Le « droit à l’existence et aux moyens de la conserver » comme principe régulateur d’une « économie politique populaire » – Entretien avec Florence Gauthier

La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen à été âprement débattue et combattue dès 1789. Au coeur des controverses qu’elle a engendrées, on trouve la question des droits économiques et sociaux. L’existence de ceux-ci a été vivement contestée par de nombreux courants de pensée, des physiocrates aux néolibéraux. À l’inverse, pour les héritiers de Robespierre et des sans-culottes, les Droits de l’Homme incluent des droits économiques et sociaux ; ils théorisent le “droit à l’existence” et la mise en place d’une “économie politique populaire” pour le concrétiser. Cette économie, qui implique une limitation du droit de propriété, a pour fonction de garantir à chacun les moyens de subsister. Florence Gauthier est historienne et Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII, elle est l’auteure de nombreux travaux sur la Révolution Françaises et co-anime le site revolution.francaise.net.

LVSL – Vos travaux sur les Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti mettent en lumière la philosophie du droit naturel dans la Révolution française. Vous y avez consacré plusieurs ouvrages, La Guerre du blé au XVIIIe siècle ; Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, 1789-1795-1802 L’Aristocratie de l’épiderme, le combat des Citoyens de couleur, 1789-1791 et un n° spécial « Droit naturel », de la revue Corpus en 2013. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette Déclaration des Droits Naturels de l’Homme et du Citoyen ?

Florence Gauthier – Historienne des Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti, je me suis intéressée aux questions agraires en étudiant la communauté villageoise, son système agraire communautaire, sa gestion des droits d’usage sur les biens communaux, ses modes de résistance aux usurpations seigneuriales et ses pratiques démocratiques, avant et pendant la Révolution française. J’ai rencontré encore l’offensive des économistes physiocrates qui, dans les années précédant la Révolution de 1789 ont cherché à détruire cette propriété communale et à introduire des rapports de type capitalistes dans le marché des denrées de première nécessité, à commencer par celui des subsistances. Je me suis tournée vers les colonies esclavagistes pour comprendre la Révolution de Saint-Domingue/Haïti et les politiques coloniales qui s’affrontaient pendant la Révolution et c’est ainsi que j’ai constaté que les archives des couches populaires de la société, comme celles des catégories supérieures, s’intéressaient toutes à la question des droits de l’homme, soit pour les défendre, soit pour les combattre.

Bonnet rouge de la liberté
Bonnet rouge de la liberté

J’ai alors porté mon attention sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclarait des « droits naturels et imprescriptibles ». Je suis partie à la recherche de « ces droits naturels » parce que je ne trouvais guère de références explicites à ce sujet. Et pour cause ! En 1789, la Convocation des Etats généraux, réunis pour le 1er mai à Versailles comme le voulait la tradition, se sont transformés en Assemblée nationale constituante le 20 juin suivant, lorsqu’une majorité de députés s’est formée pour imposer au roi une constitution : ce fut l’Acte I de la Révolution, juridique ici, par le remplacement des Etats généraux convoqués par le roi, en une assemblée constituante élue par tous les sujets du Royaume. Puis, lorsque le roi refusa la constitution et tenta la répression contre les députés, le peuple, qui s’était impliqué en rédigeant ses doléances, s’arma pour se protéger lui-même. On était au début du mois de juillet.

Partout dans le pays, à la vitesse du tocsin qui prévenait les villages voisins, les gens s’armaient avec ce qu’ils trouvaient sous la main et les paysans se rendirent au château, exigèrent les titres de propriété seigneuriale et les brûlèrent, réclamant la suppression des rentes féodales. Le pouvoir municipal fut pris par les insurgés qui formèrent spontanément des gardes nationales de citoyens. Résultat : le mouvement dura trois semaines environ, le pays était transformé : la grande institution de la monarchie s’était effondrée car les responsables locaux, les intendants du roi, prirent la fuite et les gouverneurs militaires se firent tout discrets…

“La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif.”

Une des premières mesures révolutionnaires fut le vote par l’Assemblée constituante de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789. Ce texte était le Manifeste de la Révolution, votée à l’unanimité par une Assemblée qui venait d’être sauvée par l’insurrection populaire. Que disait-il ? Je vais tenter de préciser ce qu’il y a dans le cœur de ce manifeste. La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif. Le législatif représente l’expression de la conscience sociale et est constitué de l’ensemble des textes de la constitution votés par l’assemblée des députés, sous le contrôle effectif des citoyens.

Et en effet, le système électoral communal depuis le Moyen-âge, permettait ce contrôle effectif et voici comment : le député élu était un commis de confiance, choisi par les électeurs et responsable devant eux. Chargé d’une mission, ce commis de confiance devait en rendre compte à ses électeurs et, en 1789 par exemple, les mandataires étaient entretenus durant leur mission par leurs mandants. Enfin, si ces derniers considéraient que leurs mandataires avaient perdu leur confiance, ils étaient rappelés et tout simplement remplacés.

Mais je reviens au droit naturel.

La notion de « droit naturel » a été retrouvée au XIIe siècle et précisée par Gratien, juriste à l’Université de Bologne qui a repris les termes de droit naturel à l’ancien droit romain, en leur donnant une nouvelle signification afin d’exprimer la spécificité de ce mouvement venu de la société entière, pour la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaine[1].

Gratien définit ce droit naturel comme un complexe de droits et de pouvoirs. Résumons :

– Un sentiment d’indignation connu de toute personne qui subit une violence et réclame justice.

– Un droit à la pensée critique et un pouvoir exercé selon la raison humaine.

– Gratien l’a décliné en « droit naturel de liberté qui appartient à tout être humain » : et voilà l’égalité qu’il définit comme la réciprocité de ce droit de liberté et de résistance à l’injustice et à l’oppression. Cette réciprocité, ou égalité, exprime la relation à l’autre et aux autres. On le voit, il s’agit bien d’un droit individuel ou personnel puisqu’il appartient à chaque être humain et réciproque parce qu’il prend en compte la relation à l’autre : l’autre a les mêmes droits que moi, j’ai le devoir de les respecter.

“C’est au Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen.”

Les idées d’unité du genre humain et les termes de droit naturel viennent de l’antiquité grecque et romaine, héritage d’une société plus ancienne encore, puisque l’esclavage antique a contré le droit naturel de naître libre. Mais cette notion est là, à la fois offerte et niée, dans le droit romain : on la trouve dans la principale source du droit romain que nous conservions, le Code Justinien (VIe s.), dans la partie intitulée Digeste, Livre 1.

Mais ce fut au Moyen-âge, depuis la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen. Ce fut un tournant dans l’histoire du droit, que de concevoir ce droit naturel justifiant la résistance à l’oppression.

LVSL – Gratien a laissé le Decretum, écrit vers 1140, dans lequel on trouve le droit à l’existence des pauvres, mais ce droit est en rapport avec le droit de propriété, de quoi s’agit-il ?

Florence Gauthier – Retournons au droit romain pour mieux comprendre cette question du droit à l’existence des pauvres, qui est en effet un droit de propriété. On y rencontre l’idée que l’usage des choses qu’offre le monde est commun au genre humain et les sociétés humaines doivent organiser cet usage qui est à la fois commun et privé. Un exemple : un paysan cultive une terre qui est commune à la société, mais les fruits de son travail lui appartiennent ; ou un chasseur chasse dans le bois commun et consomme le produit de sa chasse, etc

Le droit de propriété des biens matériels n’est pas considéré comme un droit naturel, à la différence des droits à la vie, à la liberté, à la résistance à l’oppression. L’exercice du droit de propriété relève d’une décision de la société politique qui réserve tels biens en commun, tels autres biens à des personnes privées. Mais, que les biens soient distribués à des particuliers ou à des collectivités, ils le sont sous condition de restitution en cas de nécessité. Il n’y a donc pas de propriété privée exclusive en ce qui touche à la répartition des biens matériels.

“Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là, d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. “

Gratien discute la question du droit des pauvres. Ecoutons-le :

« Nourrissez les pauvres, si vous ne le faites pas, vous les tuez » écrit-il dans le Decretum[2].

Les pauvres doivent être aidés parce qu’en tant qu’êtres humains, ils ont droit à leur part des biens de ce monde. En temps de détresse, la propriété privée a des devoirs vis-à-vis des autres et les pauvres ont un droit sur le superflu des riches. Un pauvre qui vole un riche ne fait que reprendre sa part du bien commun, écrit encore Gratien. Le droit à l’existence et aux moyens de la conserver est donc bien un devoir de la société selon la conception du droit naturel médiéval.

Prenons l’exemple de l’hospitalité partageuse. Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là et d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de périodes de misère au Moyen-âge, il y a eu des épidémies, des guerres dévastatrices, des accidents climatiques, mais la société a organisé des moyens d’accueil et d’entraide, au niveau local pour s’en défendre.

LVSL – On présente ordinairement les droits économiques et sociaux comme des idées récentes ; il semble, au contraire, qu’elles existent depuis bien longtemps. Toutefois, ces droits ont du être contrés de façon virulente et donner lieu à des luttes intenses, comme le laisse penser la puissante offensive actuelle contre les politiques de protection sociale…

Florence Gauthier – La conception d’un droit naturel partageux a été dominante au Moyen-âge. Elle a cependant été contrée par des courants de pensée qui refusaient d’aborder la place du genre humain dans la nature et dans la société, de cette manière partageuse entre chacun de ses membres. Nous connaissons bien ces adversaires du partage, qui ont organisé des systèmes qui réussirent à s’imposer. Prenons celui que nous connaissons le mieux et qui domine depuis le début du XIXe siècle : le capitalisme impérialiste, qui peut prendre encore des formes variées, bien qu’il tende à l’uniformisation. Il est apparu depuis la conquête du Nouveau monde, appelé ensuite Amérique, et s’est développé peu à peu, lorsqu’une poignée d’Européens réussit, par un concours de circonstances favorables, à mettre la main sur un continent énorme, qui est devenu leur champ d’expériences les plus criminelles : violences, massacres, pillages, extermination des peuples « indiens », puis déportation de captifs africains mis en esclavage en Amérique.

Bartolomé de las Casas

De nombreux Espagnols ont réagi avec vigueur, dès 1492, à ces violences et ont fait avancer la théorie du droit naturel, d’une part en dénonçant cet impérialisme nouveau, qualifié de crime contre les droits de l’humanité, et d’autre part en jetant les bases d’une alliance cosmopolitique défendant les droits naturels des peuples et des gens contre les conquêtes. Ce furent Las Casas et Vitoria à l’Université de Salamanque[3], au début du XVIe siècle qui le théorisèrent, ce qui fut repris et développé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Mais je n’ai pas le temps de développer cette question importante, ici, et je poursuis sur le droit à l’existence, avec toutefois en toile de fond, ce courant de droit naturel cosmopolitique refusant l’impérialisme.

Les conséquences du capitalisme impérialiste commencèrent à se faire sentir dès le XVIe siècle et de nombreuses révolutions, qui cherchaient à s’en libérer, se succédèrent, au nom du droit naturel dans cet espace ouest-européen. Je rappelle rapidement l’Indépendance hollandaise qui rejeta la domination espagnole au bout d’un siècle de résistance, puis la première Révolution d’Angleterre de 1640, qui vécut l’expérience d’un mouvement populaire faisant campagne pour une Constitution démocratique, éclairée par une Déclaration des droits naturels (birthrights en anglais, droits de naissance). John Locke en fut l’héritier et offrit, avec ses Deux Traités de gouvernement, en 1690, une théorie politique critique, qui nourrit le siècle suivant et inspira un renouveau de la pensée du droit naturel, largement diffusé par les Lumières au siècle suivant.

Portrait de Montesquieu
Portrait de Montesquieu

Voici comment Montesquieu abordait la question du droit à l’existence dans L’Esprit des Lois, en 1757. Il constatait l’expropriation des paysans de son temps et l’accroissement du nombre de misérables, et prenait la défense d’une redistribution de la propriété et des droits sociaux pour assurer le droit à l’existence :

« Quelques aumônes que l’on fait à l’homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’état , qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne nuise pas à la santé[4] »

Il est clair que Montesquieu connaît la philosophie du droit naturel et pense dans ce cadre : la société politique doit assurer le partage des biens afin que chacun ait accès à sa part des choses du monde et que cette part ne soit pas accaparée par une minorité sans scrupules. Tel est, selon, lui, le rôle d’une société politique et de son gouvernement.

Mably, critique perspicace du capitalisme naissant au XVIIIème siècle.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Mably fut un critique perspicace de l’économie politique des puissances européennes de son temps. Grand connaisseur des économistes écossais et, en France, des physiocrates et des turgotins, il constatait les résultats dévastateurs des expérimentations de cette économie politique, qui tendait à polariser les sociétés en une mince couche de plus en plus riche et une classe de bas salariés et de chômeurs de plus en plus misérables. Mably expose son rejet de l’esclavage, propre à la pensée du droit naturel, et le compare à la misère des sociétés modernes européennes : « Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? »

La misère lui apparaît comme une forme d’exclusion à l’accès aux droits sociaux et politiques. L’objectif premier est alors d’en proscrire la cause : « La mendicité déshonore et affaiblit un gouvernement. Les aumônes des riches ne réparent pas le mal ; et si vous ne voulez pas que les vices du riche profitent des vices des pauvres, proscrivez la pauvreté » [5]

Comment ? En renonçant aux politiques conquérantes en ouvrant un processus de décolonisation, réclamé à l’époque dans plusieurs colonies européennes et, à l’intérieur, en menant une politique capable de renouer avec les principes d’une société politique qu’il estime élémentaires, c’est-à-dire ceux du droit naturel, en commençant par rétablir un pouvoir législatif réellement représentatif de la société, afin qu’elle puisse délibérer et répondre aux problèmes qui se posent à elle.

Or, la monarchie, sans les avoir supprimés, ne convoquait plus les Etats généraux en France depuis le XVIIe s, raison pour laquelle on la qualifiait, à juste titre, de « despotique ». Mably réclama la convocation de cette vieille institution, afin qu’elle reprenne l’exercice du pouvoir législatif délibérant et ouvre des débats publics. Et, en 1789, la monarchie en crise profonde, en vint à convoquer les Etats généraux, choisissant une solution politique pour répondre aux graves problèmes qui s’imposaient alors.

LVSL – Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?

Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »[6] Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.

Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.

Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.

Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.

La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.

Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :

« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » [7]

On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.

Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » [8]

Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.

Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.

A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…

Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :

« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »

La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.

« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »

La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.

« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »

Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.

Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » [9]

La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.

“La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles”

On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».

Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.

La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :

« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».

Notes :

[1] Sur la réapparition du droit naturel au Moyen-âge, voir Bryan Tierney, The Idea of Natural Rights, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, 1997, Part 1 ; compte-rendu par F. Gauthier in revue Médiévales, n° 57, 2009, p161-172.

[2] Tierney, ibid., Chap. 2 pour les citations de Gratien.

[3] Sur Las Casas et Vitoria, voir Marcel Bataillon, Etudes sur Las Casas, Paris, Institut d’Etudes Hispaniques, 1966 et le même avec André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, Julliard, Coll. Archives, 1971.

[4] Montesquieu, L’Esprit des Lois, (1757) Paris, 1951, Gallimard, La Pléiade, XXIII-29, p. 712. 

[5] Mably, De la législation ou principes des lois, 1776, Paris, Desbrières, 1794, t. 9, chap. 4, p. 216 et chap. 2, p. 51.

[6] Les Constitutions de la France, Jacques Godechot éditeur, Garnier-Flammarion, p. 33. Pour une histoire générale de la Révolution voir Albert Mathiez, La Révolution française, (1927) Paris, Bartillat, 2013. 

[7] Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, 2004, La Fabrique, textes choisis, « Discours sur les subsistances », p. 183.

[8] Ibid., p. 183

[9] Robespierre, ibid., « Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen », 24 avril 1793, p. 231.

Le véritable crime de Robespierre : avoir défié la toute-puissance des riches

L’écrivain Mme de Staël, fille du richissime banquier Necker et farouchement hostile à la Révolution française à partir de 1792, écrit à propos de Robespierre : « ses traits étaient ignobles, ses veines d’une couleur verdâtre ». Ce portrait correspond à l’image que l’on se fait généralement de Robespierre : celle d’un pâle sanguinaire, d’un guillotineur cadavérique. Mme de Staël ajoute une précision intéressante : « Sur l’inégalité des fortunes et des rangs, Robespierre professait les idées les plus absurdes ». Quelles étaient ces idées ?


Declaration des Droits de l' Homme et du citoyen (la monarchie tient les chaines brisees de la tyrannie , le genie de la nation tient le sceptre du pouvoir). Peinture attribue a Jean Jacques Francois Barbier dit l'Aine ( 1738-1826 ), 1789. Huile sur bois. Dim : 0,71 x 0,56m. Paris, Musee Carnavalet.

En 1789, la France est ravagée par une terrible crise sociale ; la ville de Paris compte 70,000 indigents pour 600,000 habitants. La grande Révolution qui a bouleversé le monde contemporain vient tout juste de commencer ; les députés proclament à cor et à cris le triomphe de la “liberté“, et en premier lieu de la liberté économique. L’Assemblée Nationale abolit les corporations, ce qui permet aux propriétaires de fixer librement les salaires de leurs employés et les prix de leurs marchandises ; le prix du pain monte en flèche… Lorsque les travailleurs pauvres protestent, durement frappés par ces lois, on leur impose le silence à coups de fusil. Les rassemblements de travailleurs sont proscrits ; « interdiction est faite aux ouvriers de se coaliser pour enchérir leur travail » (c’est-à-dire défendre leur salaire), précise la loi Le Chapelier de 1791, composante d’un arsenal législatif visant à réprimer les mobilisations ouvrière et paysannes.

Robespierre, le grain de sable dans l’engrenage

AN
L’Assemblée Nationale française. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale rencontre l’opposition quasiment systématique d’un député assis à la gauche de l’hémicycle. Il s’agit de Robespierre, que l’on surnomme « l’Incorruptible », entouré de ses compagnons jacobins. À chaque fois qu’il prend la parole, c’est pour rappeler aux députés la contradiction entre les Droits de l’Homme qu’ils prétendent défendre et les lois qu’ils mettent en place. L’Assemblée accorde le droit de vote aux citoyens ; mais seulement à condition qu’ils ne soient pas pauvres. «Sois riche à quelque prix que ce soit ou tu ne seras rien dans la cité ! », résume laconiquement Robespierre. Face aux troubles publics, l’Assemblée crée une Garde Nationale chargée de réprimer les protestations ouvrières et paysannes ; elle n’est ouverte qu’aux citoyens assez riches pour acheter leur équipement. « C’est aux castes fortunées que vous voulez transférer la puissance», commente Robespierre ; il ajoute : « on veut diviser la nation en deux classes, dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». Désagréables vérités, difficiles à entendre.

Champ de mars, fusillade
La Garde Nationale ouvrant le feu sur le peuple le 17 juillet 1791. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale prétend avoir aboli les privilèges et le régime aristocratique ; en réalité, elle a surtout permis aux paysans riches de racheter les terres des nobles, et aux paysans pauvres, privés de droits politiques, de conserver leurs chaînes. Quel est donc ce nouveau régime, qui corrèle le pouvoir d’un homme à sa richesse ? « Le peuple n’a-t-il brisé le joug de l’aristocratie féodale que pour retomber sous le joug de l’aristocratie des riches ? », questionne Robespierre. Il amuse les députés par son intransigeance, puis les irrite. Le journal de Paris rapporte, à propos de la séance du 27 octobre 1789 : « Hier, Robespierre est monté à la tribune. On s’est rapidement aperçu qu’il voulait encore parler en faveur des pauvres, et on lui a coupé la parole».

Paris en 1793 : “sans-culottes” contre “culottes dorées”

sans-culottes
Les classes populaires parisiennes revendiquaient fièrement l’absence de culotte par-dessus leur pantalon, vêtement aristocratique.

La question question sociale occupe bientôt le devant de la scène, et le droit de propriété devient un enjeu crucial. Les députés défendent dans leur écrasante majorité le droit illimité de propriété. Robespierre dénonce ce droit comme étant « le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables » ; il ajoute : ”nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim”. Il prône une nécessaire limitation du droit de propriété ; sans quoi, dit-il, il mène tout droit à une justification de l’esclavage : «demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant ce long navire où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : « voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête » ». Il réclame la redistribution des richesses, l’abolition de l’esclavage, ainsi que la limitation du droit de propriété. Il estime que celui-ci n’est légitime que dans la mesure où il sert à concrétiser un autre droit plus fondamental : le droit à l’existence. « La première loi sociale”, écrit-il, “est celle qui permet à tout être humain d’exister ; toutes les autres lois sont subordonnées à celle-là ». Aux yeux de Robespierre la question de la répartition des richesses n’est pas dissociable de la question de la répartition du pouvoir. C’est pourquoi il prône la mise en place d’une démocratie semi-directe qui permettrait au peuple de contrôler et de révoquer ses élus, ou de voter lui-même directement ses lois sans passer systématiquement par ses représentants.

Robespierre Jacobins
Robespierre au Club des Jacobins.

Les mois passent et le soutien grandit autour de Robespierre. Au Club des Jacobins, qui compte de 100,000 à 200,000 membres, on se presse pour l’écouter. Les revendications égalitaires de Robespierre rencontrent un large écho au sein des classes populaires ; à en croire le député girondin Meillant : « Robespierre était devenu l’idole de la populace, comme le deviendra tout homme qui, par ses déclamations contre les riches, fera naître dans l’âme du pauvre l’espoir de s’emparer de leurs dépouilles ».

En parallèle, les tensions sociales explosent; la pauvreté progresse, le prix du pain augmente, et les sans-culottes réclament la mise en place d’un «Maximum», c’est-à-dire une loi qui fixe le prix du pain à un seuil raisonnable ; l’Assemblée Nationale les ignore. Le ministre de l’intérieur girondin Roland se contente d’un commentaire désarmant : « la seule chose que l’Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c’est de prononcer qu’elle ne doit rien faire”.

C'est ainsi que l'on se venge des traîtres
“C’est ainsi que l’on se venge des traîtres”, dessin anonyme datant de 1789, détail.

Dans la rue, les manifestations violentes se multiplient. Les députés girondins, représentants des classes les plus fortunées, commencent à prendre peur. Ils organisent la répression brutale des manifestations, emprisonnent les protestataires et punissent de mort ceux qui défendraient la loi agraire ou “quelque autre loi subversive des propriétés“. « La liberté illimitée du commerce et les baïonnettes pour calmer la faim », résume Robespierre. Il soutient sans réserve ces révoltes. C’est l’une des caractéristiques de son parcours politique : il se trouve constamment du côté des insurrections populaires, ou cherche à les justifier, y compris dans ce qu’elles ont pu avoir de violent ou de cruel – même lorsque par la suite il se brouillera avec la fraction la plus radicale des sans-culottes. Il s’agit, après tout, de la révolte désespérée des « gens de rien » contre les « gens de bien », la vengeance des « sans-culottes » contre les « culottes dorées ».

La révolution sociale des robespierristes

Saint-Just
Saint-Just. Il est surnommé par ses ennemis « l’archange de Robespierre », dont il est l’un des amis les plus proches.

Excédés, les sans-culottes finissent par prendre d’assaut l’Assemblée Nationale et par en expulser 31 députés girondins, le 2 juin 1793. Robespierre a désormais assez d’influence sur l’Assemblée pour la contraindre à voter les lois sociales qu’il réclame depuis des mois. Terrifiée par la perspective d’une insurrection, l’Assemblée accepte de voter le Maximum du prix du pain et des denrées de première nécessité, ainsi qu’un relèvement des salaires ; ceux-ci sont augmentés de moitié par rapport à leur valeur de 1790. L’Assemblée vote également la création d’une armée de sans-culottes chargée de surveiller la distribution du pain et l’application du Maximum, ainsi qu’une série de mesures répressives contre ceux qui spéculeraient sur les prix. Saint-Just, un proche de Robespierre, est à l’origine des “Décrets de Ventôse” (février-mars 1794), qu’il a probablement rédigés avec lui. Ces Décrets prévoient la saisie des biens des nobles émigrés et leur redistribution aux citoyens les plus pauvres, après recensement. En mars 1794, une loi dite de « bienfaisance nationale » est votée : elle met en place un système de soins procurés gratuitement à domicile et une retraite pour les travailleurs pauvres à l’âge de 60 ans.

L’abolition des privilèges devient effective, et sous l’impulsion de Saint-Just les terres sont progressivement divisées et redistribuées aux paysans. Le 4 février 1794, l’abolition de l’esclavage est votée ; la Convention déclare hors-la-loi les colons membres d’organisations esclavagistes, et met en place une politique d’emprisonnement systématique à leur égard.

“Le riche était suspect, le peuple constamment délibérant”

Robespierre a pour projet de remplacer “l’économie politique tyrannique” des Girondins par une “économie politique populaire“. En quoi cette dernière consiste-t-elle exactement ? C’est un sujet de controverses sans fin, tant Robespierre n’avait qu’une connaissance limitée en la matière. S’il soutient spontanément, de manière presque affective, les revendications qui lui semblent émaner du “peuple”, il n’a en tête aucun projet économique et social précis.

Hébert, chef de file des “exagérés”.

Comme ses contemporains, il est le produit d’un siècle où l’on disserte à n’en plus finir de “droit naturel” et de Constitutions, mais où l’étude des mécanismes économiques et des réalités sociales semble secondaire : la réforme des institutions politiques et la défense de la souveraineté nationale doivent primer toute autre considération. Au point que Robespierre ne sourcille pas lorsqu’il s’agit d’éliminer la faction des “exagérés”, l’aile la plus radicale des sans-culottes, en envoyant ses représentants à l’échafaud ; il estime qu’ils favorisent in fine les monarchies coalisées contre la France par la radicalité de leurs revendications sociales, qui fait basculer une part croissante de la population française dans le camp anti-républicain. Peu importe que les “exagérés” constituent la force vive du mouvement populaire, et que leur élimination favorise considérablement “l’aristocratie des riches” que Robespierre voue aux gémonies. Priorité absolue à l’édification d’une République démocratique et souveraine – condition sine qua non du progrès social.

La démocratie ne se résume pas pour Robespierre au suffrage universel mis en place en 1792, qu’il a défendu avec acharnement ; elle implique de donner au peuple un véritable contrôle sur ses représentants et sur les lois. C’est la raison pour laquelle il impose, avec Saint-Just, le vote de la Constitution de juin 1793. Elle prévoit la mise en place d’une démocratie semi-directe, dans laquelle le peuple, réuni en assemblées, aurait notamment le pouvoir de frapper de nullité une loi votée par l’Assemblée Nationale ; cette Constitution n’a jamais été appliquée à cause du contexte de guerre. Dans cette même volonté de concrétiser le pouvoir populaire, Robespierre se fait l’ardent défenseur de la “Commune insurrectionnelle” de Paris, née de l’insurrection du 10 août 1792 menée par les sans-culottes.

Détail de La prise des Tuileries, de Jean Duplessis-Bertaux. L’insurrection du 10 août 1792, qui a conduit à la chute de la monarchie, a débouché sur la mise en place d’une Commune insurrectionnelle à Paris.

Cette Commune, qui fonctionne selon un modèle de démocratie semi-directe, instaure une légalité parallèle à celle de la Convention. Les sans-culottes imposent grâce à cette institution une politique résolument anti-libérale sur le territoire parisien ; ils orientent les mesures de “Terreur” votées à l’Assemblée Nationale contre les “accapareurs” et les “agioteurs” (spéculateurs). Cette union de la Convention montagnarde et de la Commune insurrectionnelle, qui ne se brouille que quelques mois avant la chute de Robespierre, a laissé un souvenir glacial aux classes supérieures. Boissy d’Anglas, figure de proue des “modérés”, rapporte : “le riche était suspect, le peuple constamment délibérant“.

La chute de Robespierre : silence aux pauvres

Ces mesures politiques et sociales indisposent la grande bourgeoisie financière et industrielle, et la lèsent parfois. Robespierre le sait plus que tout autre. On peut lire dans ses notes : « quand les intérêts des riches seront-ils confondus avec ceux du peuple ? Jamais ». Malade, Robespierre se retire de Paris pendant quelques semaines. Ses adversaires en profitent pour saboter les réformes sociales qu’il avait imposées, ainsi que les Décrets de Ventôse, qui commençaient à connaître un semblant d’application – un sabotage facilité par l’élimination des “exagérés” par Robespierre lui-même. Lorsqu’il revient à Paris, il comprend qu’il n’en a plus pour longtemps. Il prononce un discours incendiaire à l’Assemblée Nationale puis au Club des Jacobins : « mes mains sont liées, mais je n’ai pas encore un bâillon sur la bouche », déclare-t-il. Il attaque le Comité des Finances, dirigé par l’un de ses ennemis : « la contre-révolution est dans l’administration des finances », elle a pour but de « fomenter l’agiotage, de favoriser les riches créanciers et de ruiner et de désespérer les pauvres ». Le lendemain, 9 Thermidor, il est arrêté par les députés de l’Assemblée Nationale en compagnie de Saint-Just et de ses alliés.

L'arrestation de Robespierre à l'Assemblée Nationale.
“Robespierre à la Convention le 9 Thermidor”, tableau de Max Adamo (1860).

Un complot avait été monté par l’aile droite de l’Assemblée et une partie de son extrême-gauche, fruit d’une curieuse alliance de circonstance. L’adhésion à cette conspiration de nombreux élus notoirement hostiles aux mesures sociales de Robespierre (le financier Cambon, à la tête du Comité des Finances, le négociant Lindet à la tête du Comité des Subsistances, Carnot, en charge de la conduite de la guerre…) rassurait l’aile droite ; une partie de l’extrême-gauche l’a rejointe parce qu’elle voyait dans Robespierre, à l’inverse, un frein au mouvement populaire.

Emprisonné, Robespierre est libéré par une insurrection de sans-culottes et emmené à l’Hôtel de Ville; pendant des heures, Robespierre refuse de les appeler à l’assaut contre l’Assemblée. Tétanisé par la toute-puissance de « l’aristocratie des riches », il estime que le combat est perdu d’avance. Il avait déclaré la veille, au Club des Jacobins: ”frères et amis, c’est mon testament de mort que vous venez d’entendre. Les ennemis de la République sont tellement puissants que je ne puis me flatter d’échapper longtemps à leurs coups’. Lorsqu’il se décide à signer l’appel à l’insurrection, il est trop tard : Robespierre est de nouveau arrêté. Le 10 Thermidor an II, il est guillotiné en compagnie de Saint-Just et d’une centaine de ses alliés.

10 thermidor
Robespierre, Saint-Just et leurs alliés marchant vers la guillotine. “Le 10 Thermidor”, de Jean-Joseph Weerts (1870).

Les « Thermidoriens » révoquent le Maximum, mettent fin aux mesures sociales imposées par Robespierre et Saint-Just, rétablissent le suffrage censitaire. Le prix des aliments monte en flèche ; en 1795, le taux de mortalité double dans Paris par rapport à l’année 1794. Une nouvelle Terreur, une « terreur blanche » est mise en place ; elle a pour fonction d’écraser les insurrections populaires.  Les colons esclavagistes reparaissent au grand jour. Quelques années plus tard, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage… L’ère du libéralisme triomphant , appuyé par l’Etat, pouvait enfin commencer.

On comprend maintenant quelles étaient ces « idées absurdes » sur « l’inégalité des fortunes et des rangs » qui terrifiaient Mme de Staël. Après avoir guillotiné Robespierre, les Thermidoriens ont bâti sa légende noire ; pour discréditer ses idées, ils ont noirci son action politique en lui attribuant tous les crimes commis sous la Terreur. Il fallait que l’homme qui s’attaquait au pouvoir des riches et à l’inégalité sociale soit transformé en monstre afin qu’il n’ait pas d’imitateurs.

 

Pour aller plus loin :

  • Henri Guillemin, Silence aux pauvres et Robespierre, politique et mystique. Historien catholique de gauche, Guillemin replace l’action de Robespierre dans le contexte d’une lutte entre les travailleurs et la nouvelle classe dominante. Les conférences d’Henri Guillemin sur ce sujet sont disponibles sur internet. Excellent conteur, Guillemin ne brille pas toujours par sa rigueur et sa précision lorsqu’il s’intéresse à la Révolution française ; ses analyses à ce sujet sont néanmoins d’une grande pertinence, et il apporte certains détails précieux.
  • Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, ainsi que Girondins et Montagnards (chapitre « la politique sociale des robespierristes). Ces textes détaillent lois sociales mises en place par Robespierre et Saint-Just, les limites de leur application et celles qu’ils projetaient de mettre en œuvre. Marxiste, résolument favorable à Robespierre, Albert Mathiez est peut-être celui qui a étudié le plus en profondeur la dimension économique et sociale de l’oeuvre de “l’Incorruptible”. Voir aussi Jean-Paul Bertaud, La Révolution française (chapitres “les décrets de Ventôse », « la bienfaisance nationale » et « l’application de la bienfaisance nationale »), sur le même sujet.
  • Florence Gauthier, Pour le bonheur et pour la liberté et Georges Labica, Robespierre. Ces livres sont consacrés à l’analyse de la pensée politique et sociale de Robespierre. Héritière intellectuelle d’Albert Mathiez, Florence Gauthier met en lumière des aspects souvent ignorés dans l’étude de la Révolution française, comme les événements qui se sont déroulés Outre-Mer ou les principes philosophiques des révolutionnaires et de leurs opposants. Voir aussi ses articles “De Mably à Robespierre : de la critique de l’économie à la critique du politique”, “Les colonies dans la Révolution française – le cas Robespierre”, ainsi que son entretien pour LVSL : “”Le droit à l’existence et aux moyens de le conserver” comme “principe régulateur d’une économie politique populaire””.
  • Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française. Gigantesque ouvrage – écrit avec un talent littéraire certain -, qui est le premier à s’intéresser en détail à la dimension économique et sociale de la Révolution française (selon les mots de Jean Jaurès, cette oeuvre est le produit d’une triple inspiration : celle de Karl Marx, de Michelet de de Plutarque). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Jaurès est plutôt critique à l’égard de l’oeuvre sociale de Robespierre, qu’il voit comme abstraite et contradictoire.
  • Eric Hazan, Histoire de la Révolution française. Synthèse critique à l’égard de Robespierre qui s’intéresse aux révolutionnaires les plus radicaux, ceux qui le débordaient sur sa gauche (les Exagérés et les Enragés). Sur les conséquences de l’élimination des “exagérés” par les robespierristes, voir l’article d’Albert Soboul, “le Maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor”.

 

Crédits:

  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Convention_nationale/114563
  • http://www.alamy.com/stock-photo-french-revolution-1789-1799-champ-de-mars-massacre-july-17-1791-anonymous-83551752.html
  • https://www.scholarsresource.com/browse/museum/81
  • http://plaidoyer-republicain.fr/6-mai-le-republicain-robespierre-ou-le-monarque-hollande/
  • http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/01/02/3748176267.pdf
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Antoine_de_Saint-Just
  • http://1789-1799.blogspot.com/2012_01_01_archive.html
  • http://1789-1799.blogspot.fr/2012/01/le-9-thermidor-2-27-juillet-1794.html