Bolloré : l’arbre qui dévoile la forêt

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Vincent Bolloré © Wikimedia Commons

La domination du groupe Hachette sur l’édition française ne date pas d’hier. Ni même d’avant-hier. Mais tout bien considéré, comparé au temps où le regretté Jean-Luc Lagardère regroupait Hachette livres, distribution et médias avec l’armement et l’aviation, l’« empire Bolloré » fait de nos jours un peu prix de consolation. Maintenant, il est vrai que Jean-Luc n’était, à l’égal des autres grands patrons, qu’un militant du profit. Alors que Vincent… Par Thierry Discepolo, directeur des éditions Agone.

C’est donc l’alliance du grand patronat et de la droite extrême qui est à l’origine de la prise de conscience dont certains médias se font les échos depuis quelques semaines. Il est évidemment remarquable que l’impulsion ne vienne pas de l’édition industrielle, ni des grosses librairies, moins encore des autrices, romanciers, journalistes et universitaires qui font les unes et les prime times – mais de la librairie indépendante, associée à l’édition indépendante.

Voilà pourquoi la formulation des dangers que fait peser l’« empire Bolloré » sur le marché du livre et la réponse à y apporter présentent toutes les qualités de la franchise et de la clarté : un appel à boycotter les livres édités par l’une ou l’autre des quarante et quelques marques du groupe Hachette — voir la liste ici1.

Une clarté et une franchise qui répondent à la franchise et la clarté du projet idéologique dont le pieux milliardaire breton porte fièrement les couleurs : restaurer les valeurs millénaires de l’Occident chrétien, version radicalement identitaire, et lancer une croisade contre le « grand remplacement » qu’il fantasme.

Dans l’édition, la première illustration de ce programme fut le soutien apporté à Éric Zemmour en tant que candidat d’extrême droite à la présidentielle 2022. Cette opération a fait tant de bruit qu’on semble avoir oublié que le groupe Hachette n’a pas attendu d’être sous la coupe de Vincent Bolloré pour éditer Zemmour : trois titres sont parus chez Grasset, maison où débute le journaliste. Mais surtout que c’est un autre groupe éditorial français qui a fait sa gloire et ses plus grands succès : cinq titres (dont Le Suicide français et Destin français) parus chez Albin Michel – voir ici la liste des maisons dépendantes2.

La tribune « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies » semble en rajouter sur l’ancrage à l’extrême droite fascisante, raciste, sexiste et nationaliste de l’ascétique sexagénaire. Mais ce n’est peut-être pas exagéré lorsqu’on apprend que l’« ogre de Cornouaille » a engagé un néo-nazi pour entretenir son île et y encadrer les messes auxquelles il assiste en maître des lieux.

On ne trouvera jamais pareilles vulgarités chez la famille Gallimard, propriétaire du troisième groupe éditorial français — voir la liste ici.3 Mais si on s’inquiète vraiment de la diffusion des idéologies d’extrême droite, côté fonds littéraire et philosophique nazi, fasciste et crypto-fasciste, pétainiste et antisémite, Gallimard dispose d’une avance séculaire qu’on n’est pas près de rattraper chez Hachette. Mais s’inquiète-t-on vraiment dans le monde du livre de la diffusion des idéologies d’extrême droite dès lors qu’elle n’est pas tapageusement poussée par Vincent Bolloré ?

Lancé en juillet dernier par Attac et les Soulèvements de la Terre, l’appel à « Désarmer l’empire Bolloré » rappelle qu’avant de fondre sur l’édition et les médias français Vincent Bolloré a fait fortune dans l’exploitation néocoloniale et qu’il continue d’être un acteur majeur du ravage écologique.

Il faut donc aussi rappeler que le patron d’Editis, second groupe éditorial et médiatique français (voir la liste ici4), doit sa fortune au même genre de piraterie — non pas en Afrique, comme Vincent Bolloré, mais en Europe de l’Est. Ce qui fait de Daniel Kretinsky – avec la propriété de centrales électriques au lignite, au gaz et nucléaires, de gazoducs mais aussi d’entreprises de stockage de gaz, de fret, de négoce de matières premières, etc. — un producteur de nuisances écologiques et économiques du même registre, toutefois d’une autre ampleur. Mais s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux nuisances écologiques et économiques d’un grand patron dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ?

Sur le plan politique, la différence de positionnement entre le Breton et le Tchèque se situe entre Valeurs actuelles, pour le premier, et Franc-Tireur, pour le second. Autrement dit, une offre qui va de l’extrême droite à l’extrême centre — soit l’espèce d’alliance qui gouverne désormais, vaille que vaille, le pays.

À la tête de Média-participation, troisième challenger éditorial français du groupe Hachette, la famille Montagne affiche le même genre de pedigree qu’on a vu jusqu’ici à ce poste, mais sur le mode fade. Catholique de droite lui aussi, mais modéré, le fils (Vincent) a pris ses distances avec le père et fondateur (Rémy), qui agrémentait en 1974 les débats à l’Assemblée nationale sur la loi Veil en associant « l’avortement aux génocides du IIIe Reich ». Fondé avec l’argent des pneus Michelin et l’aide de l’assureur Axa, le groupe mélange désormais astucieusement l’industrie de la BD à l’édition religieuse et au livre d’entreprise, à l’« art de vivre » et l’« art du fil », au nautisme et au secourisme — un tas d’où émerge péniblement la bannière du Seuil, qui s’efforce de satisfaire son contrôleur de gestion en exploitant les grandes causes de notre temps.

On le voit bien, l’urgence que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant à l’idéologie quà l’organisation de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes. Pour finir donc ce tour d’horizon (non exhaustif) des principaux groupes à la recherche d’une alliance face à Hachette, voyons du côté d’Actes Sud et de ses patrons, la famille Nyssen. Ici, ni Occident chrétien, ni piraterie néocoloniale, ni calamiteux bilan carbone, et aucun nazi caché dans les placards.

Mais puisqu’il s’agit de « faire barrage au Front national », suivant la formule consacrée, peut-on compter sur celle qui fut la première ministre de la Culture d’un président qui a permis au premier parti d’extrême droite français d’être en mesure de toquer à la porte du pouvoir ?

Certes, ils sont innombrables celles et ceux à s’être laissé berner par le jeune premier en candidat des médias. Et Françoise Nyssen n’est pas restée bien longtemps ministre. Mais on ne trouve dans son minuscule bilan aucune mesure pour, sinon réduire, au moins réguler la concentration éditoriale. Ce qui n’aurait pas été inutile à la protection de beaucoup de maisons, à commencer par son propre groupe5. Car depuis deux ans, tout observateur avisé ne se pose qu’une seule question sur le destin de la grenouille arlésienne qui a voulu se faire plus grosse que le bœuf parisien. Non pas qui va l’acheter — ce sera Madrigall. Mais quand ? Et le nombre d’années ne se compte que sur les doigts d’une main.

Que l’urgence soit à la bataille culturelle contre l’offensive idéologique menée par un magnat de l’édition et des médias qui a mis tous ses moyens au service d’un parti d’extrême droite ne fait pas de doute. Mais cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une seule personne de disposer de pareil pouvoir : la concentration capitalistique.

Et si on voit bien que la machine Hachette aux mains de Vincent Bolloré incarne les plus grands dangers, politiques et économiques, on voit bien aussi que son boycott, dans un système où les groupes qu’on vient de décrire s’accaparent 90 % de la production, cette action ne va, au mieux, que faire reculer la peste au bénéfice du choléra.

Sur l’édition, lire chez Agone :
— « Gallimard, la dilatation et la concentration de l’édition », juin 2023.
— « Pratiques éditoriales depuis les années 1980 (I) Hugues Jallon : de La Découverte au Seuil, allers-retours », avril 2019.
— « Gallimard et Actes Sud sont, à leur niveau, des acteurs zélés de la concentration éditoriale », septembre 2023.
— « Les indulgences de l’édition anticapitaliste », septembre 2011.

Et dans Le Monde diplomatique :
— « La Pléiade, une légende dorée », février 2021.
— « Le livre, une sacrée valeur », juillet 2020.
— « Actes Sud, tout un roman », octobre 2017.

1. Groupe Hachette = Albert-René, Andrieu, Armand Colin, Audiolib, Calmann-Lévy, Le Chêne, Dessain & Tolra, Des Deux Terres, Les Deux Coqs d’or, Didier, Dunod, Edicef, Édition numéro 1, EPA, Fayard, Fouchet, Gauthier-Languereau, Gérard de Villiers, Grasset, Hachette-Collections, Hachette-Disney, Hachette-Jeunesse, Hachette-Littérature, Hachette-Pratique, Hachette-Tourisme (Routard, Guides bleus), Harlequin, Harraps, Hatier, Hazan, Istra, Kero, Larousse, Lattès, Librio, Le Livre de Paris, Le Livre de Poche, Marabout, Le Masque, Mazarine, Mille et Une Nuits, Pauvert, Pika, Rageot, Stock.

2. Groupe Albin Michel = Adilibre, Albin Michel, Casteilla, De Boeck Supérieur, De Vecchi, Delagrave, Horay, Librairie des écoles, Le Livre de Poche (40 %), Magnard, Vuibert ; filiales Jouvence et Leduc.s (dont Charleston, Diva, Alisio, Tut-tut, Zethel, Eddison) ; plus le groupe Humensis (Avant-Scène Opéra, Belin Éditeur, Belin Éducation, Les Équateurs, Gerip, Herscher, HumenSciences, Major, Que sais-je ?, L’Observatoire, Papiers Musique, Passés composés, Le Pommier, PUF).

3. Groupe Madrigal = Alternatives, L’Arbalète, Arthaud, Autrement, Aubier, Bleu de Chine, Bourgois, Casterman, Champs, Climats, Denoël, En Exergue, Étonnants classiques, Dalva, Flammarion, Flammarion-Jeunesse, Gallimard, Gallimard-Jeunesse, Gallimard-Loisirs, Folio, GF, Globe, Les Grandes Personnes, Hoëbeke, Futuropolis, J’ai Lu, Joëlle Losfeld, Lachenal & Ritter, Librio, Maison rustique, Matin calme, Mercure de France, Minuit, Ombres noires, Père Castor, Pléiade, POL (87 %), Pygmalion, Le Promeneur, Quai Voltaire, La Table ronde, Verticales.

4. Groupe Editis = 10/18, 12/21, 404, Acropole, L’Agrume, L’Archipel, Belfond, Bordas, Bouquins, Le Cherche Midi, CLE International, Dæsign, La Découverte, École vivante, Le Dragon d’or, Les Empêcheurs de penser en rond, Les Escales, En voyage, First, Fleuve Noir, Gründ, Héloïse d’Ormesson, Hemma, Hors collection, Gründ, Julliard, Kurokawa, Langue au chat, Langue pour tous, Lonely Planet, Nathan, Nil, Omnibus, Oh !, Paraschool, Perrin, Plon, PJK, Pocket, Pocket Jeunesse, Poulpe, Pré-aux-clercs, Presses de la Cité, Presses de la Renaissance, Redon, Retz, Le Robert, Rouge & Or, Robert Laffont, Seghers, Séguier, Slalom, Solar, Sonatine, Syros, Tana, Télémaque, XO.

5. Groupe Actes Sud = Actes Sud, Actes Sud Junior, L’An 2, Cambourakis, Babel, Errance, Gaïa, Jacqueline Chambon, Hélium, Imprimerie nationale, Inculte, Papiers, Payot & Rivages, Picard, Photo Poche, Rouergue, Sindbad, Solin, Textuel, Thierry Magnier.

« L’édition a un rôle à jouer dans la reconstruction d’une culture marxiste en France » – Entretien avec Marina Simonin

Marina Simonin a repris en 2018, avec Clara Laspalas et Alexis Cukier, l’animation des Éditions sociales à la suite de Richard Lagache. Un renouveau générationnel qui marque le début d’un autre chapitre de l’histoire de cette maison désormais presque centenaire. La conjoncture actuelle, caractérisée par un affaiblissement de l’antimarxisme et la demande croissante de repères théoriques de la part d’une jeunesse aussi politisée qu’orpheline de son passé politique, ouvre des perspectives fécondes pour les Éditions sociales. Transmettre, former et faire débattre, telles sont les missions que Marina Simonin attribue à son travail aux Éditions sociales. Un optimisme à la fois intellectuel et organisationnel qui s’illustre à travers la relance d’un ambitieux projet de traduction française de l’intégralité des textes de Marx et Engels et l’élaboration de collections grand public. À rebours de la dynamique du siècle précédent où le marxisme de parti a conditionné la réception du marxisme scientifique, les années qui s’annoncent pourraient bien tracer le chemin inverse. Marx et les marxismes ont tout à y gagner : plutôt que des fétiches obsolètes et démobilisateurs, ce sont désormais des armes critiques et transformatrices qui sont à reconquérir. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Les Éditions sociales ont une longue histoire derrière elles : d’abord liées au parti communiste au cours du XXe siècle, engagées à partir des années 50 dans la publication de nouvelles traductions de Marx et Engels proposées par des universitaires militants, finalement indépendantes depuis 1997 avec néanmoins comme slogan affiché « Make marxisms great again »... pourriez-vous revenir sur cette trajectoire ?

Marina Simonin – L’histoire des Éditions sociales est effectivement assez singulière. La maison, presque centenaire, est fondée en 1927 par le Parti communiste français, à l’origine sous le nom des Éditions sociales internationales. En tant qu’organe éditorial officiel du PCF, la maison produit alors essentiellement des « classiques » du marxisme ou des brochures militantes, contrôlés d’assez près par l’Internationale communiste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Éditions sociales internationales sont interdites mais maintiennent une partie de leur activité clandestinement. À l’issue de la guerre, elles sont renommées Éditions sociales et connaissent une période assez faste – augmentation du nombre de titres et des tirages – dans un contexte de politisation de l’édition.

Dans les années 1970 Lucien Sève, philosophe communiste, prend la direction éditoriale et cherche à transformer les Éditions sociales en « vraie » maison d’édition. Il faut imaginer qu’avant ce tournant important, les Éditions sociales étaient encore pleinement dépendantes du PCF : la direction du parti disposait d’un droit de regard sur ce qui était publié, ce qui donnait parfois lieu à des conflits avec les éditeurs. Je renvoie celles et ceux que cette période intéresse aux deux livres de référence sur le sujet1. En 1982, un coup d’arrêt est porté à l’ouverture avec le départ de Lucien Sève, entraînant celui de Richard Lagache et de Nicole Chiaverini qui s’étaient engagés avec lui dans cette bataille.

Pendant les années 1980, le Groupe Messidor, auquel appartiennent les Éditions sociales, connaît une série de crises, avant de faire définitivement faillite en 1993. Quelques années plus tard, une petite équipe, composée d’anciens des Éditions sociales (auteurs, salariés, etc.), animée par Chantal Gazzola, Alain Debernard, Richard Lagache et Lucien Sève, crée La Dispute et fait renaître les Éditions sociales en décidant de racheter le fonds ainsi que la marque des Éditions sociales au liquidateur judiciaire. Tout cela se passe en pleine tempête politique à la direction du PCF, contre laquelle il faut résister pour sortir les Éditions sociales de son emprise, et, surtout, dans une conjoncture idéologique particulièrement difficile pour l’édition marxienne et marxiste – c’est encore le cauchemar des années 1980, des discours triomphalistes sur la « mort de Marx ». Mais Richard Lagache, Lucien Sève et les autres tiennent tête : le fonds des Éditions sociales, qui représente à ce moment-là près d’une centaine de titres, peut continuer à vivre. Rien n’est encore gagné et les Éditions sociales ne publieront aucune nouveauté pendant presque dix ans, mais la bataille pour la sauvegarde de la maison a été menée.

C’est en 2006 que les nouvelles Éditions sociales publient leur première nouveauté : La critique du programme de Gotha, dans une traduction de Sonia Dayan-Herzbrun et dans une édition établie avec Jean-Numa Ducange. Le projet d’une grande édition des textes de Marx et Engels en français est également lancé : la GEME, dirigé par Isabelle Garo, philosophe et spécialiste de Marx. Jusqu’en 2014, les Éditions sociales conservent un rythme éditorial modéré (un à deux titres par an). Il faut attendre les années qui suivent pour que ce dernier s’accélère. Depuis 2019, nous avons, je crois, trouvé notre rythme, autour d’une douzaine de titres par an. Ce renouveau éditorial est soutenu par le renouvellement de l’équipe : depuis quelques années Richard Lagache a laissé sa place à deux nouvelles éditrices, Clara Laspalas et moi-même, qui dirigeons au quotidien l’ensemble de nos activités éditoriales et commerciales, en lien avec Alexis Cukier, avec qui nous animons aussi les éditions La Dispute.

Nous travaillons également avec un bureau éditorial, composé d’une quinzaine de membres avec qui nous élaborons notre programmation éditoriale et nos différentes collections. Ce cadre collectif joue un rôle très précieux dans l’animation et le renouveau de la maison. Nous y avons la chance de faire travailler ensemble différentes disciplines et différents horizons politiques, ce qui est suffisamment rare pour être souligné ! Cette volonté de travailler sans exclusive théorique ou politique était, au départ, la préoccupation de Richard Lagache lorsqu’il a relancé les éditions. Aujourd’hui, cette conception continue d’infuser notre pratique éditoriale. On y tient beaucoup et je crois que c’est une condition sine qua non pour parvenir à reconstruire, à notre échelle – c’est-à-dire à l’échelle éditoriale – un espace de débats autour de Marx, des « mille » marxismes et des différentes traditions du mouvement ouvrier. Et si, pour l’instant, tous les auteurs et autrices marxistes ne sont pas représentées au catalogue des Éditions sociales, c’est un souhait de les y faire entrer. C’est le sens de notre formule, légèrement provocatrice, Make marxisms great again… (le s est important !).

« Cette volonté de travailler sans exclusive théorique ou politique est une condition sine qua non pour participer à reconstruire un espace de débats autour de Marx, des « mille » marxismes et des différentes traditions du mouvement ouvrier. »

Un dernier mot, sur le rapport que les nouvelles Éditions sociales entretiennent avec leur passé. Je crois qu’il n’y a aucune contradiction à revendiquer notre indépendance économique et notre autonomie éditoriale actuelles tout en assumant de façon décomplexée notre histoire. Les Éditions sociales ont fait partie de ces éditeurs politiques qui ont marqué le XXe siècle – aux côtés de Maspero, bien sûr, mais aussi d’autres projets comme les éditions Anthropos. C’est d’abord une richesse et une fierté. D’ailleurs, je suis sûre que toute lectrice ou lecteur qui a déjà entendu parler de Marx ou du marxisme (toutes tendances confondues !) peut se reporter à sa bibliothèque pour constater que les Éditions sociales sont présentes dans ses rayons.

Et si tous les titres du vieux fonds n’ont pas le même intérêt aujourd’hui, beaucoup ont néanmoins marqué les débats marxistes ou les sciences humaines – qu’on pense à Michèle Bertrand, Solange Mercier-Josa, Henri Lefebvre, Lucien Sève, Albert Soboul, André Tosel, et bien d’autres. Parmi ces derniers, nombreux mériteraient d’être réédités, d’une façon ou d’une autre. C’est une réflexion que nous avons entamée et nous allons par exemple permettre au texte de Maurice Godelier, Sur les sociétés précapitalistes, publié pour la première fois dans les années 1970 avec le CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) de reparaître en 2022 dans une édition augmentée. J’espère que nous pourrons rapidement accélérer ce travail de réédition.

L’indépendance éditoriale est aussi à ce prix : aucune mécène n’a la main sur nos éditions, le capital est entièrement réparti entre les gens qui ont créé cette maison mais notre capacité de financement est encore bridée par nos résultats. C’est une question que nous comptons aborder dans les prochaines années, tout en conservant la même conception rigoureuse de notre indépendance économique. Quant à l’autonomie, qui est essentiellement éditoriale, elle ne consiste pas seulement à refuser la loi d’une puissance extérieure, mais avant tout à construire notre propre ligne éditoriale, à la partager et à la faire vivre avec l’ensemble des personnes qui contribuent à notre maison.

LVSL – Le projet éditorial des Éditions sociales s’incarne aujourd’hui à travers plusieurs collections : « Les essentielles », « Les propédeutiques », « Les éclairées », « Les irrégulières », etc. Ces dernières semblent s’adresser à un public qui n’est pas nécessairement familier du corpus idéologique défendu par les Éditions sociales. Est-ce une manière de perpétuer les objectifs d’éducation populaire que se fixait le Parti communiste et de répondre au regain actuel de curiosité envers le marxisme ?

M. S. – On assiste depuis 2008 à un certain « retour de Marx », constaté empiriquement par une augmentation des ventes sur les livres de Marx (et pas seulement sur les ventes du Capital). Mais cela est également perceptible, je crois, à travers le fait que les idées marxistes suscitent à nouveau un intérêt chez une partie, certes encore minoritaire, des jeunes générations, que ce soit dans le milieu universitaire ou militant. Évidemment, c’est une opportunité pour les Éditions sociales et nous avons tout à gagner à nous montrer sensible à cette plus grande disponibilité idéologique. Du point de vue de notre ligne éditoriale, je résumerais nos orientations comme telles : transmettre, former, faire débattre. Ces trois lignes directionnelles sont déclinées à travers nos collections mais aussi à travers différents types de livres qui structurent notre catalogue.

Transmettre. Je pense qu’avant même de transmettre des idées, ce qu’on transmet, en tant qu’éditeur, ce sont des textes. Les textes qu’on veut diffuser, ce sont d’abord ceux de Marx, mais aussi ceux d’Engels. Deux collections accueillent leurs ouvrages aux Éditions Sociales : la GEME, lorsqu’il s’agit de nouvelles traductions, et « Les Essentielles », une collection animée avec Alexandre Féron et Victor Béguin, qui republient des classiques ou des textes importants (Grundrisse, La Sainte famille ou encore L’Idéologie allemande et la correspondance). Mais, comme je le disais un peu plus tôt, il y a, au-delà de Marx et Engels, de nombreux textes qui ont marqué l’histoire du débat marxiste tout au long des XIXe et XXe siècles et qu’il serait utile de rendre à nouveau disponibles. Notre collection « Essentielles » sert également à cela. Je crois que cette entreprise de transmission est fondamentale pour rouvrir certains débats plus contemporains mais aussi plus directement politiques. Je pense par exemple à notre livre récent Sur la Commune de Paris. Textes et controverses. Ce recueil propose une large sélection de textes de Marx et Engels sur la révolution parisienne, donnant à lire leurs principales élaborations sur la question, et il est assorti d’un inédit de Stathis Kouvélakis, « Évènement et stratégie révolutionnaire », dans lequel il rouvre le débat sur des questions stratégiques aussi brûlantes que celles du rapport à l’État ou au pouvoir. Cette forme éditoriale montre qu’il serait erroné d’opposer la lecture serrée et rigoureuse des textes de Marx et Engels et la reprise de certaines controverses politiques. Leur conciliation peut au contraire donner lieu à un travail fécond tant d’un point de vue conceptuel que militant. Elle nous a semblé particulièrement pertinente, si bien que nous nous apprêtons à renouveler l’exercice à travers un recueil de textes de Marx autour de la question du parti révolutionnaire, dirigé par Jean Quétier qui a récemment soutenu sa thèse sur le sujet.

Enfin, nous travaillons à renouveler une tradition importante des Éditions Sociales : la publication d’ouvrages d’histoire issus des recherches les plus fines. Nous avons d’ailleurs au catalogue de nombreux textes en particulier sur la Révolution française. Nous ne sommes pas encore au bout de nos réflexions mais je ne doute pas que cette collection « Histoire », animée avec Alexia Blin et Antony Burlaud, sera le lieu de prochaines publications importantes.

« Avant même de transmettre des idées, ce qu’on transmet, en tant qu’éditeur, ce sont des textes. »

Former. En 2020, nous avons relancé notre série de « Découvrir », qui participent, avec les « Pour lire » à notre collection « Les Propédeutiques », une collection de pédagogie animée avec Antony Burlaud, Guillaume Fondu et Quentin Fondu. Ce qui singularise cette collection et ce qui distingue nos titres d’autres « introductions », c’est d’abord notre priorité accordée au texte, puisque les livres sont organisés autour d’extraits commentés et remis dans leur contexte, mais également notre effort pour trouver un point d’équilibre entre l’académique et le politique. On approche aujourd’hui la dizaine de titres dans cette série (Marx, Engels, Gramsci, Luxemburg, La Commune de Paris, mais aussi Bourdieu, Beauvoir, Weber), et l’idée est d’atteindre la cinquantaine de livres d’ici quelques années, en élargissant le corpus à des auteurs ou à des événements qui sortent du corpus marxien classique. En ce moment, on travaille sur des Découvrir Hugo, Découvrir le programme du CNR, Découvrir Fanon, Découvrir Durkheim, Découvrir Trotsky, pour n’en citer que quelques-uns – mais nous avons d’ores et déjà de nombreux projets pour la suite ! Derrière ces petits livres, il y a un choix éditorial simple mais fort. On voit déjà que la formule convainc lecteurs et lectrices mais aussi libraires. Je ne sais pas si ce qu’on fait s’apparente à de l’éducation populaire, personnellement ce n’est pas un terme que j’emploie spontanément. Mais l’intention générale reste sensiblement la même : remettre à disposition des jeunes ou des étudiants, et plus largement d’un public non-savant, des ouvrages de découverte, une histoire et des outils théoriques dont on constate tous les jours qu’ils ont été oubliés ou sous-estimés ou réservés aux universitaires – et ce d’autant plus que les organisations qui assuraient dans le passé ce travail de formation ne sont aujourd’hui plus en état de le faire.

Faire débattre. C’est cohérent avec le fait de ne trancher a priori pour aucune des interprétations de Marx et des marxismes, mais surtout, cela encourage à se confronter à des problématiques théoriques et politiques contemporaines. Deux collections charpentent ce travail aux Éditions Sociales : « Les Éclairées » et « Les Irrégulières ». La première, animée avec Yohann Douet, Vincent Heimendinger et Marion Leclair, a déjà publié plusieurs contributions majeures à la recherche marxienne contemporaine. Je pense au projet de biographie monumentale sur Marx entrepris par Michaël Heinrich dont le premier tome, consacré aux années de première jeunesse de Marx jusqu’à la soutenance de sa thèse de philosophie en 1841 (qu’on connaissait peu !), est paru en 2020 ; ou au commentaire systématique du livre 1 du Capital réalisé par Ludovic Hetzel, qui constitue un instrument de premier ordre pour tout lecteur de Marx mais aussi pour les enseignants de terminales et de l’université.

D’autres projets sont en cours qui permettront de travailler des thématiques plus directement politiques. On prépare par exemple un livre de synthèse sur l’écomarxisme dirigé par un jeune chercheur, Timothée Haug, mais également une étude sur le rapport de Marx à la question féministe par Saliha Boussedra ou encore à une contribution sur la question de la planification par Guillaume Fondu. La collection a aussi pour vocation d’accueillir des ouvrages importants qui n’ont jamais été traduits en français, comme le livre de Lise Vogel, Marxisme et oppression des femmes, dont la traduction sera enfin disponible début 2023, celui de Raymond Williams, Marxisme et littérature, ou encore un recueil de textes d’Herbert Marcuse, pour la plupart inédits en français, sous le titre Marxisme et révolution.

« Les Irrégulières », enfin, dont l’ambition est sans doute plus modeste mais aussi plus spécifique, publient des petits livres, dont le principe est simple : il s’agit de mettre par écrit des conférences qui sont données et au cours desquelles les auteurs développent leur lecture et/ou leur rapport à Marx, donnant du même coup une idée du paysage marxien et marxiste actuel. Nous travaillons de façon privilégiée avec le séminaire « Lectures de Marx » de l’École Normale Supérieure – mais nous sommes volontaires pour explorer et engager le dialogue avec d’autres séminaires ! – et avons déjà publié plusieurs ouvrages : Ce que j’entends par marxisme, d’Alain Badiou, Travail vivant contre Capital, de Toni Negri, Deux lectures du Jeune Marx, de Judith Butler…

LVSL – Vous avez mentionné la Grande Éditions Marx Engels (GEME), qui est une entreprise très ambitieuse, dans la mesure où l’œuvre de Marx et Engels comporte une somme vertigineuse de textes. Par-delà la dimension volumineuse, se posent aussi des problèmes de traductions, qui ont souvent fait l’objet de querelles politiques. Comment les Éditions sociales comptent-elles relever ces deux défis ?

M. S. – La GEME – Grande édition Marx-Engels –, c’est en effet un projet éditorial monumental. L’objectif est de parvenir à une édition complète et scientifique en français de la totalité de l’œuvre de Marx et d’Engels, en travaillant à partir de l’édition des œuvres complètes de Marx en allemand, appelée la MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe). Comme je le précisais, c’est autour de cette ambition que les Éditions se relancent en 2006 ; on peut dire que la GEME constitue d’une certaine manière notre colonne vertébrale. Pour comprendre la démesure d’un tel projet, il faut rappeler qu’il n’existe pas et qu’il n’a jamais existé d’édition complète des œuvres de Marx et Engels en français, et que les embûches sur cette voie sont énormes. D’une part, car leur œuvre est vaste et très hétérogène : ils ont publié des livres, ils ont écrit dans de très nombreux journaux, ils ont échangé une vaste correspondance, qui est très riche pour comprendre le cheminement de leur pensée, sans parler de la masse de brouillons, de manuscrits jamais publiés ou qui sont restés inachevés et dont l’importance n’a jamais été démentie depuis la publication de L’Idéologie allemande dans la première MEGA en 1932… D’autre part, car nous sommes tributaires de l’avancée de l’édition des textes en langue originale d’écriture dans la MEGA 2.

La traduction et l’édition des textes de Marx sont également restées très longtemps surdéterminées par des enjeux politiques, que ce soit dans l’établissement des priorités d’édition, dans les choix de traduction ou, surtout, dans l’élaboration des appareils de notes ou des introductions qui accompagnent le texte lui-même. De ce point de vue, les problèmes ne sont pas toujours là où on pourrait les imaginer : ainsi, par exemple, les textes de Marx établis par Maximilien Rubel pour la prestigieuse collection de « La Pléiade » sont quasiment inutilisables tant les choix qui ont été faits par ce dernier répondent à un agenda particulier. Maximilien Rubel aspirait à faire une édition « non marxiste » de Marx et cela l’a amené à procéder à des réaménagements des textes de Marx qui ne sont pas explicités. À l’inverse, les Éditions sociales ont toujours fait l’effort de proposer des éditions fiables des textes de Marx : dès les années 1950, avec les traductions d’Emile Bottigelli, encore utilisables aujourd’hui, puis, à partir des années 1970, avec de nouvelles traductions importantes comme celles dirigées par Gilbert Badia (Le livre 3 du Capital, L’Idéologie allemande, 12 tomes de la correspondance, avec Jean Mortier) ou Jean-Pierre Lefebvre (Les Grundrisse, et la traduction de la quatrième et dernière édition allemande du livre 1 du Capital dont on peut dire qu’elle ouvre la voie à une traduction moderne de ce texte essentiel).

« On ne le dira jamais assez : lorsqu’il s’agit de Marx et d’Engels, c’est primordial de regarder d’où viennent les traductions que nous avons entre les mains, et de soutenir celles et ceux qui prennent en charge ce travail et les investissements conséquents qu’il réclame. »

La GEME, c’est donc un projet global, et heureusement, nous ne travaillons pas seuls ! La MEGA joue de ce point de vue un rôle structurant à l’échelle internationale. Elle aussi a une longue histoire : le projet est lancé une première fois par David Riazanov dans les années 1920, avant d’être avorté lorsque ce dernier est démis de ses fonctions par le Parti communiste de Staline, puis assassiné. Il faut attendre la fin des années 1960 pour que la MEGA 2 soit relancée. L’ensemble des traductions ou des retraductions que nous publions dans le cadre de la GEME sont donc basées sur les textes originaux nouvellement établis par la MEGA. Les traducteurs et traductrices de nos ouvrages travaillent collectivement sur les textes et réfléchissent, en lien avec l’éditeur, à fournir les outils nécessaires pour faciliter la lecture. Autrement dit, la GEME c’est aussi la création d’un appareil critique d’ensemble, d’une bibliographie, d’un lexique, d’un index qu’il nous faudra mettre sur pied dans les prochaines années, et un souci constant d’information sur la vie des textes de Marx et d’Engels.

Pour mener à bien la GEME, nous sommes également liés à l’association du même nom, dont les activités sont encadrées par Alix Bouffard, Alexia Blin, Jean-Numa Ducange, Quentin Fondu, Isabelle Garo et Jean Quétier, qui font un travail remarquable. L’association, qui est soutenue par la Fondation Gabriel Péri – et que vous pouvez encourager ici ! –, permet de regrouper plus largement, d’organiser le travail éditorial en lien avec la maison, d’animer des séminaires autour des travaux de traduction en cours et de faire connaître au public ces publications. À ce jour, la GEME a publié neuf ouvrages, dont plusieurs textes importants comme la Critique du programme de Gotha, la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, ou la Contribution à la critique de l’économie politique. Certains sont disponibles pour la première fois en français : c’est le cas notamment des Annales franco-allemandes, qui vient de paraître en 2020. Il s’agit d’un projet de revue initié par Marx et Arnold Ruge lors de leur arrivée à Paris en 1843, qui occupe une place décisive dans la trajectoire marxienne, et qui regroupe, outre les contributions de Marx (Sur la question juive, Introduction dite de 44) et d’Engels (Esquisse d’une critique de l’économie politique) des contributions de Heinrich Heine ou Moses Hess.

Parmi les chantiers en cours, on peut mentionner l’édition des articles rédigés par Marx et Engels pour le New York Daily Tribune – pas moins de 500 articles rédigés entre 1851 et 1862 dont une première partie paraîtra à la fin de l’année 2022 grâce au travail d’Alexia Blin, Yohann Douet, Juliette Farjat, Alexandre Feron et Marion Leclair. Certains de ces articles sont bien connus, comme « Révolution et contre-révolution en Allemagne » par exemple, mais beaucoup sont restés confidentiels où sont tout simplement inédits en français. Or, on se situe au lendemain de l’échec des révolutions de 1848 et en pleine préparation des travaux économiques du Capital ; c’est dire combien le moment est passionnant. Nous préparons également une nouvelle édition du Livre II du Capital, dont la traduction est établie par Alix Bouffard, d’Alexandre Feron et de Guillaume Fondu et qui devrait sortir tout début 2023, puis du Livre III.

J’espère que ce tour d’horizon permettra à celles et ceux qui nous lisent de mesurer les enjeux d’un tel projet. On ne le dira jamais assez : c’est primordial de regarder d’où viennent les traductions des textes que nous avons entre les mains, mais aussi de soutenir celles et ceux qui prennent en charge ce travail et les investissements conséquents qu’il réclame.

LVSL – Parmi vos récentes publications, deux ouvrages sont dédiés à Gramsci (Découvrir Gramsci en 2020, « Une nouvelle conception du monde »Gramsci et le marxisme en 2021). La grammaire gramscienne est pourtant déjà sur toutes les lèvres : hégémonie, bataille culturelle, guerre de position, bloc historique… Quels éclairages souhaitiez-vous apporter avec ces deux textes ?

M. S. – Comme souvent, lorsqu’un auteur marxiste est repris par la mode, cela a des bons et des mauvais côtés. Cela redonne une certaine attractivité à des penseurs qui ont été oubliés. Ce n’est d’ailleurs pas anodin que Gramsci revienne sur le devant de la scène dans un contexte de crise. Cependant, cela réduit leur tranchant voire transforme leur pensée en quelque chose qui peut être récupéré à moindre frais pour servir n’importe quels objectifs. Le cas de Gramsci est en ce sens paroxystique : son nom est repris aussi bien par la gauche radicale que par l’extrême droite, ce qui est quand même un comble lorsqu’on connait l’histoire de Gramsci, emprisonné dans les geôles fascistes. Dans ce contexte, Découvrir Gramsci de Florian Gulli et Jean Quétier a l’avantage d’offrir un cadre conceptuel fiable et pédagogique pour celles et ceux qui s’intéressent à Gramsci. Il était urgent d’avoir ce type d’introduction qui n’existait pas jusqu’à présent ; d’autant plus que Gramsci est un auteur dont l’œuvre est imposante et qu’il n’est pas aisé de savoir par où commencer.

L’autre livre que vous mentionnez, « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, répond à d’autres types d’enjeux. C’est un livre collectif, qui propose les contributions de certains principaux chercheurs et chercheuses contemporaines sur Gramsci à l’international, et qui fait le point sur l’avancée de la recherche. On revisite une série de notions clés chez Gramsci : l’hégémonie, la crise organique, le bloc historique… Elles sont ainsi réétudiées dans leur contexte et rendues à toute leur complexité, contre les simplifications auxquelles on nous sommes habitués aujourd’hui. C’est aussi un livre qui avance une hypothèse : dans son introduction, Yohann Douet, jeune spécialiste de la pensée gramscienne, propose d’ancrer Gramsci au sein de la tradition marxiste, contre les interprétations qui cherchent à le présenter comme aspirant à un dépassement du marxisme, à l’instar par exemple des lectures d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Il revient notamment sur le rapport qu’a entretenu le révolutionnaire italien avec le marxisme de la Deuxième et de la Troisième internationales mais aussi sur les apports singuliers sa « philosophie de la praxis ».

« Cette resignification de la pensée de Gramsci comme partie prenante du marxisme permet d’appréhender plus rigoureusement certaines notions gramsciennes. »

Cette resignification de la pensée de Gramsci comme partie prenante du marxisme permet du même coup d’appréhender plus rigoureusement certaines de ses notions. Par exemple, la notion d’hégémonie, y compris à gauche, est souvent ramenée à sa dimension exclusivement culturelle. C’est le fameux : « Moi, je suis dans la bataille des idées, comme a dit Gramsci. » Yohann Douet démontre au contraire qu’il s’agit d’une lecture superficielle et biaisée, qui n’est pas sans conséquences politiques. L’idée n’est bien sûr pas d’interdire d’employer les concepts de Gramsci ou de s’en inspirer. Mais un concept n’est pas une fleur que l’on cueille dans un jardin et que l’on place dans un vase. Un concept ne vit que dans un mouvement et dans des relations avec d’autres concepts.

LVSL – Lors de notre premier entretien avec Nicolas Vieillescazes, directeur éditorial des Éditions Amsterdam, nous évoquions la jonction entre marxisme intellectuel et marxisme politique et la possible reconstruction contemporaine d’une « culture marxiste ». Quel rôle pourrait jouer les Éditions sociales dans cette conjoncture ?

M. S. – Je précise que je parle ici en mon nom, dans la mesure où les autres membres des Éditions Sociales envisageraient peut-être les choses différemment. Je dirais qu’il y a trois éléments à prendre en compte pour comprendre où nous en sommes et ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Tout d’abord, nous commençons seulement à sortir d’une période très forte d’antimarxisme. À l’échelle internationale, c’était déjà le cas depuis plusieurs années mais en France, l’antimarxisme était d’autant plus virulent que son influence au XXe siècle était conditionnée par des organisations politiques, notamment par le stalinisme, dont on sait le rôle qu’il a joué dans l’imposition d’une doxa orthodoxe mortifère d’un point de vue théorique et politique. Lorsque ces organisations sont entrées en crise, le marxisme a souffert de sa faible implantation à l’Université et s’est retrouvé d’autant plus acculé que les organisations qui l’avaient porté pendant des décennies se sont vues largement discréditées.

Aujourd’hui, je crois que nous avons une occasion à saisir car cet antimarxisme est en train de se fissurer : c’est à nouveau possible de se dire marxiste, pas forcément à l’Université (même si là aussi, on voit fleurir à nouveau des initiatives intéressantes dans plusieurs endroits) mais dans nos milieux militants. Si ce retour de la référence marxiste dans le champ politique reste timide, il faut prendre la mesure de notre situation : nous sommes face depuis déjà plusieurs années à une crise rampante, une crise de l’hégémonie néolibérale, et, plus récemment, on constate un nouveau cycle de luttes des classes, en France mais aussi à l’international. Il me semble qu’on ne peut pas comprendre le regain d’intérêt pour le marxisme, ni dialoguer avec, si on ne comprend pas cette nouvelle situation. D’une certaine manière, la pandémie aussi a joué dans ce sens : les métiers invisibilisés ont occupé le devant de la scène, un sentiment de classe recommence à infuser, et on voit que les gens cherchent les moyens d’imaginer un « monde de demain » différent de cette réalité capitaliste que Marx critiquait déjà. Tout cela me semble décisif pour comprendre où nous en sommes du côté du « marxisme politique ».

Deuxièmement, le centre de gravité du « marxisme intellectuel » à l’international s’est déplacé vers les pays anglophones – pays qui sont pourtant restés longtemps hostiles au marxisme. À partir des années 1960, la situation se retourne tendanciellement et, depuis une vingtaine d’années, il est devenu impossible d’ignorer la vitalité du marxisme anglophone – anglo-saxon et étasunien – qui est aujourd’hui largement hégémonique. Il faut saluer le rôle structurant joué par des initiatives comme Historical Materialism, qui organise un véritable espace de débat et de diffusion à l’international, à travers ses revues, ses colloques et ses collections de livres. Cet ancrage universitaire ou para-universitaire favorise un certain dynamisme et permet une légitimité académique, qui tranche beaucoup par rapport au champ académique français. Cela implique pour nous, éditeurs français, de ne pas nous cantonner à un travail franco-centré mais de chercher au contraire à se tenir informés de ce qui se fait et d’introduire de nouveaux thèmes ou auteurs et autrices. Beaucoup de textes ont été publiées sur des questions très stimulantes comme le féminisme ou l’écologie, mais également à propos de passionnants débats historiques – la social-démocratie de la fin du XIXème et du début XXe et sur son héritage au sein du mouvement ouvrier, pour ne donner qu’un exemple.

« Faire émerger à nouveau quelque chose comme une “culture théorique et politique marxiste” au XXIe siècle, ne pourra se faire qu’à plusieurs, et chacun sur sa partition propre. »

Troisième constat : cette nouvelle configuration du marxisme international est contradictoire. Nous sommes face à un marxisme qui est, pour reprendre les mots de Stathis Kouvélakis, « théoriquement productif mais politiquement impuissant ». D’une certaine manière, cela approfondit le constat que faisait déjà Perry Anderson à propos du marxisme occidental dans les années 1970 et de la rupture entre la théorie et la pratique. Concrètement, on a parfois l’impression de deux mondes qui ne se parlent pas : d’un côté, les références théoriques savantes et sophistiquées mais déconnectées de toute pratique politique, de l’autre une pratique dictée par un agenda politique qui peine à s’articuler à un travail théorique soutenu. Or, ce rapport de la théorie à la pratique est constitutif même de la démarche marxienne et du marxisme. En France, la situation est plus critique encore parce qu’on ne peut pas encore parler d’une véritable dynamique théorique et que le renouvellement générationnel des auteurs et autrices marxistes n’est pas encore assuré. Néanmoins, nous avons mentionné précédemment la plus grande disponibilité idéologique et la recherche d’outils théoriques, non seulement pour interpréter le monde mais aussi pour le changer, qui pourrait ouvrir d’autres perspectives. Il s’agit bien d’opérer à nouveau une certaine jonction entre des enjeux théoriques et des préoccupations politico-militantes. Je dois dire que je suis plutôt optimiste, même si les obstacles existent.

Pour répondre plus explicitement à la question initiale : je pense que nous avons un rôle à jouer pour participer à (re)construire un espace de débat marxiste en France. Toutefois, faire émerger à nouveau quelque chose comme une « culture théorique et politique marxiste » au XXIe siècle, ce n’est pas un travail que nous pouvons faire seuls. Cela ne peut même se faire qu’à plusieurs, et chacun sur sa partition propre. Notre tâche d’éditeur est de publier des auteurs marxiens ou marxistes sans exclusive théorique ni politique, comme je le disais, et de confronter le marxisme à des problématiques et questions contemporaines : la question féministe, la reproduction sociale, l’anti-impérialisme, le rôle structurant joué par le racisme dans le développement capitaliste, la question écologique, le travail, etc.

Par ailleurs, il ne suffit pas de publier des livres, encore faut-il savoir les défendre. Nous avons du travail devant nous pour rendre à nouveau le marxisme attractif – j’ai même envie de dire : sexy ! – et pour le débarrasser de son image poussiéreuse. C’est une des raisons qui nous a poussés à retravailler presque intégralement les maquettes des couvertures de nos différentes collections, grâce notamment au travail de Clara Laspalas, mais, plus généralement, c’est qui nous motive à explorer différents modes de communication autour de nos livres. Nous sommes par exemple en train de relancer notre chaîne de podcasts, « Les Émissions sociales », comme un moyen de faire vivre nos titres et de les discuter.

Au-delà de ces questions de forme – qui sont importantes – je crois que notre travail en tant qu’éditeur marxiste ne consiste pas à publier Marx pour rendre disponible un héritage comme on conserverait des antiquités précieuses dans un musée. Notre rôle, tel que je me le figure, est de faire vivre au présent ce qui fait la vitalité des interprétations qui ont été celles de Marx et qui ont marqué de façon décisive l’ensemble des courants du mouvement ouvrier. Il faut être capable de démontrer l’actualité du marxisme pour le XXIe siècle. Et ce n’est pas seulement en raison de l’actualité des thèmes qu’elle aborde que l’on n’en finit pas de se confronter à la théorie de Marx, mais, plus fondamentalement, parce que Marx est devenu une « clé d’interprétation », selon une expression de Michael Heinrich dans sa biographie de Marx, pour comprendre le développement de la société moderne et les évolutions politiques et intellectuelles. D’ailleurs, les « nouvelles pensées critiques » ne cessent d’entretenir un rapport (qu’il soit ou non conflictuel) avec le marxisme, démontrant une fois de plus sa centralité, comme l’a très bien souligné Razmig Keucheyan.

Ce n’est pas inintéressant d’essayer de se représenter celles et ceux qui participent de ce même combat pour refaire du marxisme une référence pertinente et partagée. Je pense à d’autres éditeurs (Agone, Amsterdam, La Dispute, La fabrique, Syllepse) ou à des initiatives éditoriales plus jeunes et modestes comme les éditions Communard.e.s auxquelles je participe, mais aussi aux libraires, qui font un travail précieux et nécessaire pour défendre nos livres, alors que ce n’est pas toujours facile au regard des contraintes qui pèsent sur eux. Les initiatives para-universitaires qui structurent des cadres d’échanges et de discussions autour de Marx, des marxismes ou de l’histoire du mouvement ouvrier ont aussi leur part à prendre ; de même que les médias et revues qui contribuent à la production théorique et politique – Actuel Marx, Cause commune, Contretemps, La Pensée, Mouvement ouvrier, luttes de classes et révolution, Révolution Permanente, pour n’en citer que quelques-uns parmi d’autres. Derniers sur la liste, Hors-série qui lancera prochainement une émission autour de Marx et Spectre qui accueille plusieurs podcasts sur ces mêmes thématiques. Si je prends le temps de nommer tout le monde, c’est parce que cela me semble essentiel d’identifier quelque chose comme un pré-champ en (re)construction. Tous ces acteurs existent et nouent des liens avec les réseaux et organisations politico-militants, qui œuvrent sur un plan distinct et différent mais absolument décisif et à mon sens complémentaire.

Il y a donc des interlocuteurs ! Je crois d’ailleurs que nous gagnerions à aller plus en avant dans le travail collectif, par exemple en élaborant un agenda commun qui pourrait prendre la forme d’une journée marxienne et marxiste annuelle, regrouper différents acteurs, réseaux, et horizons. Ce n’est certainement pas la première fois qu’une telle initiative verrait le jour, mais j’ai le sentiment qu’aujourd’hui les forces sont plus nombreuses et mieux structurées.

LVSL – Au sujet de l’actualité du marxisme à l’étranger, vous avez récemment publié Pour un marxisme sociologique d’Erik Olin Wright et de Michael Burawoy. Une approche moins connue en Europe, qui doit davantage à Max Weber et Émile Durkheim qu’à Friedrich Hegel et Auguste Comte. En quoi pourrait-elle être féconde pour « reconstruire » le marxisme comme l’écrivent ces deux auteurs ?

M. S. – La spécificité de la proposition d’Erik Olin Wright et de Michael Burawoy est qu’elle recoupe à la fois un programme de recherche pour des sciences sociales émancipatrices et une proposition politique forte. Ils défendent un rapport au marxisme qui ne soit pas seulement entretenu sur le mode de l’éclectisme : il ne s’agit pas de prendre un peu du marxisme comme on prend un peu du reste. Au contraire, il convient selon eux de réassumer le marxisme dans son intégralité mais dans une version analytique, non dogmatique et qui cherche à élaborer des « utopies réelles ».

C’est une approche en effet encore peu travaillée en France, même si quelques textes d’Erik Olin Wright ont récemment été traduits. Dans l’ouvrage que nous publions, établi en lien avec le séminaire « Lectures de Marx » à École Normale Supérieure, la conférence donnée par Michael Burawoy est intéressante du point de vue de l’histoire des idées, car elle permet d’identifier « trois vagues du marxisme » et d’ouvrir ce dernier à son devenir actuel. La troisième vague, qui s’est constituée en 1973 pour Michael Burawoy, afflue toujours et se caractérise par la contradiction croissante au sein du capitalisme entre l’impératif de production et l’impératif environnemental. Comment affronter cette dernière, c’est l’objet du marxisme sociologique, qui cherche dans le « déjà-là » toutes les alternatives qui empêchent de courir à la catastrophe.

Quant à savoir si cette proposition pourrait permettre de « reconstruire » le marxisme : je répondrais en disant qu’être éditeur ce n’est pas publier des auteurs et autrices avec lesquels il s’agit d’être forcément d’accord, mais alimenter un débat qui ne peut se passer de l’apport de chacun de nos livres.

[1] Le Parti communiste français et le livre. Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle, dirigé par Jean-Numa Ducange, Julien Hage et Jean-Yves Mollier, et Lire en communiste, de Marie Cécile Bouju.

« La ligne politique d’une maison d’édition, c’est sa ligne éditoriale » – Entretien avec Thierry Discepolo

Thierry Discepolo appartient au collectif à l’origine des éditions Agone, qu’il a fondées en 1997 à partir de la revue éponyme lancée sept ans plus tôt à Marseille. Cette maison a contribué au renouveau du paysage intellectuel critique après la glaciation des années 1970-1980 dont nous parlait, lors d’un précédent entretien, Nicolas Vieillescazes des éditions Amsterdam. L’héritage des Lumières, l’histoire populaire ou encore la critique des médias sont les thèmes majeurs qui orientent leur catalogue et traduisent une ligne éditoriale attachée à donner des outils à un projet politique d’émancipation. Auteur de La Trahison des éditeurs, Thierry Discepolo livre également un portrait du monde de l’édition pris entre la logique du capital et les vicissitudes de l’indépendance. Une analyse d’autant plus indispensable quelques jours après l’OPA de Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère. L’homme d’affaire pourrait prendre le contrôle d’Hachette, après avoir été propriétaire d’Editis, soumettant une fois de plus le monde de l’édition à l’intérêt des milliardairesI. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Les éditions Agone « répondent à un projet politique », pour reprendre l’une des formules de présentation de la maison. Comment se construit, pour vous, le rapport entre ligne éditoriale et politique ?

Thierry Discepolo – La ligne politique d’une maison d’édition telle qu’Agone, c’est sa ligne éditoriale. N’étant structurellement affiliée à aucune organisation, notre manière de faire de la politique, c’est précisément de faire de l’édition : construire un catalogue. Tout n’a évidemment pas été planifié en amont… les choses se sont souvent élaborées aussi au fil des rencontres. Mais quelques thèmes fondamentaux ont été privilégiés depuis la fondation de la maison. Parmi les héritages qui importent, commençons par le moins politique : la tradition du rationalisme à la française associée par Jacques Bouveresse à la philosophie analytique dans le sillage de Wittgenstein – qu’on retrouve notamment, mais cette fois sans le philosophe anglo-viennois, avec Pascal Engel. Mieux qu’une référence politique, cet ancrage intellectuel permet de suivre les chemins de traverses qui mènent aux auteurs les plus représentatifs de la ligne éditoriale d’Agone.

C’est ainsi qu’on arrive par Bouveresse à Karl Kraus, écrivain (journaliste et satiriste) autrichien qui fut le premier à formuler, au tournant du XIXe et du XXe siècle, une critique radicale des médias, en plus de sa condamnation morale de la guerre et d’avoir été un précurseur de l’écologie. Une approche précisément illustrée par notre production éditoriale, qui nous a conduit à analyser notamment la concentration des médias entre les mains d’une poignée de grands groupes, leurs effets sociaux, économiques, professionnels et leurs rôles dans la soumission des régimes démocratiques au capitalisme, à l’impérialisme et aux va-t-en-guerre.

En partant de la philosophie de Bouveresse, on peut aussi arriver à la critique des tendances irrationalistes des avatars du « postmodernisme » qui, à la fin du XXe siècle, ont plongé la gauche dans une critique suicidaire de la raison. Si les héritages des Lumières doivent être interrogés pour ce qui en a été fait (ses dévoiements), abandonner la raison est une erreur lourde de conséquences : c’est laisser à l’ennemi (aux capitalistes et aux classes qui les servent) l’outil le plus puissant, indispensable à la reconstruction de la gauche contemporaine mise à mal par l’abandon des ambitions universalistes héritées de la Révolution française et dissoutes avec l’embourgeoisement de la démocratie et l’abandon de tout projet de société égalitaire.

« Abandonner la raison est une erreur lourde de conséquences : c’est laisser à l’ennemi (aux capitalistes et aux classes qui les servent) l’outil le plus puissant, indispensable à la reconstruction de la gauche contemporaine. »

La production de savoir ne doit pas être indépendante, in fine, de son utilité sociale, qui est au cœur des Lumières. Plutôt qu’un attribut conversationnel, de performance médiatique ou de carrière universitaire, la connaissance doit servir, d’une manière ou une autre, à l’émancipation sociale. Ça ne suffit pas du tout, bien sûr – il ne faut pas tomber dans les illusions de la force propre de l’idée vrai – mais il faut commencer par là. Ce qui nous amène vers un autre domaine dont les éditions Agone ont hérité : l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. Pour résumer, nous avons là l’essentiel des thèmes de notre ligne intellectuelle et politique, construite et précisée ouvrage après ouvrage : rationalité, émancipation, critique et histoire sociales.

LVSL – Comme vous le signalez, la critique des médias constitue l’un des piliers historiques d’Agone. On retrouve ainsi au catalogue l’essayiste et journaliste Serge Halimi, le linguiste et militant anarchiste américain Noam Chomsky ou encore le philosophe et militant communiste français Paul Nizan. Le paysage médiatique d’aujourd’hui est-il encore à l’image de celui que ces derniers pourfendaient ? La multiplication des supports d’information « alternatifs » infléchit-elle, selon vous, le rapport de forces ?

T. D. – Toute prospective est un exercice difficile – mieux vaut rester prudent quand on est interrogé sur ce qui va se passer. En revanche, ce qu’on peut dire c’est que, sur la ligne de « critique radicale des médias », sont parus de nombreux livres qui, pour dater et malgré les changements (notamment technologiques) considérables, continuent de trouver un écho aujourd’hui, perceptible au gré des rééditions. Ainsi Les Chiens de garde de Paul Nizan, qui parait en 1932, est réédité trente plus tard par Maspero. Il est de nouveau oublié, puis réédité chez Agone en 1998, un an après la réactualisation de son titre par Serge Halimi dans Les Nouveaux Chiens de garde (Raisons d’agir). Cette formule si parlante est ainsi, au titre de deux essais, présente sur les rayonnages de nombreuses bibliothèques privées – et publiques ! Sans oublier le film éponyme qui en a traduit à l’écran les analyses et dont on attend un deuxième volet d’ores et déjà programmé.

Si la diffusion de notre réédition de l’essai de Nizan n’a que dépassé la dizaine de milliers d’exemplaires. Les Nouveaux chiens de garde affiche plus de 273 000 ventes, un chiffre significatif… Il faut savoir que, chez la plupart des éditeurs de sciences sociales, un essai sans actualité ni écrit par un auteur connu du grand public, les tirages varient entre 1 500 et 3 000 exemplaires. Lorsque sont dépassées les 5 000 ventes, c’est donc déjà un succès –d’autant plus quand le propos ne brosse pas dans le sens du poil les puissants et les médias qui les servent. Mais un éditeur artisanal peut faire mieux : pour donner un ordre de grandeur, nos deux principaux best-sellers approchent les 100 000 exemplaires vendus (Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn et Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel).

Pour en revenir à Nizan, c’était comme une évidence que Serge Halimi donne la préface à notre réédition. La « cuisine éditoriale » s’illustre d’ailleurs souvent à travers le choix des préfaciers : ainsi celui-ci publiera (ou rééditera) chez Agone à peu près tous ses autres livres, dont Le Grand Bond en arrière (2012) et Quand la gauche essayait (2018) ; mais aussi, pour rester sur la critique des médias, L’opinion ça se travaille (2014), réédité six fois. Les premières versions (écrites avec Dominique Vidal) analysant la réception médiatique des conflits dans les Balkans au cours des années 1990 et les suivantes (complétées par Henri Maler et Mathias Reymond) la réception des guerres « justes » ou « humanitaires » menées par les États-Unis et leur vassaux, où les médias ont joué la cinquième colonne. À ces critiques des médias par Serge Halimi s’ajoutent celles de l’un de ses co-auteurs, Mathias Reymond d’Acrimed, avec son « Retour sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et 2017 » : Au nom de la démocratie, votez bien ! Mais à tout ça répond aussi l’édition d’autres grands textes de la même veine, comme celui d’Edward Herman et de Noam Chomsky, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1988).

Il est difficile d’imaginer que ces livres parus au siècle dernier (avant l’ère numérique) reçoivent tant d’écho, soient encore lus et largement cités si leurs contenus ne rencontraient pas un intérêt pour analyser des phénomènes contemporains. On ne lit pas le modèle que développent Herman et Chomsky à partir des médias américains des années 1980 comme un document historique sur la presse avant la « dématérialisation » et la démultiplication des supports mais parce qu’ils continuent d’être pertinents pour comprendre les médias actuels. Lorsque ces auteurs établissent les filtres qui structurent la presse américaine de leur temps (dont l’anticommunisme, mais aussi la propriété, etc.), ils montrent comment les médias dominants et les pouvoirs qu’ils servent construisent leurs ennemis (et leurs alliés). De nos jours, si on ne diabolise plus le « communisme » (mais tout de même encore la Russie), ce vieil ennemi a été très vite remplacé par un nouveau au gré du renouvellement des filtres médiatiques : l’islam (en géopolitique, autant que pour les affaires intérieures). Dans le même registre, l’histoire du populisme américain, des années 1890 à nos jours, est aussi celle de la fabrication d’un ennemi intérieur par les médias au service des classes cultivées, auxquelles les journalistes appartiennent, qui ne cachent pas leur défiance pour le peuple et la démocratie dès lors qu’elle ne fait plus barrage à l’expression des intérêts d’un groupe social dominé qui ne reste pas à sa place1. Imprimé au plomb ou numérisée, les médias de masse aux mains de grands patrons –pas toujours de presse – créent du consentement à l’ordre établi, hier comme aujourd’hui.

« L’histoire du populisme américain, des années 1890 à nos jours, est aussi celle de la fabrication d’un ennemi intérieur par les médias au service des classes cultivées. »

Dans un registre différent, celui de Karl Kraus, évoqué plus haut, qui écrit au moment où se développe la presse de masse et dont le souci primordial est la protection de la langue comme seul garant de la pensé. Pour lui, la presse est le « grand corrupteur de la langue », indépendamment de son organisation, de sa propriété, de son engagement politique, parce qu’elle entretient un rapport industriel à la production de l’information, de la pensée, de l’écrit ; parce qu’elle se soumet à l’idée absurde qu’il faut quotidiennement produire le même volume d’informations. Pour lui, certains jours mériteraient que les journalistes n’écrivent rien – parce qu’il n’y a rien d’important à dire. Cette analyse n’a pas perdu grand-chose de son « actualité » avec la prolifération contemporaine des supports d’informations. Et la critique par Karl Kraus de la corruption de la langue par la presse semble déjà celle des « éléments de langage » du management – qui n’existait pas encore…

LVSL – Dans votre livre au sujet de La Trahison des éditeurs (2011), vous rappelez que le monde de l’édition est soumis aux mêmes logiques économiques que les autres médias : concentrations et privatisations, difficultés pour les éditeurs indépendants face à la concurrence, etc. En quoi cette approche permet-elle de mieux comprendre le milieu du livre ?

T. D. – Entre autres constats à l’origine de cet ouvrage se trouve en effet celui que l’édition est la grande oubliée de la critique (radicale ou non) des médias. L’édition est un monde très largement méconnu (peu de lecteurs remarquent l’éditeur des livres qu’ils lisent) quand « les médias » appartiennent à notre quotidien – pour ne pas dire que notre quotidien leur appartient… Tout se passe alors comme si les livres n’entraient pas dans la chaîne de production de l’information, pourtant en partie approvisionnée par les mêmes acteurs – journalistes ou universitaires, eux-mêmes auteurs d’articles de presse nourris de livres. Sans parler de la propriété des entreprises de médias et d’édition elle-même. En décembre 2016, Le Monde Diplomatique a publié un organigramme tout à fait édifiant sous le titre « Médias français : qui possède quoi ? ». Quand on rassemble les mêmes données pour l’édition, on aboutit, pour l’essentiel, à quelque chose du même ordre, une forme tout à fait comparable : beaucoup de marques, mais peu de propriétaires – et parfois les mêmes ! – comme les groupes Lagardère et Bolloré.

L’histoire des rachats et ventes, de la concentration du capital dans l’édition est le fil rouge qui tisse La Trahison des éditeurs. Il y a d’autres filtres, bien sûr, comme la concurrence, la clientèle politique ou même l’ancienneté et l’histoire familiale (si importante dans ce monde d’héritiers) ; ou encore la relation à l’État (qui a, par exemple, longtemps surdéterminé le groupe Hachette), le degré d’autonomie, l’internationalisation de la production, etc. Une analyse globale qu’a donnée Pierre Bourdieu dans « Une révolution conservatrice dans l’édition », un article qui date de 1999, mais reste pertinent pour l’essentiel. En insistant, au-dessus des autres filtres, sur la propriété du capital et la concentration, il me semble qu’on voit mieux, non seulement les effets sur l’évolution du métier même (et ses partenaires dont la libraire, maillon faible et central de la chaîne du livre), mais aussi sur le rôle de la production éditoriale.

L’augmentation de la taille des groupes est par exemple en rapport dynamique avec la création de nouvelles maisons. C’est parce qu’il y a concentration qu’il y a prolifération. Ce qui a des effets indissociables positifs et négatifs. La standardisation de la production, les économies d’échelle et la soumission aux règles du profit dans les groupes en chassent les éditeurs qui n’y trouvent plus leur compte. Mais si cet essaimage produit de la diversité et permet que le métier perdure dans de petites structures vertueuses, la réussite de certaines n’a pas d’autres effets que de dupliquer la production industrielle dominante – dont Les Arènes donne un modèle admirable en étant passé sans transition du combat de François Xavier Verschave contre la Françafrique au recueil de potins de Valérie Trierweiler et de la critique des médias à la vie rêvée des arbres.

Bien sûr, quand ces petites maisons, pour une raison ou autre, après avoir parfois innové et produit un catalogue dans des conditions souvent difficiles (notamment du fait de celles qu’imposent les grands groupes), elles n’ont pas d’autre choix que de se vendre à un groupe ou un autre, participant ainsi tout à fois à la concentration et au renouvellement des groupes par leur catalogue. Il arrive aussi que ce renouvellement ne soit pas involontaire… Ainsi, l’une des manières de faire carrière dans l’édition, dont l’efficacité a fait ses preuves, peut commencer par la création d’une maison, où l’on aligne quelques titres, gagnant en visibilité comme marque et se faisant connaître comme professionnel affichant investissement personnel, innovation et surfant sur des causes très radicales-chics mais solubles avec le néolibéralisme.

La pertinence de cette approche, mise en avant par l’ampleur du phénomène dans les années 1990, s’est confirmée par accélération depuis les années 2002, où aux rachats de maisons de plus en plus grandes s’est ajoutée la fusion de groupes. Au point que le dernier papier que j’ai donné sur ce thème dans Le Monde Diplomatique, « Le livre, une sacrée valeur », est en même temps confirmé et caduque ! En attendant de voir ce que nous prépare l’effondrement de Hachette-Lagardère et la gloutonnerie d’Éditis-Bolloré, c’est Gallimard qui fournit en même temps l’illustration du modèle et sa dissimulation sous la bannière de l’« indépendance » : après avoir absorbé la coquille intellectuelle vide et ballotée du groupe Flammarion il y a dix ans, ce sont les éditions de Minuit, pour le coup véritable symbole de l’indépendance, qui vont être dissoutes dans la holding Madrigall. On observe là toujours les effets destructeurs de la concentration du capital sur les métiers et la qualité de toute production éditoriale – logique à l’œuvre ici comme dans les autres médias, qui n’y échappent pas plus que les autres domaines culturels.

LVSL – Un tel paysage éditorial a donné naissance à un marché de la radicalité où la critique décore plus qu’elle n’ébranle. Les auteurs peuvent-ils échapper à la récupération financière et symbolique de leurs travaux ?

T. D. –  On peut faire l’hypothèse que certaines ruptures ont un coût que les auteurs doivent évaluer. D’un côté, tout auteur d’un livre qui critique par exemple les médias dominants commence mal sa carrière… médiatique. Ce qui n’empêche pas certains succès hors-norme, comme celui d’Halimi avec ses Nouveaux Chiens de garde, qui s’est appuyé sur quelques alliés solides et, dans un contexte de renaissance critique, sur un réseau militant très efficace. Mais c’était au siècle dernier… Quoi qu’il en soit, d’une manière générale, la critique non complaisante des médias est un genre peu encombré et peu favorables aux bonnes affaires.

D’un autre côté, pour tout auteur, refuser d’éditer un livre dans la grande marque d’un grand groupe, ça n’est pas seulement se priver d’un capital symbolique prestigieux mais aussi d’une mécanique puissante, d’une diffusion hégémonique et d’un rapport de force favorable face aux libraires et aux médias. Ce que de nombreux auteurs soucieux de l’efficacité politique de leurs critiques politiques peuvent légitimement invoquer – sans qu’on puisse différencier cette exigence de leur besoin de reconnaissance, comme on sait « impossible à rassasier ». Ainsi n’ont pas manqué les auteurs anticapitalistes, antimilitaristes, etc. qui ont publié leurs critiques anticapitalistes, antimilitaristes, etc., sous une marque ou une autre, voire dans une collection « altermondialiste » labellisée Attac2 chez la plus grande multinationale française de médias et d’édition, Matra-Hachette-Lagardère, par ailleurs marchand d’armes.

Dans La Trahison des éditeurs, je cite un auteur qui, au nom de l’efficacité politique, publie son (plutôt bon) livre contre les nuisances sociales, économiques, urbanistiques, écologiques, humaines des supermarchés sous l’enseigne d’un grand groupe faisant une partie importante de ses ventes de livres… en supermarché. Plus récemment, la fine fleur de la critique sociale la plus radicale, après avoir édité ses critiques des injustices de l’organisation sociale capitaliste sous une marque d’Éditis (alors propriété du patron des patrons français), ayant transformé son héritage de la tradition anti-impérialiste de Maspero en soutien aux décoloniaux, les édite maintenant, sous la même marque de La Découverte, désormais propriété de Bolloré, héritier lui de l’impérialisme français en Afrique.

On doit répondre sur plusieurs points aux auteurs qui décident que la diffusion de leur critique dépendra des piliers du monde qu’ils critiquent. Et d’abord préciser, avant même qu’il soit question de cohérence politique : tout ouvrage qui mérite une diffusion de masse trouvera aujourd’hui son public aussi efficacement s’il paraît chez un éditeur indépendant, même de taille modeste – entre autres exemples (qui ne manquent pas), pour ne prendre que ceux déjà évoqués dans le domaine de l’essai politique, citons L’insurrection qui vient chez La Fabrique…

Ensuite, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’une certaine cohérence entre un propos critique et les alliances dont sa diffusion dépend soit un préalable à toute efficacité. Quelle signification peut bien avoir une critique du capitalisme industriel et financier ou de l’ordre colonial paraissant chez un éditeur dont les pratiques rapaces du patron, dans le monde des affaires comme dans ses affaires africaines, sont de notoriété publique ? À moins de voir ça – tant le satrape breton est encore plus fameux pour l’attaque juridique systématique et le licenciement intempestif – comme une forme assumée d’auto-censure avec une critique chirurgicale qui épargne le patron ?

« Quelle signification peut bien avoir une critique du capitalisme industriel et financier ou de l’ordre colonial paraissant chez un éditeur dont les pratiques rapaces du patron, dans le monde des affaires comme dans ses affaires africaines, sont de notoriété publique ? »

Ce genre d’incohérence n’a pas seulement des effets politiques contre-productifs – après tout, le rieur baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde pouvait se prévaloir d’être bien libéral de laisser les agitateurs de La Découverture s’agiter chez lui. En attendant, l’essentiel, pour tout patron, c’est que les livres que leurs employés produisent soient transformés en bénéfices, et donc en augmentation de sa puissance d’agir. D’où l’importance de maisons indépendantes qui, autant que possible, permettent que la valorisation financière et symbolique des livres œuvrant à changer ce monde ne renforcent pas l’importance financière et symbolique des puissants qui le dirigent.

Maintenant, la question de l’indépendance ne résout pas tout. On l’a vu, c’est sous cette bannière que le troisième groupe éditorial français enfle et grossit en réussissant un tour de passe-passe impossible à tout confrère : augmenter globalement l’« indépendance » de l’édition à chaque nouvel éditeur qu’il absorbe. En attendant de voir comment Madrigall va digérer Minuit, Gallimard a réussi le même genre de carambouille que La Découverte, marque d’Éditis, a fait avec Zone, marque de La Découverte3. Mais alors que ce dernier pouvait au moins s’appuyer sur l’idée d’un héritage de Maspero et d’un vague ancrage à gauche pour jouer les appels à l’insurrection et à la grève générale, sur quoi peut-on s’appuyer, dans l’hôtel particulier de l’ex-rue Sébastien-Bottin, pour éditer une collection de « Tracts »4 ? Avec un sens de la neutralité devant tout au sens des affaires, qui lui a permis de sortir parmi les vrais gagnants de la Seconde Guerre mondiale5, cette maison séculaire a en effet publié, à l’abri des ors de la littérature (pure), antisémites (militants), collabos (de la première heure) et résistants (de la dernière), fascistes (officiels) et antifascistes (estampillés), communistes (staliniens) et anticommunistes (de droite) – ainsi que, d’ailleurs, du moment que c’est de la littérature, les souvenirs enfantins de Gabriel Mazneff.

Restons en politique : y’a-t-il mot plus emblématique du militantisme de rue et de l’engagement dans les causes perdues que celui de « Tracts » ? Au moins peut-on compter sur une sociologue reconnue pour aboutir la logique de détournement. Dans son « Tracts », surfant sur une version aussi droitière qu’infidèle de la « neutralité axiologique », Nathalie Heinich pourfend les savants qui s’égarent en mettant le résultat de leurs recherches et le poids de leurs notoriétés dans le mauvais camp de la lutte des classes.

« Quand on regarde dysfonctionner l’édition, c’est qu’on y voit l’empreinte du délitement de la gauche. »

Le plus édifiant, finalement, quand on regarde dysfonctionner l’édition, c’est qu’on y voit l’empreinte du délitement de la gauche. Plus aucune organisation politique n’est en mesure d’offrir la reconnaissance nécessaire à ses militants, en particulier les plus ambitieux qui, dans l’édition notamment, n’ayant rien d’autre à marchandiser qu’une forme soluble de critique politique, l’ajuste au marché sous les enseignes qui comptent. C’est tout un processus qu’il faut inverser !

(I) NB : L’entretien a été réalisé avant l’annonce de Bolloré. Voir : “L’OPA de Bolloré sur Lagardère“, Libération, 16 septembre 2021.

(1) C’est le sujet d’un livre de Thomas Frank à paraître :  Le populisme, voilà l’ennemi ! Brève histoire de la haine du peuple et de la peur de la démocratie, des années 1890 à nos jours.

(2) Thierry Discepolo, « Fourniture en gros et mi-gros de la concentration éditoriale » (2011).

(3) Thierry Discepolo, « La mule du baron à la découverte du marché de la consommation contestataire » (2009).

(4) Voir la présentation de la collection par Antoine Gallimard.

(5) Thierry Discepolo, « La Pléiade, une légende dorée », Le Monde diplomatique, février 2021.

(6) Sur ce point, on lira avec intérêt la démonstration définitive d’Isabelle Kalinowski avec ses « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », in Max Weber, La Science, profession et vocation (Agone, 2005).