Basilicate, les fruits de la souffrance des migrants

L’hiver est venu et, depuis la fin de l’été, les tomates ont été cueillies en Italie et en Espagne et sont arrivées sur vos étals de supermarchés, en vrac, au kilo, en sauce, à des prix défiant toute concurrence. Ce que vous mangez a pourtant un prix que la terre, les producteurs et les ouvriers agricoles auront à supporter. Reportage par Marc Antoine Frébutte.


Elle est bien loin cette réforme agraire des années 50 qui devait voir la redistribution des terres agricoles à travers l’Italie et permettre à des milliers de paysans de devenir propriétaires. Ne pouvant pas lutter sur des marchés mondiaux ouverts et ultra-compétitifs, les paysans ont vite revendu leurs terres et sont partis chercher du travail ailleurs, dans le Nord de l’Italie ou en Europe. Les terres restantes se sont agglomérées dans les mains de gros exploitants produisant sur le modèle californien, alliant production de masse et monoculture. Les paysages de la Basilicate en sont sortis transformés, devenus de parfaits décors post-apocalyptiques pour une éventuelle production cinématographique du livre Ravage de Barjavel. Les paysages s’étendent à perte de vue, entrecoupés par les collines recouvertes de champs et vidées de leurs arbres. On y aperçoit l’échec d’une politique mal orchestrée : maisons en ruine, villages abandonnés, églises désacralisées et ponts qui s’écroulent.

Pourtant, tout n’est pas mort. À l’approche des villages, on aperçoit des formes humaines qui s’animent et semblent appartenir à ce décor de campagne. Ce sont les ouvriers agricoles venus faire les récoltes des tomates qui habitent désormais temporairement dans ces abris de fortunes. Devant l’entrée, des bidons blancs et bleus remplis d’eau potable, des habits qui sèchent sur les murs, des chaussures recouvertes de terre, des plumes de poulets au sol, tout un ensemble de traces de l’occupation récente de ces maisons qui durera les deux mois de la récolte des tomates en Basilicate, dans le sud de l’Italie.

Boreano, village fantôme pendant 9 mois de l’année. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Maisons délabrées où les travailleurs agricoles résideront le temps des saisons. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

L’état de délabrement de ces maisons ne devrait pourtant pas permettre d’accueillir des résidents. Mais non aidés par des producteurs qui ne respectent pas les lois en n’offrant pas de logement le temps des saisons, les travailleurs ont dû trouver refuge dans ce qui leur était ouvert. Ils y cohabitent dans la promiscuité, dans des conditions d’hygiènes déplorables et isolés des villes. La plupart des travailleurs sont originaires de l’Afrique de l’Ouest et plus spécialement du Burkina Faso. Bon nombre de ces migrants viennent trouver dans le sud de l’Italie le travail qu’ils n’ont plus dans le Nord. « Ils ont fermé l’usine où je travaillais pour l’envoyer en Bulgarie car les salaires y sont moins élevés. Depuis 2009, je fais les récoltes, il faut bien que j’aide ma famille restée au pays », me dit Salif, proche de l’âge de la retraite qu’il ne verra jamais. Victimes de la crise, au même titre que les Italiens, les migrants n’ont pas beaucoup d’autres choix que de descendre ramasser les tomates. « Il n’y a même pas de travail pour les Italiens, comment il y en aurait pour nous ? Il y a plein d’Italiens qui se suicident car ils ont perdu leur travail. Nous on ne le fait pas car on est plus fort mentalement, on a la foi en Dieu, on se bat jusqu’à la dernière cartouche. »

Les Burkinabés en Italie sont presque exclusivement bissas, car « ce sont des aventuriers » comme me l’explique Amidou. « Il y en a un premier qui est parti en Europe, et puis un autre a suivi, et encore un autre et un autre, et puis maintenant même les petits ils veulent partir ». Mais beaucoup partent aussi car les Bissas « ont moins d’opportunités de travail au Burkina Faso. Les régions qu’ils habitent sont sous-développées, les enfants moins éduqués ». Ils ont été « victimes de discriminations de la part des gouvernements successifs au Burkina Faso. Seul Thomas Sankara voulait remédier à ce problème en investissant sans discrimination » m’explique Abdel Wahad.

Parmi ces migrants, beaucoup n’avaient pas fait de l’Italie leur premier choix. Ils étaient nombreux à être allés travailler en Libye, pays proche et prospère jusqu’à la chute de Kadhafi. Ahmed a « travaillé pendant cinq ans là-bas comme plombier. Je sais tout faire dans un immeuble, de haut en bas. Puis après les Français sont arrivés et ils ont tué Khadafi. Alors je suis parti sur un bateau ». Et de continuer, « c’est à cause de la France et de l’Occident qu’on est là. Dès qu’un politicien africain veut améliorer notre situation, vous le tuez. Sarkozy il a tué Kadhafi, maintenant il n’y a plus de travail là-bas en Libye et c’est dangereux. C’est vous qui mettez la merde partout et après vous ne voulez pas qu’on vienne chez vous en France ».

Ils sont nombreux à avoir fui les dangers de la Libye malgré des salaires attrayants. « La nourriture et la vie ça coûte moins cher qu’en Europe. On avait une belle maison qu’on louait à neuf Maliens et qu’on payait 400 dinars (255€). On était bien, on avait la télévision, le frigo, la cuisine. Mais tu ne peux jamais sortir, c’est ça le problème. Tu vas au travail, tu vas faire les courses, puis tu rentres à la maison, c’est tout. Jamais tu ne vas te promener, c’est trop dangereux. Ici en Italie, tu te promènes comme tu veux, mais il n’y a pas de travail et regarde où on habite», me dit Adama en me montrant derrière lui la maison qu’ils squattent aujourd’hui près de Venosa. « C’est un très beau pays, la Libye. Mais les Libyens ils sont très méchants. On t’arrête et on te met en prison sans raison. Si tu montres que tu as un permis, ils le prennent et ils le déchirent devant toi, puis ils t’emmènent en prison. Tu te fais tirer dessus parce que tu es noir. Aujourd’hui, c’est devenu trop dangereux alors je suis parti ».

Chassés de Libye et licenciés des usines, de nombreux Africains suivent les récoltes, bougeant de région en région selon les saisons. Récoltes des tomates en été, récoltes des agrumes en hiver, cueillettes des fraises au printemps, ils sont sur les routes tout au long de l’année, transportant avec eux un petit sac contenant l’essentiel de leurs affaires : un pantalon, des baskets, un ou deux t-shirts et leur permis de séjour. L’argent qu’ils gagnent, ils le mettent aussi vite sur leur compte en banque pour l’envoyer au pays. « C’est trop dangereux de le garder avec nous et puis nos familles en ont besoin. Avec 70 euros, ma femme et mes enfants peuvent vivre un mois au Burkina Faso, en achetant un gros sac de riz et quelques poulets », me confie Salif.

Les sacs à dos transportant toutes leurs richesses à travers l’Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Beaucoup de migrants apprennent à lire et à écrire une fois arrivés en Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Le travail des récoltes à Venosa commence à la mi-août et finit à la fin septembre, légèrement décalé par rapport aux autres régions italiennes, en raison de la différence de topologie et de climat. Lever très tôt, départ en camion à l’aube vers les lieux de travail tenus secrets pour rendre la dépendance aux intermédiaires plus fortes. Le travail très physique consiste à arracher les pieds de tomates pour les secouer au-dessus de gros caissons qui seront ensuite chargés sur les camions et acheminés vers les usines de transformation. Pour ce travail très éprouvant, les travailleurs migrants seront payés « 3,50 euros, au mieux 4 euros par caisse de 300 kilos » me raconte Ahmed. « On gagne de 30 à 40 euros dans la journée, mais il n’y a pas de travail tous les jours. On ne vit pas avec ça, on ne fait pas de projets non plus. » Payer à la caisse est pourtant interdit dans beaucoup de régions en Italie. « C’est à cause de ce système que beaucoup de travailleurs agricoles meurent. On les pousse à bout, on prend toute leur énergie, on les force à se dépasser. Ils travaillent sous le soleil, plusieurs heures par jours, sans boire, sans pause » raconte Yvan Sagnet, ancien travailleur agricole, maintenant représentant syndical à la CGIL dans les Pouilles. « Les droits des travailleurs sont devenus facultatifs. Ça c’est l’idée du capitalisme, que tout est le marché, que le développement doit se faire à tout prix. »

Les contrôles ne se font presque pas, par manque de moyens humains mais aussi par une absence de volonté politique de faire changer les choses. « Comment voulez-vous que les politiques s’attaquent au travail au noir et à l’exploitation quand ce sont les exploitants agricoles et les industriels qui financent leur campagne électorale ? On ne mord pas la main qui nous nourrit ! » me glisse Ahmed, l’air résigné et de continuer : « Même quand la police passe, elle ne fait pas attention à nous. Elle ne demande pas si on est en règle, si on a un contrat. Elle fait partie du business, elle est corrompue aussi et travaille avec les producteurs. Ils se connaissent tous ! » Cette absence de contrôle permet à de nombreux petits exploitants de rentrer dans leurs coûts et de pouvoir survivre de leur travail et de la vente de leur production. Francesco, ancien agriculteur m’explique que « les agriculteurs gagnent peu. S’ils n’avaient pas les migrants, et qu’ils devaient payer les taxes, ils laisseraient les tomates pourrir dans les champs car ça leur coûterait plus cher de les récolter. Avant quand j’étais étudiant, on venait faire la cueillette dans les champs car ça payait bien mais aujourd’hui, on ne gagne plus rien, les jeunes n’ont plus envie d’y aller. Il faudrait commencer par payer correctement les agriculteurs et que les jeunes Italiens puissent aller travailler dans les champs dans de bonnes conditions. »

Pour les travailleurs migrants, le constat est le même. Pour Moussa, « les petits producteurs sont gentils. Ils viennent nous parler, ils nous apportent du café et des croissants le matin. Le problème, c’est dans les grandes exploitations où on ne connaît personne, où on ne voit pas le moindre blanc. Les caporali (intermédiaires) sont noirs et ils gèrent le travail. Ils prélèvent pour eux une partie de ce qu’on gagne. À la fin de la journée, on travaille pour pas grand chose. » Sans traçabilité des produits et de la production, ce sont les grands groupes qui profitent de ce système d’exploitation leur permettant de générer d’énormes profits. Ce système s’est vite généralisé en Italie, mais aussi en Europe, dans le monde agricole où les petits exploitants sont forcés de réduire les coûts. Ils reportent la pression des grands groupes et de la concurrence mondiale sur le dernier maillon de la chaîne de production, les ouvriers agricoles, qu’ils soient venus d’Afrique ou d’Europe de l’Est.

Depuis 50 ans, les conditions n’ont pas changé et ont même eu tendance à s’aggraver. Comme Salif qui « restera le temps de payer l’école et l’université à ses enfants », c’est souvent l’obligation de subvenir aux besoins des familles qui force les travailleurs à accepter les conditions imposées. Pour Maria et ses camarades, anciennes travailleuses agricoles dans les années 1980, « il n’y avait pas de travail dans la région et je prenais ce que je trouvais pour pouvoir nourrir ma famille et mes six enfants. Mon mari est parti pendant dix ans en Allemagne pour travailler comme maçon. On devait accepter les conditions sinon ils ne nous donnaient rien. Je faisais tout à la maison, la couture, le pain, les repas. Je ne dormais même pas cinq heures par nuit. C’était une vie de sacrifice pour que mes enfants s’en sortent. » Pour Louisa, la situation n’était pas bien différente : « Le capo venait nous prendre et nous emmenait dans les champs où on travaillait toute la journée, sept heures par jour. Puis il revenait à la fin pour nous prendre et nous ramener à Venosa. A la fin, le producteur donnait l’argent au caporalo, il prenait une partie et nous reversait le reste. Les patrons ne notaient pas les journées travaillées. Ils nous faisaient un contrat mais ils ne déclaraient pas les jours et ne payaient pas les cotisations sociales. Aujourd’hui, après avoir travaillé toute ma vie dans les champs, je ne gagne que 500€ de retraite. »

Maria devant les photos de ses enfants et petits-enfants qui ont presque tous émigré. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Louisa doit survivre avec 500 euros de retraite par mois malgré presque 30 ans de travail dans les champs. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Puis petit à petit, les Italiens ont délaissé ces boulots pour chercher un travail ailleurs ou sont partis travailler dans l’usine Fiat ouverte dans la région. Les migrants les ont progressivement remplacés dans les champs vers les années 1990. Ils vivent à l’écart des villes et des villages, isolés dans des ghettos qu’ils essaient de rebâtir comme un espace de socialisation. Regroupé entre Burkinabés, ils se retrouvent le soir près des restaurants en carton de Boreano pour manger quelques plats africains. Les poulets et moutons sont apportés par les éleveurs locaux et abattus sur place, au détriment des normes d’hygiène. Au fur et à mesure, les nouveaux arrivants viennent remplir le ghetto, squattant un espace laissé libre, construisant de nouvelles baraques, transportant à travers champs leur petit sac à dos d’enfants. Pascal, la trentaine, m’explique que « l’an dernier, à la mi-septembre, la police est venue pour nous expulser de Boreano, pour qu’on aille dans les centres d’accueil. Ils ont détruit les maisons où on habitait, mais après, à la mi-octobre ils nous ont dit que le centre fermait et on a dû partir. On s’est retrouvés sans endroit où vivre. C’est pour ça qu’on est revenu ici et on a reconstruit les petites cabanes. Cette année, pas question de bouger. »

Au final, ils ne se disent pas malheureux, juste déçus de ne pas pouvoir accéder à de meilleures conditions. En 2010 et 2011, il y avait eu des mouvements de protestations à Rosarno et à Nardo pour contester leurs conditions de travail et les discriminations dont ils étaient victimes, mais les choses n’ont pas vraiment changé pour eux depuis lors, si ce n’est que les meneurs de ces révoltes se sont retrouvés sans travail. Quelques lois ont été votées mais pour Ahmed, « la réalité est toujours la même pour nous. Des Blancs, il y en a plein qui sont venus faire des tours ici dans les ghettos, des médecins, des journalistes, des syndicats mais au final, rien ne change pour nous. On vit et on travaille toujours dans les mêmes conditions. » Comme le reconnaît Yvan Sagnet, « c’est dur de faire un mouvement cohérent. Il y a tellement d’origines différentes, d’intérêts différents, d’histoires différentes qu’il est presque impossible de réunir tous les travailleurs autour d’une seule cause pour améliorer leur quotidien. Les patrons joueront toujours sur les différences pour casser les mouvements et pour imposer leurs règles.» Ils sont déçus aussi que les services de la région ne fassent pas un effort pour leur apporter de l’eau et des douches et qu’on ne les laisse pas vivre ici tranquillement dans ce petit village qu’ils ont reconstruit. « Ici on est plus libre que dans les centres d’accueil. On est entre nous et il y a plus de divertissements. On a les bars, les restaurants. On peut voir les chaînes de télévisions de l’Afrique, les matchs de foot de l’Italie, de l’Angleterre et de la France. Le propriétaire, il a mis des panneaux solaires, le satellite et Sky, on peut tout voir de chez lui. »

En attendant que leur situation s’améliore peut-être, ils vont continuer à se lever très tôt chaque matin dans l’espoir qu’on leur offre du travail pour la journée, gagnant quelques dizaines d’euros qu’ils enverront à leurs familles et se réunissant le soir dans les bars du ghetto, afin de profiter des derniers rayons de soleil en écoutant les musiques venues de l’Afrique. « Il ne faut jamais abandonner tant qu’il y a de l’espoir. Jamais ! », conclut Salif en partant vers les champs.

Les baraques reconstruites juste devant les maisons détruites par la commune de Venosa. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Des restaurants improvisés, faits de bois, de tôles et de carton. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Par Marc-Antoine Frébutte

Photos: © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

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“La gratuité est beaucoup plus réaliste économiquement que le revenu universel” – Entretien avec Paul Ariès

Paul Ariès est journaliste et politologue, reconnu notamment comme l’un des penseurs contemporains de la décroissance. Il travaille depuis plus de 10 ans sur le concept de « gratuité » comme contre modèle à la marchandisation du monde insufflée par le néolibéralisme. En septembre 2018, il publie Gratuité contre capitalisme : des propositions concrètes pour une nouvelle économie du bonheur, sous la forme d’un manifeste, à l’occasion des 10 ans de l’Observatoire international de la gratuité.  Notre interviewé prend en cette période une part active dans l’organisation de Forum national de la gratuité, dont la deuxième édition se tiendra à Lyon le 5 janvier 2019. Retour sur ce concept de gratuité subversive.


 

LVSL – Nous allons revenir sur ce que vous entendez par gratuité. Mais avant, nous aimerions comprendre de quel constat vous partez. Dans votre dernier article pour le Monde diplomatique, vous dites que « la gratuité offre le moyen de terrasser les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui menacent l’humanité et la planète : marchandisation, monétarisation, utilitarisme et économisme ». Pouvez-vous expliciter rapidement chacune de ces quatre menaces produites pour vous par le capitalisme ?

Paul Ariès – Je pars d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle, même si j’insiste infiniment plus sur la bonne que sur la mauvaise. Commençons cependant par la mauvaise : note société va droit dans le mur, écologiquement, socialement, anthropologique et politiquement. Chaque début août nous dépassons les capacités de régénération de la planète. Cette date est une moyenne et comme toute moyenne, elle cache autant qu’elle révèle : aux États-Unis, c’est fin mars, en Allemagne mi-avril et en France début mai, mais en Afrique c’est plusieurs années plus tard. 20 % des humains s’approprient 86 % du gâteau planétaire. Des milliards d’humains souffrent de la faim et de la soif. La planète est pourtant bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’ONU ne cesse de rappeler qu’il suffirait de mobiliser 30 milliards de dollars par an pendant 25 ans pour régler le problème de la faim dans le monde. L’ONU ajoute qu’avec 70 milliards on réglerait le problème de la grande pauvreté. Ces 30 ou 70 milliards sont introuvables, mais les dépenses militaires atteignent 1600 milliards de dollars, les dépenses publicitaires 800 milliards et le gaspillage alimentaire nord-américain 100 milliards de dollars par an, soit trois fois ce qui serait nécessaire pour régler le problème de la faim dans le monde. Notre système est totalement fou ! Je suis un objecteur de croissance amoureux du bien-vivre parce que je suis convaincu que la gratuité est au cœur de la solution. La défense et l’extension de la sphère de la gratuité ne sont pas seulement des réponses immédiates aux urgences économiques, sociales, écologiques, politiques et anthropologiques, mais le début du commencement d’une civilisation qui devrait permettre de terrasser ce que j’ai nommé les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui détruisent l’humanité et la planète. Nous confondons malheureusement trop souvent ces notions, ce qui contribue à nous rendre impuissants.

Anticipant sur la démonstration, je rappellerai que le simple fait d’utiliser une unité monétaire ne signifie pas forcément donner un prix ; que donner un prix ne signifie pas forcément créer un marché et que créer un marché ne signifie pas nécessairement  financiariser un domaine. La monétarisation d’un préjudice par un tribunal n’a ainsi strictement rien à voir avec un prix de marché. Le chiffrage monétaire ne constitue pas un invariant anhistorique, mais est devenu une habitude. Et la société de la gratuité n’a pas nécessairement à s’en passer, le bien gratuit a toujours un coût.*

  • Sortir de la marchandisation

La gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage rompent donc avec la logique de la marchandisation, car marchandiser renvoie à la définition du prix par le marché, tandis que la gratuité et les tarifs majorés sont définis politiquement. La gratuité a autant besoin des citoyens que le capitalisme des marchands. Mais alors que la marchandisation ramène tous les domaines de l’existence à une catégorie économique unique pour permettre le développement d’une offre et d’une demande capables de créer un marché au sens capitaliste du terme, la gratuité campe toujours du côté de la différenciation des usages. La gratuité n’est donc pas soluble au sein du régime capitaliste. Alors que le prix est censé envoyer un signal sur l’état quantitatif de l’offre et de la demande, la gratuité utilise le signal prix pour tenir un discours de type qualitatif sur le bon mode de vie. Conséquence : tandis que la marchandisation crée une société avec des œillères, supposant, par exemple, possible de substituer des robots pollinisateurs aux colonies d’abeilles, puisque le capital technique pourrait toujours se substituer au capital naturel, la gratuité rompt avec cet aveuglement, d’autant plus qu’elle attire l’attention sur les fameux « effets rebonds », qui font que les gains obtenus dans un domaine sont immédiatement perdus ailleurs. Ainsi, les progrès réels réalisés en matière de motorisation, depuis les années 1970, ont été plus que gaspillés, puisque nous avons davantage de voitures, qu’elles sont plus grosses et équipées de gadgets énergivores, comme la climatisation. La gratuité, en valorisant les (bons) usages et donc la valeur d’usage contre la valeur d’échange, porte en elle un modèle économique « débondissant » sur les plans énergétique, pharmaceutique, etc.

  • Sortir de la monétarisation

Monétariser a eu un effet positif dans l’histoire en permettant que les biens/services ne soient plus socialement prédestinés et en libérant leur accès à quiconque avait suffisamment d’argent. Les biens étaient auparavant cloisonnés et hiérarchisés de façon à dupliquer le cloisonnement et la hiérarchisation du corps social. Dans une société d’ordre, comme l’Ancien Régime, certains avaient accès à des biens et d’autres non, même en étant fortunés. L’argent, en rendant équivalents tous les biens entre eux, a donc permis le passage à une société où seul l’argent discrimine. La démonétarisation aura, bien sûr, un autre sens dans une société de la gratuité, égalitaire par besoin et par principe, car bien que cela rendra aux produits une dimension qualitative, cela ne se traduira aucunement par une légitimation des inégalités sociales. Les biens retrouveront une âme et une épaisseur, et pas un sexe comme ils l’ont encore trop souvent dans les sociétés machistes, mais en fonction d’objectifs librement et démocratiquement choisis. Il n’y aura plus l’eau du pauvre et l’eau du riche, mais l’eau pour boire, se laver, faire son ménage, remplir sa piscine privée, bref pour des usages que la société jugera bons ou mauvais.

  • Sortir de l’économisme

L’économisme n’est pas la poursuite de l’économie sur une autre échelle et avec d’autres moyens comme on le croit trop souvent. L’économie est étymologiquement l’art de bien administrer la maison et Aristote distinguait une bonne et une mauvaise économie. À ce sujet Karl Polanyi écrit « La fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif de sa Politique, entre l’administration domestique proprement dite et l’acquisition de l’argent ou chrématistique, est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le domaine des sciences sociales ; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont nous disposions ».

La bonne économie relève donc d’une gestion prudente des ressources en vue de les rendre disponibles quand elles sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté familiale ou politique. La mauvaise économie a pour finalité « l’accumulation même de l’argent » en inversant ainsi les moyens et le but. Le capitalisme est alors une mauvaise chrématistique puisqu’il vise à accumuler du capital et ne peut s’y soustraire sans succomber. La gratuité est du côté d’une bonne chrématistique puisqu’elle satisfait les besoins en nuisant le moins possible aux écosystèmes. Si la bonne chrématistique est bornée par le fait que les besoins humains en termes de consommation sont limités, l’accumulation d’argent ne connaît, en revanche, aucune limite objective.

  • Sortir de l’utilitarisme

La gratuité remet en cause, dans ses postulats et dans le fonctionnement qu’elle implique, la représentation utilitariste. Ce n’est donc pas par hasard que le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) a consacré, en 2010, un numéro spécial de sa revue à la question de la gratuité. L’utilitarisme se définit par la conjonction de deux idées fortes : l’action des individus serait et devrait être régie par une mécanique du calcul intéressé et devrait contribuer objectivement à l’accroissement du plus grand bonheur du plus grand nombre. L’anti-utilitarisme ne dénie pas l’existence de l’intérêt, mais avance que les intérêts ne se limitent pas aux seuls intérêts économiques et qu’existent des intérêts d’honneur, de reconnaissance, etc., et considère, en outre, qu’existent d’autres logiques que celle du seul intérêt, même élargi aux dimensions non économiques, comme les obligations, l’altruisme, l’empathie, etc.

La gratuité rompt avec la philosophie utilitariste qui considère que l’humain serait avant tout un animal calculateur. Elle dépasse déjà l’utilitarisme en passant d’un « intérêt à… » à un « intérêt pour… », c’est-à-dire en développant les motivations intrinsèques contre les motivations extrinsèques, ce que le psychologue hongrois Mihaly Csikszemtmihalyi nomme l’état de flow (qui consiste à être absorbé par ce que nous faisons) et qu’il définit comme le secret véritable du bonheur humain.

LVSL – Qu’est-ce que vous entendez par gratuité et comment la gratuité permet-elle de parer à ces quatre menaces principales ?

Paul Ariès – La gratuité que je défends est, bien sûr, une gratuité construite économiquement. Si l’école publique est gratuite c’est parce qu’elle est payée par les impôts. La gratuité est donc le produit ou le service débarrassé du prix, mais pas du coût.  Cette gratuité est aussi socialement, culturellement, juridiquement, anthropologiquement, politiquement construite. Il ne s’agit pas de suivre le vieux rêve mensonger « Demain, on rase gratis » ; ni de croire aux « lendemains qui chantent », car elle veut justement chanter au présent. Elle ne promet pas une liberté sauvage d’accès aux biens et services, mais relève d’une grammaire, avec ses grandes règles et ses exceptions.

Première règle : la gratuité ne couvre pas seulement les biens et services qui permettent à chacun de survivre comme l’eau vitale et le minimum alimentaire, elle s‘étend, potentiellement, à tous les domaines de l’existence, y compris le droit au beau, le droit à la nuit, etc. L’OIG a recensé les mille et une formes que prend cette longue marche vers une civilisation de la gratuité : gratuité de l’eau et de l’énergie élémentaires, de la restauration scolaire, des services culturels, des équipements sportifs, des services funéraires, de la santé, de l’enseignement, du logement, des transports en commun scolaires et urbains, etc.

Deuxième règle : si tous les domaines de l’existence ont vocation à être gratuits, tout ne peut être gratuit dans chacun des domaines, et, pas seulement pour des raisons de réalisme comptable, mais parce que la gratuité est le chemin qui conduit à la sobriété. C’est pourquoi je propose un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction du mésusage. Cela peut sembler compliqué, mais c’est très simple : pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine ? Il n’existe pas de définition scientifique et encore moins moraliste, de ce que serait le bon ou le mauvais usage des communs, la seule définition est politique : c’est aux citoyens, aux usagers de définir ce qui doit être gratuit, renchéri ou interdit. La gratuité fait donc à la fois le pari de l’implication citoyenne et de l’intelligence collective. C’est un pari informé par le retour d’expérience qui prouve que les gens font spontanément très bien la différence entre un usage normal de l’eau, par exemple, et son gaspillage.

Troisième règle : le passage à la gratuité suppose de transformer les produits et services préexistants dans le but d’augmenter leur valeur ajoutée sociale, écologique et démocratique. Une restauration scolaire gratuite doit permettre, par exemple, d’avancer vers une alimentation relocalisée, re-saisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée, faite sur place et servie à table.

LVSL – En quoi votre vision  de la gratuité s’oppose-t-elle à l’idée d’un Revenu universel, comme pourrait le proposer Benoit Hamon ? Et que pensez-vous de la notion de salaire à vie, défendue par Bernard Friot ?

Paul Ariès – Je reconnais volontiers la générosité qui anime la majorité des partisans des projets de revenu universel, mais je pense qu’ils sont mal fondés, car ils reposent sur l’idée de la fin du travail, défendue par Jeremy Rifkin, alors qu’il serait préférable de les asseoir sur la crise de la marchandisation, ce qui conduirait à prôner un revenu d’existence démonétarisé, bref, la gratuité. Il peut sembler paradoxal d’annoncer la fin du travail alors que la croissance de la productivité du travail est à son plus faible niveau[1]. En France, elle était de 4,7 % sur la période 1950-1975, de 2,8 % entre 1975-1995, de 1,6 %  sur la période 1995-2007, mais elle est tombée à 0,35 % depuis 2007.

La gratuité est préférable au don en argent pour trois raisons que ce soit dans le cadre des propositions de revenu universel ou de salaire socialisé :

  • Mon premier argument reprend l’analyse de Denis Clerc qui considère que les projets de revenu universel constitueraient une usine à gaz à laquelle il préfère l’augmentation des prestations existantes. Un revenu de substitution devrait être au moins de 785 euros par mois pour les moins de 60 ans et de 1100 euros pour les plus de 60 ans, sinon il représenterait un recul social par rapport au revenu actuel, qui est de 785 euros par mois pour les 25/60 ans (en tenant compte du RSA et des allocations logement) et de 1100 euros pour les plus de 65 ans et les handicapés (compte tenu du minimum vieillesse, des allocations spécifiques et des APL). Il ne s’agit surtout pas, en effet, d’instaurer un revenu de survie. La contrepartie doit être suffisante pour permettre de vivre bien. L’University Collège de Londres confirme les travaux de l’OIG en comparant le coût d’un revenu universel de base au Royaume-Uni à celui de la gratuité des services universels de base. Ces derniers coûteraient 42 milliards de livres contre 250 milliards pour le revenu universel, soit un dixième seulement de la somme. Ce coût représente 2,2 % du PIB britannique contre 13 % pour le revenu universel. La gratuité est donc beaucoup plus « réaliste » économiquement que le revenu universel.
  • J’ajoute qu’un deuxième danger d’un revenu universel dans sa version monétaire serait de maintenir, voire d’étendre, la monétarisation. Dire qu’on va rémunérer la garde des enfants par leurs parents, qu’on va rémunérer les étudiants pour qu’ils apprennent, qu’on va rémunérer les paysans pour les services rendus à l’environnement ne cadre pas avec une logique souhaitée de rupture d’avec le capitalisme. C’est pourquoi André Gorz, philosophe de l’écologie politique, est passé de l’idée d’allocation universelle à celle de la centralité de la gratuité[2].
  • Mon troisième argument est de toute autre nature, puisque même les meilleurs projets de revenu universel ne font que la moitié du chemin, car rien ne garantit, d’une part, que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale, démocratique et parce que, d’autre part, nous resterions dans la logique de la définition individuelle des besoins et donc dans celui de la société de consommation. La gratuité présente le grand avantage de ne pas être seulement une réponse à l’urgence sociale, mais un instrument pour commencer à rendre ce monde capitaliste impossible selon la formule de Geneviève Azam.

LVSL – Dans votre livre, vous expliquez que la gratuité contribue à responsabiliser les ponctions réalisées sur l’environnement, plus que ne pousse au gaspillage. Comment expliquez-vous cela ?

Paul Ariès – La gratuité, loin d’engendrer le gaspillage, comme le clame la fable de la « tragédie des communs » de Garnett Hardin et de tous les chiens de garde du système, contribue à responsabiliser. Le Nobel d’économie Elinor Ostrom a depuis tordu le cou à cette légende en montrant que les Communs n’existent toujours qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf, bien sûr, dans l’imagination des dévots du capitalisme. L’hypothèse de Hardin fonctionne dans le cadre de la rationalité de l’homo-economicus qui n’est justement pas celle des communautés d’hier et de la civilisation de la gratuité qui naît sous nos yeux. Je ne donnerai qu’un exemple, celui des médiathèques. Lorsqu’elles sont payantes, nous en voulons pour notre argent, nous empruntons le maximum autorisé comme de bons petits consommateurs. Le passage à la gratuité se traduit par une augmentation du nombre d’abonnés, ce qui est attendu, mais, aussi, et c’est plus surprenant, par une baisse du nombre de livres, CD, DVD empruntés. L’abonné n’est déjà plus un bon consommateur, mais un usager davantage maitre de ses usages.

J’aimerais prendre l’exemple d’Internet de la loi Hadopi. Dès 2009, j’ai pris position contre la loi Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), car un texte qui criminalise toute une génération est mauvais. Hadopi sanctionne le P2P (peer-to-peer) alors que ce qui se développe est davantage le streaming. Le but est de pénaliser ceux qui veulent partager gratuitement et non ceux qui téléchargent, car le streaming se trouve légitimé aux yeux du système par le fait qu’il faille accepter, en échange, la publicité. Je souscris donc pleinement à l’analyse de Laurent Paillard : « Le délit n’est plus constitué par la gratuité de la jouissance, mais par le fait qu’elle a lieu hors marché. C’est pourquoi le but de la loi n’est pas ici de protéger les artistes, mais bien de développer la marchandisation de la culture et son financement par la publicité ce qui est la pire des choses »[3].

Cette gratuité, via la publicité, s’avère être une gratuité factice, car elle ne correspond pas à un mouvement de démarchandisation, mais à une autre façon de marchandiser (souvent en pire).

Nous devons donc appliquer le principe de la gratuité de l’usage et du renchérissement du mésusage à Internet en commençant par faire d’Internet un véritable service public et en sortant de la logique du forfait qui incite à surconsommer. Il s’agit de rendre gratuit le téléchargement de biens immatériels jusqu’à une certaine limite, puis, au-delà d’échelonner son renchérissement par une contribution qui finance la rémunération des créateurs. Ce dispositif reprend, en partie, celui de la proposition de loi du député UMP Michel Zumkeller, en date du 4 mai 2010, qui proposait de créer une licence globale visant à financer les droits d’auteurs dans le cadre d’échanges de contenus audiovisuels sur Internet. Le député ajoutait qu’il s’agissait de « permettre aux jeunes d’accéder à la culture tout en garantissant aux créateurs la juste rémunération de leur travail », grâce à la création d’une licence globale à paliers qui permettrait de télécharger en toute légalité des contenus sur le Web, en contrepartie du versement d’une somme mensuelle à leur fournisseur d’accès Internet. Cette grille tarifaire serait établie en fonction du volume des téléchargements. Je propose cependant une tranche gratuite correspondant aux téléchargements d’usage domestique. Cette gratuité concernerait une certaine quantité de bande passante et seuls paieraient les gros téléchargeurs, que sont les institutions et entreprises. Cette gratuité s’accompagnerait d’une refonte de la rémunération des  créateurs, rémunérés d’abord au-delà de ce que l’œuvre rapporte, via la licence globale, puis en deçà et finalement plus du tout. Elle instaurerait un plafonnement de la rémunération pour les œuvres commerciales et une sur-rémunération pour celles peu vendues.

Tim Berners-Lee, inventeur du WEB et directeur du WWW, établit le lien entre la gratuité d’Internet et sa nécessaire transformation, car seul un réseau indépendant des applications (comme l’est le réseau électrique vis-à-vis des appareils électroménagers) peut garantir la neutralité du Net. Il ajoute que l’universalité de l’échange d’information est liée au fait que la page Web repose sur des normes ouvertes et disponibles gratuitement et dénonce la tendance des réseaux, tels que iTunes, à sortir du Web en identifiant des contenus à des adresses propriétaires (iTunes au lieu de http).

La gratuité du Web, comme le propose l’OIG, garantirait la préservation de la vie privée, car les contrôles ne porteraient plus sur les contenus, mais uniquement sur les volumes échangés. La gratuité numérique aurait enfin un enjeu social et écologique, car en posant des limites au volume des échanges. Elle établirait aussi des limites dans notre rapport aux biens immatériels, de façon, nous dit Paillard, à articuler leur usage à la matérialité de notre existence, qui s’inscrit dans un monde fini. La gratuité limitée redonnerait donc de la valeur aux biens immatériels et aux biens communs consommés pour faire fonctionner Internet. Internet est insoutenable dans son fonctionnement actuel puisqu’il dépense déjà plus d’énergie que l’aviation civile et que les experts estiment que cette consommation, qui double tous les quatre ans, atteindra, en 2030, la totalité de la consommation d’énergie actuelle. Internet représente déjà l’équivalent de la production de 40 centrales nucléaires et deux clics avec sa souris émettent, en moyenne, selon Alex Wissner-Gross, physicien à l’Université de Harvard, autant de carbone qu’une tasse de thé bien chaud, en générant 14 grammes d’émission de carbone, soit quasiment l’empreinte d’une bouilloire électrique (15 g)[4]. Quelques centaines de requêtes sur Internet par jour dépassent le quota de CO2 auquel chaque humain à droit.

LVSL – On pourrait vous répondre que le fait qu’il y ait un prix sur l’énergie limite la consommation d’énergie fossile polluante. Ce à quoi vous répondez qu’au contraire, imaginer la gratuité de l’énergie requiert d’élaborer une transition rapide entre un mode de vie énergivore et un mode de vie sobre. Vous voulez donc dire que la gratuité de l’énergie ne pourra se faire qu’une fois la transition opérée ? Le scénario Negawatt pose l’objectif de 2050, la gratuité n’est donc pas pour demain ? Ne craignez-vous pas qu’il y est un effet rebond pour la consommation ?

Paul Ariès – Je vous remercie de cette question d’actualité, car il y a urgence à sortir du vrai-faux débat sur le prix du carburant. Je prône, avec les milliers de personnes signataires de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » (appelgratuite.canalblog.com) de nous retrouver autour du principe du droit à l’énergie et de sa gratuité. Nous devons imposer dans le débat public les bonnes questions qui sont celles du droit de se chauffer et de se déplacer dans le cadre d’une nécessaire transition écologique, d’une sortie de l’économie carbonée.

Nous appelons à défendre la gratuité de l’énergie élémentaire, c’est-à-dire celle des tarifs différenciés selon les usages, celle de la gratuité des TC urbains et périurbains, celle de la gratuité des TER, une gratuité garantissant des droits, celui de se chauffer, celui de se déplacer, celui de vivre et travailler au pays, celui du droit à la ville pour les milieux modestes (contre la gentrification). Nous ne devons pas courir après les ligues de contribuables, les antifiscalistes, qui défendent le chacun pour soi et la civilisation meurtrière de l’automobile.

On pourrait me dire qu’il est paradoxal d’envisager la gratuité de l’énergie correspondant aux besoins élémentaires de la population alors que la planète subit les conséquences catastrophiques d’un siècle d’énergie carbonée bon marché et que les ressources conventionnelles de pétrole et de gaz sont en voie d’épuisement. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car le caractère marchand de l’énergie est incapable de garantir à chacun le minimum d’énergie indispensable pour vivre et conduit, par ailleurs, la planète dans le mur.

Le capitalisme, passé par l’âge du charbon, du pétrole, des énergies non conventionnelles, type gaz de schiste, ne peut digérer les énergies renouvelables, sauf à les adapter à sa propre logique d’abondance marchande et non pas d’économies d’énergie, comme il l’envisage avec les parcs éoliens implantés en pleine mer ou avec les fermes agricoles géantes où ce n’est plus la production alimentaire qui rentabilise, mais les déjections animales transformées en énergie !

L’énergie marchande n’est pas produite d’abord pour satisfaire les besoins des humains, mais pour la capitalisation des actionnaires. Le système capitaliste a un besoin impérieux que les consommateurs consomment et même qu’ils consomment de plus en plus d’énergie. Le caractère insoutenable du système n’est donc pas de la responsabilité de ceux qui prônent la gratuité, mais des marchands. Les experts évoquent, d’ailleurs, de plus en plus le risque de pénurie d’électricité en France, non pas par manque de nucléaire, mais parce qu’on a construit de grosses unités de production centralisées. Conséquence : les pertes d’énergie sont considérables puisqu’on estime que le tiers de l’énergie primaire disponible est gaspillée lors des processus de transformation en énergie finale. Dans ce domaine, comme dans les autres, le caractère marchand de l’énergie est inséparable des choix effectués en matière de science et techniques. Le capitalisme n’a ainsi retenu de la science thermodynamique que ce qui lui correspondait, c’est-à-dire la mise en équivalence de tous les systèmes énergétiques mesurés selon une même unité calorique, alors que les conséquences sociales, écologiques sont dissemblables, comme lui-même met en équivalence les marchandises avec l’argent. Le capitalisme a refoulé, en revanche, ce que cette même science thermodynamique dit du caractère entropique de l’univers, car si la quantité d’énergie reste toujours la même (premier principe), elle n’est plus disponible en raison de sa dispersion (second principe). Le moment semble donc venu de payer la facture entropique.

  • Le choix de la sobriété énergétique

La gratuité s’avère le plus court chemin pour remplacer l’architecture centralisée des systèmes énergétiques par la production locale d’énergies renouvelables, car elle favorise le choix de la sobriété contre celui des modèles d’abondance promus par l’industrie. Elle s’impose d’autant plus que la France n’est pas capable d’adopter, à l’instar d’autres pays, des solutions en demi-teinte, comme la tarification progressive, les systèmes de bonus-malus, etc.

LVSL – En quoi la gratuité peut-elle participer au processus de transition écologique ? Est-elle une condition sine qua non de la sobriété ?

Paul Ariès – Le livre Gratuité vs capitalisme ouvre tous les dossiers et donne tous les chiffres qui montrent que le bilan écologique de la gratuité est excellent, car il ne s’agit pas de rendre gratuit ce qui existe, mais d’utiliser la gratuité pour repenser les produits.

Nous pouvons reprendre votre exemple de l’énergie. La gratuité du bouclier énergétique satisfait une visée écologique, car en rendant plus chers les derniers kWh consommés, elle incite à réduire les consommations en récompensant les économies. Il s’agit donc bien d’utiliser ce mécanisme économique incitatif pour combattre toutes les formes de gaspillage.

La gratuité oppose donc au scénario du développement par l’abondance énergétique, promu par le Conseil mondial de l’énergie, un autre scénario fondé sur l’efficacité et la sobriété énergétiques. Ce scénario est d’autant plus crédible que la consommation d’énergie diminue, depuis quelques années, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, au-delà de l’impact de la crise et des délocalisations. Cette bonne nouvelle a permis, en 2017, à l’association NégaWatt de revoir à la hausse ses prévisions de réduction de consommation. Un nouveau scénario pour la période 2017-2050 a donc été travaillé (après ceux des années 2003, 2006 et 2011), avec pour objectif la réduction de moitié de la consommation d’énergie finale et de 63 % de l’énergie primaire, grâce au développement conjoint de la sobriété, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. J’insiste sur le fait que cet objectif est visé à qualité de vie inchangée. Le concept de NégaWatt, inventé par le grand spécialiste nord-américain Amory B. Lovins (prix Nobel alternatif en 1983) se fonde sur la réduction à la source des besoins en énergie, par la sobriété. Il appelle à ne plus laisser les entreprises du secteur imposer les normes, mais à étudier en détails les besoins en énergie, en partant des différents types d’usages, tant individuels que collectifs. Le principe est de consommer mieux au lieu de produire plus, en se défaisant de la dépendance aux énergies fossiles et fissiles. Les NégaWatts sont donc de l’énergie non consommée, grâce à un usage plus sobre, plus efficace et aussi aux énergies renouvelables (ENR). Le nouveau scénario NégaWatt retient l’hypothèse d’un passage à 100 % d’ENR dès 2050, grâce à la biomasse, à l’éolien et au photovoltaïque. Le pétrole ne serait plus utilisé que pour des usages non énergétiques et la dernière centrale nucléaire fermerait en 2035. Ce scénario n’est possible qu’en utilisant les ressources locales diversifiées, en maîtrisant mieux le nombre, le dimensionnement et l’usage des nombreux appareils et des équipements. Il repose sur la primauté du gaz/électricité (non conventionnelle), en stockant les excédants d’électricité (locale et non fissile), sous forme de méthane de synthèse (selon la technologie power-to-gas).

Le grand Service public de la performance énergétique de l’habitat, déjà évoqué, serait chargé d’opérer des diagnostics gratuits, par caméra thermique pour donner des conseils gratuits sur les techniques et les tarifs des travaux (qui pourraient être aidés). Il devrait également informer sur le choix d’équipements peu gourmands en énergie fossile (au moyen, par exemple, d’un label). L’État devrait, enfin, se doter des moyens juridiques, techniques et humains, afin de réduire ses propres consommations. Par exemple, via des actions sur l’éclairage public (215 % d’économie en moyenne), mais aussi par la recherche d’une meilleure efficacité énergétique dans l’ensemble des fonctions publiques et tout le service public.

La gratuité de l’énergie élémentaire s’avère donc la stratégie gagnante pour sortir au plus vite de l’énergie carbonée, en misant sur les ENR en fonction des meilleures sources locales : éolien, solaire, biomasse, géothermie, biogaz, valorisation énergétique des déchets, etc. Je prends le pari qu’il sera ainsi possible de rattraper très vite le retard de la France par rapport à l’Europe du Nord, y compris en matière de réseaux de chaleur (une cinquantaine seulement en France), alors qu’ils vendent l’énergie 20 % moins chère et contribuent largement à combattre les gaspillages.

LVSL – Comment pensez-vous rendre cette idée hégémonique dans la société ? Pensez-vous que la présenter tel qu’elle soit aujourd’hui efficace politiquement ? Quel récit voulez-vous construire autour de ce terme ?

Paul Ariès – Nous avons lancé une mobilisation continue autour de trois premiers moments forts : la parution en septembre 2018 du livre manifeste Gratuité vs capitalisme ; le lancement en octobre de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » ; et l’organisation le samedi 5 janvier à Lyon d’un Forum national de la gratuité. Nous voulons proposer aux citoyens, aux partis, de mettre la question de la gratuité au cœur des prochaines élections municipales. J’insiste avec, par exemple Alternatiba, sur le fait que ces territoires locaux sont la bonne échelle pour commencer la transition écologique. J’appelle à multiplier les ilots de gratuité dans l’espoir qu’ils deviennent ensuite des archipels et après-demain des continents.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette citation du poète Paul Valery illustre parfaitement la période actuelle puisque l’humanité est confrontée à une crise qui affecte tous les domaines de son existence : crise financière, économique, sociale, politique, énergétique, technique, écologique, anthropologique…

Cette crise n’est d’ailleurs pas seulement globale, mais systémique, au sens où quelque chose fait lien entre ses multiples facettes. Ce qui fait lien ce n’est pas tant que la société a sombré dans la démesure, mais le fait que le paradigme fondateur de la civilisation marchande soit entré lui-même en dissonance. Nous crevons tout autant de la victoire du processus de marchandisation, qui a conduit, depuis deux siècles, à rendre marchand tout ce qui pouvait l’être, qu’à l’impossibilité structurelle de ce même processus de se poursuivre au-delà.

Cette crise systémique n’est donc pas seulement une crise des méfaits, bien réels, de la marchandisation, mais un blocage structurel lié à la logique de marchandisation elle-même. C’est pourquoi la seule perspective réaliste est de sortir de la marchandisation et d’avancer vers une civilisation de la gratuité.

 

 

 

[1] Guillaume Allègre, OFCE, Science Po, Paris, France.

[2]André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Éditions Galilée, Paris, 1997, pp. 140-149.

[3] Laurent Paillard, La gratuité intellectuelle, Paris, Parangon, p. 73.

[4] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/01/12/une-recherche-google-a-un-cout-energetique_1140651_651865.html#6BosWWMeAoTq5dWj.99

 

COP24 : enfin de vraies décisions pour le climat ?

Katowice, COP24, Photo © Vincent Plagniol pour Le Vent se Lève

Du 3 au 14 décembre aura lieu la Conférence de Katowice de 2018 sur les changements climatiques, en Pologne. Cette conférence est cruciale pour la poursuite des négociations climatiques et pour l’engagement de tous les États dans la transition écologique et énergétique. De réelles décisions pour le climat sauront-elles enfin être prises cette année ?


Le changement climatique est une réalité incontestable aujourd’hui. La température moyenne globale a déjà augmenté de +1°C depuis l’ère pré-industrielle, et les conséquences du dérèglement global se font déjà ressentir partout dans le monde [1] : augmentation du niveau de la mer, sécheresses, incendies, coulées de boue, affaissements des sols … Les effets sont déjà là et impactent les activités humaines [2]. L’Accord de Paris de 2015 avait réussi à faire signer à tous les États – à l’unanimité tout de même ! – un engagement pour une limitation globale à +2°C par rapport à l’ère-préindustrielle et même, au mieux, à +1.5°C. Soit un texte historique, le premier signé par l’ensemble des États de la planète et donc universel. Un véritable succès … mais “à confirmer”, comme le soulignait justement le Monde en décembre 2015.[3] Il faut dire que ces inquiétudes étaient fondées : car les contributions volontaires des États signataires mises bout à bout nous conduisent en réalité à une augmentation de +3,2°C, bien loin des +2°C ! De plus, en 2017, Trump, fraîchement élu, a fait retirer les États-Unis de l’accord, alors qu’ils sont parmi les plus gros producteurs de Gaz à Effet de Serre (GES) dans le monde … De quoi doucher le joyeux optimisme post-COP21.

En effet, l’écart abyssal entre les efforts à faire pour rester à +1,5°C d’augmentation et les politiques mises en place actuellement ne peut que sauter aux yeux. Il faudrait que mondialement, nos émissions soient neutres d’ici à 2100, de manière à rester en-dessous de +2°C [4]. Mais à l’heure actuelle, nos émissions continuent d’augmenter : en 2017, les émissions de CO2 mondiales sont reparties à la hausse. [5] Et comme il s’agit d’un problème mondial, la réponse doit venir en grande partie de la communauté internationale. C’est pourquoi les négociations internationales cristallisent nombre d’enjeux politiques autour de la question climatique.

Quels sont les enjeux principaux ?

La COP24 est une COP à forts enjeux politiques, mais ceux-ci sont masqués par les questions techniques. Difficile de s’y retrouver dans la novlangue des négociations internationales : “rulebook”, “global stocktake” … Les articles de presse ou académiques ne manquent pas, mais très peu sont réellement accessibles. Or, l’enjeu est tellement important qu’il mériterait d’être plus transparent.

Deux premiers enjeux peuvent d’emblée être soulignés :

En premier lieu, il faut traduire les grands principes arrêtés à Paris en un ensemble de règles de droit international : il s’agit de l’écriture du “rulebook”. La communauté internationale s’était laissée jusqu’à la COP24, qui commencera la semaine prochaine, pour en décider. Or on est loin du compte : les négociations sont particulièrement ardues depuis 2015, à tel point qu’une session de négociations supplémentaire a été organisée à Bangkok en septembre 2018 [6] afin de préparer la COP24. Rappelons que pour avancer, il faut l’unanimité de toutes les Parties signataires – autrement dit, tous les États de la planète doivent tomber d’accord sur un texte.

Prenons un exemple de négociation difficile parmi d’autres : le degré de flexibilité des États sur la transparence de ses actions. En effet, lors de la COP21 avait été acté le fait de  pouvoir suivre, de manière transparente et régulière, les efforts de chaque pays pour la baisse des émissions de gaz à effet de serre.  Tel que stipulé par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), “un cadre de transparence solide est le pendant d’engagements non-contraignants librement déterminés par chaque État : chacun décide de son niveau d’efforts à condition que l’on puisse collectivement suivre leur mise en œuvre” [7]. Mais, en 2015, certains pays en voie de développement ayant peur d’être montrés du doigt, l’article 13 de l’accord de Paris a donc ménagé une entorse à ce principe en prononçant la “flexibilité” pour les pays “en développement” et “qui en ont besoin, compte tenu de leurs capacités”.

Cela s’inscrit directement dans l’héritage de la CCNUCC (Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, le texte fondateur des négociations climatiques), qui reconnaît la responsabilité commune … mais différenciée. [8]

Derrière cette question technique se cache donc une réelle problématique politique : quels sont les États qui peuvent prétendre à entrer dans cette définition ? De quoi parle-t-on exactement ? Et pour combien de temps ces pays peuvent-ils déroger à leurs obligation de transparence ? Sachant que la Chine, premier pollueur mondial, se dit encore “en voie de développement”, la question fait grincer des dents … et fera l’objet d’un point de discorde majeur lors de cette COP24.

“Le sommet de Copenhague de 2009 est généralement perçu comme un échec, cependant il a eu le mérite de fixer l’objectif d’aide par les pays développés pour les pays en voie de développement à 100 milliards de dollars par an.

Prenons un autre exemple, encore plus épineux : les financements climat. Le sommet de Copenhague de 2009 est généralement perçu comme un échec, cependant il a eu le mérite de fixer l’objectif d’aide par les pays développés pour les pays en voie de développement à 100 milliards de dollars par an. Pour ces derniers, cette aide est indispensable afin de mettre en œuvre des politiques d’atténuation (réduire les émissions de GES) et d’adaptation (anticiper les risques du changement climatique et s’y adapter). Ils voudront donc s’assurer que ces flux financiers vont se poursuivre et augmenter. Or pour l’instant, selon un rapport d’Oxfam de 2018 [9] “on estime que le montant total déclaré par les bailleurs pour les financements climat publics sur la période 2015–2016 s’élève à 48 milliards de dollars par an. Toutefois, ces chiffres ne peuvent pas être pris à leur valeur nominale : Oxfam estime que l’assistance nette spécifique au climat pourrait avoisiner seulement 16 à 21 milliards de dollars“, contre les 100 annoncés. Pourquoi ? Parce que les États recyclent des anciens programmes pour le développement et y ajoutent une partie “climat” afin de ne pas avoir à débourser de l’argent en plus, ce qui est autorisé par l’OCDE… Par ailleurs, une des grandes questions de cette COP sera celle de la caractérisation de ces flux financiers : doivent-ils être uniquement publics ? Peuvent-ils être privés et publics ? On s’aperçoit dès lors que la question politique revêt également une dimension technique. Comme les pays développés veulent le moins possible financer les pays en voie de développement, chacun fait sa petite comptabilité de son côté en y ajoutant pêle-mêle fonds privés, aides publiques et/ou dons d’associations. Une réalité que dénoncent les pays en voie de développement, pour qui le financement devrait être uniquement public, prévisible et transparent ! Cette question mériterait donc d’être enfin tranchée lors de cette COP.

Le deuxième enjeu figure dans le bilan de “l’action collective” du dialogue de Talanoa. Ce “dialogue” est une idée annoncée à la COP23 par le 1er ministre fidjien, qui visait à créer un dialogue inclusif, participatif et plus informel (bien que cela soit en réalité plutôt difficile) afin de faciliter les prises de décisions et les contributions pour la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Il partait d’un constat, déjà évoqué précédemment : toutes les contributions nationales, mises bout à bout, ne sont pas assez ambitieuses pour respecter l’Accord de Paris. Le dialogue de Talanoa visait à construire un climat de confiance de manière à impliquer activement tous les États : c’est un mode de discussion traditionnel fidjien visant à résoudre les tensions, sur la base de l’empathie. Sur ce point, il semble que le dialogue ait été plutôt réussi [10] : il a inclus la société civile, les pays ont pu partager leurs contributions aux autres … Faire parler d’empathie aux États est déjà un exploit, mais cette empathie peut-elle se traduire par des engagements réels de leur part, et d’ici à combien de temps ? Ce sera la surprise de cette COP24.

De bons signaux politiques pré-COP ?

Des surprises, il y en aura ; d’autant plus que l’atmosphère politique internationale avant cette COP est incertaine. Que peut-on attendre de cette COP ? Sera-elle l’occasion d’annoncer des objectifs nationaux ambitieux ? Le dialogue de Talanoa portera-t-il ses fruits ?

La dynamique semble globalement positive, le dialogue de Talanoa ayant renforcé les liens entre Etats. De plus, en octobre 2018, le GIEC (Groupement International d’Experts sur le Climat) a publié un nouveau rapport [11] sur les risques d’un réchauffement global à +1.5°C par rapport à l’ère pré-industrielle et les moyens à mettre en œuvre pour le limiter à cette seule augmentation. Ce rapport, qui a fait grand bruit lors de sa parution, explique pourquoi il est nécessaire, voire même vital, de contenir le réchauffement global dans ce maximum de +1,5°C : en effet, au-delà de cette limite, le risque de dépasser des “points de rupture” et de provoquer l’emballement climatique sont beaucoup plus grands : relâchement du méthane contenu dans la toundra, fonte totale de la banquise d’ici 2030… Des scénarios catastrophes parfois difficiles à entendre, même pour celles et ceux travaillant dans le domaine.

Selon le rapport spécial du GIEC, pour rester sous la barre des 2°C, il faudrait une transformation en profondeur de nos politiques publiques en matière d’énergie et de climat. Il serait nécessaire de diminuer drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, donc de demander d’importants changements structurels aux secteurs les plus émetteurs, notamment l’agriculture et les transports. Ces décisions ne peuvent attendre car le dioxyde de carbone, par rapport aux autres GES, reste dans l’atmosphère pendant longtemps : même si nous devions arrêter aujourd’hui toutes nos émissions, la température continuerait  néanmoins d’augmenter jusqu’en 2050. Ce qui signifie que ces décisions, des décisions hautement politiques, sont à prendre d’urgence, et ne peuvent être remises à demain.

De plus, la parution en octobre du rapport 1.5° du GIEC donne valeur de légitimité à l’urgence de la situation. L’apport de connaissances scientifiques, pour la préparation d’une COP, est une étape incontournable. Lors de la COP21, la parution du 5ème rapport en 2013-2014 avait permis d’appuyer les arguments pour un véritable accord. Au contraire, lors du Sommet de Copenhague en 2009, le GIEC avait été discrédité à cause d’erreurs dans ses parutions et de l’opacité de son fonctionnement. La COP24 est donc avant tout un rendez-vous à ne pas manquer pour les négociations internationales. Et donne bon espoir pour la suite.

Néanmoins, existent aussi des raisons de tempérer cet espoir. Tout d’abord, la conférence sera présidé par la Pologne, pays loin d’être parfait en matière de réduction des émissions de GES. C’est ce pays qui doit diriger les négociations, alors même qu’il est loin de faire de l’ambition climatique la priorité de cette COP. Bien au contraire : le gouvernement polonais plaide pour une réduction de la contribution européenne [12] (proposition malencontreusement oubliée dans son clip de propagande pro-climat [13]). Dans un communiqué publié le lundi 19 novembre 2018 [14], le ministre de l’Énergie polonais Krzysztof Tchórzewski défendait le modèle énergétique de son pays basé à 79% sur le charbon, et s’opposait farouchement au rehaussement de l’ambition de l’Union européenne car cela aurait, selon lui, de mauvaises conséquences sur l’économie polonaise.  Dans l’Union européenne, cette position est réitérée : les polonais (avec les allemands) ont bloqué les discussions au Conseil (pour un objectif à -40% en 2030) malgré les propositions de la Commission (-45%) et du Parlement (-55%).

Deuxièmement, aucun leadership politique international ne se dégage pendant cette pré-COP. C’est même plutôt le contraire. La communauté internationale, déjà sous le choc  du départ des États-Unis en 2017 (mais qui ne pourra pas advenir avant 2020), doit maintenant affronter l’élection de Bolsonaro à la tête du Brésil et ses positions pro-industrie. Cela fait craindre un retour en arrière pour ce pays, d’autant plus que le nouveau Président a fraîchement nommé un climatosceptique [15] en tant que Ministre des Affaires Étrangères. Son élection ouvre également la voie à la destruction de la forêt amazonienne, considérée comme le “poumon vert de la planète” [16]… mais qui regorge aussi de ressources, notamment minières, que Bolsonaro voudrait exploiter. [17] De très mauvaises nouvelles pour les communautés indigènes vivant sur place, pour la biodiversité, et pour le climat. Enfin,alors même que la COP25 devait se dérouler au Brésil, Bolsonaro a annoncé le mercredi 28 novembre 2018 qu’il renonçait à l’organiser. Tout ceci rajoute un mauvais signal au paysage politique international pour le climat.

Quels sont les scénarios envisageables ?

Premier scénario : un rulebook ambitieux est adopté et les contributions nationales des États sont renforcées

Ce premier scénario serait le meilleur. Comme l’avait affirmé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en septembre 2018, le monde n’a pas plus que deux ans pour agir contre le changement climatique climatique, sauf à devoir affronter des “conséquences désastreuses”. [18] Alors, que pourrait-il se passer à la COP24 pour aller dans ce sens  et agir au plus vite ?

“Si nous ne changeons pas d’orientation d’ici 2020, nous risquons […] des conséquences désastreuses pour les humains et les systèmes naturels qui nous soutiennent” (Antonio Gutteres, 10 septembre 2018)

Imaginons. Même si les négociations sont ardues depuis quelques temps, la COP aboutit avec une réelle décision et non une “déclaration” comme au Sommet de Copenhague. Premièrement, la question de la flexibilité de la  transparence est enfin réglée, et on définit quels sont les États qui peuvent ne pas rendre compte de leurs efforts : les pays en voie de développement qui émettent peu de gaz à effet de serre car ils ne sont pas encore assez développés, comme certains pays d’Afrique ou comme certaines îles du Pacifique (Kiribati, Vanuatu …). En revanche, La Chine et les pays d’Asie du Sud-Est doivent rendre compte de leurs efforts : ils sont obligés d’être bon élèves. L’Union européenne s’engage à la neutralité carbone d’ici 2050, et donne l’exemple pour la communauté internationale, en premier lieu les États-Unis.

Deuxièmement, le Dialogue de Talanoa a porté ses fruits, et tout le monde a fini par acter la nécessité de prendre des mesures d’urgence. En conséquence, les ambitions des contributions nationales sont rehaussées. Autrement dit, des pas gigantesques sont faits pour que l’humanité puisse être sauvée, les dirigeants du monde entier ont compris l’urgence, ils sont prêts à mettre de côté un peu de leur souveraineté pour répondre tous ensemble au changement climatique. Trump et Bolsonaro reconnaissent qu’ils se sont trompés. Les pays en voie de développement réussissent à avoir les 100 milliards d’argent public par an de la part des pays développés pour l’atténuation et l’adaptation, de manière contrôlée et prévisible.

Cela semble impossible ? C’est probablement le cas. Mais pourtant, le droit international a déjà donné des réponses à une situation climatique – n’oublions pas le Protocole de Montréal, en 1985, qui a interdit l’utilisation des substances appauvrissant la couche d’ozone. Et cela a fonctionné : aujourd’hui, le trou dans la couche d’ozone est en train de se refermer ! Alors pourquoi pas pour le climat ?

Deuxième scénario : on s’accorde sur un rulebook qui met plus ou moins tout le monde d’accord et le bilan collectif du Dialogue de Talanoa n’aboutit à rien – sauf à du vent

Deuxième scénario : tout le monde a bien compris l’urgence de la situation, notamment grâce au rapport du GIEC, et un rulebook est adopté. Le fait d’en adopter un est déjà un succès en soi. Au moins, les règles de l’Accord de Paris sont enfin fixées et il n’est plus possible de revenir en arrière. Même si certains gros émetteurs de GES peuvent dorénavant profiter de la flexibilité de la transparence (comme l’Inde ou la Chine), la question est au moins tranchée. Une victoire néanmoins en demi-teinte … L’enjeu politique se trouve dans les questions techniques : peut-on parler de succès si le rulebook décide d’accorder des exceptions (pour plus ou moins longtemps) à plusieurs gros pays émetteurs ? D’un point de vue géopolitique et de relations internationales, peut-être. D’un point de vue climatique, nous pouvons en douter.

Le Dialogue de Talanoa n’aboutit à rien de plus que quelques belles photos de dirigeants main dans la main. Pas d’augmentation des ambitions nationales, pas de mesures concrètes mises en place. Il aboutirait à un “bilan collectif” qui se contente de construire la synthèse de ce que les pays et les acteurs non-étatiques font déjà, c’est-à-dire la simple mise en commun des actions menées depuis 2015. Autrement dit, l’humanité est loin d’être sauvée, mais les dirigeants essaient au moins de maintenir l’illusion d’un effort climatique à grande échelle.

Troisième scénario : personne ne se met d’accord sur le rulebook

Pendant la COP, rien ne se passe comme prévu. Les négociations sont tellement difficiles qu’elles aboutissent à une simple déclaration, et aucune décision n’est prise, c’est Copenhague all over again. Les Etats-Unis, le Brésil, la Chine et la Russie ne veulent pas céder une once de terrain, et refusent que leurs contributions puissent être transparentes. Non seulement le dialogue de Talanoa n’a rien donné, mais aucune règle de mise en œuvre de l’Accord de Paris n’est adoptée. Ce serait le pire scénario et on passerait alors complètement à côté de l’objectif voulu.

Politiquement, c’est un désastre. Les dirigeants, en rentrant dans leurs pays, sont obligés d’affronter une opinion publique est de plus en plus mobilisée pour la question climatique. Les mois précédents, les appels des scientifiques et figures publiques se sont succédés dans la presse et les initiatives qui appellent à se mobiliser comme #OnEstPrêt ou #IlEstEncoreTemps [19] sont des exemples de la pression croissante de la société civile sur les dirigeants. Ceux-ci ont cherché à sauver leur image, mais le mal est fait. Cette hypothèse est peu probable en raison des conséquences politiques qu’une telle décision aurait, en particulier dans les démocraties.

Faut-il vraiment espérer quelque chose des négociations climatiques ?

Même en cas d’échec ou de succès en demi-teinte, la COP24 et toutes celles qui suivront après resteront bien sûr des moments phares pour la construction de véritables et ambitieuses politiques climatiques au niveau international. Au-delà des questions de droit international qu’elles posent, elles portent avant tout un poids symbolique très fort : notre capacité à nous mettre d’accord, tous ensemble, au nom de l’humanité pour sauver notre espèce.

Néanmoins, l’opacité des négociations entre pays et l’exclusion de pans entiers de la société s’oppose à cette philosophie. Cela laisse supposer que les élites politiques à l’œuvre seront capables d’affronter la situation… alors que nous pouvons sérieusement en douter. Nous l’avons vu plus haut, les questions techniques sur la flexibilité de la transparence ou sur les flux financiers entre États développés et en voie de développement accaparent les négociations et empêchent au final d’atteindre l’objectif : réduire de manière drastique nos émissions de gaz à effet de serre.

Alors, faut-il espérer quelque chose de cette COP ? Peut-être, selon les sensibilités. Reste que les acteurs non-gouvernementaux sont de plus en plus engagés dans la lutte contre le changement climatique de leur côté aussi, et qu’ils pourraient peut-être agir plus en profondeur et plus efficacement que les États. Le Sommet de Californie (Global Action Summit) en septembre 2018 réunissait tous ces acteurs qui s’engagent pour le changement climatique : entreprises, ONG, collectivités locales et territoriales. Certes, un de ses objectifs premiers était d’abord politique : cibler les électeurs du pays quelques semaines avant les élections de mi-mandat et mettre des bâtons dans les roues à l’administration Trump qui démembre allègrement tous les garde-fous législatifs et administratifs visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais ce sommet visait aussi à se substituer à l’administration fédérale – comme le souligne l’IDDRI [20] : “Le fait de venir signer un accord de coopération entre la Chine et la Californie, qui se présente souvent comme la 5e puissance économique mondiale, n’est pas anodin”. Cela “consacre la volonté de Pékin de continuer à travailler avec les États-Unis tout en contournant Washington.”

On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques. (…) Nous faisons des petits pas, et la France en fait beaucoup plus que d’autres pays, mais est-ce que les petits pas suffisent … la réponse, elle est non.” (Nicolas Hulot, France Inter, mardi 28 août 2018)

Toutefois ces grands sommets, où l’on se congratule sur les solutions adoptées, tendent à une certaine cécité sur les causes réelles du dérèglement global plutôt qu’à affronter la réalité en face. Comme le disait si bien Nicolas Hulot lors de sa démission sur France Inter, fin août 2018 : “On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques. (…) Nous faisons des petits pas, et la France en fait beaucoup plus que d’autres pays, mais est-ce que les petits pas suffisent … la réponse, elle est non.” Le modèle économique dominant [21] veut nous laisser croire qu’il saura agir face à la situation, alors même que les élites de New York et de la Silicon Valley se préparent à l’apocalypse [22] : ils achètent des îles, des boîtes de conserve ou des munitions. Les difficultés socio-économiques et techniques auxquelles notre monde doit dorénavant faire face pour enrayer la crise climatique et environnementale sont si fortes qu’elles ne sont pas représentables de manière globale. C’est pourquoi il faut toujours garder un œil critique vis-à-vis des solutions simplistes, notamment si elles proviennent de sociétés pour lesquelles la recherche du profit est la raison première d’exister.


[1] La France s’est dotée en 2001 d’un Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, qui a entre autres comme mission de suivre les impacts du réchauffement climatique en France et dans le monde. Pour plus d’informations, voir le site de l’Onerc : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/observatoire-national-sur-effets-du-rechauffement-climatique-onerc#e2

[2] En France, l’un des secteurs économiques qui sera le plus impacté est celui du tourisme (hivernal et estival) alors même que la destination France est au premier rang mondial en 2016 (avec 82,6 millions de touristes internationaux). Le tourisme hivernal en particulier doit déjà composer avec des hivers moins neigeux.

[3] Simon Roger, “COP21 : un succès à confirmer”, Le Monde, 23/12/2015. https://www.lemonde.fr/planete/article/2015/12/25/cop21-un-succes-a-confirmer_4838061_3244.html

[4] L’une des meilleures basées de données pour les chiffres sur le climat est la synthèse faite par le Commissariat Général au Développement Durable : Chiffres clés du climat : France, Europe et Monde, édition 2018. Voir la version en ligne : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/fileadmin/documents/Produits_editoriaux/Publications/Datalab/2017/datalab-27-CC-climat-nov2017-b.pdf

[5] Simon Roger, “Les émissions mondiales de CO2 repartent à la hausse”, Le Monde, 13/11/2017. https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/apres-un-plateau-de-trois-ans-les-emissions-mondiales-de-co2-repartent-a-la-hausse_5214002_3244.html

[6] Lola Vallejo, “Négociations climatiques de Bangkok : l’urgence de définir les règles de mise en œuvre de l’accord de Paris”, IDDRI, 10/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/negociations-climatiques-de-bangkok-lurgence-de-definir

[7] David Levaï, Lola Vallejo, “Mise en œuvre de l’accord de Paris : les enjeux de la session de négociation à Bonn”, IDDRI, 30/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/mise-en-oeuvre-de-laccord-de-paris-les-enjeux-de-la

[8] Article 3.1 de la CCNUCC : “Il incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. Il appartient, en conséquence, aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes.” Le principe de responsabilité commune mais différenciée est donc fondateur des négociations climatiques, mais permet toutes les interprétations possibles.

[9] Oxfam, “2018 : les vrais chiffres des financements climat. Où en est-on de l’engagement de 100 milliards de dollars ?”, 2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/dialogue-de-talanoa-lancement-positif-mais-issuehttps://d1tn3vj7xz9fdh.cloudfront.net/s3fs-public/file_attachments/bp-climate-finance-shadow-report-030518-fr.pdf

[10] Lola Vallejo, David Levaï, “Dialogue de Talanoa : lancement positif mais issue incertaine”, 10/05/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/dialogue-de-talanoa-lancement-positif-mais-issue

[11] Le rapport est disponible en entier sur le site du GIEC : http://www.ipcc.ch/report/sr15/

[12] Lola Vallejo, David Levaï, “Quels enjeux pour la COP24 ?”, IDDRI, 20/11/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/quels-enjeux-pour-la-cop24

[13] “#ChangingTogether – COP24 in Katowice”. https://www.youtube.com/watch?time_continue=30&v=KBNP6bKXWeY

[14] “Polish government split over coal ahead of UN climate summit”, Climate Change News, 21/11/2018. http://www.climatechangenews.com/2018/11/21/polish-government-split-coal-ahead-un-climate-summit/

[15] Ernesto Araùjo, “Sequestrar e pervreter”, Metapoltica 17. https://www.metapoliticabrasil.com/blog/sequestrar-e-perverter?fbclid=IwAR2yJ9k5BJzaHGjjYrVwRdTNyX53DHT1Ng6e4MtnV-sA1xvD-MloWv84hMU

[16] “L’Amazonie, “poumon vert” le plus efficace des forêts mondiales”, Le Monde, 17/03/2009.https://www.lemonde.fr/planete/infographie/2009/03/17/l-amazonie-poumon-vert-le-plus-efficace-des-forets-mondiales_1169182_3244.html

[17] Rachel Knaebel, “L’Amazonie, convoitée par l’agrobusiness et l’industrie minière, en danger imminent avec l’élection de Bolsonaro”, Bastamag, 30/10/2018. https://www.bastamag.net/Amazonie-Bresil-Bolsonaro-agrobusiness-amerindiens-ecologie-deforetsation

[18] “Il nous reste deux ans pour agir contre le changement climatique, avertit l’ONU”, Sciences et Avenir, 11/09/2018. https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/il-nous-reste-deux-ans-pour-agir-contre-le-changement-climatique-avertit-l-onu_127387

[19] A retrouver sur leurs sites : http://ilestencoretemps.fr  onestpret.fr

[20] David Levaï, “Les acteurs non-étatiques au chevet de l’action climatique”, IDDRI, 20/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/les-acteurs-non-etatiques-au-chevet-de-laction-climatique

[21] Pierre Gilbert, “Démission de Hulot : la faillite de l’écologie libérale”, Le Vent se Lève, 28/08/2018. https://lvsl.fr/demission-de-hulot-la-faillite-de-lecologie-neoliberale

[22] Emeline Amétis, “Les milliardaires de la Silicon Valley se préparent à la fin de notre civilisation”, Slate, 31/01/2017. http://www.slate.fr/story/135356/riches-fin-du-monde

Théorie de l’effondrement : “Le système actuel de représentation démocratique opère un rétrécissement de la pensée” – Entretien avec Corinne Morel Darleux

Corinne Morel Darleux est conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes pour le Parti de gauche. Elle écrit tous les mois pour Reporterre, divers blogs et tient une chronique mensuelle à Là-bas si j’y suis. Elle est notamment l’auteur de L’écologie, un combat pour l’émancipation (Bruno Leprince, 2009) et a coordonné la rédaction du manifeste des 18 thèses pour l’écosocialisme qui marque l’apparition du terme écosocialisme en France. Elle fait partie de ces nouveaux penseurs de l’écologie politique et c’est à ce titre que nous avons voulu l’interroger.


LVSL – On voulait revenir sur l’article que vous avez écrit pour Reporterre, qui a été publié le 19 juillet et qui est intitulé « face à l’effondrement formons des alliances terrestres » où vous évoquiez votre rapprochement avec la collapsologie. C’est une théorie qui avait plutôt le vent en poupe, notamment dans les milieux libertaires et les milieux écologistes. En ce qui vous concerne, vous citez Asimov et semblez évoquer la justesse ontologique du personnage-clé de la saga Fondation, Hari Seldon, qui consiste à tout faire pour réduire la période de transition post-effondrement, caractérisée par le chaos. Cependant, vouloir relativiser l’impact de l’effondrement ce n’est pas d’une certaine façon l’accepter ? Et est-ce qu’on peut moralement accepter la fatalité du dépérissement d’une partie de la population, quand on est responsable politique ?

Corinne Morel Darleux – J’ai toujours pensé que quand on était dans une situation trop compliquée pour l’évaluer finement et savoir comment il convient d’en parler, le plus simple était de dire les choses avec honnêteté. Je ne sais pas si on va vers un « collapse », c’est-à-dire un effondrement systémique, global, de la civilisation humaine à l’échelle mondiale. En revanche, on l’a souvent dit, mais cette fois je crois qu’on y est : le monde tel que nous le connaissons est en train de foutre le camp. Pardon de l’expression, mais c’est la plus illustrée qui me vient à l’esprit. Je parle du climat, de la raréfaction des ressources naturelles, de la destruction des écosystèmes et du rythme effarant d’extinction des espèces, naturellement, mais pas seulement : le système de croyances sur lequel s’appuie notre société est lui aussi en train de s’effondrer. La croissance n’apporte plus la prospérité, les forces de l’ordre ne sont plus gage de sécurité. Il va bientôt falloir plus d’énergie pour extraire un baril d’hydrocarbures que d’énergie produite par ce même baril. L’Union européenne qui devait nous protéger ne le fait de toute évidence pas. L’impôt est détourné des services publics et du patrimoine de ceux qui n’en ont pas. On ne croit plus les informations qu’on lit sur les réseaux et même Le Gorafi ne trouve plus les mots. Les écrans sont omniprésents et refaçonnent le « vivre ensemble ». L’égalité se heurte aux délits de faciès. La solidarité devient un délit. Les élus représentants du peuple se font agents des lobbies. Bref : la solidarité, le progrès, la démocratie apparaissent aujourd’hui à la plupart des gens comme autant de mythes dont la valeur est en train de dévisser.

Simultanément, d’autres ontologies, d’autres visions et manières d’être au monde, émergent ou réapparaissent : des mouvements, groupes, médias et réseaux alternatifs ; des ZAD au Rojava, dans les squats et les réseaux d’entraide, mais aussi dans les mouvements climat et les milieux universitaires, on réinvente l’autogestion, l’action directe ou le municipalisme libertaire. Un peu partout, des gens réfléchissent et expérimentent le dépassement du dualisme nature-culture, du capitalisme, de la foi en la technologie et du progrès infini qui ont jusqu’ici conditionné une grande partie de notre civilisation dite « thermo-industrielle ». On assiste il me semble à ce qui pourrait bien être un regain de l’anarchisme et au retour d’intellectuels, d’artistes, de scientifiques et d’universitaires engagés.

LVSL – Ce que vous dites est assez contre-intuitif, on a plutôt l’impression que les choses ne bougent pas beaucoup. Quelles sont vos sources, où allez-vous chercher ces signaux faibles ?

CMD – Je n’ai pas besoin d’aller très loin en réalité. Juste de garder les yeux ouverts. Je me suis intéressée par exemple cet été aux travaux d’un explorateur contemporain, Christian Clot, qui vient de publier un bouquin sur la première étape de son projet. Il a passé 4 fois un mois dans les milieux les plus extrêmes de la planète (plus chauds, plus froids, plus secs, plus humides…) avec une équipe de scientifiques. Ils ont évalué les modifications physiologiques et les capacités, à la fois du corps humain et du cerveau, à s’adapter à des conditions climatiques extrêmes et très variables. Voilà par exemple le type de travaux utiles sur lesquels se pencher pour anticiper des conditions de vie sur terre qui ne seront plus du tout les mêmes.

Je suis avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe du côté de Bizi, Alternatiba et Attac, qui sont en pleine mutation il me semble. Cela indique qu’il se passe des choses du côté de cette fameuse « société civile » dont on désespérait de comprendre un jour qui elle désigne. Je ressens aussi pas mal de complicité intellectuelle avec des gens comme Pablo Servigne, Nico Haeringer de 350.org ou François Ruffin. En fait c’est assez éclectique : je suis avec beaucoup de curiosité ce qui se passe du côté de Lundi matin, des réseaux de luttes des ZAD aux migrants ou de certaines maisons d’édition. Je m’informe auprès de Reporterre ou Mediapart. Sur le terrain des idées et des entretiens je lis Ballast, Uzbek et Rica, l’excellente nouvelle revue Terrestres. J’essaye de garder le fil de ce que racontent Damasio ou Lordon, je me suis remise à lire en anglais pour The Guardian notamment. Et je n’oublie pas de discuter de tout ça avec mes amis peu politisés ou mes voisins de ruralité. Voilà, ce n’est pas exhaustif ni systématique, sinon il me faudrait un plein temps et deux vies : pour ça Internet et son pouvoir de propagation sont autant un bienfait qu’une malédiction !

LVSL – Et tout ça vous dit que ça bouge, réellement ? N’est-ce pas un effet d’optique ?

CMD – Je n’en sais rien, c’est difficile d’embrasser tout le paysage pour pouvoir l’affirmer, mais il se passe des choses, c’est indéniable : des percussions certes marginales, mais fondamentales. C’est le cas en France, mais aussi en Allemagne avec le blocage de cette mine de charbon, aux États-Unis autour de 350 et de Bill Mc Kibben ou Naomi Klein, en Angleterre comme en témoigne l’opération de désobéissance civique de masse « Extinction Rebellion » lancée ce mois-ci à Londres avec le soutien de nombreux académiques, de la jeune Suédoise Greta Thunberg ou du journaliste du Guardian George Monbiot, et 500 activistes formés et prêts à aller en prison : ce n’est pas rien.

LVSL – Est-ce que voir toute cette activité vous rend plus optimiste vis-à-vis d’un possible « effondrement » ?

CMD – Je ne dirais pas ça ! Mais peu importe : il ne s’agit pas ici d’optimisme ou d’espoir, mais de lucidité. Ces éléments forgent une conscience éclairée et viennent bousculer pas mal d’habitudes, dans la pratique comme dans le discours politique : celle par exemple de parler d’un « peuple » qui en réalité n’est pas constitué, ou de « transition écologique » alors que c’est une véritable révolution qu’il faudrait. De même que je me refuse à induire l’idée qu’on pourrait encore rester sous les fameux +1,5°C ou changer le système par une stratégie de conquête du pouvoir ou de révolution citoyenne. Soyons clairs, je ne dénigre pas celles et ceux qui continuent ce combat : je l’ai porté, j’ai défendu ces positions et j’y ai cru sincèrement. Mais il me semble aujourd’hui  que ce système électoral est faussé, plus ou moins gangrené selon les pays, manipulé par les réseaux sociaux, les médias ou les lobbies – et même désormais la justice : regardez le « lawfare » au Brésil, où le juge Moro, celui qui a organisé l’empêchement de Lula, est désormais Ministre de Bolsonaro ! J’espère sincèrement me tromper, mais partout c’est de plus en plus clair, il me semble : ils ne nous laisseront jamais gagner.

Et quand bien même ce serait le cas, serions-nous préservés de l’attrait de la monarchie présidentielle ? Saurions-nous sortir des griffes des traités européens, éviter la faillite morale et politique qu’a connue Tsipras en Grèce ? Contourner les médias d’actionnaires ? Eviter les coups de corne des lobbies planétaires ? Mettre en place une fiscalité révolutionnaire et sortir du capitalisme tout en conservant notre capacité à financer les investissements nécessaires ? J’en suis moins certaine aujourd’hui. Peu importe mes doutes, vous allez me dire, et c’est vrai : ça vaudrait le coup d’essayer, c’est certain… Si on en avait le temps. Or je me sens de plus en plus inconséquente – mais une fois encore, c’est très personnel – à dire à la fois que la situation est grave et la riposte urgente, et « en même temps » à jouer le jeu lent et pipé du changement par les élections.

Enfin, il faut dire une chose clairement, du moins en être conscient : le processus électoral nous coupe les ailes. Certes, une campagne est un accélérateur de conscience. Mais je doute, après en avoir vécu sept, que cette conscience fraîchement acquise, principalement à l’occasion du spectacle qu’est la présidentielle, soit toujours durable. Elle touche moins massivement et rapidement les consciences en tout cas que le rythme et l’ampleur auxquelles les conditions matérielles d’existence les étouffent. Autre point rarement évoqué et pourtant crucial : le système de désignation de candidats, quel qu’il soit, provoque des dégâts énormes, détourne les énergies et exacerbe la compétition interne. La recherche de suffrages mobilise une énergie folle, or je voudrais rappeler que le mythe réconfortant de David contre Goliath sort de la Bible… Tout ça nous coûte extrêmement cher en fraternité humaine et en temps. Et puis insidieusement, pour gagner des voix, la tactique prend le pas sur le projet, l’élargissement des bases électorales nécessite de « s’allier » ou de « fédérer » plus largement. Et tout le monde a bien compris qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.

Bref, je ne suis pas loin de reprendre à mon compte le cri libertaire d’« élections, piège à cons » . Je vais continuer à militer, et à voter, mais je veux attirer l’attention sur le fait que tout miser sur les élections c’est autant de forces que nous ne mettons pas à changer radicalement les choses ici et maintenant. Je ne jette pas la pierre à ceux qui s’y consacrent, mais pour moi aujourd’hui ce n’est plus la priorité où placer mes énergies, je n’en ai plus envie et je crois réellement que nous n’avons plus le temps.

LVSL – Mais alors si le système électoral est pipé et trop lent face à l’urgence, il faudrait arrêter de militer au sein des partis selon vous ?

CMD – Pas du tout. Mais il faut le faire lucidement, là où on se sent accueilli, nourri et surtout utile, avec une discipline personnelle qui pour moi consiste à se réinterroger régulièrement pour vérifier qu’on est toujours en phase et qu’on y prend toujours du plaisir, car c’est déjà suffisamment ingrat comme ça de militer en ce moment. Franchement, continuer à faire des choses juste par la force de l’inertie, parce que c’est ce qu’on a toujours fait, c’est la mort. Et puis parfois, faire un pas de côté est le meilleur moyen de ne pas se décourager.

Ce que je veux dire c’est simplement qu’il faut garder les yeux ouverts sur les mutations du monde actuel, les signaux faibles qui nous parviennent du futur, les tectoniques de la société, même dans les interstices, car c’est parfois des marges que viennent les changements les plus profonds. Ne pas regarder tout ça avec beaucoup d’attention et de sérieux, c’est se mettre hors-jeu, et faire de la politique hors-sol. Je ne dis pas que les thématiques « classiques » sociales ne devraient plus requérir notre énergie militante bien sûr. Tout au contraire, et c’est d’ailleurs tout l’objet de l’écosocialisme de faire ce lien entre exploitation sociale et destruction des écosystèmes, de montrer que les deux relèvent des mêmes mécanismes de prédation capitaliste. En sorte que la réponse doit donc être elle aussi systémique – et anticapitaliste. La validité de l’écosocialisme est renforcée aujourd’hui par les questions climatiques qui heurtent de plein fouet les inégalités sociales et les rendent plus critiques que jamais.

LVSL – En quoi « l’effondrement » vient-il valider l’importance d’une justice sociale ?

CMD – Non seulement les plus pauvres sont les premiers à prendre de plein fouet les aléas climatiques qui se multiplient et gagnent en intensité. Mais surtout, on risque fort au fur et à mesure de l’aggravation des pénuries d’aller non pas vers un effondrement global, mais vers une société à deux vitesses. C’est une hypothèse probable : l’effondrement n’est pas à l’abri de la lutte des classes, et je doute fort que tout le monde, à la surface de la Terre, soit touché de la même manière. Naomi Klein a dit dans une conférence à laquelle j’assistais que le climat était la traduction atmosphérique de la lutte des classes, j’adhère totalement à cette jolie formulation.

On ne peut pas dissocier les deux. Une étude financée par la NASA est revenue il y a 4 ans sur les différents effondrements qui ont déjà eu lieu par le passé. Elle pointe le fait que de manière systématique dans l’histoire, les sociétés “craquent” au moment où deux critères sont réunis : le premier, c’est la surexploitation des ressources naturelles et le deuxième, c’est l’explosion des inégalités sociales. Ce que confirme la collapsologie (l’examen transversal pluridisciplinaire de différents aspects annonciateurs d’un effondrement civilisationnel), en d’autres termes, c’est qu’on est arrivé au moment où ces deux ingrédients sont réunis. Or ces derniers nous intéressent directement : ce sont quand même les deux piliers de nos combats politiques sur le terrain. Il faut l’entendre et commencer à se préparer à la possibilité de cet effondrement. Donc pour moi, si on ne se laisse pas littéralement affecter par la possibilité de l’effondrement, en tant que responsables politiques, en tant que militants et même en tant que citoyens, on est hors-sol par rapport à la manière dont le monde est en train d’évoluer autour de nous.

Donc, il ne s’agit pas d’abandonner ce terrain, moins que jamais ! Je dis juste : attention, le monde est en train de changer, à une vitesse stupéfiante et nous devons d’urgence accepter de questionner nos certitudes et nos habitudes, d’ouvrir notre pensée à ce qui se passe dehors et adapter nos pratiques politiques en conséquence, sous peine sinon d’être fossilisés.

LVSL – « Ouvrir notre pensée », dans un monde où on a le sentiment de courir en permanence et de manquer de temps, comment fait-on?

CMD – Sans doute faudrait-il trouver le moyen de davantage déconnecter le fait de militer, ce qui inclut pour moi le fait de s’activer sur le terrain, mais aussi de prendre le temps de nourrir sa pensée, de l’injonction permanente de commenter l’actualité, avec des sujets « importants » qui changent chaque jour, l’obligation de se « faire un nom » et de rechercher la visibilité, objectifs qui ne sont certes pas condamnables en soi, mais qui sont de plus en plus pollués par la prime à la polémique et à l’agressivité, que ce soit sur les plateaux télévisés ou les réseaux sociaux. Peut-être faudrait-il aussi inventer d’autres stratégies d’impact que la recherche d’effets de masse lors de manifestations ou de marches. Enfin, je ne dois pas être la seule à être exaspérée de devoir toujours demander : à Emmanuel Macron, à Laurent Wauquiez, à la SNCF, au Préfet, aux députés ou à je ne sais qui, de faire ceci ou au contraire de ne pas faire cela…

En fait j’ai le sentiment que tout le système actuel de « représentation démocratique », basé sur les élections, opère un rétrécissement de la pensée, réduit trop souvent l’action au fait de pétitionner ou de réclamer, et piège l’activité politique dans le tunnel du temps court. C’est une défaite à la fois intellectuelle et militante, et pour moi un constat d’échec. J’ai essayé, pendant dix ans. Aujourd’hui je ne crois plus au fait qu’on puisse réinventer ce système politique suffisamment, assez rapidement, et encore moins avec les mêmes gens. Mais il existe plein d’autres manières de militer, et heureusement ! Depuis trois ans j’ai fait pas mal de pas de côté, je suis allée musarder ailleurs, j’ai beaucoup lu, écouté, observé et débattu. Il reste, je crois, des modes d’action et de pensée politique à (ré)inventer.

LVSL – Quels sont selon vous les objectifs prioritaires du militantisme politique dans ce contexte difficile que vous décrivez ?

CMD – Aujourd’hui, de mon point de vue – qui peut encore évoluer – ressortent deux grandes priorités : un, préserver ce qui peut et doit l’être de notre civilisation, de l’anthropocène, ou capitalocène si vous préférez. Deux, anticiper et préparer le monde d’après.

Sur le premier point, on a le constat de ce qui ne va pas, si on rassemble l’apport des mouvements anticapitalistes et de l’écologie politique depuis les années 70, on peut probablement dire qu‘on en maîtrise à peu près l’analyse et les mesures qu’il faudrait mettre en œuvre, même si ce serait à actualiser au vu des effondrements multiples qui s’opèrent et provoquent des mutations rapides. Mais globalement les racines du système restent inchangées – pour l’instant – et on en a quand même discuté un nombre incalculable de fois ; ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus. Je me trompe peut-être, mais il me semble que si la question était correctement posée, les gens sauraient assez bien identifier ce qu’ils veulent sauver dans cette société – pour peu que la publicité et les médias leur laissent un peu de « temps de cerveau disponible » pour ça. Ce ne serait pas simple, mais disons que c’est à peu près clair.

Sur le second point en revanche, on est dans l’angle mort. C’est d’ailleurs assez déconcertant. À moins que ça m’ait échappé, aujourd’hui il n’y a guère qu’en politique qu’on ne fait pas de prospective. Les compagnies d’assurance ont des postes dédiés à cette tâche précise qui consiste à explorer ce qui s’écrit, se dit, émerge tout autour du globe et à y détecter les signaux faibles du futur. Les multinationales font des plans, l’armée, la NASA également. Nous on court derrière Macron. Bien sûr, je force un peu le trait, mais malheureusement pas tant que ça en réalité. J’ai le sentiment que le temps du débat d’idées, de la réflexion intellectuelle, de la lecture de documents de fond se perd. Ce n’est pas spécifique à la politique, et il y a certainement des raisons exogènes à ça, à commencer par la manière dont les téléphones multi-fonctions accaparent notre attention et diminuent notre capacité de concentration. Mais c’est un fait : beaucoup de politiques ne lisent pratiquement plus que des messages de 140 caractères.

Il y a pourtant beaucoup d’enseignements et de sources d’inspiration, de réflexion, à puiser dans la lecture. Et je ne parle pas uniquement des essais de sociologie, mais aussi des fictions ou de la philosophie. Ainsi du « catastrophisme éclairé » du philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui défend la thèse selon laquelle tant que la catastrophe est possible, mais pas certaine, les êtres humains trouveront toujours plein de bonnes raisons pour ne pas agir, notamment en exagérant la possibilité des solutions techniques ou de géo-ingénierie par exemple. C’est une manière de mettre la poussière sous le tapis. Ce que professe Dupuy, c’est, à l’inverse, de partir du postulat que la catastrophe est inéluctable et de la regarder en face pour justement se remettre en capacité d’agir. C’est totalement contre-intuitif, mais précisément je trouve que c’est une réflexion très inspirante. Cela rejoint la réflexion d’Isaac Asimov dans la trilogie de science-fiction « Fondation ». Évidemment il ne s’agit pas de plaquer un récit sur le réel, nous ne sommes pas dans un empire galactique et nous ne disposons pas de psycho-historien comme Hari Seldon, mais ça vaut le coup de s’attarder deux secondes sur l’idée qui y est développée : plutôt que de mettre toute notre énergie à éviter une catastrophe qui est inévitable, attelons-nous à préparer l’après, à faire en sorte que la période de chaos ne dure pas trop longtemps, soit la moins inégalitaire possible, et qu’elle puisse ouvrir d’autres horizons possibles… ça me semble intéressant.

LVSL – « Intéressant » certes, mais aussi potentiellement démobilisateur si on considère que la catastrophe ne peut pas être évitée, non ? Dans le cas du climat, ça voudrait dire qu’on arrête les efforts pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre…

CMD – Oui, et c’est pourquoi je n’en fais pas une bannière. Même si je pense que la bataille du +1,5°C – et probablement du +2°C – est perdue, je persiste à penser qu’il faut continuer à mener une lutte de tous les instants sur le volet « atténuation », c’est-à-dire pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. On estime du côté de la communauté scientifique que même si tous les engagements pris à la Cop 21 étaient respectés on irait vers une hausse des températures comprise entre 3,2 et 4 degrés. Or on sait que ces engagements ne sont pas tenus. En 2017 il y a eu une augmentation de 3% des émissions de gaz à effet de serre en France alors qu’elle devrait les réduire de 2,2 % par an ! Mais une fois qu’on a dit ça on n’a rien conclu : selon que l’on sera à +2, +3 ou +4 degrés, l’impact sera drastiquement différent et chaque augmentation sera pire que la précédente, à cause des phénomènes d’emballement, des seuils de rupture qui font que le réchauffement n’est pas un phénomène linéaire, mais une courbe qui peut basculer dans l’exponentiel. Je prends souvent l’exemple de la fonte du permafrost, ce sol qui est gelé toute l’année dans certaines parties du globe. Il fond, et en fondant il libère du méthane, qui est un gaz à effet de serre très puissant, ce qui aggrave le dérèglement climatique, ce qui entraîne une augmentation du dégel du permafrost, etc. La hausse de la courbe des températures ne va pas être linéaire. Il va donc falloir aller sauver chaque dixième de degré, et ce, pas en 2020 ou en 2050, mais dès maintenant : on en est déjà, sur cette échelle, à +1,1°C.

Mais il faut aussi réfléchir à l’après, au volet « adaptation » : des choses sont en train de changer de manière irrémédiable, d’autres vont l’être et doivent être anticipées. La hausse du niveau des mers, la multiplication des épisodes de sécheresse, le changement local de climat, de végétation, l’extinction de certaines espèces, l’augmentation des risques de conflit armé et la rareté de certaines ressources naturelles qui viennent à épuisement : la question n’est pas de savoir si on a envie que ça arrive ou non. On a laissé passer la période historique durant laquelle on pouvait encore se payer le luxe de poser cette question et d’y répondre par des actes politiques forts. Désormais, on y est. Et on commence à constater que tous ces effondrements sont plus violents pour les plus fragiles : les petits, les minorités, les précaires.

C’est aussi une des choses sur lesquelles la fiction, les dystopies plus précisément, attirent notre attention : de Rollerball aux Fils de l’homme, c’est le risque de cette société à deux vitesses dont on parlait tout à l’heure. Un monde futur dans lequel ce qu’il reste de ressources, de pétrole, d’air, d’eau, de végétation est concentré entre les mains de quelques privilégiés pendant que la masse essaye de survivre avec trois fois rien. Ça vaut le coup de s’y attarder ! C’est d’ailleurs aussi ce que décrit Bruno Latour dans son livre « Où atterrir » : ce sont bien des riches qui sont en train de faire sécession et de se mettre à l’abri. Eux anticipent et font de la prospective…

Ensuite, de la même manière que je suis lasse de voir s’écharper les adeptes du petit geste individuel (qui malgré ses limites reste un premier pas nécessaire : personne ne passe directement de la prise de conscience devant sa télé au sabotage d’un chantier, ce n’est pas vrai) et les purs et durs de l’anticapitalisme (agréablement vertébrés, mais souvent surplombants et pas toujours les plus efficaces), ou encore les localistes et les jacobins, il faut dire que les efforts menés pour l’atténuation et l’adaptation ne s’opposent pas, ni ne se neutralisent. Les mesures qui vont dans le sens de la relocalisation, de l’autonomie alimentaire dans les territoires, de mobilité sans pétrole, d’économies d’énergie, de réappropriation des savoirs manuels, le fameux DIY (do it yourself) ou la démocratie directe : tout ça vaut dans tous les cas, que l’effondrement arrive ou pas. Finalement on peut presque renouveler le Pari de Pascal – laïque celui-là – : dans tous les cas de figure, on aura contribué à une société plus juste, plus épanouissante et dans laquelle il fait mieux vivre.

En tout cas pour ce qui me concerne, je pense vraiment de plus en plus qu’il faut soit arrêter de dire qu’il y a urgence, soit accepter qu’il n’y a pas une solution unique, qu’il n’y a pas de baguette magique et qu’en réalité personne ne sait à 100 % ce qu’il convient de faire tant la situation s’annonce inédite. Dès lors, toutes les alternatives qui sont en train de se construire, les changements de comportements individuels comme celles qui relèvent d’organisations collectives, qu’elles se conduisent à l’échelle locale, communale ou étatique, ne peuvent être balayées du revers de la manche – à partir du moment où elles sont sincères et dignes. C’est-à-dire à partir du moment où on n’utilise pas la question de l’effondrement, de la démocratie ou du climat, pour servir des intérêts économiques, d’ego ou électoraux. Pour moi aujourd’hui les vrais coupables à pointer du doigt c’est ceux qui savent, qui pourraient changer les choses, et ne le font pas de manière délibérée. Ça laisse largement le choix de ses cibles, et la marge pour ne pas se tromper d’ennemi.

Enfin, tout ce qu’on fait aujourd’hui en termes de militantisme, d’organisation collective, c’est autant de réseaux d’entraide et de solidarité de gagnés pour demain, car je ne crois pas à l’émergence de coopérations spontanées au plus fort de la crise, et qui plus est d’une crise durable, faite de pénuries et de privations. C’est aujourd’hui qu’il faut construire ces liens.

LVSL – Dans les scenarii qui sont mis en avant il y a aussi ces possibilités-là. Pour revenir à la fiction, vous avez d’autres exemples de la manière dont elle peut nous aider ?

CMD – Oui, personnellement cela fait 2 ou 3 ans que j’y ai de plus en plus recours, que ce soit dans mes conférences ou à travers des chroniques de l’effondrement ; je me réfère à des dystopies, des romans d’anticipation ou des films, et des histoires post-apocalyptiques il y en a eu beaucoup depuis les années 50 ! Je le fais pour plusieurs raisons. D’abord pour accrocher l’attention et être audible, il est bon de temps en temps de sortir des grands discours théoriques et de se référer à de la culture populaire. Quand on parle de Mad Max ou de Matrix, il y a des gens auxquels ça parle beaucoup plus que de parler d’écosocialisme et de théorie critique du marxisme.

L’autre chose, et je rejoins l’auteur de SF Alain Damasio sur cette question, c’est que la fiction opère comme des lunettes du réel. Elle permet de mettre à juste distance pour mieux appréhender des sujets qui sont peut-être trop durs à regarder quand ils se situent dans le réel, trop proches et trop effrayants comme le sont les épisodes climatiques extrêmes – a fortiori la perspective de l’effondrement. Paradoxalement, la fiction met à distance, mais elle porte aussi une dose d’affect qui n’est pas la même que dans le réel, et qu’on ne trouve pas dans les essais ou les rapports scientifiques. Il y a un récit, une intrigue, des personnages, des émotions, qui permettent de faire appel pas uniquement à l’aspect rationnel du cerveau, mais aussi d’incarner des idées et à tout un chacun de s’y projeter plus facilement. Pour toutes ces raisons, la fiction est un médiateur assez intéressant par rapport à ce discours très anxiogène du changement climatique et de l’effondrement. Cela permet enfin de renouveler un discours politique qui manque d’originalité et a fait son temps. Ce n’est finalement rien d’autre que du « soft power » appliqué à l’intérêt général, une bataille culturelle pour repolitiser l’imaginaire et en changer les référents…

LVSL – Restons sur cette idée d’« imaginaire ». Qu’apporte-t-il à ce que vous aviez déjà produit dans le cadre des 18 thèses pour l’écosocialisme publiées en 2013 ? Avez-vous pensé de nouveaux concepts pour l’écosocialisme depuis ?

CMD – L’écosocialisme reste un invariant, mais il a besoin de s’appuyer de nouveaux référents. Ceux qui conditionnent notre manière même de penser et d’être au monde sont aujourd’hui largement corsetés par l’injonction productiviste et consumériste. On est sans cesse bombardés de publicité, d’effets de mode, d’impératif de « réussite ». Comme si les normes sociales n’étaient pas assez pesantes. L’ère numérique et l’arrivée des réseaux sociaux ont développé une nouvelle uniformisation des désirs et des plaisirs. Je ne développerai pas, je suis déjà très longue… Toujours est-il qu’on a besoin, comme le disait Serge Latouche, de « décoloniser » notre imaginaire, ce qui implique d’abord de « désapprendre », se désaccoutumer de ces drogues dures du système que sont les énergies fossiles, le TINA (there is no alternative) ou la rentabilité du capital. Il s’agit de déconstruire notre système de pensée à la manière du pas de côté que font les personnages de l’An 01 de Gébé (« on arrête tout, on réfléchit, et ce n’est pas triste »). C’est une étape nécessaire pour se dessiller le regard et ainsi pouvoir, dans un second temps, reconstruire, avec de nouveaux mots, de nouveaux récits et figures, une vision plus adaptée au monde réel, et surtout au monde d’après tel qu’on aimerait le voir advenir.

Walter Benjamin faisait remarquer que déclin ne veut pas dire disparition. De même l’effondrement peut être une métamorphose. C’est une lecture – encore – qui m’a fait appréhender réellement cette possibilité : Dans la Forêt, de Jean Hegland. Je conseille à tous vos lecteurs de la lire…

LVSL – D’autres notions pour enrichir l’écosocialisme ?

CMD – Dans la série des petites lumières qui éclairent le chemin, j’ai été très inspirée par la thématique de « survivance des lucioles », du titre d’un livre de George Didi-Huberman qui revient sur un texte de Pier Paolo Pasolini. Plus précisément deux textes : le premier parlait de lucioles de manière joyeuse et optimiste, le deuxième, des années plus tard, au ton fataliste et défaitiste soulignait la mort de ces mêmes lucioles, avec évidement des parallèles politiques très forts. Moi-même je ne sais pas à quel moment de la vie de Pasolini je me situe par rapport à ces lucioles. Mais voilà, on a besoin de ces petits repères lumineux dans la nuit qui s’avance, et il me semble qu’il y a des notions, des idées, des concepts très inspirants qui peuvent aussi donner la force et l’espoir de s’engager sur ce chemin, pas forcément à reculons, mais de manière plus volontariste et apaisée. Walter Benjamin, encore, parlait d’ « organiser le pessimisme ». J’aime bien cette idée.

Je travaille aussi à un projet de livre sur le « refus de parvenir ». J’y parle d’un homme, le navigateur Bernard Moitessier. Il y a bientôt 50 ans, lorsqu’il était en passe de remporter la première course autour du monde en voilier, en solitaire, sans escale, et sans assistance extérieure, Moitessier refuse, à la surprise générale, de remonter vers la vieille Europe et son monde d’argent consumériste avec lequel il avait beaucoup de mal. Ce jour-là, il a catapulté avec son lance-pierres, sur le pont d’un cargo pétrolier, un message qui disait qu’il ne rentrait pas, car il était heureux en mer et peut-être, écrivait-il, pour sauver son âme. Il y a, autour de cette notion de refus de parvenir, des choses tout à fait subversives et un fil intéressant à tirer. C’est ce que je m’emploie à faire. Je tourne aussi beaucoup autour d’une formule que j’ai relevée cet été dans le manifeste politique de l’association Bizi, intitulé « Burujabe » – du basque Buru (tête, personnalité) et Jabe (maître, propriétaire). Bizi y parle de « cesser de nuire », c’est-à-dire de ne pas piétiner les conditions de vie des autres, de vivre à la hauteur de la capacité écologique, de cesser d’importer des matières pillées ou d’exporter nos déchets… Cette idée, tout comme le « refus de parvenir », s’inscrivent dans la lignée de la critique de la rivalité ostentatoire théorisée par l’économiste Thorstein Veblen par exemple. Mais elles permettent aussi d’hybrider dans mon esprit des réflexes de gauche anticapitaliste avec des notions d’inspiration plus libertaire, comme la « souveraineté individuelle » qui fait écho à la puissance d’agir de Spinoza, ou l’idée, sur laquelle je travaille beaucoup également en ce moment, de « dignité du présent ».

LVSL – « Dignité du présent »… C’est-à-dire ?

CMD – La dignité du présent, c’est ce à quoi on peut se raccrocher quand on sent qu’on est en train de perdre la course de vitesse contre l’effondrement et que nos victoires futures semblent de plus en plus hypothétiques. Elle consiste à cesser de penser qu’on n’agirait que pour gagner à la fin. C’est faux, si c’était le cas il n’y aurait plus un seul militant au NPA ou à la CNT ! Dire ça, c’est oublier la beauté du geste, l’action désintéressée du « faire sans dire » et le pouvoir de l’éthique. Le fait même que nos victoires futures soient compromises justifie plus que jamais de ne pas y sacrifier la dignité du présent et de se souvenir que la fin ne justifie pas les moyens. Voilà ce qu’il me semble indispensable aujourd’hui d’ajouter au travail que nous avons produit sur l’écosocialisme, ces notions-là le complètent de deux dimensions jusqu’ici trop absentes de notre champ politique : la dimension libertaire et une forme de spiritualité ancrée, qui n’a rien à voir avec la religion, mais davantage avec une discipline personnelle, éthique et même esthétique.

Je crois sincèrement que ce sont des choses sur lesquelles il faut que l’on réfléchisse, notamment en politique. Cette cohérence entre l’objectif révolutionnaire et les moyens mis en œuvre pour y parvenir, qui doivent déjà refléter le monde d’après (la révolution) a été superbement formulée par Emma Goldman, une figure féministe américaine qui a beaucoup compté dans mon parcours. J’ai peur parfois que dans cette espèce de dévissage culturel généralisé, on en oublie parfois le minimum décent en termes de tenue et d’élégance. Comme il existe une éthique de la révolution, une esthétique du chaos en art, il faut avant toute autre chose nous munir d’une éthique de l’effondrement. Sinon nous reproduirons les mêmes erreurs et toutes les souffrances subies par les opprimés, passées et à venir, l’auront été en vain.

Retranscription réalisée par Laetitia Labille et Marie-France Arnal.

Rencontre avec Mona Chollet : le retour des sorcières

Mardi 30 octobre, à Montreuil, la librairie Folies d’encre faisait salle comble. Mona Chollet, essayiste et journaliste au Monde diplomatique venait présenter son dernier essai, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, paru aux éditions Zones en septembre dernier. Classé depuis sa parution dans les meilleures ventes d’essais et documents[1], l’ouvrage provoque un véritable engouement médiatique, et pour cause. Il fait événement pour plusieurs raisons. Cet essai s’inscrit dans un moment de retour de la misogynie la plus décomplexée dans de nombreux Etats, aux Etats-Unis et au Brésil notamment, mais aussi dans un contexte de crise écologique sans précédent, où l’homme n’a jamais été si proche de détruire de manière irréversible son milieu vital. En réponse, la figure de la sorcière, comme incarnation d’une résistance contre le patriarcat et une certaine rationalité qui justifie l’exploitation de la nature, fait son grand retour. Mona Chollet s’appuie sur cette figure et sur ses avatars modernes pour faire entendre une parole émancipatrice.  


La sorcière, une menace pour le patriarcat

La sorcière est une figure de dissidence, dont se sont inspirés et dont s’inspirent encore les mouvements féministes. Figure d’une autonomie féminine affranchie des normes, elle a été un objet de haine pour les représentants de l’ordre patriarcal, et le terme est encore aujourd’hui une insulte misogyne. La sorcière est la mauvaise mère, celle qui dévore les enfants après les avoir passés au chaudron ; elle est la vieille femme qui se situe hors du désir masculin quand elle ne s’accouple pas avec Satan dans de folles nuits de Sabbat ; elle est enfin la femme puissante, détentrice d’un savoir obscur, qui dépasse et bouscule celui des prêtres et des savants. Elle échappe totalement à l’ordre. Pour cette raison, elle fut bouc émissaire, exclue, torturée, assassinée. Pour cette raison aussi, elle devint une figure phare de la lutte féministe.

Comme le rappelle Mona Chollet, le lien entre féminisme et sorcellerie ne date pas d’hier : les féministes italiennes des années 1970 ont eu pour slogan « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! » (Tremate, tremate, le streghe son tornate !). Un journal féministe intitulé Sorcières est paru en France de 1976 à 1981. Aux Etats-Unis, le groupe WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) s’est illustré en 1968, le jour de Halloween, en défilant devant la Bourse à Wall Street pour chanter une sarabande, proclamant l’effondrement de diverses actions. WITCH s’est recréé récemment, aux Etats-Unis, où un rassemblement a eu lieu face à la Trump tower pour jeter un sort au président en février 2017, mais aussi en France, avec la création d’un Witch bloc féministe et anarchiste qui a défilé la même année à Paris et à Toulouse, contre le code du travail, portant le slogan « Macron au chaudron ».

Ce lien a également été fait par les détracteurs du féminisme. Chollet, dans l’introduction de son essai, cite le télévangéliste Pat Robertson, qui déclara avec beaucoup de nuances en 1992 : « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes ». La réaction, comme elle le rappelle, fut immédiate : « Où-est-ce qu’on signe ? » [3].

La sorcière, bouc émissaire de la modernité

Parce qu’elle se situe en marge du village et ne s’insère pas dans le modèle économique traditionnel de la famille, parce qu’elle possède un savoir et une expérience qui dépassent ou bousculent celle des savants et des prêtres, et surtout parce qu’elle est maîtresse de son corps et de sa sexualité, la sorcière dérange. En plus d’être une figure d’autonomie, elle devient au Moyen-Âge une figure morale extrêmement problématique, en étant associée au « mal » absolu, Satan. Outre les liens, sexuels notamment, qu’on lui prête avec ce dernier, on l’accuse de permettre aux autres femmes de maîtriser leurs corps. Les sorcières sont en effet des guérisseuses qui pratiquent le contrôle des naissances et l’avortement. La modernité a alors choisi d’exclure les sorcières, du champ social – en les privant de ce rôle de guérisseuse, en les remplaçant par des médecins ou des prêtres – , du champ intellectuel – en rejetant leurs savoirs dans la sphère de l’irrationnel – ; du champ moral enfin, en les associant au Diable et aux meurtres d’enfants. Les violentes persécutions dont elles ont été la cible pendant des siècles ont ainsi marqué de manière durable les imaginaires, montrant ce qui était autorisé à une femme, et ce qui ne l’était pas.

« Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes, ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès »

Mona Chollet revient de manière précise sur l’histoire des chasses aux sorcières dans l’introduction, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien Guy Bechtel, qui ont selon elle contribué à façonner l’imaginaire actuel. Contrairement à l’idée généralement admise que ces persécutions sont le fruit de l’obscurantisme du Moyen-Âge, elle montre qu’elles sont au contraire le fait de la modernité : commencées aux alentours de 1400, c’est pendant la Renaissance, à partir de 1560, qu’elles ont été les plus intenses. La désignation des sorcières comme bouc émissaire a ainsi été appuyée par les érudits et les classes cultivées, grâce à la diffusion dans toute l’Europe d’un ouvrage célèbre, Le Marteau des sorcières (Malleus maleficorum), œuvre de deux inquisiteurs, Henri Institoris et Jakob Sprenger, publié en 1847. Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes[3], ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès[4].

L’exclusion de la sorcière est l’apanage de la modernité, et a été déterminante pour le capitalisme, comme Mona Chollet le montre en s’appuyant sur l’essai de Silvia Federici Caliban et la Sorcière (Entremonde, 2014) [5]  et sur les travaux de chercheuses écoféministes [6], comme Carolyn Merchant ou Émilie Hache. Outre les femmes, dont le corps en particulier est exploité (à des fins sexuelles ou reproductives), c’est la nature qui a été visée par la prédation capitaliste, notamment par la mise en place d’un système basé sur une science jugée « rationnelle », objectivante, qui a décomposé le monde en parties séparées, s’opposant par là même aux savoirs traditionnels, et notamment à ceux des sorcières. Un nouveau paradigme, moderne, a ainsi exclu la figure de la sorcière, tout en permettant l’exploitation des femmes comme de la nature.

Du bûcher à l’inhibition : stigmatisation des avatars modernes de la sorcière

Si le bûcher n’existe plus dans les sociétés occidentales, le stigmate perdure, de manière plus insidieuse, et s’attache notamment à trois figures qui peuvent être vues comme des avatars modernes de la sorcière du fait de leur prétention à exister hors du cadre patriarcal: la femme seule, la femme sans enfant, la vieille femme.

La femme seule, veuve ou célibataire, est une femme qui peut se réaliser hors du couple, hors de la reconnaissance d’un autre, en particulier d’un homme, et qui peut décider de se suffire à elle-même sans avoir besoin d’être légitimée par l’amour d’autrui. On lui fait peur en insinuant qu’elle risque de finir ses jours seule, avec son chat, et regretter amèrement sa liberté passée.

La femme qui refuse d’avoir des enfants refuse quant à elle de se soumettre aux rôles qui lui sont traditionnellement dévolus au sein de la famille, la procréation et l’éducation. Elle choisit ainsi de ne pas se réaliser à travers un destin tout tracé de mère aimante et dévouée – où l’inégale répartition des tâches et la charge mentale font souvent de l’éducation des enfants l’équivalent d’un travail, non rémunéré – mais plutôt par la mise au monde d’un autre type d’œuvre, intellectuel ou artistique par exemple. Elle se heurte généralement à l’opprobre et aux accusations d’égoïsme.

Enfin, la vieille femme, qui ne possède plus les qualités par lesquelles les femmes acquièrent encore aujourd’hui leur valeur, à savoir la jeunesse et la beauté, est considérée comme inutile – incapable de plaire ou de procréer- et même inquiétante, notamment lorsqu’on accepte la terrifiante possibilité qu’elle puisse avoir encore du désir. La vieille femme doit rester invisible.

« Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre ainsi comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie, qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine. »

Au bûcher ont succédé la stigmatisation, le rejet, et plus insidieusement, l’inhibition. Ces exemples de femmes « châtiées » sont devenus des archétypes, intériorisés jusqu’à devenir les figures d’un surmoi paralysant. Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine.

Vers l’émancipation : libération de la parole et nouveaux modèles identificatoires

Un combat est à mener, sur le plan politique et économique certes, mais aussi sur le plan des mots et des représentations. Sorcières y contribue, parce qu’il déconstruit des stéréotypes destructeurs et se réapproprie la figure de la sorcière, dans un processus de retournement du stigmate. Cette lutte pour l’appropriation des mots passe aussi par le déploiement de la parole de nombreuses femmes, rendant ainsi visibles des expériences qui restent trop souvent dans l’ombre, notamment sur les sujets particulièrement tabous que sont le non désir d’enfant et le rapport à la vieillesse.

The Love Potion, 1903; by Morgan, Evelyn De (1855-1919); oil on canvas; 104.1×52.1 cm; © The De Morgan Centre, London

Il propose par ailleurs quelque chose d’essentiel à toute émancipation : des modèles. Mona Chollet rappelle que si les garçons prennent la parole et s’affirment bien plus facilement que les filles à l’école et jusqu’à l’université, c’est parce que la culture (au sens large) leur indique qu’ils sont ou doivent être des sujets pensants, conquérants, ambitieux, et leur offre des modèles d’autonomie. Au contraire, la culture renvoie aux filles l’idée qu’elles s’épanouiront davantage dans le soin, dans l’amour, dans l’ombre. Le mythe de la femme « derrière » l’homme de pouvoir est encore vivace et destructeur. Le manque de modèles auxquels s’identifier, le manque d’encouragement de l’entourage créent des inhibitions qui entraînent de nombreuses filles à vivre leur passion par procuration, derrière un homme. Dans Sorcières, l’autrice rend alors hommage aux figures féminines qui ont été pour elle ce qu’elle nomme des « modèles identificatoires » et émancipateurs. La figure de Gloria Steinem revient ainsi régulièrement : activiste américaine engagée dans la lutte pour les droits des femmes et les droits civiques, femme célibataire, sans enfants, aux nombreux amants et aux nombreuses amitiés, elle peut apparaître comme la preuve vivante qu’un horizon est possible hors de l’ordre établi.

« Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace sur le plan idéologique qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. »

Enfin, la grande force de l’ouvrage réside sans doute dans son parti pris de la subjectivité. Comme Mona Chollet l’a reconnu à Montreuil, les choix qu’elle a opérés dans son essai sont des choix personnels, et elle ne prétend pas à l’exhaustivité ou à l’universalité. Si l’essai est extrêmement érudit et foisonne de références historiques, sociologiques, philosophiques, témoignant d’un travail de recherche extrêmement précis, Chollet part de son point de vue, un point de vue situé, se qualifiant elle-même de « bourgeoise bien élevée »[7], de son expérience et de son vécu intellectuel. Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. La parole ici, tout en étant radicale et combattive, est avant tout bienveillante et libératrice, et fait lien.

Cette expérience de lecture a été confirmée par l’atmosphère particulière qui s’est dégagée lors de la rencontre, où les langues se sont déliées très rapidement et où des conversations ont émergé spontanément, sur les livres de Chollet ou d’autres chercheuses féministes. Mais terminons sur une anecdote révélatrice, s’il en est, de la nécessité d’un ouvrage comme celui-ci et de la persistance des schémas dominants : lors de l’échange qui a suivi la présentation, quelques secondes se sont écoulées avant que la première question ne soit posée… par un homme. L’un des deux seuls hommes présents dans toute l’assemblée. Il ne s’agissait d’ailleurs pas vraiment d’une question, mais plutôt d’une remarque visant à ouvrir le débat. Si l’on ne peut pas lui en vouloir de ne pas être inhibé, on ne peut s’empêcher de penser qu’une femme, dans une situation similaire à la sienne, se serait probablement autocensurée, ou aurait attendu qu’un homme pose la première question.

À l’heure où les droites conservatrices et misogynes s’imposent un peu partout dans le monde, il semble fondamental de ne pas renoncer au « combat culturel », toujours à mener. Si la sorcière est, comme le dit Mona Chollet, celle qui « surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu », « celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir »[8], alors ses sorcières apparaissent à point nommé, pour conjurer la domination et créer d’autres possibles.


[1] Classement Datalib octobre 2018
[2] Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, p.26-27
[3] Le bilan humain est encore discuté. On évoquait un million de victimes ou plus dans les années 1970, aujourd’hui plutôt de 50 à 100 000.
[4] Le penseur politique du XVIe siècle que fut Jean Bodin par exemple, admiré par Montaigne, s’illustra aussi comme grand démonologue, et encouragea la répression violente de la sorcellerie.
[5] Mona Chollet, Ibid, p.35. Federici estime que « les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main-d’œuvre ».
[6] Cf. Carolyn Merchant, Émilie Hache.
[7] Ibid,p.38
[8] Ibid,p.30
[6] Ibid,p.38
[7] Ibid,p.30

 

Manifeste québécois pour la démondialisation

LVSL reproduit, en accord avec ses auteurs, “Le manifeste québécois pour la démondialisation”.  En effet, ce manifeste présente l’intérêt d’articuler les questions d’écologie, de justice sociale et de souveraineté populaire, dans la perspective d’une démondialisation des échanges commerciaux. 

Ce texte a été rédigé par Jonathan Durand Folco, professeur à l’université Saint-Paul d’Ottawa, Eric Martin, professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit, et Simon – Pierre Savard-Tremblay, doctorant à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris.


Démondialisation et dépossession

L’année 2018 est une année électorale où les Québécois sont appelés à choisir un nouveau gouvernement. Nous nous rendons aux urnes comme d’habitude, c’est-à-dire en faisant comme si nous élisions des gens capables d’exercer les pleins pouvoirs, de réaliser tous les projets et promesses qu’ils nous proposent.

Pourtant, il existe quelque chose de plus grand que nous, une force qui vient sévèrement réduire la marge de manœuvre et le champ des possibles : la mondialisation.

Dans plusieurs pays du monde, elle est remise en question : les classes travailleuses savent que le libre-échange les a flouées et que les peuples ont perdu le pouvoir de décider pour eux-mêmes. Ce pouvoir a été confisqué par le processus de la mondialisation, par les entreprises multinationales et les grandes institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les Sommets du G7, etc. Au Québec, cependant, nous continuons à discuter en faisant abstraction de la faillite de la mondialisation et de la nécessité de changer de logique.  Il est temps de cesser de jouer à l’autruche et de nous engager dans une autre voie qui permettra de reprendre le contrôle sur notre existence collective : celle de la démondialisation.

Pour l’heure, nos institutions politiques ont les mains liées face à l’ordre international. Les orientations actuelles ne font pas l’objet d’un débat démocratique, mais sont imposées au peuple par une minorité qui se trouve dans les grandes institutions servant les plus nantis.  Le Québec, pour sa part, est aussi coincé à l’intérieur du régime canadien, qui a confisqué à son avantage les principaux pouvoirs et nie l’autodétermination des peuples aussi bien québécois qu’autochtones. Il suffit de considérer le traitement réservé aux autochtones, les récentes discussions constitutionnelles avortées avant même d’avoir commencé, ou l’influence croissante du gouvernement des juges pour comprendre que les conditions d’une démocratie véritable ne sont pas réunies actuellement et ne le seront pas tant que le Québec demeurera inféodé au régime canadien et à la constitution canadienne.

Bien sûr, l’absence de l’indépendance n’est pas le seul problème auquel est confronté le Québec. Le néolibéralisme a transformé les gouvernements en États-succursales de la mondialisation et les territoires en terrains de jeu des multinationales. Ceci ne veut pas dire que les États vont disparaître : bien plutôt, ils sont amenés à se détourner de l’intérêt général pour appliquer partout la même politique unique au service de la concurrence et dans le but d’attirer des investissements. La concurrence généralisée semble aujourd’hui être devenue leur seul projet de « société ». L’État est ainsi amené à agir comme un acteur privé au sein d’un grand marché universel ; toutes ses politiques sont pensées en fonction de faire la concurrence aux autres États pour plaire aux multinationales et pour maximiser la croissance de l’argent qui ne profite ultimement qu’à une minorité nantie. Le projet principal des États est aujourd’hui de mettre en place un cadre favorable à la libre action des entreprises multinationales, comme en fait foi l’exemple du « Plan Nord » des libéraux provinciaux, véritable exemple de marketing territorial.

Ces États évoluent dans un contexte mondial où le libre-échange a pris une place croissante. Il faut cependant noter que le nouveau libre-échange qui est en vogue aujourd’hui est différent de celui dont on discutait dans les années 1980. À l’époque, il s’agissait d’assurer la libre circulation des marchandises commerciales ; ceci est aujourd’hui vastement accompli. Désormais cependant, les traités de libre-échange servent surtout à mettre en place une nouvelle « politique permanente » qui va bien au-delà du commerce et vise à transformer des domaines de plus en plus vastes en marchandises, comme les services publics. Comme le disait Joseph Stiglitz en parlant du Partenariat transpacifique (PTP) : « it is about many things, but free trade not so much ». On est ainsi passé du GATT (abolition des barrières tarifaires) à l’ALENA (abolition des barrières non-tarifaires (licences, quotas, accords, etc.), puis au PTP qui agit sur un nombre innombrable de domaines.

“Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique.”

Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique. Ce règne du néo-libre-échange rime avec la dépossession des peuples, privés de plusieurs pouvoirs, aussi bien au niveau local, régional et national qu’au niveau international. La concurrence, au sein du système économique mondialisé, s’est à ce point intensifiée et accélérée que plus personne ne semble en mesure de planifier et de réfléchir à ce qui vient : au contraire, chacun essaie de s’adapter le plus rapidement aux circonstances fluctuantes sans se demander si cela est véritablement souhaitable. Le monde se dirige ainsi vers des catastrophes sans le voir, puisqu’il est trop occupé à tenter de suivre la marche du système. Dans les traités, des clauses protègent les investisseurs et entreprises contre les États qui voudraient les poursuivre ; ou encore, elles permettent aux acteurs privés de poursuivre les États qui voudraient entraver leurs opérations et les priver des profits qu’ils escomptent.

Voici quelques exemples : en 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars ; en 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour avoir interdit, entre 1995 et 1997, l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9 millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

Les manifestations de l’échec de la mondialisation sont multiples : Brexit en Grande-Bretagne, montée du Front National et de la France Insoumise en France, Sanders et Trump aux États-Unis, référendum en Grèce en 2015 pour rejeter le plan des instances pro-mondialisation, arrivée de Podemos en Espagne. À droite comme à gauche, des voix s’élèvent pour décrier la perte de pouvoir des collectivités aux mains des instances supranationales (Union Européenne) ou mondiales qui privent les populations du pouvoir de décider. La situation des classes travailleuses est de pire en pire, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi élevées. Nous sommes déjà au cœur d’une crise écologique sans précédent. Et tout ceci, loin de ralentir, ne fait qu’accélérer constamment.

Au cours des années 1990-2000, le mouvement antimondialisation ou altermondialiste avait provoqué un débat public sur ces questions, autour de l’AMI et de la ZLÉA par exemple. Aujourd’hui, cependant, les sommets de décideurs se sont fait plus discrets et l’enjeu du libre-échange et de la mondialisation a été éclipsé des nouvelles. Certes, plusieurs revendications sociales « font les manchettes » mais le lien qui unit ces luttes particulières avec le problème structurant du libre-échange et de la mondialisation ne se fait plus aussi clairement au Québec. La défaite des deux référendums a contribué à faire disparaître la question nationale de l’avant-scène : beaucoup de gens se comportent ainsi comme si elle était réglée ou devenue sans importance, alors qu’elle est toujours d’une actualité brûlante. Il en va de même avec la mondialisation : nous vivons à chaque jour comme s’il s’agissait d’une évidence naturelle dont il ne servirait plus à rien de parler, alors que la reconquête de la capacité de décider, confisquée par le néolibéralisme globalisé, est l’une des questions les plus importantes à l’ordre du jour.

L’heure n’est pas à la démission, à l’inaction ou aux constats d’impuissance. Il est urgent non seulement de renouer avec la critique de la mondialisation et du libre-échange, mais de proposer de nouvelles institutions locales, régionales, nationales et internationales pour remplacer celles qui ont été corrompues par la logique entrepreneuriale et organisationnelle. C’est en proposant de nouvelles institutions et de nouvelles normes que nous pourrons reconstruire le pouvoir des communautés politiques à se prendre en charge par elles-mêmes et récupérer la capacité de décider, du local au global.

“Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde.”

Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde. Contre la logique économique injuste et ennemie de la nature que l’on nous impose, il faut reprendre le pouvoir d’agir de concert à tous les échelons en faveur du bien commun et pour faire face aux problèmes du siècle. 

Nous, signataires du présent manifeste, proposons de nous donner les moyens d’agir à nouveau ensemble.

Démondialiser et se réapproprier le pouvoir d’agir 

Voici les quatre principales avenues que nous proposons de mettre en discussion en vue de reprendre collectivement du pouvoir :

  1. La démondialisation : contre la logique dominante imposée par le haut, construire le pouvoir des gens d’en bas.

Le concept de démondialisation apparaît la première fois en 1996 sous la plume de Bernard Cassen du Monde diplomatique. L’objectif est alors de sauvegarder les espaces qui n’ont pas encore été marchandisés par la mondialisation et de lutter afin de retrouver la capacité de décider ensemble, démocratiquement, afin de réguler et contrôler l’économie et la finance. À cette fin, Cassen proposait une série de pistes : des taxes aux entreprises, interdire les paradis fiscaux, freiner la circulation déstabilisatrice des capitaux mondiaux, mettre des conditions écologiques, sociales et culturelles à tout échange commercial. Bien sûr, cela suscite des accusations de « protectionnisme », mais il ne faut pas se laisser impressionner, puisque l’alternative est de continuer à laisser les multinationales faire n’importe quoi, n’importe où, ce qui est inacceptable.

En 2002, le concept de démondialisation est repris et développé par le sociologue philippin Walden Bello. Celui-ci en appelle au démantèlement des grandes institutions économiques internationales et à fonder un nouvel ordre économique mondial plus juste envers l’ensemble des peuples. Pour Bello, la démondialisation se résume en quatorze principes, dont la revalorisation de la production et de la démocratie locale, la décroissance, l’égalité entre les sexes ou le développement de technologies écologiques pour ne nommer que ces exemples. Le concept de démondialisation a aussi été abordé par d’autres auteurs comme Jacques Sapir ou plus récemment par Aurélien Bernier.

Nous proposons d’engager au Québec une démarche de démondialisation visant à contrer la logique dominante imposée par la mondialisation et le libre-échange afin de donner du pouvoir aux gens d’en bas, c’est-à-dire au peuple. Ce projet visant une indépendance réelle du peuple n’est aucunement à confondre avec le repli et la fermeture sur soi.  Au contraire, il est la condition pour établir, par-delà la mondialisation néolibérale, une véritable coopération humaine et une véritable solidarité internationale.

  1. Se réapproprier la souveraineté.

La mondialisation libre-échangiste a confisqué la souveraineté des peuples pour la remettre au marché et aux multinationales. Les peuples doivent donc récupérer cette souveraineté pour pouvoir réorienter leur devenir démocratiquement en fonction de la justice sociale et de l’écologie. Le Québec, cependant, ne peut pas récupérer cette souveraineté directement puisqu’il ne l’a jamais détenu, n’étant pas indépendant et étant prisonnier du carcan du régime canadien, tout comme le sont les nations autochtones qui sont elles aussi privées du pouvoir de s’autodéterminer comme peuples. C’est donc dire que la démondialisation suppose aussi un processus qui demande de sortir du régime, des institutions, de la constitution et du droit canadiens, afin de refonder de nouvelles institutions démocratiques. La démondialisation nous amène à repenser l’indépendance d’une nouvelle manière : il ne s’agit pas de répéter les années 1960-70, mais de prendre les moyens de développer de nouvelles capacités et de nouvelles forces afin que le peuple du Québec et les peuples autochtones puissent reprendre le pouvoir d’agir en commun qui leur a été confisqué.

La meilleure réponse au contexte de la mondialisation est de reprendre le contrôle sur notre capacité de décision, de voter nos propres lois et traités, de contrôler notre fiscalité, nos politiques culturelles, de décider des institutions que nous voulons pour organiser le vivre-ensemble. Les institutions britanniques et monarchiques actuelles sont tout sauf démocratiques. Il ne s’agit pas simplement de défendre l’ancien modèle de l’État contre l’État néolibéral, mais de penser à ce que pourraient être de nouvelles institutions politiques souveraines et démocratiques.  Depuis les Patriotes de 1837, l’idée de République circule au Québec. N’est-il pas temps de mettre en place et de donner à cette république une forme et un contenu qui nous correspondent ? Ne faudrait-il pas chercher à élaborer cette république en solidarité avec les autochtones ?

La logique actuelle n’en a que pour la centralisation du pouvoir économique et politique, au mépris des gens qui vivent hors des grands centres et dans des régions éloignées, sur la Côte-Nord aussi bien qu’en Gaspésie, une région que le conseil du patronat suggérait d’ailleurs carrément de « fermer » (!). Nous pensons au contraire que l’avenir est à la décentralisation et à la démocratisation du pouvoir politique et économique sur l’ensemble du territoire du Québec. Les clivages villes/régions, urbains versus non-urbains ne servent personne mis à part l’élite et le système.

De même les luttes des femmes et des minorités visent une justice sociale qui restera toujours inachevée sans la mise en place d’une nouvelle république citoyenne et laïque et sans récupérer la souveraineté. Sans avoir les leviers nécessaires, sans avoir notre mot à dire, nous ne pourrons mettre en place la nécessaire transition économique et écologique. Il ne peut y avoir de démondialisation sans décolonisation et sans retour à la souveraineté. Sans la pleine possession de nos moyens nous resterons prisonniers de la cage de fer de la mondialisation libre-échangiste.

  1. Démocratiser l’économie : un nouveau mode de développement économique plus juste et plus écologique.

Il est certain que l’économie actuelle fondée sur la croissance infinie pose de sérieux problèmes, notamment au niveau écologique. Malheureusement, sans la démondialisation et la récupération de la souveraineté, les peuples ne peuvent pas décider de faire autrement, alors qu’une transition vers un nouveau mode de développement économique plus équitable et plus écologique est à l’ordre du jour et même urgente. Le mode de développement actuel laisse de plus en plus de gens des classes travailleuses, de villages, et même de régions entières, à l’abandon parce qu’ils ne sont plus jugés « concurrentiels ». 

Nous pouvons au contraire chercher à inventer et à mettre en place une nouvelle dynamique économique plus juste et respectueuse de la nature, qui serve les besoins des gens au local avant de servir les intérêts des entreprises multinationales. Ceci peut vouloir dire fermer des industries polluantes, mais aussi rapatrier chez nous des industries délocalisées à l’autre bout de la planète alors qu’il serait plus sensé et plus écologique de produire localement (une politique de réindustrialisation manufacturière dans certains secteurs).

“L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer.”

L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer. Actuellement, l’autorité est concentrée entre les mains d’une élite de technocrates financiers, de grandes entreprises et d’organisations économiques internationales antidémocratiques. Il est urgent de récupérer la puissance d’agir au sein des communautés, ou encore redonner du pouvoir aux salariés dans les entreprises. Au niveau local, municipal et régional, bien sûr. Mais ceci est impossible sans la capacité de produire un cadre réglementaire national et des normes internationales au service de la reprise du pouvoir au local, aussi bien sur la production paysanne ou artisanale qu’industrielle, et en vue de protéger le territoire contre la dévastation. En vertu du principe de subsidiarité, il faut donner le maximum de possibilité de régler au niveau local ce qui peut l’être.

Contre le développement irréfléchi au service de la mondialisation libre-échangiste, il faut se diriger vers une forme de développement local et soutenable qui ne vise pas d’abord l’exportation, mais la satisfaction des besoins de proximité : rapprocher les producteurs des consommateurs ; d’abord produire pour les gens qui sont sur le territoire plutôt qu’à l’avantage de telle ou telle multinationale. Mettre en place une telle transition est à la fois impératif et urgent ; autrement, nous assisterons non seulement à une augmentation des inégalités sociales et de l’appauvrissement, mais à des catastrophes écologiques qui seront la source de grandes souffrances et de grandes destructions.

  1. Développer la coopération : démondialisation et internationalisme

Démondialiser ne signifie pas se replier sur nous-mêmes en devenant indifférents au sort des autres peuples du monde. Au contraire, les êtres humains sont interdépendants, aussi bien au sein de leurs communautés politiques qu’à l’échelle de l’humanité. C’est pourquoi la mise au rencart de la mondialisation libre-échangiste, fondée sur la concurrence et la guerre économique de tous les peuples entre eux, doit être accompagnée d’une démarche visant la solidarité internationale, notamment en réformant ou en mettant en place de nouvelles institutions de coopération entre les peuples afin d’assurer, notamment, l’équité et la lutte contre la pollution à l’échelle internationale.

Plusieurs propositions ont été discutées ces dernières années : encadrer plus sévèrement Wall Street, mettre en place la taxe Tobin, interdire les produits financiers toxiques, voire même abolir les bourses et la finance. Certaines propositions visent d’abord à ralentir et à civiliser le système capitaliste financier. D’autres visent carrément à le dépasser et à le remplacer par un autre système économique. Ce fut, à une autre époque, un grand débat entre keynésiens et marxistes.

Nous ne prenons pas ici position sur la question. Nous en appelons à des débats et des discussions urgentes et essentielles. Nous relevons cependant l’importance de penser de nouveaux mécanismes en vue de la justice globale, de la redistribution Nord-Sud et de la mise en place de rapports plus équitables entre les nations du monde. Au plan politique, nous pensons qu’il faut œuvrer pour soutenir les peuples qui n’ont pas les conditions nécessaires leur assurant la capacité démocratique de décider et de s’autodéterminer afin qu’ils puissent récupérer leur souveraineté : le droit à l’autodétermination est un droit fondamental pour tous les peuples.

Nous ne proposons d’aucune façon de cesser les échanges (politiques, culturels, économiques, etc.) avec les autres peuples. Nous voulons simplement que ces échanges se fassent de manière juste et démocratique, en visant la coopération et l’égalité entre les peuples plutôt que la domination et le déséquilibre. Démondialiser ne signifie pas couper nos liens avec les autres peuples, mais remplacer une logique de guerre économique par une logique de coopération et de solidarité humaine internationale.

Il y a parmi les signataires de ce texte des gens différents qui proviennent de plusieurs horizons. Nous ne prétendons pas nous entendre sur tout. Une chose fait cependant consensus chez nous, et c’est l’urgence de rompre avec le système actuel de la mondialisation néo-libre-échangiste et néolibérale. Ce manifeste n’est pas un programme exhaustif, mais l’appel à une grande discussion collective autour de l’idée de démondialisation, dont les contours et implications particulières restent encore à définir. 

Nous appelons à l’union des démondialistes au Québec aussi bien que dans tous les pays afin de reconstruire un ordre politique et économique fondé non pas sur l’exploitation prédatrice des peuples, mais sur la liberté, la justice, le respect des cultures et celui de la nature.

Transition énergétique : la privatisation contre l’environnement

Géonef (earthship) à Stanmer Park, Brighton, Royaume-Uni. ©Dominic Alves.

« Mais il faut que tout le monde agisse maintenant ! » s’est exclamé Emmanuel Macron au lendemain de la publication par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) d’un rapport rappelant l’urgence de contenir le réchauffement climatique sous le seuil fatidique des 1,5 degrés. Le constat du caractère catastrophique de la hausse des températures est connu depuis longtemps. Le GIEC a ainsi été fondé en 1988 et a établi dès son quatrième rapport la responsabilité de l’activité humaine quant à l’augmentation des températures. Pourtant, en dépit de la litanie des engagements politiques et des promesses électorales, les choses ne changent pas, ou si peu. La transition énergétique, dont on est conscient depuis des années de l’impérieuse nécessité, illustre à merveille l’inertie des pouvoirs publics. Si inertie il y a, c’est que la transition suppose en réalité de se confronter, entre autres, au pouvoir économique et à l’architecture institutionnelle qui en garantit les intérêts.


UNE TRANSITION NÉCESSAIRE

Selon un récent rapport de l’Agence international de l’énergie (AIE), 85% des émissions des oxydes de souffre et d’azote seraient imputables à la production et à la consommation d’énergie dans le monde[1]. Ces émissions de gaz à effet de serre sont évidemment liées aux combustibles fossiles, lesquels représentent 68,2% de la consommation finale d’énergie en France (contre 19% pour le nucléaire et 12,8 pour les énergies renouvelables[2]). Non contentes d’accélérer le réchauffement climatique, les émissions de gaz à effet de serre imputables au secteur de l’énergie seraient responsables de 6,5 millions de morts chaque année à l’échelle mondiale, selon les estimations de l’AIE. Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer : remontée de gaz du fond des océans polaires, disparition du permafrost, montée progressive des eaux… Autant d’éléments qui risquent d’engendrer, dans un futur proche, les plus grands mouvements de population de l’histoire humaine.

« Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer »

Si le passage à un modèle énergétique fondé sur les énergies renouvelables est rendu nécessaire par l’insoutenabilité du modèle carboné d’un point de vue écologique, il est également souhaitable d’un point de vue strictement économique. La diminution des réserves mondiales de combustibles fossiles mène en effet logiquement à leur renchérissement. L’AIE estime ainsi que le pic pétrolier[3] a été dépassé en 2006, entraînant une augmentation rapide du coût de cette source d’énergie : le prix du baril de pétrole a été multiplié par six depuis le début des années 2000 et pourrait encore doubler dans les années qui viennent, ce qui deviendrait rapidement insoutenable pour les économies dépendantes de l’or noir. L’exploitation du pétrole de schiste, promue par les multinationales pétrolières qui y voient une importante source de profits, ne constitue en aucun cas une réponse au problème. Les réserves sont en effet estimées à 150 milliards de barils, pour une consommation mondiale annuelle de 34 milliards de barils : l’exploitation du pétrole de schiste ne préviendrait donc les effets du pic pétrolier que pendant quatre ou cinq ans tout au plus[4].

Le nucléaire, dont certains font une alternative écologiquement soutenable aux combustibles fossiles, ne semble pas être un modèle viable pour trois raisons principales. L’exploitation de l’uranium présente en premier lieu des risques potentiellement catastrophiques, comme l’a mis en lumière l’accident survenu en 2011 à Fukushima. Se pose par ailleurs la question du stockage et de l’enfouissement des déchets, dont la durée de vie est estimée à plusieurs dizaines de milliers d’années. Enfin, le coût de l’énergie nucléaire s’avère particulièrement élevé : 182 milliards d’euros d’investissements ont été nécessaires en France, auxquels il faut ajouter les 12 milliards de coût de fonctionnement annuel et les 75 milliards que pourrait coûter le démantèlement des vielles centrales. Le coût de production actuel du kilowatt-heure est ainsi estimé à 6,2 centimes d’euros et devrait atteindre les 8 centimes avec la mise en fonctionnement des nouveaux réacteurs EPR[5].

UNE TRANSITION RÉALISABLE

Le prix moyen des énergies renouvelables, contrairement à une idée reçue, est plus avantageux que celui du nucléaire. Le coût de production de l’énergie hydraulique se situe ainsi entre 2 et 5 centimes le kilowatt-heure, il est de 5,97 centimes pour l’énergie éolienne. Le cas de l’énergie solaire est plus complexe : le coût est actuellement de 9 centimes d’euros mais pourrait être abaissé à 3,10 centimes d’ici vingt ans grâce aux économies d’échelle permises par la production massive de panneaux photovoltaïques.

Coût de revient des différentes énergies en centimes/Kilowatt-heures en 2033. Source : Philippe Murer, op. cit.

L’économiste Philippe Murer, se fondant sur les travaux de l’association NegaWatt, a proposé un ambitieux plan de transition énergétique. Il évalue la consommation française d’énergie fossile à 139 mégatonnes équivalent pétrole (Mtep) auxquelles devront venir se substituer le solaire et l’éolien ainsi que la biomasse. Dans cette perspective, il faut dans un premier temps procéder à la rénovation thermique et à l’isolation de l’habitat, ainsi qu’à la construction de bâtiments dits « passifs » (si bien isolés que le chauffage n’est pas nécessaire). Un investissement de 410 milliards d’euros sur vingt ans permettrait d’économiser 41 Metp sur les 139 consommés aujourd’hui. Le biogaz et le chauffage au bois, écologiquement soutenables, devront également venir se substituer en partie au chauffage au fioul. Le solaire et l’éolien devront progressivement remplacer les 98 Metp restant. Pour répondre à ce besoin, il s’agira de procéder à la mise en place de panneaux photovoltaïques sur une surface de 3 850 km² (soit 36 fois la surface de Paris – si la surface peut paraître considérable, il faut observer que la qualité et le rendement des panneaux augmentent chaque année et que la surface finale sera par conséquent sans doute bien plus réduite), ainsi qu’à la construction de 80 000 éoliennes : deux investissements financés à hauteur de 935 milliards d’euros. A cela, il faut ajouter les 200 milliards d’euros nécessaires à la modernisation du réseau électrique. Mises bout à bout, ces mesures aboutissent à un total de 1 545 milliards à investir sur une durée de 20 ans, soit approximativement 80 milliards chaque année. Ces investissements mèneraient par ailleurs, selon les projections, à la création d’1,2 million d’emplois directs dans le secteur de l’énergie ainsi qu’à celle de 2,6 millions d’emplois indirects. Écologiquement nécessaire, la transition permettrait donc l’accès à une énergie au coût moins élevé et la création de 3,6 millions d’emplois[6].

Au vu des sommes qu’il faut engager, il apparaît évident que la transition ne peut être menée que par un acteur public. Si cette dernière a pour vocation à être économiquement plus soutenable que le modèle carboné actuel, les investissements nécessaires ne pourront être rentables au cours des premières années : pour cette seule raison, il n’est pas envisageable de confier la transition à des entreprises privées dont le seul soucis est le profit et dont les actionnaires exigent une rentabilité immédiate. Plusieurs pistes de financement peuvent être considérées, la plus sérieuse étant sans nul doute de s’appuyer sur des banques publiques d’investissement soutenues par une banque centrale qui les financerait à taux bas.

BLOCAGES ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS

Toutefois, les grandes entreprises publiques de l’énergie dont l’État aurait pu faire les actrices de la transition sont en train de disparaître. Très largement nationalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux, le secteur de l’énergie est menacé par une privatisation rampante depuis les années 1970. Aurélien Bernier, dans un ouvrage récemment paru[7], expose la généalogie de ce démantèlement progressif du secteur public de l’énergie. Initié au Chili sous la dictature du général Pinochet, il s’étend rapidement au Royaume-Uni et aux États-Unis sous la forme de la « dé-intégration verticale » : il s’agit de séparer les différentes activités de l’industrie de l’énergie pour en confier les secteurs potentiellement rentables au privé (production et fourniture) et les opérations non-rentables au public (entretien du réseau – construction et réparation des lignes à moyenne et haute tension, etc.). Une opération extrêmement profitable aux multinationales de l’énergie, qui bénéficient ainsi des infrastructures financées par l’État.

« La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.»

La privatisation du secteur de l’énergie est encouragée par l’Union européenne (UE) depuis les années 1980. En 1992, le second « paquet Cardoso » (du nom du commissaire européen à l’énergie de l’époque) impose une « séparation comptable » des activités des grandes entreprises publiques, préalable à la « dé-intégration verticale » et au démantèlement du service public de l’énergie. La directive 96/92/CE adoptée en 1996 par l’UE stipule dans son article 3 que les entreprises d’électricité doivent être exploitées « dans la perspective d’un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif » et que les États doivent s’abstenir « de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises[8] » : il est devenu impossible pour un État d’avantager ses entreprises publiques par rapport aux firmes privées. Les dirigeants français, prenant au mot les directives européennes, transforment ainsi EDF et GDF en sociétés anonymes, ce qui leur permet de vendre 30% des parts détenues par l’État. En 2006, GDF fusionne avec le groupe privé franco-belge Suez, la part de l’État tombe à moins de 50%. La privatisation de GDF illustre à merveille le problème que pose le démantèlement d’un service public de l’énergie pour qui se soucie de transition écologique. Dans l’obligation de répondre aux exigences de leurs actionnaires en termes de rentabilité, les dirigeants du GDF-Suez lancent un grand plan de développement à l’international qui entraîne une hausse considérable de l’endettement du groupe. Pour faire face à cette dette, la firme annonce un plan de réduction des coûts de 3,5 milliards d’euros, ce qui aboutit à une diminution considérable des dépenses d’investissement : dans cette configuration, il est peu probable de voir GDF-Suez investir massivement dans les énergies renouvelables[9]. La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.

La privatisation à outrance promue par l’Union européenne n’est pas le seul obstacle à se dresser sur la route des partisans de la transition énergétique. Le Pacte budgétaire européen signé en 2012 impose en effet de strictes restrictions budgétaires aux États membres de l’UE, restrictions au vu desquelles la transition semble difficilement réalisable. L’article 3 du traité prévoit ainsi un déficit structurel limité à 0,5%, l’article 126 prévoyant quant à lui que la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB : dans ces conditions, il est difficile d’imaginer pouvoir mettre en place un plan ambitieux de transition qui exigerait, comme on l’a vu, 80 milliards d’euros d’investissement chaque année. Véritable « machine à libéraliser[10] », pour reprendre les mots du sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’UE telle qu’elle fonctionne actuellement constitue un obstacle majeur à la transition. Cette dernière ne pourra se faire qu’à la condition d’affronter le pouvoir des multinationales et l’architecture institutionnelle européenne qui travaille à la défense de leurs intérêts.


Notes :

[1] Energy and Air Pollution, World Energy Outlook – Special Report, International Energy Agency, June 2016.

[2] France : Balances for 2015, International Energy Agency, September 2017.

[3] Moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à diminuer.

[4] Philippe Murer, La transition énergétique. Une énergie moins chère, un million d’emplois créés, Mille et une nuits, 2014.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Les éditions utopia, 2018.

[8]Cité par Aurélien Bernier, op. cit., p. 104.

[9] Ibid., p.110.

[10] Wolfang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique., Gallimard, 2014, p. 157.

“À nous la ville” – Entretien avec Jonathan Durand Folco

Face aux difficultés de la conquête du pouvoir au niveau national, Jonathan Durand Folco, professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa et auteur dÀ Nous la ville, encourage le peuple à se saisir du pouvoir municipal. Selon lui, l’échelle locale permet la mise en place de communs, partagés entre tous les citoyens, et d’une démocratie plus directe et plus participative. Bien qu’abstraite, son approche originale de l’échelle métropolitaine connaît un succès grandissant au Québec et influence une variété d’acteurs du renouveau politique canadien. Entretien réalisé par Jules Pector-Lallemand pour notre partenaire “L’Esprit Libre”.


Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces inquiétantes réalités. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s. Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? Dans un petit café de Villeray, je rencontre donc un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté; bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Revue L’Esprit libre (REL) – En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco – Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie se reflétait dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

REL – Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

Jonathan Durand Folco – Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit “À nous la ville!” afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

REL – Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Lesquels?

Jonathan Durand Folco – Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde de grandes inégalités sociales, où des formes de richesse et d’opulence côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers urbains centraux. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

REL – À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

Jonathan Durand Folco – Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

“L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.”

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

REL – Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

Jonathan Durand Folco – Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

“Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe.”

REL – Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

Jonathan Durand Folco – On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en auto-gouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendications et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision, un peu plus ambitieuse, de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

REL – Une économie post-croissance, des auto-gouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

Jonathan Durand Folco – Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

REL – En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

Jonathan Durand Folco – La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste au mois de mars, qui s’appelle “À nous la ville”, comme mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebookun site web  et une plateforme libre où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des événements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.

Énergies renouvelables : le Portugal montre la voie à l’aube d’une pénurie pétrolière

Alors que la France prend du retard sur son plan de transition énergétique, le Portugal a vécu à plus de 100% d’énergies renouvelables durant le mois de mars. Une différence de trajectoire frappante qui fait émerger encore un peu plus l’incohérence du gouvernement Macron par rapport à sa communication en matière d’écologie… et fait mentir les lobbyistes du « nucléaire indépassable ». Ce constat survient au moment où l’Agence Internationale de l’Énergie évoque un déclin de la production pétrolière pour 2020. Nous nous sommes rendus à Madère pour enquêter. Quel est donc le secret lusitanien pour une transition énergétique réussie ?


Au mois de mars 2018, le Portugal a produit 103,6% d’énergies renouvelables. Ce record fut permis par les très bonnes conditions météorologiques : du vent pour les éoliennes et des pluies pour les barrages. Cela ne veut pas dire que le pays s’est complètement passé d’énergies fossiles sur cette

Bilan de production électrique portugaise, mars 2018 – Redes Energéticas Nacionais

période, à cause de l’intermittence des renouvelables. 60% du temps, la production de ces dernières excédait la consommation.  Le reste du temps, il a fallu compléter avec des centrales thermiques, d’où la composition du bilan ci-contre. Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que l’ancienne Lusitanie possède une puissance renouvelable potentiellement  supérieure à ses besoins. En toute logique, si

l’État décidait par exemple de multiplier et diversifier ces installations (par exemple avec plus de solaire), le pays aurait suffisamment de marge pour se passer totalement des fossiles.

Avec le Danemark, l’Islande et la Norvège, le Portugal rejoint le club des pays ayant une puissance installée renouvelable supérieure à leurs besoins. En moyenne, le pays en produit déjà 55,5% (2016) et vise les 100% en 2040. Les objectifs européens, fixés initialement à 35% pour 2030 par le Parlement Européen, ont été revus à la baisse par le Conseil des ministres : 27%. La France est déjà en retard sur cet objectif : la production actuelle est de 15,2% et atteindre les 20% en 2020, comme annoncé lors de la COP21, semble désormais compliqué.

Alors pourquoi ces écarts entre France et Portugal ? Traduisent-ils une différence de potentiel physique ? Où s’agit-il, comme souvent, d’une différence de volonté politique ? À Madère, petite île portugaise au large du Maroc, la transition énergétique va bon train.  Rui Rebelo, président de la compagnie publique Electricidade da Madeira, nous explique sa démarche et ses difficultés. Il nous a reçu au siège de l’entreprise, à Funchal, capitale régionale et ville originelle du célèbre footballeur Cristiano Ronaldo.

 

Madère, une petite île aux grandes ambitions

 

« Pendant la crise de 2007-2008, les pays dépendants des importations pétrolières ont davantage subi la crise que les autres, en raison de l’augmentation des prix des hydrocarbures ». Partant de ce constat, M. Rebelo continue. À cette époque, l’île comptait « seulement » 15% d’énergies renouvelables (EnR) dans son mix énergétique (des petites centrales hydrauliques de montagne). Elle payait cher le fonctionnement des centrales thermiques, d’autant que les mesures de rigueur budgétaire imposées par Bruxelles au Portugal ont touché sévèrement son économie. Le déclic fut donc essentiellement une question financière.

Les éoliennes du plateau de Calheta, Madère

Aujourd’hui, la part des EnR est montée à 30% en moyenne annuelle, avec des pics à 62% pendant certains mois. L’hydraulique et l’éolien en produisent, à parts égales, 73%. La transition de Madère est déjà planifiée sur 15 ans et les budgets sont là. Le grand barrage de Calheta, sur les hauteurs de l’île, est quasiment terminé. Il devrait porter de 30 à 39% la part des EnR dans le mix électrique. Cet ouvrage permettra aussi de stocker de l’énergie, sous forme d’eau. En effet, quand la production éolienne sera supérieure aux besoins, l’eau sera repompée dans le barrage. Elle sera moulinée ensuite, pour répondre aux besoins.

Ce principe a été développé localement par Mario Jardim Fernandes, un ingénieur désormais administrateur de l’Electricidade da Madeira. En 2007, il est récompensé par la Commission Européenne pour la centrale de Soccordios, dans laquelle il a installé un dispositif innovant pour mouliner et repomper l’eau d’un barrage avec le même tuyau.

Grâce aux barrages réversibles, non seulement l’eau est mieux gérée, mais l’énergie est stockée pour des durées parfois assez longues (d’un jour sur l’autre pour les petits barrages, d’un mois sur l’autre pour les grands). En France, une telle gestion d’ensemble du réseau pourrait être mise à mal par la privatisation de l’hydroélectrique.

Schéma d’une centrale réversible, Nick Davis, Power electric news

Ensuite, des centrales solaires seront installées pour porter à 50% ce taux en 2022.  Pour ne pas dégrader le paysage et ne pas décourager le tourisme (activité principale de l’île : 1 million de touristes par an, pour une population de 270 000 habitants, 20% du PIB), le choix s’est porté sur une dizaine de petites centrales éparses (5-7MW). Ce choix garantit aussi une certaine résilience par rapport à la météo sur une ile caractérisée par ses microclimats. Une ou deux grandes centrales auraient certes couté moins cher, mais auraient suscité de la « non-acceptation sociale » et fait peser le risque d’être intégralement masqué par les nuages. Pour passer à 70% d’EnR en 2030, des travaux d’études pour l’installation de géothermie vont débuter.

En parallèle de ces plans de développement, des efforts sont réalisés quant à l’efficacité énergétique (isolation, lutte contre le gaspillage…). Cependant, c’est bien la problématique du stockage qui fait l’objet d’efforts particuliers. Sans cela, il est inutile de multiplier les unités de production. En plus du stockage sous forme d’eau dans les barrages, des batteries classiques sont en cours d’installation à Funchal pour une capacité de stockage de 20 MW en 2020 (soit 4,5% de la consommation de l’ile).

Mais il ne faut pas confondre consommation d’énergie et consommation d’électricité. « 50% de l’énergie consommée sur l’ile l’est par le transport (carburants). C’est pourquoi nous voulons permettre un essor rapide des véhicules électriques ». Paradoxalement, une multiplication des voitures électriques signifie plus de consommation d’électricité, mais selon M. Rebelo,  c’est justement une opportunité.  La batterie d’une voiture électrique pourrait représenter un moyen de stockage, au sein d’un « smart grid » (réseau intelligent). Elle pourrait être rechargée la nuit, lorsque personne ne consomme, et en fournir aux heures de pointe si elle n’est pas utilisée. Le constructeur Renault est d’ailleurs très engagé sur le dossier et aimerait faire de Madère une vitrine verte.

Ce foisonnement de projets en inspire d’autres. Dans le but de favoriser l’économie circulaire et de réduire les émissions de CO2 issues de la centrale thermique de l’ile voisine de Porto Santo, un projet pionnier a vu le jour en 2018. Il s’agit d’un système visant à dévier les fumées riches en CO2 vers des bassins où sont cultivées des algues alimentaires à haute valeur ajoutée. 60 tonnes de CO2 sont ainsi captées chaque année.

L’exemple de Madère est intéressant à plusieurs titres. Il montre qu’une politique volontariste et bien planifiée de sortie des énergies carbonées porte ses fruits. De plus, la topographie de l’île se retrouve dans beaucoup de territoires côtiers en Europe. Les solutions techniques qui y sont appliquées sont donc en partie « démocratisables ». Le Portugal dans son ensemble, bien plus vaste et géographiquement diversifié que Madère, fait mentir ceux qui avanceraient qu’un pays comme la France n’a pas assez de potentiel renouvelable. Dès lors, nous pouvons être assurés, encore une fois, que la transition énergétique n’est largement qu’une question de volonté politique.

 

A échelle mondiale, la part des EnR augmente lentement, le prix du pétrole très rapidement…

 

Volonté politique n’est d’ailleurs pas forcément le terme le plus adéquat. Une volonté « stratégique » conviendrait mieux dans une période où le prix du pétrole augmente. L’embargo sur la production iranienne, voulu par les États-Unis, et encouragé par plusieurs membres de l’OPEP, a déjà des répercussions sur le prix du baril. Mi-mai, il dépassait les 80$, soit +40% en un an.

La demande globale d’énergie a augmenté de 2,1% en 2018, plus de deux fois la moyenne des cinq précédentes années (+0,9%/an). Cette augmentation a été satisfaite à 72% par les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) contre un quart pour les énergies renouvelables. La demande mondiale de pétrole devrait augmenter de 1,5 million de barils (mb) par rapport à 2017, soit une hausse de 1,5%  (le monde consomme 98 millions de barils par jours). L’Iran exporte 2,1 mb/j, dont plus de 1,5 mb/j en Asie. Les analystes estiment entre 0,15 mb/j et 0,5 mb/j le recul probable des exportations iraniennes d’ici fin 2018. Cela peut sembler peu, mais c’est suffisant pour déstabiliser le marché.

La géopolitique n’explique cependant pas le plus important : la fin des réserves géologiques. Le pic de production pétrolière conventionnelle a été atteint en 2005. C’est désormais le pétrole non conventionnel (huiles de schiste et sables bitumineux) qui permet de satisfaire la demande en plus.

Chaque année, 2 millions de barils ne sont plus produits pour cause de fermeture de puits vides. Résultat : avec une demande annuelle moyenne en hausse de 1 mb/j, il faut chaque année produire 3 millions de barils supplémentaires. À ce rythme-là, c’est l’équivalent de la production de l’Arabie saoudite (premier producteur mondial avec 11,5 mb/j) qu’il faut trouver en plus tous les 3-4 ans. L’augmentation de la demande est fournie à 80% par les États-Unis qui se sont récemment mis à produire massivement du pétrole de schiste. Mais pour combien de temps encore ? Le pétrole de schiste se trouve dans des petites poches qui s’épuisent très rapidement, ce qui veut dire qu’il faut toujours construire de nouveaux puits, ce qui coûte cher et pollue beaucoup. Il est donc fort probable que cette production effrénée connaisse quelques ralentissements.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, le pic de production totale (tous types de pétroles) aura lieu dans 2 ans… en 2020. Dès lors, les prix devraient flamber rapidement, handicapant lourdement les pays n’ayant pas opéré leur transition énergétique.

Au niveau mondial, la production électrique issue d’énergies renouvelables a grimpé en 2017 de 6,3% (36% pour l’éolien, 27% pour le solaire photovoltaïque, 22% pour l’hydraulique, 12% pour les « bioénergies »…) À eux seuls, les États-Unis et la Chine ont représenté 50% de cette augmentation, devant l’Union européenne (8%), l’Inde et le Japon (6% chacun).

L’Europe et la France accusent donc un retard certain par rapport aux autres nations. Ni la COP21 ni le « On planet Summit » ne semble produire d’effets accélérateurs. C’est la faillite d’une vision libérale de la transition écologique. Au pays d’Areva, la main invisible du marché attend encore un saut technologique qui permettrait aux EnR de devenir un investissement à 15% de rendement par trimestre. À ce rythme-là, nous ne sommes pas près de rester sous la barre de 2 degrés.

 

© photo de couverture : NASA

“L’écologie est un paradigme nouveau qui bouscule les repères politiques” – Entretien avec Julien Bayou

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Julien Bayou est porte-parole d’Europe-Ecologie-les-Verts et auteur d’un livre intitulé Désobéissons pour sauver l’Europe, paru récemment aux éditions Rue de l’échiquier. Il y critique aussi bien les partisans de l’Europe libérale actuelle que les solutions eurosceptiques ou souverainistes. Européen résolu, il estime que les défaillances de l’Union Européenne actuelle ne doivent pas pousser les mouvements écologistes et progressistes à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il s’est rendu à l’université d’été de LVSL, au cours de laquelle il a confronté son point de vue avec celui de Coralie Delaume, Manuel Bompard et Raoul Hedebouw [retrouvez ici la vidéo de cette table-ronde, intitulée “l’Europe, mère des discordes”]. Nous prolongeons ici cette discussion.


LVSL – On a parfois du mal à cerner l’identité politique d’EELV. Jean-Vincent Placé vous avait accusé d’être responsable de sa “dérive gauchiste”. Peut-on dire que votre accès à des responsabilités au sein d’EELV a coïncidé avec une inflexion à gauche de ce parti? Comment définiriez-vous sa ligne idéologique présente ?

Julien Bayou – L’écologie en tant que mouvement politique est à la croisée des chemins. Le temps de l’alerte est pour partie révolu. La prise de conscience a franchi un cap suffisant pour que la préservation du climat et du vivant soit un sujet politique, certes maltraité, mais permanent. Avec les accords de Paris, on a enfin reconnu à la Planète, en tant qu’écosystème en crise, un poids politique à part entière, capable de peser sur les choix des sociétés humaines. Le bouleversement n’est pas anodin.

Certaines nations – je pense aux Etats-Unis de Trump – ont pour l’heure tourné le dos à cette réalité, et certaines forces économiques et politiques se déchaînent pour que la transition écologique et la redistribution des cartes économiques qu’elle implique n’aient pas lieu.

Face à ces résistances, notre mouvement doit évoluer. Toujours lanceurs d’alerte, aux côtés de la société civile mobilisée, nous avons également besoin de construire un mouvement capable de prendre le pouvoir pour mieux le mettre au service de la transition écologique. L’écologie est devenue, grâce à des générations de militantes et militants dont on s’est si facilement et injustement moqués, une option politique. Notre objectif est d’en faire une option populaire, majoritaire, transformatrice.

Alors pour revenir à votre question, je n’ai pas été porteur d’une “dérive gauchiste”. Ce que certains ont dénoncé, avec des termes caricaturaux pour mieux préparer leur ralliement opportuniste au gouvernement Valls, c’est le souci de ne plus traiter l’écologie comme une niche, ou d’envisager séparément urgences environnementale et sociale.

La question centrale du 21e siècle, c’est la finitude des ressources et la question climatique : nos modes d’organisations aveuglément productivistes, violemment inégalitaires avec les humains et destructeurs avec les écosystèmes, menacent la survie même de l’humanité. Les inégalités sociales renforcent les inégalités environnementales – et inversement – et désagrègent nos sociétés. Notre rapport quasi-colonialiste à la nature, que l’on pollue, privatise, bétonne, méprise, crée les conditions de la 6ème extinction. Ce péril en marche appelle un élargissement des engagements pour l’émancipation et l’égalité des droits à toutes les formes de vivant, présentes et futures. Pour éviter l’effondrement, nous avons besoin d’un nouveau projet pour une société apaisée, coopérative et durable, pleinement conscience de son appartenance et interdépendance à la nature.

C’est un paradigme nouveau, qui bouscule les repères des grandes familles politiques qui ont façonné l’opinion durant plus d’un siècle. Elle étend l’idée de solidarité développée par la gauche à l’ensemble du vivant et aux générations futures. En même temps, elle prolonge le principe de responsabilité individuelle cher à la droite en en faisant un devoir personnel de comportement respectueux des biens collectifs et de la nature. Elle interpelle toute les familles de pensées qui se sont forgées dans un monde infini pour libérer la notion de développement de l’illusion productiviste et croissanciste. En conjuguant innovation et tradition, nature et société, espérance transnationale et attachements territoriaux, le projet écologiste construit un clivage politique nouveau, par delà les seuls clivages du 20ème siècle, qui malgré l’explosion des appareils politiques, restent dominants aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous manquons d’un mouvement populaire de l’écologie qui soit capable de faire avancer ensemble des engagements qui sont divers mais complémentaires, des protecteurs de l’Ours dans les Pyrénées aux parents soucieux de la santé de leur enfants, à celles et ceux qui s’opposent aux pollutions des incinérateurs systématiquement installés dans les quartiers populaires, aux mouvements qui demandent la fin de la guerre fiscale fratricide que se mènent les européens.

LVSL – Un an après la prise de pouvoir d’Emmanuel Macron, quel bilan tirez-vous de sa politique écologique ?

Julien Bayou – Un an après, l’illusion écologiste de Macron a pris fin. Avec la démission de Nicolas Hulot, plus personne ne croit que ni le président, ni le gouvernement, ni la majorité ne sont écologistes. 15 mois durant, le président a repris l’essentiel des mots de son ministre de l’écologie pour mieux retarder une mise en acte qui contrevient à son projet véritable: la privatisation et la mise en concurrence accélérée de la société. Dans cette situation, Nicolas Hulot paraissait bien seul. Difficile de savoir si les quelques arbitrages positifs qu’il a obtenus, Notre-Dame-des-Landes par exemple, l’auraient été ou non sans lui. Ce que je sais, c’est que tous les arbitrages perdus l’ont été par manque de rapport de force. Nicolas Hulot n’avait pas de troupes. Il lui a notamment manqué un mouvement politique écologiste clairement organisé.

Car après un an, c’est aussi l’illusion selon laquelle tous les partis pourraient être écologistes qui a volé en éclat. En 2017, beaucoup de sympathisants écologistes ont voté Macron pensant que cela ferait avancer les choses. Je crois que nombre d’entre eux en sont revenus. Nous en verrons probablement les prémices dès les élections européennes, car les gens se diront que le meilleur moyen de donner de la force à l’agenda écologiste, c’est de voter pour une liste 100% écolo plutôt que pour un mouvement “pochette surprise” où l’on ne sait pas si on vote pour un écolo ou un pro-nucléaire, un protecteur des abeilles ou de Monsanto, un défenseur de l’intérêt général ou du 1%. Mais la fin de l’illusion ne signifie pas qu’il suffit de continuer comme avant pour agréger les volontés. Je suis convaincu que nombre de personnes sont disponibles pour rejoindre une nouvelle aventure politique pourvu qu’une offre politique nouvelle, celle d’un mouvement populaire de l’écologie, soit formulée. Le succès de la marche pour le climat du 8 septembre, à Paris comme ailleurs en France, en est un indicateur.

LVSL – Vous faites de la défense de l’environnement un cheval de bataille, et êtes dans le même temps un défenseur résolu du projet européen. L’Union Européenne joue dans l’ensemble un rôle négatif dans la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution – la proximité de son agenda avec celui des grandes multinationales n’est plus à démontrer. Comment espérez-vous concilier les réformes écologistes que vous prônez avec le respect des exigences européennes ?

Julien Bayou – Nous ne remporterons pas la bataille du climat et de la biodiversité dans un seul pays, chacun dans son coin. La bataille que je propose de mener dans “Désobéissons pour sauver l’Europe” a pour seul objectif de reprendre le contrôle du vaisseau Union Européenne et d’en faire l’outil d’une forme de souveraineté transformatrice, par la transition écologique, au service du plus grand nombre.

Mais avant de préciser mon propos, il me semble nécessaire de nuancer votre question pour que nous ne nous trompions pas de cible. Malheureusement, les grandes multinationales n’ont pas seulement un accès privilégié à Bruxelles, mais aussi à Paris et dans toutes les capitales nationales. Ce serait une erreur d’analyse dramatique que de penser qu’il suffirait de décapiter l’Union Européenne pour mettre fin à la captation oligarchique qui abîme nombre de démocraties. Il suffit de penser à la proximité qui existe depuis des décennies entre le gouvernement français et le secteur nucléaire ou bancaire français. Et combien de fois a-t-on vu le ministre français se comporter à Bruxelles comme un VRP de ses champions nationaux, contre tout intérêt général? C’est la France qui a asséné le coup de grâce à la séparation bancaire en Europe.

Il serait également faux de dire que l’UE joue un rôle particulièrement négatif en matière environnementale. L’UE est au diapason des ambiguïtés des principaux Etats Membres. Il y a même des avancées qui ont été obtenues à Bruxelles par le Parlement Européen où malgré sa taille limitée, un groupe comme celui des écologistes est capable de construire des majorités ponctuelles grâce à la pression publique, et cela malgré les réticences de plusieurs Etats membres. On peut penser à la directive Reach qui interdit des dizaines de substances toxiques, à la pêche électrique ou aux directives sur la pollution de l’air et des sols, au nom desquelles la France est régulièrement et très heureusement condamnée pour mauvaise application.

Pour répondre à votre question, je crois que c’est l’urgence d’agir pour le climat qui peut ouvrir la voie à une remise en cause du statu quo. Il y a une attente dans les opinions publiques car les effets du dérèglement sont malheureusement visibles : canicule, feux, sécheresse, pertes de récoltes…. Si nous réussissons à faire de ces questions le cœur des négociations et de la confrontation, je crois qu’il est possible de mettre les tenants du statu quo en minorité par rapport à leur propre électorat. Un des sujets que l’urgence climatique peut débloquer, c’est notamment celui des investissements. Des propositions commencent à émerger comme base de compromis entre les pays du Sud étouffés par les règles budgétaires, et les pays du Nord soucieux de ne pas payer pour les autres. Je pense à cette proposition des trois économistes Gael Giraud, Alain Grandjean et Mireille Martini sur le retrait du calcul des déficits les investissements verts soutenus par la très respectée Banque Européenne d’Investissement. C’est dans cette logique que Yannick Jadot propose un investissement de “100 milliards d’euros” par an à l’échelle européenne dans les énergies renouvelables.

LVSL – Vous avez soutenu l’arrivée au pouvoir de SYRIZA, ainsi que la lutte de Tsipras contre les réformes imposées par la Commission Européenne durant les six premier mois de son mandat. Comment jugez-vous son action politique depuis trois ans ? Son échec ne montre-t-il pas les limites de la stratégie que vous préconisez dans votre livre Désobéissons pour sauver l’Europe ?

Julien Bayou – La proposition de stratégie que je formule est justement née de leçons tirées de trois échecs: celui de François Hollande et sa stratégie de bon élève, celui d’Alexis Tsipras et de sa confrontation sans plan B, et celui de David Cameron et le chantage incontrôlable au Brexit, qui, chacun à leur façon, ont voulu ou prétendu faire bouger les lignes.

Sur le cas Tsipras, oui je l’ai soutenu jusqu’au bout et comme d’autres j’ai essayé de comprendre ce qui lui a manqué dans sa bataille avec une grande partie des élites européennes. Comme celles et ceux qui travaillent depuis 2015 sur un plan B, j’ai retenu une idée fondamentale, celle qu’il fallait pour tout progressiste en situation de gouverner se préparer à ce que personne ne cède. Dans Désobéissons pour sauver l’Europe, j’envisage ce scénario.

Et je dis ceci: il faut désobéir pour faire porter aux autres le poids de la violence politique, plutôt que de faire un chantage au Frexit qui renforce de tous les côtés les relents chauvins jusqu’à inexorablement provoquer la rupture. Mais au delà de la méthode, il faut également porter la confrontation sur ce qui rassemble les opinions publiques plutôt que de promouvoir les intérêts d’un seul pays sur des sujets qui divisent. D’où la proposition de mettre sur l’accent sur la transition énergétique – même les Polonais, pourtant dépendants du charbon, souhaitent que l’on accélère le développement des énergies renouvelables et plus de 80% des Allemands sont opposés au maintien du nucléaire français – et sur la lutte contre l’évasion fiscale qui là encore rassemble les deux tiers au trois quarts des opinions publiques tous pays confondus, tant en Irlande qu’en Estonie ou au Luxembourg.

Ainsi la confrontation s’engagerait dans une situation bien plus favorable : bon courage aux dirigeants allemands ou luxembourgeois qui voudraient sanctionner la France parce qu’elle mène une politique accélérée de sortie du nucléaire.

LVSL – En vue des élections européennes, on évoque une possible “union des gauches” qui rassemblerait la FI, le PCF, EELV et Génération-s. Cela supposerait de trouver un point d’accord, par-delà les différentes sensibilités de ces mouvements à l’égard de la question européenne. Pensez-vous que cela soit de l’ordre du possible ?

Julien Bayou – Je crois que les écologistes sont disponibles pour participer à une nouvelle aventure politique pourvue qu’elle marque une étape nouvelle, qui mette l’écologie et la justice sociale au cœur de son projet, et non ce qui apparaîtrait comme la répétition d’épisodes ou de schémas politiques passés. “L’union pour l’union”, en faisant fi d’un vrai projet partagé, ne peut suffire si l’ambition se restreint à recréer ou à ressusciter la gauche de la fin du siècle. L’échec de la social-démocratie est trop profond, les trahisons encore trop prégnantes, l’aveuglement quant à la réponse écologiste trop grand pour que cette option ait la moindre chance.

La seconde conviction, c’est que pour les européennes comme pour les élections législatives et présidentielles, il ne peut y avoir de projet et de gouvernement communs sans stratégie commune pour l’Europe. Et je crois que personne ne peut convaincre et remporter des suffrages et peser sur le cours des événements  s’il n’est pas au clair sur ce qu’il compte faire en Europe.

Pour dire les choses franchement, je ne crois pas que cette discussion ait lieu avant les prochaines élections ou que ce point d’accord puisse être trouvé quand certaines forces portent des projets pour l’Europe si divergents. J’espère qu’à tout le moins, la période obligera chacun à sortir de son confort et de ses non-dits et à expliquer concrètement comment ils comptent changer l’Europe.

Il y a beaucoup à faire et je crois que dans les prochaines semaines il faudra un dépassement des appareils actuels pour qu’émerge enfin une force politique à la hauteur de la bascule que représente la transition écologique. Malgré tous les obstacles, je suis optimiste.

Crédits : © Eric Coquelin