Ukraine : une économie de guerre ultra-libérale

Blindés ukrainiens à Kharkiv en 2023. © Efe Yağız Soysal

Alors que près de trois ans se sont écoulés depuis le début de la guerre avec la Russie, l’État ukrainien n’a toujours pas procédé à des nationalisations généralisées ou à une conscription de la main-d’œuvre. Contrairement aux mobilisations totales du siècle dernier, l’effort de guerre de l’Ukraine repose largement sur les mécanismes du marché et les dons civils. Par Davide Maria de Luca, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous vous baladez dans le centre-ville de Kiev un soir de panne d’électricité, pendant les fêtes de fin d’année, vous finirez tôt ou tard par tomber sur Tsum, un grand magasin haut de gamme de plusieurs étages, dont le portier porte un pardessus à capuchon et un chapeau haut de forme. Lors des coupures d’électricité programmées qui durent désormais de quatre à huit heures par jour, un quart de la population de Kiev et des millions d’autres en Ukraine sont plongés dans l’obscurité et beaucoup d’entre eux n’ont pas de chauffage. Pourtant, la façade de Tsum brille de mille feux, éclairant de somptueux étalages de Noël présentant une multitude de marques de luxe.

On serait tenté de voir dans ce spectacle une énième démonstration criante de la corruption et de l’inégalité sociale qui règnent sur ce pays. Surtout si l’on sait que ces lumières ne sont pas alimentées par le générateur privé du centre commercial – qui ne fonctionne que lors des coupures d’électricité exceptionnelles – et que Tsum appartient à Rinat Akhmetov, l’un des oligarques les plus riches d’Ukraine, qui contrôle également DTEK, le plus grand fournisseur privé d’énergie du pays. Mais continuez à marcher et vous découvrirez que de nombreux autres magasins sont également très éclairés. Tsum est l’une des nombreuses exceptions aux règles prétendument égalitaires du rationnement de l’énergie.

En Ukraine, de nombreux économistes, hommes politiques et citoyens ordinaires pensent que ces décorations de Noël scintillantes ne sont pas uniquement la conséquence de l’accaparement de l’État par de riches intérêts. Ils affirment qu’il existe des raisons économiques rationnelles de maintenir ces lumières allumées, même lorsque des millions de personnes sont quotidiennement plongées dans l’obscurité. En restant ouverts et attrayants, avec des devantures aux lumières festives et de luxueuses décorations de Noël, les magasins haut de gamme de la rue principale de Kiev génèrent de précieuses recettes et paient des impôts – des fonds qui soutiennent directement la défense du pays.

Après avoir vécu plus d’un an en Ukraine et visité de nombreuses régions et presque toutes les lignes de front, j’ai souvent été surpris de découvrir combien d’Ukrainiens partagent ce point de vue et combien la mentalité consumériste et les mécanismes de marché sont souvent au cœur de l’effort de guerre de l’Ukraine.

La privatisation de la guerre

L’un de mes premiers entretiens en Ukraine fut avec Artem Denysov, le fondateur de Veteran Hub, la plus grande ONG privée qui vient en aide aux anciens militaires. Psychologue militaire portant un regard lucide sur le conflit, Denysov ne semblait pas être étonné qu’après une décennie d’opérations militaires à l’est du pays et des années de guerre à grande échelle, les efforts publics pour soutenir les anciens combattants relevaient de la plaisanterie – avec des lois héritées de l’ère soviétique offrant des connexions téléphoniques et des radios neuves aux soldats blessés revenues du front. « Les États sont intrinsèquement incapables », m’a-t-il dit. « Il vaut mieux laisser les choses entre les mains d’individus qui ont des ressources. »

C’est dans les stations de métro de Kiev que l’on retrouve l’un des exemples les plus frappants de la privatisation de l’effort de guerre. Il s’agit d’une campagne de marketing de la troisième brigade d’assaut, la principale branche militaire du mouvement d’extrême droite Azov. Le contenu des publicités est très explicite : on y voit de belles jeunes femmes qui s’enlacent ou regardent avec envie des soldats costauds en tenue opérationnelle. Si la campagne a été critiquée pour sa représentation sexiste des femmes, ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’elle ait été financée par des fonds privés et produite par l’unité militaire elle-même. Le site web auquel cette publicité renvoie n’appartient ni à l’armée ni au ministère de la défense ; il s’agit du portail privé de la troisième brigade d’assaut, utilisé pour recruter des membres, collecter des fonds et partager des vidéos et d’autres supports promotionnels.

Étant donné que les volontaires peuvent choisir l’unité qu’ils souhaitent rejoindre et que les conscrits peuvent demander leur transfert via l’application militaire officielle en quelques clics, les unités ukrainiennes se livrent une bataille féroce pour attirer les meilleurs éléments. La troisième brigade d’assaut n’est que l’exemple le plus marquant d’une unité militaire qui a su tirer efficacement parti d’une stratégie marketing. Presque toutes les unités tentent de faire de même.

Les mécanismes du marché influencent également le recrutement. Plus le salaire habituel d’un civil est élevé, moins il est susceptible d’être recruté, en raison d’exemptions formelles et informelles. Les salaires sont souvent considérés comme un baromètre de l’utilité d’un individu pour l’économie et, par extension, pour l’effort de guerre. Dans une certaine mesure, les impôts qu’une personne génère sont considérés comme plus précieux que sa contribution potentielle sur le champ de bataille. En Ukraine, plusieurs propositions ont déjà été faites au parlement pour formaliser cette approche liant explicitement les exemptions de mobilisation à l’échelle des salaires. Ces initiatives ont été critiqués, mais cette vision des choses – ceux qui gagnent plus ne devraient pas être mobilisés – reste largement approuvée par les élites et les économistes.

Neuf drones sur dix sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement.

Les unités militaires sont également en concurrence pour l’obtention de dons. Presque toutes les brigades ukrainiennes couvrent une partie de leurs besoins grâce à des dons citoyens ou par d’autres moyens, en mettant par exemple à profit les salaires privés des soldats et même leurs économies personnelles. Quant aux magasins militaires, qui fournissent un large éventail de produits, des vestes d’hiver aux gilets pare-balles, ils sont en plein essor en Ukraine. Les gens installent ainsi des tentes-magasins temporaires aux carrefours et dans les villages proches de la ligne de front.

Pour le soldat, l’argent est nécessaire pour tout, des vêtements aux drones en passant par le loyer. Les soldats doivent souvent prendre en charge leurs propres frais de logement, et les habitations saturées situées près des lignes de front peuvent être aussi chères que celles du centre-ville de Kiev. Tuareg, un lieutenant de quarante-quatre ans commandant une compagnie de drones dans la 92e brigade, que j’ai rencontré à Kupyansk sur le front nord-est, m’a dit que neuf des dix drones de son unité sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage, a-t-il expliqué, est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement. Une seule vidéo de drone frappant un char russe, partagée sur le compte Telegram de la brigade, peut générer des milliers de dollars de nouveaux dons. Les unités militaires ukrainiennes sont donc fortement incitées à mener des actions qui peuvent être filmées et présentées au public.

La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper.

Une unité composée de pilotes de drones bien entraînés et équipés du matériel le plus récent court également moins de risques d’être sacrifiée en tant que tirailleurs dans les tranchées. Cependant, la troisième brigade d’assaut – avec son site web élégant, ses centres de recrutement privés bien aménagés et ses soldats entièrement équipés – est une exception. La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper. Ces unités peuvent à peine se permettre de faire de la publicité et dépendent souvent fortement des œuvres de charité. Certaines ne peuvent même pas y recourir, car elles n’ont pas le personnel nécessaire pour franchir les obstacles bureaucratiques requis pour obtenir des contributions.

J’ai visité une telle unité au printemps, près de l’axe de Vovchansk dans le nord – une compagnie d’artillerie de la 57e brigade. Les soldats m’ont expliqué qu’un seul membre de la compagnie était plus âgé que leur équipement, un obusier automoteur construit en 1976 dans la ville voisine de Kharkiv. Ils ont dû acheter la plupart de leurs vêtements et collecter des fonds pour couvrir les frais d’essence et de réparation des véhicules de la compagnie.

Les limites de l’intervention étatique

Dans une telle situation, on pourrait s’attendre à ce que l’État racle désespérément les fond de tiroirs pour trouver les ressources nécessaires en première ligne. Des coupes budgétaires sévères ont en effet été opérées dans tout ce qui pouvait être sacrifié, l’éducation en faisant les frais, tandis que les impôts indirects ont été revus à la hausse. Pour le reste, le gouvernement a adopté une approche strictement néolibérale de la guerre, bien qu’elle soit largement subventionnée par les pays étrangers, qui couvrent désormais près de la moitié du budget total de l’Ukraine.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé lors de conflits longs et éprouvants, lorsque les États se transformaient en gigantesques machines de planification de guerre dotées de vastes pouvoirs d’intervention. En Ukraine, le secteur de la défense est passé d’environ 120 000 employés en 2014 à 300 000 aujourd’hui – une augmentation considérable, même si elle n’est pas particulièrement remarquable après une décennie de guerre. Le secteur se compose d’environ cinq cents entreprises, dont cent appartiennent à l’État et représentent environ la moitié de la production totale. Cependant, les entreprises privées occupent souvent le devant de la scène, comme la marque de vêtements militaires M-TAC, qui habille le président Volodymyr Zelensky de son emblématique treillis vert olive.

Entre-temps, et dans le but de rendre l’Ukraine plus attrayante pour les investisseurs internationaux, le gouvernement a poursuivi ses plans de privatisation amorcés en temps de paix et a continué à réduire la bureaucratie – ou du moins a prétendu le faire. Le système fiscal n’a été réformé qu’il y a quelques mois. Pendant près de trois ans d’une guerre largement décrite comme existentielle pour le pays, le système des impôts continue à refléter le paradis fiscal d’avant-guerre. Les économistes de Kiev, comme beaucoup d’autres, affirment que des interventions plus intrusives ne feraient que pousser une plus grande partie de l’économie vers la clandestinité ou à l’étranger, sapant ainsi les efforts de génération de revenus.

Plus qu’une simple application de la fameuse courbe de Laffer, le véritable souci est que, compte tenu des contraintes nationales et surtout internationales actuelles, il se pourrait bien que cette approche de laisser-faire soit la seule option viable. Si l’État augmente trop les impôts, s’il commence à obliger les magasins de luxe à éteindre leurs lumières ou à nationaliser leurs générateurs au nom de l’effort de guerre, les ventes chuteront et les entreprises et leurs clients se délocaliseront tout simplement à l’étranger, privant ainsi l’État de recettes fiscales essentielles. Dans le même temps, les investisseurs étrangers et les partenaires internationaux pourraient critiquer ces mesures en les qualifiant d’autoritaires ou d’anti-marché, ce qui risquerait de nuire aux relations internationales dont dépend la survie de Kiev. Nombreux sont ceux qui partagent cette inquiétude.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé.

À l’époque moderne, la guerre a souvent été menée par les pauvres, tandis que les classes supérieures ont toujours trouvé des moyens pour échapper au service militaire. Cependant, ce qui se passe avec la guerre en Ukraine est différent à la fois en termes d’échelle et d’intention. Le système actuel est défendu comme rationnel et volontaire, plutôt que d’être simplement accepté comme un mal inévitable.

La corruption gangrène l’armée et les services d’approvisionnement. Les riches profiteurs de guerre impliqués dans des scandales notoires font l’objet de critiques. Toutefois, les médias et de nombreux Ukrainiens ont tendance à blâmer le gouvernement et l’« héritage soviétique » bien plus souvent que le système actuel.

Des contraintes communes

La Russie reste moins dépendante des réseaux internationaux et est beaucoup plus autoritaire que l’Ukraine, ce qui laisse une plus grande liberté aux dirigeants politiques pour remodeler l’économie et la société. Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko a évoqué un « keynésianisme militaire » russe, dans lequel la volonté de l’État de financer la guerre a conduit à une véritable redistribution, en déplaçant les ressources du haut de la société vers le bas, en particulier vers les travailleurs du secteur de la défense et ceux employés dans ce que l’on appelle les « opérations militaires spéciales ».

Pourtant, les différences entre les méthodes de guerre des deux pays sont plus quantitatives que qualitatives. Les brigades russes organisent également des campagnes publicitaires, rivalisent pour obtenir des dons et cherchent à commercialiser leurs actions militaires. C’est une unité militaire privée russe, le groupe Wagner, qui est allée jusqu’à se mutiner contre le gouvernement, brisant brièvement – mais seulement temporairement – le monopole de l’État sur la violence.

Entre-temps, l’économie russe est soigneusement gérée pour rester aussi axée sur la société civile et la consommation que possible. Elvira Nabiullina, gouverneur de la banque centrale russe, et les principaux dirigeants économiques russes répondent de la même manière que les économistes de Kiev lorsqu’ils discutent de la façon de gérer l’économie en temps de guerre. Les élites russes qui prônent une mobilisation totale de la société et la mise en œuvre d’une économie de guerre totale ont été largement mises à l’écart, du moins pour l’instant. Même si Vladimir Poutine présente la guerre comme une lutte existentielle et civilisationnelle contre l’Occident dans sa totalité, les lumières doivent rester allumées dans le Tsum de Moscou, tout comme elles le sont dans son homologue de Kiev.

S’il fallait une preuve supplémentaire, en voici une : la guerre en Ukraine, selon des études préliminaires, est la première depuis un siècle où les soldats d’origine russe sont sous-représentés dans la liste des victimes, alors que les groupes ethniques minoritaires plus pauvres et moins éduqués sont surreprésentés. Si ce conflit est, à bien des égards, plus « russe » que la Seconde Guerre mondiale ou le conflit en Afghanistan, c’est aussi celui où les Russes ethniques, comparativement plus prospères, s’impliquent le moins, proportionnellement. Ou, comme me l’a dit le gardien d’un camp de prisonniers de guerre ukrainien, « Ici, personne ne vient de Moscou ».

La vérité est que la Russie et l’Ukraine opèrent sous des contraintes et des contextes partiellement communs. Qu’il s’agisse des moyens de financer des unités sous-équipées, des efforts pour empêcher les capitaux de fuir le pays ou du pouvoir des sanctions pour bloquer l’exportation de biens quasi-militaires, aucun des participants ne peut échapper complètement à la loi d’airain du capitalisme tardif et de la mondialisation.

Cette guerre, qui a débuté avec l’invasion massive de l’Ukraine par Poutine, constitue une première historique. Il ne s’agit ni d’une opération de contre-insurrection face à une milice rebelle, ni d’un conflit entre des nations pauvres aux institutions fragiles. Il s’agit du premier véritable affrontement de l’ère capitaliste tardive, entre deux léviathans presque semblables.

La dernière fois que nous avons assisté à un conflit d’une telle ampleur, les États impériaux et totalitaires de la première moitié du XXe siècle ont mené des guerres globales qui ont mobilisé des populations entières, amené de nouveaux groupes sur le marché du travail et suscité d’immenses attentes quant au changement du modèle social. Cependant, ces luttes pour la vie ou la mort ont également entraîné des destructions sans précédent, poussant les nations au bord de l’effondrement.

En revanche, les sociétés néolibérales et capitalistes tardives, lorsqu’elles sont confrontées pour la première fois à des nations homologues, font la guerre en s’efforçant de préserver autant que possible leurs structures économiques et sociales civiles. Elles se battent avec un œil sur le champ de bataille et l’autre sur le moral des investisseurs et les marchés de capitaux. Au risque d’être taxé de cynisme, on peut dire que cette approche explique que la guerre, bien que terrible et sanglante, ait été beaucoup plus limitée que d’autres conflits similaires dans le passé.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Gaza : derrière les massacres, les profiteurs de guerre

Gaza profiteurs de guerre

Certains y verraient une première inflexion. Tandis que le Canada décrète la fin des exportations d’armes vers Israël, les États-Unis portent au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution pour un « cessez-le-feu immédiat ». Après plus de cinq mois d’un conflit où les tueries de civils se sont produites à un rythme inédit au XXIè siècle, le temps de l’impunité est-il terminé pour Israël ? Si l’opinion publique des pays nord-américains et européens semble chaque jour davantage en faveur d’une condamnation des bombardements israéliens, des intérêts économiques veillent à la préservation d’une bonne entente avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Au-delà des producteurs d’armes, qui profitent directement de la situation, une nébuleuse d’acteurs a intérêt au maintien du statu quo [1].

Les bombardements israéliens sur Gaza ont coûté la vie à plus de 30 000 Palestiniens – selon les chiffres officiels acceptés par les institutions internationales -, dont la grande majorité sont des civils. Parmi eux, au moins 19 000 femmes et enfants. Tandis que les représentants israéliens multipliaient les appels à l’épuration ethnique, l’Afrique du Sud portait une accusation de « génocide » contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le 26 janvier, celle-ci statuait : il existe un « risque génocidaire », Israël pourrait enfreindre la Convention des Nations Unies sur le génocide. Les États qui le soutiennent militairement pourraient en être complices.

Les semaines suivantes, le gouvernement américain (ainsi que la grande majorité des européens) est demeuré un appui constant de Benjamin Netanyahu, malgré des déclarations inquiètes quant au sort des civils de Gaza. Son projet de résolution à l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » marque peut-être un premier changement d’orientation – après cinq mois d’un soutien de facto inconditionnel.

« Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. »

Greg Hayes, PDG de l’entreprise d’armement RTX, le 24 octobre, à propos des bombardements à Gaza

Entre-temps, l’administration Biden aura requis 14,3 milliards de dollars d’équipement militaire pour Israël – en plus des 3,8 milliards de dollars d’aide que les États-Unis concèdent déjà annuellement. Ce montant a été bloqué par le Congrès, mais Joe Biden l’a contourné à deux reprises en décembre 2023, pour imposer des ventes d’armes à Israël d’une valeur de plus de 200 millions de dollars.

Aubaine pour les marchands d’armes

De longue date, les opérations israéliennes sur Gaza sont une aubaine pour de nombreuses entreprises de défense basées aux États-Unis. Et elles ne s’en cachent pas. Selon Molly Gott et Derek Seidman, rédacteurs pour le média d’investigation Eyes on the Ties, cinq des six plus importants producteurs d’armes au monde sont basés aux États-Unis. Il s’agit de Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics et RTX (anciennement Raytheon). Sans surprise, elles ont vu leur cour en Bourse atteindre des sommets lorsque les bombardements israéliens sur Gaza ont commencé. Le lendemain des attentats du 7 octobre, il avait augmenté de 7 %.

Et les dirigeants de ces entreprises s’en sont publiquement réjouis. Évoquant le conflit lors d’une réunion datant du 24 octobre, le PDG de RTX, Greg Hayes, déclarait : « Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. ». Le lendemain, le Directeur financier et Vice-président exécutif de General Dynamics, Jason Aiken, répondait à une question concernant les opportunités pour son entreprise : « La situation en Israël est terrible […] Mais si l’on considère le potentiel en termes de hausse de la demande, c’est probablement du côté de l’artillerie que cela aura lieu ».

Il ne fait aucun doute que ces armes sont directement utilisées pour commettre les crimes dont sont victimes les Palestiniens dans la bande de Gaza, ainsi que l’a rapporté Stephen Semler dans Jacobin. Elles incluent des missiles Hellfire, des obus d’artillerie et des fusils d’assaut, mais aussi du phosphore blanc, que Semler décrit comme « une arme incendiaire, capable de brûler à travers la chair, les os et même le métal ». Ce matériau est interdit d’utilisation à proximité des civils par le Protocole III des Conventions de Genève – et l’armée israélienne l’a utilisé à plusieurs reprises.

Mais au-delà des fournisseurs militaires, de nombreuses sociétés américaines ont d’importants investissements en Israël, et profitent directement du conflit – et de l’occupation de la Cisjordanie.

Au-delà de l’armement

Parmi les entreprises basées aux États-Unis qui ont été visées par les campagnes de boycott, on trouve notamment l’entreprise d’informatique HP, le pétrolier Chevron et la société immobilière RE/MAX. HP fournit du matériel informatique à l’armée et la police d’Israël, ainsi que des serveurs à l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population – une entité qui possède un rôle central dans l’occupation de la Cisjordanie, et le maintien d’un régime inégalitaire que de nombreuses associations et institutions onusiennes décrivent comme une forme d’apartheid.

Le géant de l’énergie Chevron extrait quant à lui du gaz revendiqué par Israël en Méditerranée orientale, et fournit à l’État israélien des milliards de dollars, afin de payer des licences de gaz. De plus, Chevron est impliqué dans le transfert illégal de gaz égyptien vers Israël, via un pipeline traversant la zone économique exclusive palestinienne à Gaza. Et potentiellement partie prenante du pillage, par Israël, des réserves de gaz palestiniennes en mer au large de la bande de Gaza – un crime de guerre en droit international.

En 2017, un rapport du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (CREM), basé à Amsterdam, détaillait le rôle de la société Noble Energy dans la violation des droits des Palestiniens, en lien avec l’extraction de gaz en Méditerranée orientale – l’entreprise a été acquise par Chevron en 2020. Outre sa participation au blocus, qui empêche les autorités de Gaza d’avoir accès aux petites réserves de gaz au large de ses côtes, le CREM rapporte que ses activités d’extraction dans les champs gaziers israéliens pourraient également épuiser les réserves palestiniennes de gaz…

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens

« En ne faisant aucun effort pour s’assurer du consentement des Palestiniens, Noble Energy a manqué de se conformer aux Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et aux Principes directeurs des Nations-unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le rapport poursuit : « L’entreprise a également pu contribuer à la violation du collectif à l’autodétermination. Si le gaz naturel palestinien était effectivement drainé […], on pourrait soutenir que Noble Energy a participé à un acte de pillage, en violation du droit humanitaire international et du droit pénal. »

RE/MAX commercialise quant à elle des propriétés dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Et a continué à le faire après les attentats du 7 octobre, alors que la violence des colons israéliens ne cessait de s’accroître.

D’autres entreprises américaines ont été désignées les mouvements de boycott : Intel, Google/Alphabet, Amazon, Airbnb, Expedia, McDonald’s, Burger King et Papa John’s, etc. Si leur affichage garantit des campagnes efficaces, elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’American Friends Service Committee (AFSC) maintient une liste plus complète des entreprises impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie.

Parmi les cas particulièrement flagrants de complicité dans le processus de colonisation figure Caterpillar Inc., le géant de la construction, dont le bulldozer blindé D9 est fréquemment utilisé par l’armée israélienne pour détruire des maisons, des écoles et d’autres bâtiments palestiniens – ainsi que dans des attaques contre Gaza. En 2003, l’activiste américaine Rachel Corrie a été écrasée par l’un de ces bulldozers, « alors qu’elle tentait de défendre une maison palestinienne d’une démolition alors que la famille était encore à l’intérieur », selon l’AFSC.

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens. Motorola Solution Inc., l’entreprise de communications et de surveillance, fournit depuis longtemps la technologie de surveillance qu’Israël utilise pour surveiller les Palestiniens de Cisjordanie et sur les checkpoints de Gaza. La société de voyages et de tourisme TripAdvisor, quant à elle, est impliquée dans l’occupation d’une manière plus banale : comme Airbnb, elle fait office d’agent de réservation pour des propriétés dans des colonies et sur le plateau du Golan.

Selon le Bureau des représentants américains au commerce, en 2022, les États-Unis ont exporté pour pas moins de 20 milliards de dollars de biens et services vers Israël – soit 13,3 % des importations totales de ce dernier. Israël a exporté pour 30,6 milliards de dollars vers les États-Unis, un chiffre qui représente 18,6 % de toutes ses exportations. Le commerce et les investissements américains en Israël jouent un rôle significatif dans son économie israélienne, et constituent potentiellement un levier majeur.

Si le projet de résolution onusienne pour un cessez-le-feu porté par Joe Biden semble marquer une première inflexion diplomatique, nul doute que de puissants acteurs n’ont guère intérêt à cette issue pacifique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « The Obscene US Profiteering From Israeli War and Occupation ».

Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies