ville, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une ruche bourdonnante d’activité. Des 4×4 et des camions délabrés, acquis à bas prix sur le marché automobile mondial de la récupération d’occasion, assurent les allers-retours entre Pichanaki et les petites exploitations agricoles situées au cœur de la jungle, les « chacras ». Ces dernières sont vouées pour la plupart à la culture du café. Certaines, disons-le, ont remplacé récemment des cultures de coca, maintenant illégales, par le café. Plus loin dans la jungle, de nouvelles plantations de coca, plus discrètes, verraient le jour. Pour se rendre dans les chacras, exploitations d’une taille rarement supérieure à quelques hectares, le visiteur doit se hisser au-dessus de sacs de café ou de bananes entassés à l’arrière des pick-up. Ils foncent sur des chemins de terre serpentant autour de collines abruptes. Le long de ces chemins de terre se trouvent les fameuses chacras, invisibles depuis la route, disséminées à travers la jungle, et que seul un regard expert arrive à déceler.

En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, que ce soit en termes d’impact environnemental et de perte de biodiversité ou bien en termes de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.

C’est dans ces petites fermes, habitées par une ou plusieurs familles, que se réalise la quasi-intégralité de la production de café péruvienne. C’est ici aussi que se joue un des plus grands enjeux de notre ère, celui de la lutte contre la déforestation et le changement climatique. En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, en termes d’impact environnemental, de perte de biodiversité, de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.

Chacra dans la région de Pichanaki

L’ultra-spécialisation dans la culture du café crée une zone où la monoculture est reine et où les pratiques agricoles intensives occasionnent de graves dommages à la biosphère. En effet, la monoculture du café présente plusieurs inconvénients. Tout d’abord, comme pour toute autre monoculture, la culture du café sans rotation extrait spécifiquement certains minéraux dans le sol, ne laissant donc pas le temps à la terre de reconstituer son équilibre en minéraux. Par ailleurs, sur ces terres meubles anciennement recouvertes de forêts tropicales, les racines peu profondes des plants de café empêchent la rétention de l’eau et de ses minéraux, appauvrissant encore la terre. L’impact sur la biodiversité est lui aussi majeur. Les champs de café, très monotones et peu accueillants, offrent peu de refuges aux espèces animales et aux insectes, diminuant par la même la diversité dans le monde animal.

Une trop forte variabilité des cours mondiaux

Par ailleurs, les producteurs sont soumis à la très forte variabilité des cours mondiaux du café, qui influe directement sur le prix auquel ils peuvent vendre le café aux grossistes de la ville (autour de 5 soles le kilogramme *). L’ultra-dépendance des agriculteurs au café engendre de nombreux problèmes socio-économiques vitaux. Ainsi en 2010, une maladie, la « roya » (rouille du café), a détruit une grande partie des plantations, ruinant de nombreux agriculteurs. Aujourd’hui encore, on remarque que dans certains villages, pour plus d’un tiers, les maisons, cabanes et huttes sont abandonnées. Ces vestiges témoignent des espoirs de producteurs partis chercher du travail en ville après l’arrivée de la maladie et la destruction de leurs plants.

Vue sur les vallées avoisinantes, où l’on observe la progression rampante de la déforestation

Pour faire face aux maladies et à la baisse des rendements de leurs champs de café, les cafetaleros ont recours à deux méthodes. De nombreuses entreprises leur proposent un grand nombre d’intrants, engrais ou produits phytosanitaires, dont l’utilisation peut engendrer des problèmes de santé importants, tandis qu’une partie des produits utilisés se retrouve dans les cours d’eau de la région. Mais le phénomène le plus dramatique est vraisemblablement celui de la déforestation progressive. Lorsque la productivité des champs de café diminue drastiquement, ce qui arrive en général au bout d’une petite dizaine d’années, la meilleure solution de court terme consiste à s’enfoncer plus avant dans la forêt en abattant des nouveaux pans de la couverture forestière, offrant ainsi de nouvelles terres vierges cultivables. La grande majorité de la déforestation péruvienne est donc le fruit de l’action de petits paysans, cherchant par là de nouvelles terres fertiles leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille. C’est le contraire de celle opérée par exemple au Brésil par les grands propriétaires terriens alliés aux groupes industriels parfois européens, voire français.

Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole.

Pourtant, un autre modèle agricole est possible, ainsi qu’une autre division internationale du travail. Plusieurs solutions sont fort heureusement envisageables en vue d’améliorer la situation socio-économique des producteurs et de diminuer leur impact sur la forêt et sa biodiversité. Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole. Les labellisations et l’organisation en coopératives sont quant à elles des perspectives intéressantes pour l’émancipation économique des producteurs de café et une meilleure maîtrise des moyens de production, ainsi que de la chaîne d’approvisionnement mondiale du café.

L’agroforesterie au secours de la forêt vierge

D’après l’Association française d’agroforesterie, cette discipline regroupe « les pratiques, nouvelles ou historiques, associant arbres, cultures et/ou animaux sur une même parcelle agricole ». C’est l’agroforesterie qu’ont choisie des associations humanitaires comme Envol Vert pour venir en aide aux paysans des chacras. Concrètement pour les champs de café, cela consiste à pratiquer tout d’abord une association pertinente de cultures en favorisant notamment la reforestation via la plantation d’arbres au sein même des parcelles de café. Ainsi, jusqu’à 5 variétés d’arbres différentes peuvent être plantées sur une même parcelle, chacune apportant certains avantages qui lui sont propres. Parmi elles, le noyer noir péruvien (nogal negro), le bananier, le lagañoso. Les objectifs visés sont multiples. Offrir de l’ombre aux champs de café, favoriser la rétention d’eau et la reconstitution des réserves en minéraux-clés et en sédiments ou encore permettre le retour d’une biodiversité plus importante. Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées, d’améliorer les rendements sur le long terme et augmentent la capacité des terres agricoles à jouer leur rôle de puits de carbone naturels. Par ailleurs, elles évitent de nouvelles attaques contre la forêt vierge, piège à carbone essentiel pour la planète, dont la destruction impliquerait des émissions bien plus importantes que celles des forêts plantées. En rencontrant plusieurs paysans volontaires dans les chacras, le visiteur a la preuve que les expériences menées dans la région sont positives, tous témoignant de leur satisfaction. Par exemple, la plantation d’arbres de haute futaie comme le noyer noir, variété protégée, promet d’offrir sur le moyen terme une nouvelle source de revenus aux agriculteurs grâce à la vente de bois d’œuvre. En effet, une transition agricole réussie nécessite aussi une diversification des revenus des agriculteurs, en favorisant la plantation d’autres espèces comme les cacaoyers ou les corossols qui fournissent de bons fruits dont on peut extraire un arôme recherché, la « guanabana ». Le retour à une autonomie alimentaire locale, fondée sur une production de fruits, de légumes et de céréales, est lui aussi souhaitable.

Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées.

Par ailleurs, les cours du café étant souvent très bas en raison de la forte concurrence internationale entre pays, les revenus liés à la vente des grains sont rarement suffisants et participent à la précarité des cafetaleros. Une politique avisée de labellisation et de certification des exploitations est une solution de bon sens. Elle garantit une préservation de la forêt et des pratiques agricoles raisonnées ayant un impact limité sur l’environnement. Les filières de café bénéficiant de tels labels offrent des rémunérations plus importantes aux agriculteurs (de 7 à 8 soles le kg labellisé au lieu des 5 soles en cas de production « classique »). Elles garantissent aussi un cadre de pratiques vertueuses améliorant la traçabilité des produits. Toutefois, plusieurs barrières empêchent pour l’instant une généralisation d’une telle politique. La labellisation/certification coûte cher et des agriculteurs seuls ne sont pas en capacité de la payer (plusieurs centaines d’euros). Par ailleurs, les filières certifiées sont souvent des filières où les différentes entreprises de la supply-chain prennent des marges assez importantes, engendrant des différences de prix au paquet de 500 grammes de plusieurs euros en Europe, alors même que la différence n’est que de 50 centimes par kilo en plus pour les cafetaleros.

La difficile mise en place de coopératives

Une des solutions est le regroupement des agriculteurs en vastes coopératives de plusieurs centaines de petits producteurs. La mise en commun permet de diminuer les coûts individuels de certification, mais aussi de partager les expériences en matière de pratiques vertueuses et de faciliter le travail avec des ONG. Par ailleurs, la préparation du café nécessite plusieurs étapes depuis le séchage et le lavage jusqu’à la torréfaction. Les paysans isolés ne disposent que rarement des machines nécessaires au lavage, à la décaféination et à la torréfaction des grains. Or, plus le produit a subi de transformations, plus il pourra être vendu à des prix intéressants. L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.

L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.

Toutefois, l’adhésion à une coopérative n’est pas toujours évidente et immédiate pour le producteur. Cela nécessite d’y consacrer plusieurs heures par semaine, notamment pour se rendre depuis le chacra jusqu’au siège de la coopérative forcément situé en ville. En outre, la coopérative demande des cotisations parfois conséquentes. Ainsi, dans les chacras que nous avons visitées, les producteurs, pour une grande partie, ne sont pas membres d’une coopérative. De belles initiatives existent toutefois, à l’image de la «Cooperativa Agraria de Mujeres Productoras de Café », regroupement de femmes productrices de café désireuses de s’émanciper et de prendre le contrôle sur l’organisation de la production de café.

A Pichanaki comme ailleurs, le modèle économique globalisé actuel et l’hyperspécialisation des territoires sont à l’origine de problèmes socio-économiques profonds pour les producteurs de café péruviens. Les pratiques agricoles intensives ayant massivement recours aux produits phytosanitaires et à la déforestation, nuisent à la préservation de l’environnement. Il est urgent de revenir à des modèles agricoles et économiques vertueux, respectueux de la nature et rémunérateurs pour les producteurs. La possible transition de la production de café vers un modèle utilisant des méthodes d’agroforesterie durable et des filières de vente respectueuses de l’environnement en est un exemple. Tous ces Péruviens qui plantent des arbres peuvent sauver leur belle selva et contribuer à sauver la planète tel le héros de Giono qui sauva sa Haute-Provence.

*N.B. : 1 euro équivaut à environ 4 soles.

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

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Absence d’auteur

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…