Une “fake news” peut en cacher une autre

Il y aurait une prolifération de « fake news » sur internet et nous serions en train de basculer petit à petit dans un monde de « post-vérité ». Cette idée semble, en tout cas, avoir fait son chemin dans le débat public et s’impose désormais à certains comme une évidence. Des journalistes aux responsables politiques en passant par les acteurs du net, tout le monde s’est emparé du sujet et martèle la nécessité impérieuse de lutter contre ce fléau. Une série d’initiatives de toutes sortes a d’ailleurs vu le jour pour combattre les « fausses informations ». La question est récemment revenue au centre du débat depuis que certains gouvernements entendent s’en mêler directement comme c’est le cas de notre pays où Emmanuel Macron a annoncé son intention de légiférer sur le sujet.

Un concept flou et fluctuant

« Je parie que vous n’avez pas entendu parler de tout ce qu’a accompli le Président cette semaine à cause de toutes les fake news qui circulent » s’exclame la belle-fille de Donald Trump dans une vidéo publiée sur la page Facebook du chef de l’état américain l’été dernier. C’est désormais une vieille habitude chez Trump que d’accuser les médias de « fake news ». Les médias accusent à leur tour le président de mentir à répétition à grand coup de « fake news ». La « fake news », c’est toujours l’autre et on ne sait plus bien qui a commencé dans l’affaire. Bref, à les entendre, la vérité aurait définitivement laissé place à la post-vérité et les Etats-Unis seraient submergés par les fausses informations. Cette vague de « faits alternatifs » aurait également fini par toucher la France et les « fake news » seraient en augmentation au pays de Descartes.

Ce sont, en tout cas, les conclusions d’une étude de l’Oxford Internet Institute, régulièrement citée dans la presse française l’an dernier. L’étude donne des « junk news » la définition suivante : « diverses formes de propagande et de contenus politiques idéologiquement extrêmes, ultra-partisans, ou conspirationnistes. »  Problème : quels sont les critères retenus par les auteurs pour distinguer ce qui est « idéologiquement extrême » de ce qui ne l’est pas ? Ce qui est « ultra-partisan » de ce qui n’est que modérément partisan ? L’étude ne le précise nulle part. Par exemple, ce qui peut apparaître comme idéologiquement extrême à la Fondation Saint-Simon (d’orientation libérale), qualifiée de « cercle de la raison » par Alain Minc, ne l’est pas forcément aux yeux de la Fondation Gabriel Péri, proche du Parti Communiste. Et inversement. Tout ceci est finalement très subjectif et dépend grandement de l’orientation politique des auteurs de l’étude dont on ne sait malheureusement rien. Peut-être pouvons-nous définir la fake news par son contraire, les « sources d’actualité professionnelles » qui « affichent les caractéristiques du journalisme professionnel » et qui ne sont donc ni propagandistes, ni conspirationnistes, ni ultra-partisanes ou idéologiquement extrêmes. Cette catégorie regroupe principalement les « groupes des médias reconnus ».

Colin Powell, secrétaire d’Etat sous le président Bush fils, brandissant une fiole d’anthrax devant le conseil de sécurité de l’ONU, le 5 février 2003 : “il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques.” Un mensonge en mondovision. ©United States Government

Cas pratique : dans quelle catégorie ranger le Washington Post, CNN ou le Wall Street Journal ? Le 5 février 2003, devant le conseil de sécurité de l’ONU, le Secrétaire d’Etat Colin Powell, tente de démontrer, documents à l’appui, la présence d’armes de destruction massive en Irak. Allant jusqu’à brandir une fiole d’anthrax, il déclare notamment qu’il « ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques. » Il a été établi depuis que ces allégations qui ont servi de prétexte à l’intervention nord-américaine en Irak reposaient sur un énorme mensonge d’état, une sorte de « fake  news » avant l’heure. Dans une de ces éditions, la Columbia Journalism Review a dressé un bilan de la couverture médiatique nord-américaine des semaines qui ont précédé le début de la guerre et a constaté que « bien qu’ils n’aient pas pu en être sûrs, presque tous les journaux américains ont déclaré que Powell avait raison. En un mot, ils lui ont fait confiance. Ce faisant, ils ont manqué du plus élémentaire scepticisme sur les arguments de Bush en faveur de la guerre. » Il semblerait que la frontière ne soit pas toujours aussi nette entre le « groupe média reconnu »  et l’organe de propagande. Les auteurs de l’étude pour qui tout cela est peut-être de l’histoire ancienne, n’en tiennent aucunement rigueur aux médias de masse états-uniens.

« N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ? »

En revanche, ils prennent le soin de classer à part « les sources d’informations russes connues » (Russia Today, Sputnik). Sans doute ont-ils raison, dans ce climat de guerre froide, de prendre les informations russes avec des pincettes mais la presse nord-américaine n’est pas irréprochable non plus. N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier comme le souligne Vincent Glad dans Libération ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens  n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ?

Les mêmes reproches pourraient d’ailleurs être adressés à l’autre étude régulièrement citée par la presse, celle de Bakamo Social. En tout état de cause, ces considérations illustrent bien le nœud du problème : la « fake news » est un concept flou et fluctuant. Du reste, le terme perd une partie de son sens originel lorsqu’il est traduit en Français par « fausses nouvelles » puisque l’Anglais distingue le fake (falsifié) du false (erroné). Cependant, outre-Atlantique aussi, le terme semble déjà galvaudé ; il est, à tout le moins, sujet à controverse depuis que Donald Trump se l’est réapproprié lors de la campagne présidentielle. En tout cas, ce concept est vite devenu, dans l’arène politico-médiatique française, un terme fourre-tout qui permet de mettre opportunément dans un même sac faits inventés ou invérifiables, informations inexactes ou incomplètes, interprétations tendancieuses, contre-sens, contre-vérités, raccourcis, ragots, rumeurs infondées, théories du complot, etc…. Sans doute par paresse intellectuelle, certains en ont fait un anathème bien commode pour discréditer leur contradicteur et esquiver le débat. Certes, ces accusations sont parfois fondées comme, par exemple, lorsque Najat Vallaud-Belkacem a reproché, à juste titre, à Vanessa Burgraff de relayer une « fake news » sur le plateau d’ONPC mais ce nouveau cheval de bataille apporte également de l’eau au moulin des conformistes de tout poil qui, pétris de certitudes, assimilent, depuis longtemps, toute pensée critique à du complotisme, à l’instar de Bernard-Henri Lévy dans sa dernière controverse en date avec le Monde diplomatique. Complotisme, le mot est lâché.

Fake news, médias alternatifs et médias traditionnels

Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs » (blogs, journaux « citoyens », « youtubeurs », radios associatives, etc…), c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent, à plus ou moins grande échelle, des faits inventés, erronés ou invérifiables et s’affranchissent des règles les plus élémentaires du journalisme. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. On se souvient par exemple des mensonges de Patrick Cohen (France Inter) et du médiateur de la radio publique sur les prétendus mensonges de Sabrina Ali Benali. Une intox reprise ensuite par d’autres médias bien comme il faut, à l’instar de Pure Medias, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui avait titré “France Inter et Quotidien piégés par une fausse interne” dans un article toujours en ligne. Inutile de s’attarder à nouveau sur les armes de destruction massive inventées en Irak ou sur les faux hackers russes du Washington Post… Les « fake news » ont la vie longue dans les médias de masse d’autant plus qu’elles font généralement bien plus de dégâts que les intox publiées par des blogs lus par quelques milliers d’internautes. La guerre en Irak en atteste.

« Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs », c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent des faits inventés, erronés ou invérifiables. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. »

Le Monde, le Décodex et la « démarche militante cachée »

 

Décodex, le moteur de recherche lancé par Le Monde pour détecter les fake news.

Il y a un peu moins d’un an, Le Monde lançait le Décodex, un moteur de recherche qui classe les sites d’information en fonction de leur fiabilité. L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut discréditer un site trouvera toujours une fausse information quelque part » écrit-il et rappelle à toute fin utile qu’il arrive également au Monde de publier des informations douteuses comme lorsqu’il relayait l’histoire des hackers russes du Washington Post. Un son de cloche à peu près similaire chez Daniel Schneidermann pour qui Le Monde est « juge et partie » et qui se demande : « de quel droit, une source d’information vient-elle dire que d’autres sources d’informations concurrentes sont fiables ou non ? Quelle est sa fiabilité ? C’est comme si on demandait à la compagnie de taxis G7 de labelliser Uber ou aux agences immobilières de dire si Airbnb est une appli cool. » Pour lui, cet outil ne convaincra que les convaincus, c’est-à-dire ceux qui tiennent le Monde en haute estime.

La page du Décodex dédiée au Monde propose, dans les liens, cet article de la rubrique “idées” publié en 2010.

Le Décodex nous met en garde contre la « démarche militante cachée » de certains sites. En pianotant sur le moteur de recherche, on comprend vite que les concepteurs de l’outil visent les sites qui n’affichent pas clairement leur orientation politique comme Nordactu ou Breizh info, situés à l’extrême-droite, qui se présentent comme des médias d’actualité locale. Sur ce point, on pourra difficilement être en désaccord.

« L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». »

On distingue d’ordinaire les médias d’opinion qui expriment les orientations d’une famille de pensée, d’un parti comme L’Humanité, Le Figaro ou Libération et les médias d’information « privilégiant les faits » réputés neutres et pluralistes comme les agences de presse (AFP, Reuters), les chaînes d’information en continu (BFMTV, LCI), les chaînes et radios généralistes (TF1, Europe 1), le service public (France Télévisions et Radio France) et la presse gratuite (CNews Matin, 20 minutes). Les créateurs du Décodex semblent d’accord avec cette distinction et rangent Le Monde, « le quotidien de référence », parmi les médias d’information. En effet, quand on tape le nom du journal dans la barre de recherche, le site propose, parmi les références, un article de la rubrique Idée intitulé « Ligne politique ? » et dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : « La “ligne politique” du journal est un mythe. Le Monde n’en a pas, n’en a jamais eu. »

Nombre d’apparitions comparé dans les médias audiovisuels réputés neutres et pluralistes entre 2002 et 2007 (tiré du documentaire “Les nouveaux chiens de garde”). Une démarche militante cachée ?

Si l’existence d’une presse d’opinion ne fait pas de doute, existe-t-il pour autant une presse véritablement neutre et authentiquement pluraliste ? Le simple fait de traiter plus ou moins souvent ou de ne pas traiter de certains sujets, de privilégier un certain angle plutôt qu’un autre, de reporter ou de ne pas reporter certains faits, de mettre tel article en une est, en soi, un choix éditorial qui reflète et véhicule déjà une certaine conception du monde. Aussi, donner la parole à tel ou tel spécialiste ou encore donner plus souvent la parole à certains « experts » plutôt qu’à d’autres ne relève-t-il pas d’une démarche militante ? C’est, en tout cas, la pratique récurrente et ancienne des radios et chaînes de télévision qui se revendiquent du pluralisme et de la neutralité. A titre d’exemple, le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » relève qu’entre 2002 et 2007, Frédéric Lordon, aujourd’hui membre des « économistes atterrés » a été invité 24 fois à la télévision et à la radio contre 572 fois pour Jacques Attali, le « sherpa » des présidents, sur la même période !

« Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels »

Entre septembre 2008 et décembre 2010, au moment de la crise des subprimes, Jean Gadrey, membre du conseil scientifique d’ATTAC (alter-mondialiste), a été invité 5 fois contre 117 fois pour Alain Minc, le « libéral de gauche » comme il se définit lui-même, qui n’avait pas du tout vu la crise venir.  Et que dire du rouleau-compresseur des grands médias audiovisuels privés et publics en faveur du « oui » pendant le référendum sur la constitution européenne, décortiqué par ACRIMED à l’époque et illustré encore récemment dans le documentaire « 2005 : quand les français ont dit non » ? Dans « DSK, Hollande, etc. », une équipe de journalistes belges s’étaient également penchés sur la couverture médiatique très favorable à François Hollande pendant les primaires socialistes de 2011. Les exemples du parti pris des médias réputés neutres et pluralistes ne manquent pas.

Qui peut juguler les fake news ?

Le principal terreau de propagation des fake news serait internet. C’est pour cette raison que des acteurs du net se sont saisis du sujet. Et pas n’importe lesquels puisqu’il s’agit des plus gros acteurs, les « Géants du Web » ou GAFA. Google et Facebook se sont associés pour lancer l’outil Cross Check en partenariat avec plusieurs médias (France 24, Le Monde, Libération). Google et Facebook ont en outre altéré leurs algorithmes pour mieux juguler les fake news. Le réseau social de Mark Zuckerberg a également décidé d’interdire de publicité les pages Facebook accusées de relayer régulièrement des fake news. Un fonds de recherche financé entre autre par Facebook, Craiglist et la Fondation Ford a été lancé. Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels. Certains y voient déjà de possibles censures politiques. Suite aux modifications des algorithmes de Google, les références de recherche depuis ce moteur de recherche quasi hégémonique vers le World Socialist Web Site, édité par le comité de la Quatrième Internationale (trotskiste) ont chuté vertigineusement. Dans un autre registre, Twitter a décidé de son côté de priver les médias russes Sputnik et Russia Today de toute publicité au motif de leur ingérence présumée dans les dernières élections présidentielles états-uniennes.

« Définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » (Fabrice Epelboin)

La commissaire européenne chargée du numérique aurait également depuis l’an dernier, dans ses cartons, un projet de création d’un comité d’experts pour lutter contre la désinformation en ligne et faire pression sur les GAFA et autres acteurs du net. Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences Po y voit un danger pour la liberté de presse et d’expression en ligne : « définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » Au début de l’année, Emmanuel Macron a, quant à lui, annoncé lors de ses vœux à la presse, une loi contre les « fake news », remettant ainsi le sujet sur le devant de la scène. La France n’est pas la seule puisque l’Italie et le Brésil sont également en train de mettre en place des mécanismes de contrôle des fausses nouvelles en mobilisant les services de la Police. Plus inquiétant encore :  le journal en ligne The Intercept nous apprend que Facebook avait supprimé certains comptes à la demande des gouvernements israélien et états-unien.

La chasse aux fake news ou le cache-sexe d’une opération de reconquête menée par les médias dominants ?

Pour les historiens Robert Zaretsky (Université de Houston) et Robert Darnton (Université d’Harvard), les « fake news » font partie du discours politique depuis l’Antiquité. Plus proches de nous, ils citent en exemples les labelles ou les « canards » sous l’Ancien Régime. Pourquoi ce phénomène devient-il aujourd’hui une préoccupation majeure ? Peut-être faut-il y voir la tentative d’allumer un contre-feu au moment où la côte de confiance des médias auprès des citoyens est au plus bas. Le baromètre TNS-Sofres pour La Croix, publié annuellement depuis 1987, révèle par exemple une baisse constante, malgré une embellie dans la dernière enquête, même si les méthodes d’enquête sont contestables. En tout cas, la chasse aux fake news est en passe de devenir une sorte de label qualité pour les médias dominants. Rien de mieux pour se relégitimer auprès du public. L’été dernier, dans une bande-annonce diffusée sur les chaînes du groupe Canal + (Bolloré), Yves Calvi faisait la promotion de « L’info du vrai », la nouvelle émission « access » de la chaîne cryptée qui remplace le Grand journal : « A l’heure des fake news, deux heures de vraie info quotidienne pour comprendre l’actu, c’est vraiment pas du luxe. » Le Figaro a quant à lui publié début novembre un article de fond au titre on ne peut plus affirmatif : « les médias traditionnels, remparts contre les fake news ». Aussi, certaines parties prenantes de cette chasse aux fake news – géants du net et grands cartels médiatiques – ont dernièrement noué de juteuses alliances stratégiques et se tiendraient, comme qui dirait, par la barbichette comme l’a bien décrypté Mediapart dans un article de décembre dernier intitulé “Comment Facebook achète la presse française“. Peut-être les relations ténues d’interdépendance qu’ils entretiennent expliquent-elles l’intérêt qu’ils ont à se serrer les coudes face à la montée des médias alternatifs et au discrédit qui frappe les médias installés.

ACRIMED / Le Monde diplomatique – dernière mise à jour : octobre 2017

Aussi, les fake news sont une polémique bien commode pour évacuer le débat urgent et nécessaire autour de l’indépendance des médias. Dans son livre « Main basse sur l’information », Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, fait un constat alarmant de l’état de la presse 70 ans après que le programme du CNR a proclamé l’exigence démocratique d’une « presse indépendante de l’Etat et des puissances d’argent ». 80% à 90% des médias privés sont aujourd’hui détenus par une poignée de grands milliardaires (Martin Bouygues, Patrick Drahi, Xavier Niel, Arnaud Lagardère, Bernard Arnault, Serge Dassault, Vincent Bolloré). La concentration n’a jamais été aussi forte et le pluralisme aussi menacé. Laurent Mauduit parle d’une double normalisation « économique et éditoriale », suivie par le service public, et d’un musèlement de la presse par les milliardaires. Il rappelle notamment le licenciement abusif d’Aude Lancelin de l’Obs (journal alors détenu par le trio Pigasse-Niel-Berger) ou encore la censure d’un reportage sur l’évasion fiscale et le Crédit Mutuel par Vincent Bolloré, le patron du groupe Canal +. Cette semaine, une vingtaine de médias et de nombreux journalistes ont d’ailleurs signé une tribune pour dénoncer les pressions exercées par le même Bolloré alors que s’ouvre un procès que le magnat a intenté contre trois journaux et les ONG Sherpa et ReAct. En matière d’information, le combat pour une presse libre et indépendante des grands intérêts industriels et financiers n’est-il pas la véritable urgence démocratique du moment ?

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Quand i-Télé relaye une étude favorable à Uber et financée par… Uber

Yani Khezzar présente sa chronique sur les revenus des chauffeurs Uber sur le plateau d’I-télé.

Le 15 décembre 2016, à l’occasion du mouvement social des chauffeurs VTC contre Uber, Yani Khezzar, l’un des journalistes-vedettes du service économie de la chaîne d’information du groupe Bolloré a proposé un focus éco sobrement intitulé Combien gagne un chauffeur Uber ? reposant sur une étude réalisée par deux chercheurs. Cette chronique de 2 minutes pose en réalité plus de questions sur le travail journalistique de la chaîne d’information qu’il n’apporte de réponses à la question qu’elle est censée éclairer. 

Tous les ingrédients sont réunis pour donner à cette courte chronique l’apparence de l’objectivité et de la rigueur journalistique : le statut de journaliste-expert en économie du chroniqueur auquel le présentateur demande un éclairage, le ton neutre adopté, les termes factuels employés, le titre simple et les incontournables tableaux et graphiques popularisés par François Lenglet qui semble toujours être la référence indépassable en matière de chroniques économiques à la télévision.

Pourquoi cette étude plutôt qu’une autre ?

Répondant à la question “simple” du présentateur en plateau : “combien gagne un chauffeur Uber ?”, l’expert consciencieux explique d’entrée de jeu que c’est un “sujet polémique” et que ”donc plusieurs chiffres circulent”. Pour nous simplifier la tâche, il a cependant sélectionné l’étude “la plus aboutie sur le sujet” qui date de mars 2016. Étant donné que le sujet est polémique et que les spécialistes qui se sont penchés sur la question ne semblent manifestement pas d’accord entre eux, n’aurait-il pas été plus judicieux de présenter ne serait-ce que deux études contradictoires en comparant les résultats et méthodes de calcul afin d’éclairer la controverse autour de cette question, et de permettre au téléspectateur de juger par lui-même ? C’est en tout cas ce qu’on est en droit d’attendre d’une chaîne qui revendique son pluralisme. Nous n’en saurons cependant pas plus sur les autres chiffres qui circulent si ce n’est qu’ils existent et nous ne saurons rien des critères qui ont amené le journaliste à retenir cette étude plutôt qu’une autre.

D’où provient l’étude ?

Yani Khezzar nous indique que l’étude retenue par ses soins a été réalisée par deux chercheurs d’HEC et de l’école d’économie de Toulouse. On peut certes deviner une certaine orientation libérale des auteurs, mais le nom de ces prestigieuses écoles et le statut de chercheur des auteurs semblent conférer à l’étude toutes les vertus de la rigueur académique.

En tapant sur Google le titre de la chronique, on trouve un article de la chaîne concurrente BFM Business appartenant à Alain Weill et Patrick Drahi, qui s’intitule La vérité sur les revenus des chauffeurs Uber. Elle reprend exactement la même étude et nous révèle enfin le nom des auteurs : il s’agit des économistes David Thesmar et Augustin Landier. Renseignements pris, il s’agit bien de deux économistes libéraux.

L’article de BFM Business s’avère être une véritable mine d’informations sur l’étude en question. En effet, un lien hypertexte contenu dans l’article renvoie à un tweet… Provenant du compte d’Uber News ! On constate alors que l’étude a été relayée par l’entreprise Uber elle-même. Si Uber relaye cette étude, c’est qu’elle lui est certainement favorable. Et pour cause. Un clic sur le lien inséré dans le tweet d’Uber News, nous redirige sur une page du blog de la Public Policy Team d’Uber qui contient l’étude en question ;  on peut lire dans les propos introductifs : « Nous avons collaboré avec deux économistes français de pointe de la Toulouse School of Economics et d’HEC afin d’analyser les données conducteur. »

L’étude “la plus aboutie” sur les revenus des chauffeurs Uber, selon les dires du journaliste du Groupe Bolloré, est donc en réalité une étude commandée par…  Uber, qui lui sert à assurer son “employer branding” en France. Alexandre Anizy, membre des économistes atterrés, n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer, sur son blog, ce qu’il appelle la « phobie déontologique » d’Augustin Landier et David Thesmar à propos de cette étude financée par Uber.

De quelle impartialité et de quelle objectivité les deux économistes engagés et rémunérés par Uber pour réaliser une telle étude peuvent-ils donc bien se prévaloir ? Est-il rigoureux de la part du journaliste d’I-télé de parler de cette étude comme d’un travail de chercheurs ? En tout cas, le téléspectateur est en droit de connaitre ces informations sur la provenance de cette étude commandée par Uber.

D’où proviennent les chiffres ?

C’est l’entreprise Uber elle-même qui a fourni aux chercheurs les chiffres qu’ils ont utilisés pour élaborer leurs calculs comme elle le précise sur son blog. On n’est jamais mieux servis que par soi-même. Dans l’article de BFM Business, Auguste Lantier explique “qu’Uber [leur] a donné accès à des données internes.” Il précise : “Ils nous ont donné accès aux chiffres anonymisés des chauffeurs qui indiquent le temps durant lequel ils sont connectés à l’appli et combien ils gagnent.” Qui peut vérifier la fiabilité et la véracité de ces chiffres ? Personne… sauf Uber. Cela ne semble émouvoir ni les chercheurs, ni les journalistes de BFM Business et d’I-télé qui reprennent allègrement des chiffres qui sont tout bonnement invérifiables. Nous n’avons plus qu’à gager qu’Uber ait été honnête.

Ces chiffres sont-ils recevables ?

Le journaliste fait défiler les chiffres calculés par les chercheurs et finit par conclure qu’un chauffeur Uber gagne en moyenne 10 euros bruts de l’heure, ce qui est donc “quasiment juste au-dessus du smic horaire qui est à 9,67 euros bruts”. De là en conclure qu’Uber paie en fin de compte correctement ses chauffeurs, il n’y a qu’un pas. C’est d’ailleurs précisément ce qu’Uber a souhaité mettre en avant en commandant cette étude.

On sait grâce à Yani Khezzar que ces chiffres ne font pas l’unanimité sans savoir précisément de quoi il retourne. C’est bien le cas comme l’explique Alain Renier dans un article publié en mars 2016 sur Alter Eco Plus, journal indépendant d’orientation keynésienne.  En effet, il estime que les résultats de cette étude sont discutables notamment parce que l’étude semble se concentrer « essentiellement sur les chauffeurs à leur propre compte ». Or, il explique que sur les 15 000 chauffeurs Uber en France, « seuls 5 300 sont, ou ont été, à leur propre compte ». Il poursuit en précisant que « les autres sont en fait employés par des sociétés qui ont raflé le gros des licences de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) délivrées par l’administration, et dont le nombre a été gelé en 2015 par le gouvernement pour répondre à la colère des taxis ». Ces sociétés « captent aussi en contrepartie une part des revenus dégagés par l’activité ». Et de conclure : “Il y a donc peu de chances pour que ces chauffeurs employés par les compagnies de VTC, qui constituent le gros des effectifs, atteignent les niveaux de revenus annoncés dans l’étude”.

Il n’est pas certain que le téléspectateur sache réellement combien un chauffeur Uber gagne après avoir regardé le focus éco de M. Khezza. Le diable se trouve dans les détails. D’où l’importance de rester vigilants en ce qui concerne les chiffres avancés par les médias de masse, et vérifier par soi-même la provenance des données qu’il faut croiser avec d’autres sources. En somme, faire un travail de journaliste. On peut lire sur le site d’I-télé que “l’expertise, la rigueur et les échanges de points de vue sont au cœur de [sa] promesse éditoriale”. La promesse n’est manifestement pas tenue. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.