Comment Podemos a mis les drapeaux rouges au placard

A l’approche du prochain Congrès du parti prévu en février, les débats s’intensifient au sein de Podemos quant à la stratégie à adopter pour les années à venir. Cet article propose de s’extraire un moment de cette actualité brûlante pour revenir sur l’un des éléments qui a fait le succès de Podemos, sa stratégie de rupture avec les codes traditionnels de la gauche radicale.

Dans un article paru dans la prestigieuse New Left Review en mai-juin 2015, Pablo Iglesias dresse un portrait de Podemos et dépeint une formation politique qui a su renouveler le répertoire de la gauche radicale pour s’imposer dans le paysage politique espagnol. Au cœur du projet porté par Podemos, puisant à diverses sources théoriques, on trouve une prise de distance à l’égard des symboles et des références de la gauche traditionnelle jugés inopérants.

Un constat lucide : la défaite historique de la gauche

Toute opération de reconstruction politique du camp progressiste doit passer par un examen critique de la situation des gauches à l’entrée du XXIe siècle. C’est en substance le message délivré par Pablo Iglesias dans les premières lignes de son article pour la NLR. Le politiste espagnol cite l’historien britannique Perry Anderson : « Le seul point de départ concevable aujourd’hui pour une gauche réaliste consiste à prendre conscience de la défaite historique ».

Le constat qui préside à la création de Podemos est celui d’un effondrement concomitant des logiciels social-démocrate et communiste. La social-démocratie européenne, bercée dans les années 1990 par les théoriciens de la « Troisième voie », a abandonné tout projet d’émancipation collective pour adhérer au libéralisme économique. François Mitterrand en France, Felipe Gonzalez en Espagne, Gerard Schröder en Allemagne ou Tony Blair au Royaume-Uni incarnent à leur manière une gauche partie prenante de la globalisation financière et du processus de dérégulation des économies européennes.

Face à cette dilution de la social-démocratie dans le consensus néolibéral, la gauche radicale de tradition communiste s’est quant à elle retrouvée désarmée suite à la chute de l’Union soviétique et à la fragmentation du monde ouvrier. Son poids électoral s’est réduit considérablement, et l’ensemble de ses référentiels ont été disqualifiés symboliquement. Révolution et lutte de classes, deux concepts pourtant structurants au cours du XXe siècle, tendent aujourd’hui à être relégués dans la catégorie « folklore gauchisant ».

Machiavel contre Ned Stark

La pensée de Machiavel, source d'inspiration pour Pablo Iglesias
La pensée de Machiavel, source d’inspiration pour Pablo Iglesias

« J’ai la défaite tatouée dans mon ADN. Mon grand-oncle a été fusillé, mon grand-père a été condamné à mort et a passé cinq ans en prison, mon père a été en prison, mes grands-parents ont connu l’humiliation des perdants d’une guerre civile, ma mère a milité dans la clandestinité ». C’est par l’évocation de son histoire familiale, entrant elle-même en résonance avec les traumatismes d’une gauche espagnole marquée au fer rouge par la guerre civile et le franquisme, que Pablo Iglesias affiche fermement sa volonté de conjurer un cycle de défaites : « Je ne supporte pas de perdre. Avec plusieurs camarades, toute notre activité politique est consacrée à penser comment on peut gagner ».

Pablo Iglesias et les intellectuels à l’origine de Podemos subordonnent en effet l’ensemble de leurs réflexions à un impératif stratégique : la victoire électorale. Le secrétaire général de Podemos emprunte à Machiavel son éthique de l’efficacité politique : L’important en politique n’est pas tant de détenir la vérité ou de défendre les idées les plus justes, mais d’accéder au pouvoir pour les faire triompher, et ce par tous les moyens.

Les instigateurs de Podemos, inconditionnels adorateurs de la série Game of Thrones, n’hésitent pas à opposer la figure du prince machiavélien à celle de Ned Stark, qui perd sa tête à la fin de la première saison faute d’avoir su manier les codes du monde – particulièrement vicieux – qui l’entoure. Entre les lignes, le patriarche de la famille Stark, qui incarne la droiture morale et la justice, est ainsi subtilement comparé à la gauche radicale traditionnelle : malgré un diagnostic lucide sur les ravages du capitalisme néolibéral et des propositions légitimes pour y remédier, celle-ci se montre dramatiquement incapable de faire gagner ses vues.

Lors d’un discours devenu populaire sur les réseaux sociaux, Pablo Iglesias enfonce le clou avec ironie : « Tu peux porter un t-shirt avec la faucille et le marteau. Tu peux aussi porter un grand drapeau qui s’étale sur des mètres et des mètres, puis rentrer chez toi pendant que l’ennemi se moque de toi. Parce que le peuple, les travailleurs, le préfèrent lui. Ils le comprennent quand il parle, alors que toi ils ne te comprennent pas. Alors oui, peut-être que c’est toi qui a raison, et tu pourras demander à tes enfants d’inscrire sur ta tombe ‘il a toujours eu raison, bien que personne ne l’ait su’ »

Une gauche des drapeaux rouges condamnée à la marginalité

Si Pablo Iglesias se montre particulièrement critique à l’égard de la gauche radicale traditionnelle, c’est qu’il est lui-même issu de ses rangs et a pu constater de l’intérieur son incapacité à se renouveler. Il a longuement milité aux Jeunesses Communistes, dès l’âge de 14 ans. Très engagé au début des années 2000 dans la mouvance altermondialiste – à laquelle il consacre plusieurs travaux académiques, il a également travaillé en tant que conseiller en communication pour Izquierda Unida, assistant même son secrétaire général Cayo Lara lors de la campagne pour les élections générales de 2011.

Dans son article pour la New Left Review, il explique que la naissance de Podemos doit en réalité beaucoup à la fin de non-recevoir opposée par Izquierda Unida à sa proposition d’organiser des primaires citoyennes communes en vue des élections européennes. En lançant l’initiative Podemos en dehors des appareils déjà existants, Pablo Iglesias s’est doté d’amples marges de manœuvre pour opérer une distanciation à l’égard de la matrice stratégique de la gauche radicale. L’objectif est tout indiqué : sortir de la marginalité.

Comme le rappelle Alexis Gales dans un article de la revue Ballast, l’échelle gauche/droite est une construction historique et contingente, une carte mentale qui fournit des coordonnées pour se repérer dans la diversité des projets et des organisations politiques. Ce clivage fondateur est également à l’origine d’un ordre politique, qui répartit des positions sur un axe selon une logique tout sauf neutre : il assigne des étiquettes plus ou moins valorisantes, des brevets de respectabilité. Tout ce qui se rapproche du centre est tendanciellement associé à la modération et à la raison, tandis que tout ce qui se situe aux bornes de l’axe politique – aux « extrêmes » – est apparenté à l’excès.

L’assignation de la gauche radicale à un espace marginal sur l’échelle politique est renforcée par l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. Le rapprochement idéologique du centre gauche et du centre droit sur la base d’un consensus libéral s’accompagne de procédés de délégitimation mécanique des projets alternatifs, englobés sous des qualificatifs dépréciatifs tels qu’« extrémistes » ou « populistes ». La gauche radicale est présentée comme l’héritière directe du communisme, donc de l’URSS, donc de Staline – ou dans une version contemporaine de l’épouvantail, de la Corée du Nord.

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©Ahora Madrid

Pour Pablo Iglesias, la gauche commet une erreur fondamentale en acceptant la position assignée par ses adversaires. Face à ces logiques de disqualification, elle tend en effet à se replier sur elle-même, à mettre en avant son histoire et ses symboles comme une forme de résistance au mépris des puissants : « Ce n’est pas un groupe de gens qui chantent l’Internationale qui va transformer le pays. J’aimerais bien, parce que c’est de là que je viens moi aussi (…) L’obligation d’un révolutionnaire, c’est de gagner. Un révolutionnaire n’est pas appelé à protéger des symboles, une identité, ce n’est pas un curé qui cherche la catharsis collective dans une messe avec ses disciples », explique Iglesias. Les drapeaux rouges, la faucille et le marteau, les chants révolutionnaires, qui sont des marqueurs identitaires et des sources de gratification symbolique pour les militants conscients d’appartenir à une culture politique commune, constituent du pain bénit pour leurs adversaires qui n’ont qu’à s’en saisir pour les discréditer.

Occuper la centralité de l’échiquier politique

Pour les fondateurs de Podemos, il s’agit donc d’éviter tout ce qui est susceptible d’identifier le parti à la tradition communiste politiquement et symboliquement défaite. Finis donc les drapeaux rouges, définitivement rangés au placard. L’ambition est désormais d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». Le terme de « centralité » régulièrement employé par Pablo Iglesias n’a strictement rien à voir avec un centrisme idéologique qui réfuterait les clivages et piocherait à droite comme à gauche, contrairement à ce qui a parfois été avancé par des commentateurs espagnols. Il renvoie à l’idée d’occuper une place centrale – par opposition à marginale – dans le paysage politique : disputer à l’adversaire la fixation des termes du débat, quitte à accepter de s’aventurer sur son terrain pour mieux en subvertir les codes.

Un exemple de cette stratégie a été fourni par Pablo Iglesias lors de la visite du roi Felipe VI au Parlement européen en avril 2015. Alors que les eurodéputés étaient tous invités à saluer le roi d’une poignée de main, les élus d’Izquierda Unida, fidèles à leur tradition républicaine, ont décidé de boycotter la rencontre. Pablo Iglesias a quant à lui choisi d’y prendre part, mais pas de n’importe quelle manière. Dérogeant quelque peu au protocole, il s’est présenté devant les caméras muni d’un coffret des quatre saisons de Game of Thrones, qu’il a soigneusement offert au roi, arguant qu’elle lui fournirait les clés pour comprendre la crise politique espagnole. Tandis que personne n’a retenu l’absence d’Izquierda Unida, la démarche du leader de Podemos a fait les gros titres. Une manière pour le parti de trouver un équilibre entre l’attitude d’auto-exclusion d’Izquierda Unida et la déférence des partis traditionnels qui sacralisent la monarchie.

Cette bataille pour la centralité est cruciale. Elle vise à installer Podemos comme une figure incontournable du débat politique, à obliger les adversaires à se positionner par rapport à son discours et à ses thèmes de prédilection. Comme le souligne Juan Carlos Monedero, « La centralité, c’est en finir avec les pièges qui nous conduisent à nous battre pour des étiquettes ». Plutôt que de disputer au Parti socialiste le monopole de la « vraie gauche », il est préférable de renverser les coordonnées du jeu politique, de faire en sorte que la majorité des citoyens désorientés et frappés par la crise trouve une expression politique qui ne soit pas cantonnée aux marges.

Au-delà de l’axe gauche/droite, un nouveau récit politique

Occuper la centralité du paysage politique suppose de prendre conscience de l’exceptionnalité de la situation politique actuelle.  « Indépendamment de ce que nous sommes, les deux métaphores gauche et droite ne permettent pas d’impulser le changement dans nos sociétés » selon Iglesias.  Dans un contexte de brouillage des clivages idéologiques, lié à la convergence des partis sociaux-démocrates et des partis de droite traditionnels vers un « extrême-centre » libéral, apparait un vide qui peut être occupé par de nouvelles constructions politiques fort différentes les unes des autres : Marine Le Pen en France, Donald Trump aux Etats-Unis, le Mouvement 5 étoiles en Italie, Podemos en Espagne.

C’est ce que Pablo Iglesias comme Iñigo Errejón qualifient de « moment populiste » : alors que l’hégémonie néolibérale vacille et que le mécontentement populaire ne trouve pas de canalisation dans les partis existants, l’enjeu consiste à proposer de nouvelles identifications collectives susceptibles de séduire une majorité de citoyens au-delà des appartenances politiques traditionnelles. Au clivage gauche/droite, Podemos substitue l’opposition entre le peuple (« la gente » : les gens) et la caste, entre la démocratie et l’oligarchie. La formalisation de ces nouvelles lignes de fracture constitue le fondement d’une stratégie populiste directement inspirée des thèses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe – sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article.

"Nous sommes pas de gauche, nous ne sommes pas de droite, nous sommes ceux d'en bas et nous venons chercher ceux d'en haut"
“Nous ne sommes pas de gauche, nous ne sommes pas non plus de droite, nous sommes ceux d’en bas et nous venons chercher ceux d’en haut”

Le pari réalisé par Podemos est d’articuler une diversité de demandes sociales autour de revendications « de sens commun » – la démocratie, la lutte contre la corruption, la défense des services publics et des droits sociaux. « Ce qui est certain, c’est qu’une grande majorité des citoyens subit la crise : les enfants sont obligés d’émigrer, tu perds ton travail, tu perds ta maison, on gèle ton salaire, on te restreint l’accès aux urgences, ta qualité de vie se dégrade (…) tous les gens décents ont ça en commun, on souhaite que personne ne soit expulsé de chez lui sans solution de relogement, que personne ne se retrouve sans chauffage en hiver, on ne veut pas des boulots de merde. L’appel à la centralité, c’est écarter ce qui nous sépare, pour prêter attention à toutes ces choses urgentes qui font qu’on est en train de perdre notre démocratie », résume Juan Carlos Monedero.

Ces revendications prennent forme dans un récit politique mobilisateur qui, là encore, contraste avec les référentiels habituellement maniés par la gauche radicale espagnole. Alors qu’Izquierda Unida fait de la IIIe République la matrice de son discours, Podemos – dont les initiateurs sont toutefois profondément républicains –  préfère centrer le sien sur l’amplification de la démocratie plutôt que de s’aventurer sur un champ de bataille qui, selon Pablo Iglesias, risquerait de les identifier à la gauche traditionnelle et de les éloigner d’une majorité de citoyens. Si les drapeaux républicains n’ont pas disparu des meetings de Podemos, la « question républicaine » chère à la gauche communiste est placée au second plan, au profit de la « question démocratique » jugée plus urgente.

Au cœur du récit politique de Podemos, on trouve ainsi une analyse de l’état de la démocratie espagnole : le « régime de 1978 », issu de la Transition démocratique, est à bout de souffle. Les institutions ont été confisquées aux citoyens par une caste qui gouverne en faveur d’une minorité de privilégiés. Face à cette crise de régime, le mouvement des Indignés surgi en 2011 (appelé « 15-M » en Espagne) signifie alors le début d’une « nouvelle Transition », vers une démocratie débarrassée de la corruption et de la mainmise des pouvoirs économiques. Pour schématiser, le 15-M remplace la République en tant que référence mobilisatrice. L’objectif affiché par Podemos est de transformer  l’indignation exprimée par les citoyens espagnols en changement politique. Pablo Iglesias pointe régulièrement l’existence d’une majorité sociale en décalage avec les élites au pouvoir, opposant à ces derniers  l’Espagne qui vient – Podemos est la première force politique chez les moins de 45 ans. Dans son discours prononcé à l’occasion de l’investiture de Mariano Rajoy en octobre 2016, il s’adressait au chef du gouvernement en ces termes : « Permettez-moi de vous dire que votre attitude fera de cette législature un épilogue ».

Podemos et Izquierda Unida, des relations complexes 

Quelques jours auparavant, lors du premier vote d’investiture, Pablo Iglesias démarrait son discours au Congrès par un vibrant hommage aux Brigades internationales, ces « combattants de la liberté et de la démocratie » venus prêter main forte aux Républicains espagnols en 1936. Signe parmi d’autres – comme ses références notables au mouvement ouvrier dans plusieurs discours de campagne – que le secrétaire général de Podemos reste malgré tout profondément attaché à l’histoire de la gauche espagnole.

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Pablo Iglesias et Alberto Garzon ©Podemos

Les relations entre Podemos et Izquierda Unida sont d’ailleurs plus complexes qu’il n’y parait. Dans les premiers mois d’existence du parti, Pablo Iglesias a dû essuyer de vives critiques de la part de dirigeants communistes qui lui reprochaient de masquer un projet ambigu derrière une opération de dépoussiérage marketing. Cayo Lara, coordinateur fédéral d’IU jusqu’en juin 2016, accusait ainsi Podemos de « vendre du vent ». En juin 2015, Pablo Iglesias se montrait à son tour très dur à l’égard de la « vieille gauche », fustigeant la figure du « gauchiste aigri », qui se complaît dans la « culture de la défaite » et préfère « se contenter de ses 5% et de son drapeau rouge ». Les rapports entre les deux formations se sont néanmoins grandement améliorés, sous l’impulsion du nouveau coordinateur fédéral d’IU, le jeune Alberto Garzón qui n’a jamais caché son amitié avec Pablo Iglesias. Au mois de mai 2016, les deux leaders officialisaient ainsi la candidature commune de Podemos et d’Izquierda Unida aux élections générales du 26 juin, sous l’étiquette Unidos Podemos.

Pablo Iglesias a aussi pu compter sur le soutien ostensible de certains poids lourds de la gauche communiste, comme Manolo Monereo ou Julio Anguita, leader emblématique d’IU dans les années 1990. L’apparition surprise de ce dernier lors d’un meeting de Pablo Iglesias à Cordoue a fait figure d’un véritable passage de flambeau : « C’est l’année 1977, Pablo », murmurait-il au secrétaire général de Podemos, en référence aux débuts de la Transition démocratique  et à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le pays.

Revenir sur la manière dont Podemos s’est détaché des symboles de la gauche radicale permet de mieux comprendre la teneur de débats actuels au sein du parti. Le rapprochement avec Izquierda Unida, qui ne fait pas l’unanimité, est l’un des nombreux objets de discussion. Les proches d’Iñigo Errejón, partisans d’une ligne populiste résolument transversale, s’inquiètent de voir Pablo Iglesias possiblement renouer avec les réflexes identitaires d’une gauche traditionnelle dont il a pourtant théorisé l’inefficacité.

 

Crédit photos :

http://www.rtve.es/alacarta/videos/los-desayunos-de-tve/desayunos-tve-pablo-iglesias-secretario-general-podemos/3181994/ 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Machiavel

http://www.slate.fr/story/98821/gauche-radicale-laclau

https://elmundodeloslocos.wordpress.com/2015/02/13/monedero-al-espia-desde-su-escondite-en-el-metro-si-asumo-algun-cargo-sera-porque-me-doblen-el-brazo/