Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017