Bolloré : l’arbre qui dévoile la forêt

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Vincent Bolloré © Wikimedia Commons

La domination du groupe Hachette sur l’édition française ne date pas d’hier. Ni même d’avant-hier. Mais tout bien considéré, comparé au temps où le regretté Jean-Luc Lagardère regroupait Hachette livres, distribution et médias avec l’armement et l’aviation, l’« empire Bolloré » fait de nos jours un peu prix de consolation. Maintenant, il est vrai que Jean-Luc n’était, à l’égal des autres grands patrons, qu’un militant du profit. Alors que Vincent… Par Thierry Discepolo, directeur des éditions Agone.

C’est donc l’alliance du grand patronat et de la droite extrême qui est à l’origine de la prise de conscience dont certains médias se font les échos depuis quelques semaines. Il est évidemment remarquable que l’impulsion ne vienne pas de l’édition industrielle, ni des grosses librairies, moins encore des autrices, romanciers, journalistes et universitaires qui font les unes et les prime times – mais de la librairie indépendante, associée à l’édition indépendante.

Voilà pourquoi la formulation des dangers que fait peser l’« empire Bolloré » sur le marché du livre et la réponse à y apporter présentent toutes les qualités de la franchise et de la clarté : un appel à boycotter les livres édités par l’une ou l’autre des quarante et quelques marques du groupe Hachette — voir la liste ici1.

Une clarté et une franchise qui répondent à la franchise et la clarté du projet idéologique dont le pieux milliardaire breton porte fièrement les couleurs : restaurer les valeurs millénaires de l’Occident chrétien, version radicalement identitaire, et lancer une croisade contre le « grand remplacement » qu’il fantasme.

Dans l’édition, la première illustration de ce programme fut le soutien apporté à Éric Zemmour en tant que candidat d’extrême droite à la présidentielle 2022. Cette opération a fait tant de bruit qu’on semble avoir oublié que le groupe Hachette n’a pas attendu d’être sous la coupe de Vincent Bolloré pour éditer Zemmour : trois titres sont parus chez Grasset, maison où débute le journaliste. Mais surtout que c’est un autre groupe éditorial français qui a fait sa gloire et ses plus grands succès : cinq titres (dont Le Suicide français et Destin français) parus chez Albin Michel – voir ici la liste des maisons dépendantes2.

La tribune « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies » semble en rajouter sur l’ancrage à l’extrême droite fascisante, raciste, sexiste et nationaliste de l’ascétique sexagénaire. Mais ce n’est peut-être pas exagéré lorsqu’on apprend que l’« ogre de Cornouaille » a engagé un néo-nazi pour entretenir son île et y encadrer les messes auxquelles il assiste en maître des lieux.

On ne trouvera jamais pareilles vulgarités chez la famille Gallimard, propriétaire du troisième groupe éditorial français — voir la liste ici.3 Mais si on s’inquiète vraiment de la diffusion des idéologies d’extrême droite, côté fonds littéraire et philosophique nazi, fasciste et crypto-fasciste, pétainiste et antisémite, Gallimard dispose d’une avance séculaire qu’on n’est pas près de rattraper chez Hachette. Mais s’inquiète-t-on vraiment dans le monde du livre de la diffusion des idéologies d’extrême droite dès lors qu’elle n’est pas tapageusement poussée par Vincent Bolloré ?

Lancé en juillet dernier par Attac et les Soulèvements de la Terre, l’appel à « Désarmer l’empire Bolloré » rappelle qu’avant de fondre sur l’édition et les médias français Vincent Bolloré a fait fortune dans l’exploitation néocoloniale et qu’il continue d’être un acteur majeur du ravage écologique.

Il faut donc aussi rappeler que le patron d’Editis, second groupe éditorial et médiatique français (voir la liste ici4), doit sa fortune au même genre de piraterie — non pas en Afrique, comme Vincent Bolloré, mais en Europe de l’Est. Ce qui fait de Daniel Kretinsky – avec la propriété de centrales électriques au lignite, au gaz et nucléaires, de gazoducs mais aussi d’entreprises de stockage de gaz, de fret, de négoce de matières premières, etc. — un producteur de nuisances écologiques et économiques du même registre, toutefois d’une autre ampleur. Mais s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux nuisances écologiques et économiques d’un grand patron dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ?

Sur le plan politique, la différence de positionnement entre le Breton et le Tchèque se situe entre Valeurs actuelles, pour le premier, et Franc-Tireur, pour le second. Autrement dit, une offre qui va de l’extrême droite à l’extrême centre — soit l’espèce d’alliance qui gouverne désormais, vaille que vaille, le pays.

À la tête de Média-participation, troisième challenger éditorial français du groupe Hachette, la famille Montagne affiche le même genre de pedigree qu’on a vu jusqu’ici à ce poste, mais sur le mode fade. Catholique de droite lui aussi, mais modéré, le fils (Vincent) a pris ses distances avec le père et fondateur (Rémy), qui agrémentait en 1974 les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Veil en associant « l’avortement aux génocides du IIIe Reich ». Fondé avec l’argent des pneus Michelin et l’aide de l’assureur Axa, le groupe mélange désormais astucieusement l’industrie de la BD à l’édition religieuse et au livre d’entreprise, à l’« art de vivre » et l’« art du fil », au nautisme et au secourisme — un tas d’où émerge péniblement la bannière du Seuil, qui s’efforce de satisfaire son contrôleur de gestion en exploitant les grandes causes de notre temps.

On le voit bien, l’urgence que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant à l’idéologie quà l’organisation de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes. Pour finir donc ce tour d’horizon (non exhaustif) des principaux groupes à la recherche d’une alliance face à Hachette, voyons du côté d’Actes Sud et de ses patrons, la famille Nyssen. Ici, ni Occident chrétien, ni piraterie néocoloniale, ni calamiteux bilan carbone, et aucun nazi caché dans les placards.

Mais puisqu’il s’agit de « faire barrage au Front national », suivant la formule consacrée, peut-on compter sur celle qui fut la première ministre de la Culture d’un président qui a permis au premier parti d’extrême droite français d’être en mesure de toquer à la porte du pouvoir ?

Certes, ils sont innombrables celles et ceux à s’être laissé berner par le jeune premier en candidat des médias. Et Françoise Nyssen n’est pas restée bien longtemps ministre. Mais on ne trouve dans son minuscule bilan aucune mesure pour, sinon réduire, au moins réguler la concentration éditoriale. Ce qui n’aurait pas été inutile à la protection de beaucoup de maisons, à commencer par son propre groupe5. Car depuis deux ans, tout observateur avisé ne se pose qu’une seule question sur le destin de la grenouille arlésienne qui a voulu se faire plus grosse que le bœuf parisien. Non pas qui va l’acheter — ce sera Madrigall. Mais quand ? Et le nombre d’années ne se compte que sur les doigts d’une main.

Que l’urgence soit à la bataille culturelle contre l’offensive idéologique menée par un magnat de l’édition et des médias qui a mis tous ses moyens au service d’un parti d’extrême droite ne fait pas de doute. Mais cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une seule personne de disposer de pareil pouvoir : la concentration capitalistique.

Et si on voit bien que la machine Hachette aux mains de Vincent Bolloré incarne les plus grands dangers, politiques et économiques, on voit bien aussi que son boycott, dans un système où les groupes qu’on vient de décrire s’accaparent 90 % de la production, cette action ne va, au mieux, que faire reculer la peste au bénéfice du choléra.

Sur l’édition, lire chez Agone :
— « Gallimard, la dilatation et la concentration de l’édition », juin 2023.
— « Pratiques éditoriales depuis les années 1980 (I) Hugues Jallon : de La Découverte au Seuil, allers-retours », avril 2019.
— « Gallimard et Actes Sud sont, à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale », septembre 2023.
— « Les indulgences de l’édition anticapitaliste », septembre 2011.

Et dans Le Monde diplomatique :
— « La Pléiade, une légende dorée », février 2021.
— « Le livre, une sacrée valeur », juillet 2020.
— « Actes Sud, tout un roman », octobre 2017.

1. Groupe Hachette = Albert-René, Andrieu, Armand Colin, Audiolib, Calmann-Lévy, Le Chêne, Dessain & Tolra, Des Deux Terres, Les Deux Coqs d’or, Didier, Dunod, Edicef, Édition numéro 1, EPA, Fayard, Fouchet, Gauthier-Languereau, Gérard de Villiers, Grasset, Hachette-Collections, Hachette-Disney, Hachette-Jeunesse, Hachette-Littérature, Hachette-Pratique, Hachette-Tourisme (Routard, Guides bleus), Harlequin, Harraps, Hatier, Hazan, Istra, Kero, Larousse, Lattès, Librio, Le Livre de Paris, Le Livre de Poche, Marabout, Le Masque, Mazarine, Mille et Une Nuits, Pauvert, Pika, Rageot, Stock.

2. Groupe Albin Michel = Adilibre, Albin Michel, Casteilla, De Boeck Supérieur, De Vecchi, Delagrave, Horay, Librairie des écoles, Le Livre de Poche (40 %), Magnard, Vuibert ; filiales Jouvence et Leduc.s (dont Charleston, Diva, Alisio, Tut-tut, Zethel, Eddison) ; plus le groupe Humensis (Avant-Scène Opéra, Belin Éditeur, Belin Éducation, Les Équateurs, Gerip, Herscher, HumenSciences, Major, Que sais-je ?, L’Observatoire, Papiers Musique, Passés composés, Le Pommier, PUF).

3. Groupe Madrigal = Alternatives, L’Arbalète, Arthaud, Autrement, Aubier, Bleu de Chine, Bourgois, Casterman, Champs, Climats, Denoël, En Exergue, Étonnants classiques, Dalva, Flammarion, Flammarion-Jeunesse, Gallimard, Gallimard-Jeunesse, Gallimard-Loisirs, Folio, GF, Globe, Les Grandes Personnes, Hoëbeke, Futuropolis, J’ai Lu, Joëlle Losfeld, Lachenal & Ritter, Librio, Maison rustique, Matin calme, Mercure de France, Minuit, Ombres noires, Père Castor, Pléiade, POL (87 %), Pygmalion, Le Promeneur, Quai Voltaire, La Table ronde, Verticales.

4. Groupe Editis = 10/18, 12/21, 404, Acropole, L’Agrume, L’Archipel, Belfond, Bordas, Bouquins, Le Cherche Midi, CLE International, Dæsign, La Découverte, École vivante, Le Dragon d’or, Les Empêcheurs de penser en rond, Les Escales, En voyage, First, Fleuve Noir, Gründ, Héloïse d’Ormesson, Hemma, Hors collection, Gründ, Julliard, Kurokawa, Langue au chat, Langue pour tous, Lonely Planet, Nathan, Nil, Omnibus, Oh !, Paraschool, Perrin, Plon, PJK, Pocket, Pocket Jeunesse, Poulpe, Pré-aux-clercs, Presses de la Cité, Presses de la Renaissance, Redon, Retz, Le Robert, Rouge & Or, Robert Laffont, Seghers, Séguier, Slalom, Solar, Sonatine, Syros, Tana, Télémaque, XO.

5. Groupe Actes Sud = Actes Sud, Actes Sud Junior, L’An 2, Cambourakis, Babel, Errance, Gaïa, Jacqueline Chambon, Hélium, Imprimerie nationale, Inculte, Papiers, Payot & Rivages, Picard, Photo Poche, Rouergue, Sindbad, Solin, Textuel, Thierry Magnier.

Reconquérir les médias : rendez-vous le 5 mars

Le samedi 5 mars, à la Bourse du Travail de Paris (Salle Henaff), Le Vent Se Lève organise un après-midi sur le thème de la reconquête des médias. Un appel à contributions (13h30 – 15h) sera suivi d’une grande conférence (15h – 17h).

Un appel à contributions est lancé

La prise de conscience est désormais généralisée : la pluralité ne fait pas le pluralisme médiatique. Il est impératif de faire vivre des rédactions, non seulement indépendantes, mais aussi engagées dans la bataille de l’information. Le Vent Se Lève s’est donné pour objectif de promouvoir les projets d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les médias traditionnels. 

À l’occasion du 5 mars, les équipes du Vent Se Lève seront présentes pour accueillir les propositions éditoriales : articles, reportages, podcasts, séries vidéo, illustrations, partenariats avec des éditeurs… Face au mur médiatique, les moyens financiers autant que les ressources créatives sont asymétriques : les capitaux sont là où s’achètent l’influence, les énergies là où s’invente l’alternative.

Quelles stratégies de reconquête ?

À l’issue de ce premier moment, une grande conférence, intitulée « Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ? », réunira Marc Endeweld (journaliste, auteur de L’emprise. La France sous influence aux éditions Seuil), Salomé Saqué (journaliste à Blast), Laëtitia Riss (rédactrice en chef du Vent Se Lève), Sophie Eustache (membre d’Acrimed, auteure de Bâtonner aux éditions Amsterdam), Jean-Baptiste Rivoire (journaliste d’investigation, longtemps salarié de Canal +). Les liens entre médias et pouvoir économique seront esquissés et un bilan stratégique sera établi afin de contrer les dynamiques de confiscation du débat public. 

L’après-midi sera clôturé par un temps d’échange informel : cafés, discussions et stands de livres, grâce au soutien d’une libraire indépendante. Les partenaires du Vent Se Lève seront également représentés : le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal, le mouvement Le Vent Du Changement.

À la veille des présidentielles, des médias menacés

Le contexte médiatique et politique récent motive l’organisation de cet événement. Les acquisitions du groupe Bolloré ont mis sur le devant de la scène la question de la concentration médiatique, aussi bien dans la presse que dans l’édition. Le constat n’est pas neuf. Depuis plusieurs décennies, certains médias et associations se dédient à son analyse à l’instar du Monde diplomatique ou d’Acrimed. Aujourd’hui pourtant, le degré de concentration est inédit, au point qu’un seul groupe paraisse en mesure d’influencer l’élection présidentielle à venir.

Programme détaillé

13h30 – 14h45  | Appel à contributions 

Venez soumettre vos propositions éditoriales à l’équipe du Vent Se Lève ! 
Articles, reportages, podcasts, séries vidéo, photographies, illustrations, partenariats…  En accord avec notre ligne éditoriale, ils peuvent trouver leur place dans notre média. 

14h45 – 15h  | Bienvenue et remerciements

Vincent Ortiz, Rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève
Emmanuel Vire, journaliste, secrétaire général du SNJ-CGT

15h – 17h | Grande Conférence : “Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ?”

Sophie Eustache (Journaliste, Acrimed)
Marc Endeweld (Journaliste indépendant)
Salomé Saqué (Journaliste économique et politique, Blast)
Jean-Baptiste Rivoire (Journaliste, Fondateur de Off Investigation)
Laëtitia Riss (Rédactrice en chef LVSL)

Présentation : William Bouchardon (Membre du Comité de rédaction LVSL)

17h – 17h30 | Forum : livres, cafés et partenaires 

Avec une librairie indépendante.
Avec le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal,
le mouvement Le Vent Du Changement. 

17h30 – 20h | Apéro au Grand Turenne 
À deux pas de la Bourse du Travail : 27 Boulevard du Temple

Infos pratiques :

📆 Quand ?  Samedi 5 mars | 13h30 – 17h30
🎯  Où ? Bourse du Travail, Annexe Varlin, Salle Henaff
85 Rue Charlot, 75003 Paris

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Pas d’inscription, pas de passe sanitaire.
Port du masque obligatoire.