Tri social des élèves et abandon des profs : le programme commun de Macron et du RN pour l’école

© Quentin Gibert pour LVSL

Alors que l’Education nationale s’effondre, le Rassemblement National promet un « redressement » de ce service public en reprenant les mêmes recettes que le camp présidentiel. Généralisation du tri social dès le plus jeune âge, obsession pour les sanctions, destruction du collège unique, enseignement privé florissant hors de tout contrôle… Les deux partis ont pratiquement un programme commun sur la question, dont l’enjeu des moyens accordés aux enseignants est quasi-absent. A l’inverse, le Front populaire entend lancer un choc de moyens pour l’éducation dès son arrivée au pouvoir, avec le double objectif d’une école vraiment gratuite et beaucoup plus égalitaire.

« Mère de nos batailles », l’école française devait constituer une « priorité absolue » du gouvernement de Gabriel Attal, selon les mots du Premier ministre lors de sa nomination à Matignon. Après le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castéra à la tête du ministère, le bilan en la matière est si mauvais que le camp présidentiel se refuse à l’aborder durant la campagne. La perception des Français sur ce service public consubstantiel à l’idéal républicain est en effet très négative : à la rentrée 2023, à peine 33 % des Français considéraient que le collège fonctionne bien, 35 % pour le lycée et 60 % pour le primaire. Pas de quoi enthousiasmer les électeurs pour les prochaines législatives.

Une école de plus en plus dysfonctionnelle et inégalitaire

Contrairement aux propos lénifiants des macronistes sur le « manque de pédagogie » autour de réformes qui seraient incomprises, il ne s’agit pas juste d’un avis subjectif : de nombreux indicateurs prouvent que l’état de l’Education nationale s’est dégradé ces sept dernières années, notamment du fait des réformes conduite par Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022, ndlr). Tout d’abord, le bilan général du niveau des élèves français n’a pas augmenté. Selon la Depp (Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance, ndlr) le dédoublement des classes de CP et CE1 – qui figure également dans le programme du Rassemblement National -, n’a eu aucun effet sur les zones d’éducation prioritaire par rapport aux autres écoles hors éducation prioritaire. Sur les programmes de mathématiques, les élèves français décrochent : du CM2 à la 3ème, les résultats sont en baisse. 

En matière budgétaire, les dépenses du ministère sont certes en hausse, mais la dépense intérieure d’éducation restait en 2021 plus faible d’un point de PIB – soit 25 milliards d’euros – que pour la génération des années 1990. En outre, comme l’a illustré l’affaire Oudéa-Castéra, l’enseignement privé est particulièrement privilégié par rapport au public. Financé à 75 % par l’argent public, le privé est en outre peu contrôlé : un rapport de l’Assemblée nationale rappelle ainsi que les établissements privés sont en moyenne contrôlés tous les 1500 ans ! Comme dans bien d’autres domaines, la Macronie n’aura donc fait qu’accentuer les inégalités, alors même que l’école est un pilier central de la citoyenneté depuis les grandes lois de la Troisième République.

La mise en concurrence généralisée des élèves a d’ailleurs été une obsession des macronistes en matière éducative depuis 2017. La réforme du baccalauréat de Jean-Michel Blanquer, avec notamment la suppression des filières du bac général, a ainsi creusé les différences entre établissements. Combinée à l’instauration de Parcoursup, ces changements ont abouti à un véritable tri social des élèves en fonction du lycée où ils ont étudié. La même logique est en train d’être mise en œuvre au collège, avec l’obligation d’obtention du brevet pour accéder au lycée dès 2025. La mesure figure également dans le programme du Rassemblement national, qui prévoit en plus un examen pour l’entrée en sixième

Tri social généralisé

En triant les élèves tout au long de leur scolarité, la concurrence entre différents enseignements – général et technologique pour les meilleurs, professionnel ou apprentissage pour les moins bons – ne fera que s’accentuer. L’enseignement professionnel reste en effet une filière particulièrement dévalorisée aux moyens insuffisants. Alors même qu’il pourrait correspondre aux souhaits et aux besoins de nombreux élèves, il est pour l’instant une « voie de garage » vers laquelle sont envoyés par défaut les jeunes ayant les moins bons résultats. Une logique dans laquelle le Rassemblement National entend persister : reçu par le MEDEF avec Eric Ciotti, Jordan Bardella a ainsi indiqué vouloir « orienter plus tôt, plus vite les élèves vers des filières professionnelles » le 20 juin.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous. Mais les programmes de la droite attachent une importance nette à la notion de mérite, ignorant sciemment que celui-ci est largement lié au milieu social d’origine. Roger Chudeau, le spécialiste éducation du RN et ancien conseiller de François Fillon, veut ainsi instaurer un « collège modulaire » et très fortement restreindre les dispositifs REP (réseaux d’éducation prioritaire, ndlr), qui accorde des moyens supplémentaires aux établissements situés dans des quartiers défavorisés. Du côté du parti présidentiel, le même objectif de séparation des élèves sera instauré à travers la création de groupes de niveau pour les élèves de 6ème et 5ème dès la rentrée 2024. Contre l’avis quasi-unanime des professeurs, des parents d’élèves et des chercheurs spécialistes de l’éducation, le gouvernement persiste. Faute de suffisamment de professeurs, les groupes seront trop chargés, les horaires prolongés, et la séparation des élèves accentuera les stigmatisations et les écarts de niveaux.

Cette stigmatisation des élèves les plus en difficulté irrigue d’ailleurs d’autres propositions de l’actuel gouvernement et de l’extrême-droite. Le RN propose ainsi la mise en place de sanctions financières contre les familles d’élèves trop absents – suspension des allocations familiales et des bourses scolaires – et des sanctions contre les encadrants des établissements qui ne ferait pas appliquer des « sanctions plancher » aux élèves perturbateurs. La majorité sortante a repris la même rhétorique depuis les émeutes de l’été 2023, en annonçant étudier des amendes pour manque d’assiduité – une mesure qui n’a aucun effet sur l’absentéisme lorsqu’elle fut appliquée entre 2011 et 2013 – et à travers la création de « stages de rupture » dans des internats pour les élèves « perturbateurs ». Dans un cas comme dans l’autre, l’effet de la classe sociale et des inégalités sur les comportements et résultats des élèves n’est jamais pris en compte.

Les enfants handicapés, dont le nombre a plus que triplé suite à la réforme instaurant « l’école inclusive » en 2005, sont eux aussi largement délaissés par le RN et Renaissance. Le premier n’aborde tout simplement pas leur situation dans son programme alors que plus de 400.000 jeunes sont concernés. Quant au parti présidentiel, il a continuellement rechigné à offrir de meilleures conditions de travail et rémunérations aux AESH qui aident ces élèves et s’est un temps déchargé sur les collectivités territoriales en ce qui concerne le paiement de leurs heures de travail sur la pause méridienne. Avec le RN comme avec Macron, les élèves en situation de handicap continueront donc de subir une éducation incomplète et de changer régulièrement d’AESH, tandis que ces derniers seront toujours déconsidérés.

Salaires et recrutements insuffisants

Ce refus d’accorder des moyens suffisants à l’éducation est d’ailleurs une politique globale partagée tant par l’extrême-droite que les macronistes. Lors de la campagne présidentielle 2022, le RN proposait d’augmenter les salaires des professeurs de 15% sur cinq ans, Macron l’a fait dans une moindre mesure, à travers une hausse de 10 % via différents leviers en 2023. Mais cette augmentation n’a pas couvert les pertes dues à l’inflation et au gel du point d’indice des années précédentes. Malgré ce léger rattrapage, le salaire des enseignants français reste ainsi inférieur à la moyenne de l’OCDE, particulièrement en milieu de carrière (15 % d’écart selon un rapport du Sénat). Par ailleurs, les effets de ces dernières augmentations n’ont pas eu le résultat recherché : le taux de démission des professeurs est toujours en hausse, particulièrement chez les enseignants stagiaires. Même si ce taux reste en dessous de 1%, il constitue un signal d’alarme sur la tendance. Autre alerte : le nombre de candidats aux concours de l’enseignement est en chute libre dans toutes les catégories : en quinze ans, leur nombre a baissé de plus de 30 % pour les concours du second degré (collège et lycée, ndlr) ! Des difficultés de recrutement qui ont abouti au recours aux job datings de dernière minute juste avant la rentrée.

Le manque d’enseignants ne semble pourtant inquiéter ni le RN, ni le camp présidentiel. Aucun des deux programmes ne propose en effet d’augmenter l’embauche des équipes d’encadrement des élèves. Pire : depuis les coupes budgétaires annoncées par surprise en février, le ministère de l’Éducation nationale prévoit de supprimer quelque 11.000 postes, dont 6.400 d’enseignants ! Outre les économies, le gouvernement s’appuie sur une baisse de la natalité depuis les années 2000 – qui fait mécaniquement baisser le nombre d’élèves – pour justifier sa décision. Alors que la France a déjà les classes les plus surchargées d’Europe (25,6 élèves par classe en moyenne dans le secondaire et 22,1 dans le primaire), il aurait pourtant été opportun de profiter des évolutions démographiques pour réduire le nombre d’élèves par classe afin d’assurer des meilleures conditions d’enseignement.

Le RN et Renaissance cherchent à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs.

Face aux difficultés grandissantes de recrutement, illustrées par le recours aux job datings juste avant la rentrée, Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle réforme du recrutement des enseignants. Censée entrer en vigueur à partir de 2025, celle-ci prévoit d’abaisser le niveau de formation des professeurs de Bac+5 à Bac+3. Les nouvelles recrues poursuivront leur entrée dans le monde du professorat en devenant élèves fonctionnaires, pour deux ans, dans un « master professionnalisant ». Sous prétexte de pluridisciplinarité, les futures professeurs verraient leur spécialité disparaître au profit d’une formation généraliste au « cahier des charges » imposé, s’inquiète le syndicat Fnec FP FO. Cette nouvelle réforme ressemble également au programme de Marine Le Pen en 2022. Celui-ci prévoit notamment de supprimer les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) pour former les professeurs directement « sur le tas » auprès de leurs « pairs expérimentés ». Les deux partis cherchent ainsi à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs, une sorte de taylorisation de l’Éducation nationale, au détriment des travailleurs et des élèves.

Pour le Front populaire, priorité à l’égalité et au choc de moyens

En opposition frontale au projet du RN et d’Emmanuel Macron, le Nouveau Front Populaire promet au contraire un renforcement significatif des moyens alloués à l’éducation et des mesures fortes pour renforcer l’égalité entre les élèves. L’abrogation des réformes d’Emmanuel Macron, largement partagées par le RN, sera la première priorité. Parcoursup et le « choc des savoirs » instaurant les groupes de niveaux seront ainsi supprimés. Un vaste choc de moyens est également prévu, comprenant des revalorisations de salaires, une titularisation des AESH, la création d’un service public d’accompagnement du handicap et des embauches. Différentes mesures qui doivent permettre d’améliorer les conditions d’enseignement et de baisser le nombre d’élèves par classe à 19, objectif que se donne l’alliance de gauche pour sa « grande loi éducation ».

Deux choix sont proposés aux électeurs. Celui du RN et de Renaissance, autour de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Et celui du Front Populaire, qui vise une plus grande égalité entre élèves et une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine.

Au-delà de ces réformes, le Front Populaire attache aussi une grande importance à l’égalité des chances entre les élèves, en contrôlant plus fortement l’enseignement privé, dont les dotations seraient modulées en fonction du respect ou non d’objectifs de mixité sociale. Par ailleurs, il prévoit aussi de rendre l’école véritablement gratuite dès les 15 premiers jours au pouvoir s’il remporte les élections : cantine scolaire, fournitures, transports et activités périscolaires seraient entièrement pris en charge, afin de ne plus exclure les enfants dont les parents n’ont pas de moyens suffisants pour ces différentes dépenses. Ce faisant, il reprend ici la demande de très nombreux parents d’élèves et de syndicats, qui n’ont cessé d’alerter sur ces besoins d’urgence pour renforcer le service public. 

Bien que trois blocs se distinguent dans l’arène politique, seuls deux choix en matière d’éducation sont proposés aux électeurs : celui de l’extrême-droite et du camp présidentiel, ou celui du Front Populaire. Le premier est celui de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Le second est celui d’une plus grande égalité entre les élèves et d’une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine. Finalement, ce clivage revient aussi à poser la question de la finalité de l’école : doit-elle avant tout former au monde de l’entreprise et servir la reproduction sociale ou doit-elle aussi viser l’ouverture d’esprit ? Ce débat est aussi vieux que le ministère lui-même et n’a jamais été véritablement tranché : de Condorcet et Victor Hugo à nos jours, l’instruction et l’éducation sont deux choses différentes. L’Éducation évoque le domaine des valeurs, tandis qu’instruire évoque la transmission des connaissances. Comme l’indiquait Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, député du Tiers-État en 1789 : « L’instruction publique éclaire et exerce les esprits, l’éducation forme les cœurs ».


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Assistant d’éducation : sous-métier de la fonction publique ?

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©NeONBRAND

Les assistants d’éducation (AED) des lycées et collèges sont l’une des fonctions les plus précaires de l’Éducation nationale. Face à cette situation, les assistants d’éducation se mobilisent : ils demandent notamment une amélioration de leurs conditions de travail, de leur statut et dénoncent une absence de formation et de reconnaissance de leur fonction, pourtant essentielle dans les établissements secondaires. Leur récente grève est l’occasion de revenir sur la situation précaire de ces contractuels, véritable exception dans la fonction publique au regard des grands principes du statut général des fonctionnaires définis en 1946.

Une précarisation croissante de la fonction ?

Les AED ne sont pas fonctionnaires, ce sont des agents non-titulaires de la fonction publique. Leur statut n’est donc ni régi par le principe d’égalité, qui veut que l’on entre par voie de concours dans la fonction publique, ni par le principe d’indépendance, qui prévoit notamment que le grade soit distinct de l’emploi. Cette mesure confère au fonctionnaire un droit qui n’est pas attaché à son poste, mais à sa personne même : un droit à carrière et au salaire qui lui permet d’évoluer sereinement.

Actuellement, les AED ont des contrats courts et sont payés au SMIC : il s’agit de contrats à durée déterminée renouvelables chaque année dans la limite de six ans. Les AED peuvent travailler à temps complet et à temps incomplet, en internat ou en externat, parfois les deux à la fois. Ceux qui travaillent en internat, chargés du service de nuit, dorment sur leur lieu de travail et leurs heures de nuit sont bien loin d’être toutes rémunérées : le service de nuit est « décompté forfaitairement pour trois heures ». En clair, des AED peuvent cumuler, dans certains cas, jusqu’à plus d’une cinquantaine d’heures de service dans une semaine. C’est pourquoi certains syndicats réclament le paiement et la comptabilisation de toutes les heures de nuit.

Public élargi, formation réduite

Le statut d’AED n’existait pas avant 2003. Celui-ci a remplacé et fusionné deux statuts qu’étaient ceux de maître d’internat (MI) et de surveillant d’externat (SE). Le statut de MI s’orientait davantage vers les métiers de l’enseignement et de l’éducation, alors que celui d’AED permet désormais de recruter un public qui ne se destine pas forcément à ce type de carrière.

Dès lors se pose la question de la formation : si le public recruté est élargi, y compris aux personnes n’ayant aucune expérience du milieu éducatif, il devrait être indispensable qu’il soit formé en vue d’assurer un service public de qualité. Or, ce n’est pas forcément le cas, certains syndicats dénoncent d’ailleurs ce problème qui persiste malgré l’article 6 du décret de 2003 qui prévoit que les AED « suivent une formation d’adaptation à l’emploi, incluse dans le temps de service effectif, dans les conditions fixées par l’autorité qui les recrute. » Cette situation peut causer plusieurs problèmes : la formation des nouveaux arrivants AED est assurée, dans les faits, soit par la hiérarchie, à savoir les chefs du service de vie scolaire que sont les conseillers principaux d’éducation (CPE), soit par les collègues AED déjà en poste avec plus ou moins d’expérience. Cela revient à mettre sous pression le service de vie scolaire régulièrement, et par voie de conséquence, tous les personnels et élèves de l’établissement.

Des assistants d’éducation (AED) en grève à Clermont-Ferrand rassemblés devant le rectorat de l’Académie le 1er décembre 2020 © CGT Éduc’action 63

Pour quelle reconnaissance ?

Si l’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la fonction d’AED comme un vrai métier, c’est aussi ce que suggère le manque de valorisation de cette expérience. Ainsi, au bout de six ans, on peut toujours être payé autant qu’au tout premier mois, sans que l’expérience accumulée soit reconnue. Et pourtant, les compétences acquises pourraient être transférées à d’autres fonctions. En effet, les AED sont amenés à remplir diverses missions : encadrement et surveillance des élèves, appui des personnels enseignants pour le soutien et l’accompagnement pédagogiques, aide à l’utilisation des nouvelles technologies, participation à toute activité éducative, sportive, sociale, artistique ou culturelle complémentaire aux enseignements. Sans oublier l’aide aux devoirs et aux leçons, la participation aux actions de prévention et de sécurité conduites au sein de l’établissement, ainsi que les capacités d’adaptation nécessaires pour pour combler le manque d’effectif régulièrement dénoncé.

L’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la reconnaissance de la fonction d’AED.

Des contractuels aux volontaires en service civique : le droit du travail en péril

L’absence de reconnaissance de la fonction d’AED comme métier est peut-être davantage visible du fait de deux tendances : d’une part, le recours massif aux contractuels, déjà entamé et touchant plus largement les personnels dans l’Éducation nationale (professeurs, administratifs, etc.), et d’autre part, le recours plus récent à des volontaires en service civique (VSC), dont les missions peuvent recouvrir celles des AED, et qui n’épargne pas non plus les autres personnels.

La précarisation par le recours aux contractuels est grandissante dans la fonction publique. Entre 2007 et 2017, la part des contractuels dans les trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) est passée de 15,2 % à 18,4 % selon le rapport de 2019 de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Mais qu’est-ce qui différencie les contractuels des fonctionnaires en termes de statut ? Les contractuels « coûtent moins cher », du moins, d’après le point de vue de ceux qui entendent employer l’argent public à autre chose qu’à la rémunération des personnels du service du public et qui les considèrent comme de simples coûts.

Les contractuels, à la différence des fonctionnaires, n’ont pas de grade, ne peuvent pas gravir les échelons qui déterminent leur rémunération, ni voir celle-ci évoluer au cours d’une carrière publique. Pour les AED,
spécifiquement, être contractuel suppose de faire une demande de renouvellement du contrat d’une année sur l’autre. À la hiérarchie ensuite de décider du renouvellement ou non, et en la matière, il n’est pas rare que du chantage et des pressions interviennent à ce moment crucial où l’arbitraire peut frapper.

Si le recours aux contractuels est déjà un recul en matière de droits, le recours aux volontaires en service civique marque une étape supplémentaire vers la précarisation dans la fonction publique. Pour rappel, un volontariat en service civique est indemnisé à près de 580 euros par mois, soit bien moins que le montant d’un SMIC. La loi de 2010 relative au service civique est on ne peut plus claire quand elle prévoit que « le contrat de service civique ne relève pas des dispositions du code du travail ». À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a aucune obligation de formation et de recrutement de personnels qualifiés pour l’employeur, que ce type de contrat n’ouvre pas le droit au salaire, mais à une indemnité et rend impossible pour l’employé le moindre recours en cas de conflit avec son employeur.

Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ?

L’Éducation nationale n’est pas épargnée par cette tendance : en 2010, son ministère, représenté par Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, a signé une convention cadre avec l’Agence du service civique, représenté par son président de l’époque, Martin Hirsch. Celle-ci prévoit dans l’article 2 que « tout établissement public local d’enseignement (EPLE) ou établissement public d’enseignement rattaché au ministère [de l’Éducation nationale] peut demander un agrément pour accueillir des volontaires sur un projet spécifique dans le but de mobiliser diverses compétences nécessaires à l’exercice de sa mission d’intérêt général. » Les collèges et lycées peuvent donc accueillir des volontaires en service civique dont les missions citées dans la convention cadre recouvrent celles des AED : l’article 4 mentionne notamment « aide et accompagnement des élèves en classe pendant les cours », « participation à l’encadrement et à l’animation d’activités hors temps scolaires (activités artistiques, culturelles et sportives, ateliers, sorties scolaires…) » et « aide aux devoirs et aux leçons ».

Dans un contexte de manque d’effectif, on peut légitimement trouver préoccupant que des volontaires en service civique puissent remplir les mêmes missions que les AED. Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ? Ce qui est certain, c’est que c’est bien par cette voie que la précarisation gagne l’Éducation nationale et la fonction publique, et certains syndicats tirent la sonnette d’alarme comme la CGT ou le SNES qui dénoncent une déréglementation du travail par le biais du service civique. La titularisation des AED n’est véritablement pas à l’ordre du jour.


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François Bégaudeau : « L’écriture, c’est le lieu de la paix »

François Bégaudeau – Francesca Mantovani © Editions Gallimard

Écrivain, scénariste, critique de cinéma, François Bégaudeau occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Au terme d’une année 2020 particulière, où son nouveau projet Autonomes a vu le jour, il nous livre son regard sur les mondes de la culture et de l’éducation. Figure de la « gauche radicale » selon ses dires, Bégaudeau tente d’esquisser les contours de ce qui pourrait être un renouveau et propose une réflexion sur sa condition d’artiste. Entretien réalisé par Godefroy G.

LVSL – Après quinze ans de carrière, un coup d’œil dans le rétro s’impose. Considérez-vous que vous êtes devenu le personnage romanesque que vous évoquez dans Deux singes ou Ma vie politique ? Vous écrivez en effet qu’il s’agit de « devenir ce grand personnage romanesque et entrer dans ce grand roman national qui allie à la fois littérature et politique » et vous précisez à la fin qu’« on le devient nécessairement ». Qu’en est-il et quel regard portez-vous sur votre œuvre ?

François Bégaudeau – Deux questions très différentes. La première, je pense que je me moque un peu de moi dans ce passage, d’ailleurs toute la première partie du livre est assez tendrement caustique à mon égard. Ce n’est pas de l’auto-flagellation parce que c’est un registre que je n’aime pas mais plutôt une espèce de déconstruction de soi-même et de ses propres fables. J’ai très peu de mythologie par rapport aux domaines dans lesquels j’évolue. Car, comme toujours avec les mythes, ils n’existent que de loin. Quand on se met à écrire un livre, on s’aperçoit que c’est de l’artisanat. J’ai passé beaucoup de temps à écrire un livre récemment et ce qui me frappe de plus en plus quand je suis dans un gros livre, c’est qu’il y a quand même un côté « on va au boulot le matin ». Même si bien sûr, je ne dirais pas pour autant que c’est un boulot d’ouvrier parce que je connais bien ce qu’il y aurait d’obscène à dire ça, c’est seulement ce point commun du travail quotidien qui compte.

De la même façon, la position de l’écrivain dans le champ public, je m’en suis beaucoup moqué. Il y a une espèce de mythologie en France là-dessus – peut-être dans d’autres pays aussi mais particulièrement en France – que j’ai toujours essayé plus ou moins de déjouer, et qui de toute façon se déjoue d’elle-même quand on regarde le concret d’un écrivain. Le concret d’un écrivain, ce n’est pas la grande scène littéraire. Globalement, à quinze ans je me disais que j’aimerais écrire des livres, enfin en tout cas que ma vie s’organise autour de l’Art et c’est à-peu-près ce qui s’est passé et même très au-delà de ce que j’aurais pu imaginer parce que j’ai eu la chance de pouvoir œuvrer dans des domaines que je n’ambitionnais même pas de pénétrer comme par exemple le théâtre, la BD ou le cinéma. Je me considère comme un grand chanceux parce que je fais partie de cette minorité de gens dans le corps social qui peuvent dire que leur destin est relativement ajusté à leur désir.

LVSL – Revenons sur le film Entre les murs, acclamé par la critique et lauréat d’une Palme d’Or. Qu’en reste-t-il selon vous et, pour s’inscrire dans une perspective un peu plus globale, comment percevez-vous le système éducatif français actuel ?

F.B. – Il y a deux choses, une chose qui concernerait disons le champ artistique et l’autre le champ politique. Il se trouve que la grande difficulté d’un film comme celui-là – peut-être plus que le livre encore – est qu’il se situe précisément au croisement des deux. Réalisé par Laurent Cantet, dont j’étais assez admiratif du travail, le film aborde une question brûlante qui est celle de l’école. La réception critique a été, effectivement dans sa tonalité, plutôt favorable mais dans son contenu, éminemment confuse. Appréhender un objet comme celui-ci, c’est un grand défi pour la critique – en tant que critique de cinéma je peux le dire, c’est très compliqué de faire la part entre ce qu’il y aurait de proprement « artistique » ou cinématographique dans une proposition de cinéma et dans ce qu’elle exprime politiquement sur une question sur laquelle tout le monde a un avis, le plus souvent, extrêmement tranché, épidermique. Et je suis bien placé pour le savoir, me retrouvant un peu dans l’œil du cyclone à ce moment-là.

En définitive, j’ai trouvé la séquence intellectuellement désastreuse, je l’ai souvent écrit. Une des difficultés politiques du film c’était bien sûr, comme il s’emparait d’une question éminemment politique, chacun avait très envie de lui faire dire beaucoup de choses politiquement, or que ce soit de la part de Cantet ou de la mienne, notre idée n’était pas vraiment de trancher des débats idéologiques en faisant ce film. On savait bien ce qu’on faisait, on manipulait un matériau qui de toute façon serait immédiatement saisi idéologiquement, donc on essayait de précéder un certain nombre de choses mais notre travail a surtout été de déjouer les interprétations idéologiques et d’ailleurs plus de la part de Cantet que de moi, je suis plus idéologue que lui sur la question de l’école, j’avais des opinions plus tranchées et lui, qui a une sensibilité plutôt de gauche, était plutôt dans un souci d’être le plus juste possible, d’être le plus émouvant et ainsi de suite. Ainsi il a été lui-même très surpris de la façon de l’interprétation idéologique, telle un tsunami, qui s’est déversée sur ce film et je maintiens que ce n’est pas possible de faire dire quoique soit au film idéologiquement, si on regarde bien son détail. Je le prendrai comme une qualité mais aussi comme une grande faiblesse du film. De fait pour penser politiquement l’école, il faut penser la structure même de l’école ; pas telle école de banlieue ou telle école d’un quartier populaire de Paris avec un collège classé ZEP. Si vous voulez penser politiquement l’école, il faut la penser telle qu’elle se joue à Passy au collège Mozart où j’ai enseigné, au collège Dolto où on a tourné, dans un collège de Trappes puisqu’il en a été question dans l’actualité récente et partout.

Si j’avais à refaire un livre ou un film sur l’école qui se voudrait une déconstruction politique de l’école, je situerais mon livre ou mon film dans un collège de classe moyenne ou de petits bourgeois, ainsi il n’y aurait plus de malentendus et là on pourrait peut-être aller à la racine même structurelle de l’école qui s’est jouée dès les années 1880 à savoir une grande machine à trier, une grande machine à humilier les pauvres et une grande machine à légitimer la classe dominante. Là on arrive à des choses très radicales mais qu’en aucun cas on ne peut faire dire à Entre les murs. Je trouve le film d’un point de vue cinématographique vraiment une réussite – en sachant que je n’y suis pas pour grand-chose, c’est vraiment Cantet et Robin Campillo qui étaient à la manœuvre – mais politiquement zéro.

LVSL – Vous n’êtes pas un spécialiste du supérieur mais il y a un point précis où votre avis m’intéresse. Aux concours des grandes écoles, la question de la culture générale revient souvent. Je vous laisse le soin d’en délivrer une définition et, selon vous, quelle place doit-elle occuper dans l’accès à ces grandes écoles qui sont particulièrement exigeantes sur cette discipline ?

F.B. – La culture générale en tout cas telle qu’envisagée classiquement aurait tendance à discriminer des gens qui n’ont pas de capital culturel parce que la culture générale c’est précisément ce qu’on assimile par un effet strict d’habitus comme dirait Bourdieu. Ainsi je pense que ceux qui œuvrent pour que l’épreuve de culture générale soit minorée sont des gens qui œuvrent, selon eux, au nom de l’égalité, au nom de la non-discrimination et d’une accessibilité supérieure ou plus aisée des classes populaires aux grandes écoles. Dis comme ça, si je me mets en position un peu sympathique-réformiste, j’ai envie de dire que je suis plutôt du côté des gens qui essaient d’abonder dans ce sens-là mais au bout du compte, j’ai vraiment du mal à me sentir concerné au nom, encore une fois, d’une pensée beaucoup plus structurelle sur les choses. Je dirais deux choses, la première qui tient à ma radicalité structurelle et la deuxième qui tient à ma radicalité de tempérament.

Celle qui tient à ma radicalité structurelle c’est que ce n’est sûrement pas un débat aussi anecdotique que celui de la culture générale aux concours d’entrée des grandes écoles. Le mal est fait depuis très longtemps et c’est drôle cette espèce de machine à trier qui de temps en temps se pique, se targue d’avoir des petits scrupules de non-triage mais vraiment à la marge, ça paraît tout à fait dérisoire comme souvent d’ailleurs les réformes paraissent dérisoires à un esprit radical comme le mien… C’est un petit peu comme les écoles de commerce qui sont toujours intarissables pour lancer des grands projets « égalité des chances », ça sent un peu le rattrapage presque moral, ça sent presque le nettoyage de conscience beaucoup plus que quelque chose qui serait effectif ; dans une société fondamentalement inégalitaire, l’école ne peut pas rectifier les inégalités puisque l’école est au service de la classe dominante. Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et on peut après produire des amendements ici ou là, je pense que ce sera dérisoire.

Ce qui tient à ma radicalité de tempérament est plus inavouable mais que je vais quand même avouer, c’est que pour moi, l’accès des prolétaires aux grandes écoles, non seulement je n’y crois pas dans une société fondamentalement inégalitaire mais en plus quand bien même ce serait possible – et ce serait d’autant plus rendu possible par un certain nombre de petites réformettes comme celle qu’on vient d’étudier –, ce n’est pas du tout désirable pour un prolétaire d’accéder à une grande école ; je n’ai pas du tout envie que pour les classes populaires, le destin social, ce soit de devenir des bourgeois et les rares qui sont passés par là ne sont pas des gens qui me fascinent énormément. En fait ils sont un peu les idiots utiles objectifs de la cause de la bourgeoisie, de plus eux-mêmes ont tendance à épouser plus qu’un autre les valeurs de la classe qui a bien voulu les admettre, qui a bien voulu les assimiler et donc ils s’assimilent, ils deviennent pareils et ils deviennent des bourgeois parfois plus bourgeois que la bourgeoisie elle-même… Je viens plutôt de l’idée de l’éducation populaire, et celle-ci n’est pas l’éducation du bas-peuple par des gens très intelligents et par des grands bourgeois qui éduqueraient les prolos à devenir des bourgeois, c’est l’éducation du peuple par le peuple, c’est la classe populaire, la classe laborieuse c’est-à-dire des gens plutôt du bas de l’échelle qui se dotent eux-mêmes de leurs propres outils d’éducation et qui s’éduquent les uns les autres, c’est à ça que je crois. Il ne s’agit pas de devenir des bourgeois, il s’agit de se fortifier les uns les autres, de s’éduquer, de s’émanciper avec pour objectif de supprimer les grandes écoles plutôt que d’y accéder.

LVSL – Quel serait alors votre modèle d’éducation ? Vous avez commencé à esquisser quelques traits mais précisez ce qui vous semble le plus judicieux pour améliorer le système éducatif ?

F.B. –
Au préalable je dois quand même dire quelque chose, c’est qu’il me semble que la perspective éducative – y compris les réformes de l’école ou penser une autre école – dans un premier temps je n’ai pas envie de m’y associer pour une raison simple, c’est que j’ai bien vu que la place qu’on a accordé à la réflexion sur ce que pourrait être une autre école émancipatrice, une école égalitaire a pris la place de la question de l’émancipation et de l’égalité tout court ; je vais le dire plus clairement j’ai vu beaucoup de gens qui à partir du moment où ils n’ont plus vraiment d’idée pour « changer la vie » comme on disait en 1981, pour changer la donne sociale alors on s’en remet totalement à l’école. Ce n’est pas prendre les choses par le bon bout, il faudrait prendre les choses par changer la vie des gens ici et maintenant, pas en passer par l’école ! L’école est devenue un sas : c’est par l’école qu’on transformerait la société mais pas du tout, on ne transforme pas la société par l’école. Parce que l’utopiste ce n’est pas moi, les utopistes ce sont ceux qui pensent que les mêmes causes pourraient produire de nouveaux effets – comme disait à peu près Einstein en définissant la folie – c’est-à-dire des gens qui pensent que dans une société inégalitaire on pourrait réformer l’école de sorte qu’elle puisse devenir égalitaire.

L’école c’est une entreprise d’ordre fondamentalement. De fait je me balade beaucoup dans les écoles, les lycées je vois bien l’évolution, il y a une paupérisation, un déclassement du métier d’enseignant et quand un métier est déclassé, il est de plus en plus investi par des gens issus des classes populaires. Le réalisme c’est quoi ? Le réalisme c’est créer un service public d’éducation non obligatoire sur le modèle de l’hôpital public, vous avez besoin de vous éduquer sur quelque chose, vous avez besoin d’apprendre sur quelque chose ce service est à votre disposition ; des enseignants seront là et d’ailleurs seront plus heureux parce qu’ils auront affaire à un public qui aura désiré être présent… Dans ma réforme, je pense beaucoup aux enseignants, j’en connais beaucoup et je sais ce que c’est d’enseigner – je l’ai senti passer dans mon corps –, je sais de quoi je parle et je crois qu’ils seront tout à fait ravis, ça changera magnifiquement leur métier que d’avoir affaire à des gens qui veulent être là, qui désirent être là.

LVSL – Pour revenir à Entre les murs sur un autre aspect, est-ce que vous pensez que le recours permanent à l’adaptation en films ou en séries dès qu’un roman ou une pièce rencontre un certain succès public, ça ne dit pas quelque chose justement de la prééminence du cinéma sur la littérature ?

F.B.
– Tout d’abord ce n’est pas si nouveau, il faut se souvenir que dans les années 1920-1930, énormément de films sont des adaptations d’œuvres littéraires ; à l’époque c’est vrai de Renoir, c’est vrai de Grémillon et, d’ailleurs tous les classiques de la littérature vont être adaptés à un moment ou un autre dans le cinéma français. Ainsi ce n’est quand même pas d’hier que le cinéma soit allé chercher dans la littérature des sujets ; c’est pratique d’ailleurs car les scénarios sont presque tout faits, il y a l’adaptation à faire bien sûr, par ailleurs si vous adaptez Le Rouge et le Noir ça vous assure quand même une audience de base parce qu’il y a un certain nombre de personnes qui ont lu le bouquin et qui auront envie d’aller voir si ça leur procure la même émotion ou pas… donc la manœuvre commerciale, je dirais, elle n’est pas d’hier.

Après je pourrais ajouter qu’on pourrait à l’inverse de votre hypothèse dire que ça prouve que la littérature a encore un peu la main, ça prouve qu’il y a encore des lecteurs et ça prouve que le cinéma considère qu’un livre peut être un produit d’appel. À l’inverse on sent parfois chez certains éditeurs qu’ils pensent que la poule aux œufs d’or est vraiment le cinéma et donc dans l’écriture même de certains écrivains ils anticipent déjà sur ce qui pourrait être adaptable, c’est à dire qu’ils formatent, préformatent leurs livres pour l’adaptation éventuelle dont ils savent que ça va être une démultiplication de leurs revenus. Bien sûr que le cinéma a la main par rapport à la littérature qui est toujours très minorée, ce cinéma qui brasse beaucoup plus d’argent et on peut s’en rendre compte dans les pages des journaux où il y a de moins en moins de place pour la critique littéraire et de plus en plus de place pour la critique audiovisuelle, sachant bien qu’au sein même de celle-ci, la part du cinéma est très sérieusement en train d’être grignotée par la part des séries, ce qui serait encore une autre ligne de front et qui, moi, m’intéresse peut-être davantage.

J’ai plus d’inquiétude là-dessus que sur le sort de la littérature, de fait j’ai toujours été conscient avant même d’être publié que la littérature est de toute façon un art minoritaire. Mais ce qui rend aussi la littérature plus libre, c’est-à-dire qu’autant dans le cinéma j’ai eu des déconvenues en tant que scénariste parce que vous vous retrouvez dans une chaîne de production où vous êtes extrêmement dépendant de tout un tas de gens qui décident à votre place et qui parfois, selon vous, décident dans le mauvais sens alors qu’en littérature on vous fout royalement la paix, l’écriture c’est le lieu de la paix.

LVSL – Dans un épisode de La gêne occasionnée, vous dites que, Black Mirror mise à part, vous êtes assez insensible au genre sériel. Quel est votre regard sur les séries et comment appréhendez-vous l’explosion des plateformes de streaming ? Est-ce qu’il est légitime de s’inquiéter ?

F.B.
– J’ai été aux premières loges pour voir advenir les séries « nouvelle mouture », fin des années 90, début des années 2000 ; il faut l’avoir vécu parce que nous venions d’un passif dans lequel les séries télé étaient mal-considérées. La première époque des séries télé, les années 60/70, même les soap-operas, tous ces trucs étaient vraiment considérés comme des sous-objets. Et là arrivent à la fin des années 90, début 2000 par la chaîne HBO des produits sériels qui vont être très vite considérés comme légitimes et artistiquement aussi puissants que de la fiction cinématographique classique dont l’exemple originel est sans doute Les Sopranos. J’étais aux Cahiers à l’époque et je trouvais la série tout à fait brillante, appréciant aussi Six Feet Under, l’autre série un peu paradigmatique de l’époque. Par contre il y a eu un deuxième moment chez moi, d’abord je regardais assez peu à l’époque puis après j’en ai regardé régulièrement, et est arrivé le fameux The Wire considéré comme un chef-d’œuvre de l’histoire de l’audiovisuel fictionnel et puis quelques autres comme Homeland, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir arriver l’hégémonie des séries c’est-à-dire que nous n’avions plus besoin de faire des efforts pour les légitimer, elles étaient sur-légitimées.

Cette forme va me paraître de plus en plus douteuse, je veux dire la forme sérielle en tant que forme sérielle, ce format qui en gros canoniquement dure six saisons de quinze épisodes, c’est ça la série et ainsi je vois vraiment qu’il y a des effets structurels de la série qui font que de toute façon elle est vouée tout le temps à s’affaisser mécaniquement. Il y a toujours un moment où toutes les séries, y compris les plus louées d’entre elles, se liquéfient totalement parce qu’en fait ce n’est pas tenable cette durée-là et il y a toujours un moment quand je regarde une série où je me dis mais ça devient n’importe quoi… une espèce de principe d’écriture même de la série qui fait qu’on s’expose toujours au n’importe quoi. Je m’étonne et je finis là-dessus – par ailleurs je pense que c’est la forme attitrée du libéralisme comme je le disais dans Histoire de ta bêtise – il aurait été tout à fait normal qu’une fois passée la première période de légitimation, il y eut un effet retour. Je n’aime pas le spectateur qu’elle fait de moi, voilà. Pour moi c’est simple et c’est le cœur de ma pensée critique : qu’est-ce que fait un film de moi en tant que spectateur, dans quelle posture veut-il me mettre, ça pour moi c’est la clef de la critique. Ce que fait de moi la série quelle qu’elle soit, même si elle est brillante, s’il y a des dialogues brillants, des trouvailles narratives brillantes.

LVSL – Même Martin Scorsese est sur Netflix…

F.B.
– C’est pour cette raison que je ne suis pas complètement négatif. Je ne vois pas arriver les plateformes Netflix comme forcément le diable qui seraient là pour détruire un système que par ailleurs je ne trouve pas du tout viable. Un système où justement Antony Cordier fait trois films en quinze ans, où Nadège Trebal qui a un talent dingue, a du mal à faire ses films où plein d’autres exemples… À la rigueur tout ce qui peut changer la donne est bon à prendre donc je pense qu’il y a quelque chose que les plateformes vont rendre possible, ensuite elles vont peut-être aussi rendre des choses impossibles mais il est vrai que pour l’instant Netflix a permis à Alfonso Cuarón de faire Roma et à Scorsese de faire son meilleur film depuis trente ans donc gratitude à Netflix.

LVSL – Dans votre conférence à l’École normale supérieure vous émettiez l’idée que la pensée ne peut surgir que dans une certaine radicalité, ce qui explique d’une certaine manière aussi l’inanité d’une pensée modérée. Pouvez-vous définir précisément ce que vous entendez par le terme de « radicalité » et, pour recentrer sur le thème qui nous intéresse aujourd’hui, est-ce que vous pensez que l’Art doit être radical ou qu’il l’est peut-être naturellement ?

F.B.
– Je commencerai par une banalité sur la radicalité parce qu’elle est souvent resservie mais elle n’en est pas moins vraie à savoir que le mot « radical » vient de « racine » et donc « penser radical » reviendrait à « prendre les choses à la racine » ; alors la traduction immédiate serait la fameuse pensée structurelle. Tout à l’heure j’en ai donné un exemple sur l’école, c’est-à-dire que si votre pensée sur l’école c’est de dire il faudrait donner plus de moyens aux profs, vous n’avez pas pensé. Ça ne vous empêche pas cependant d’avoir peut-être raison, parfois la non-pensée est la raison peuvent être pratiquement pertinentes. Ainsi effectivement il est sans doute pertinent d’augmenter le salaire des profs, de mettre plus de moyens dans les quartiers populaires dans les écoles populaires, je ne crache pas là-dessus, ce que je veux dire c’est qu’à ce moment-là nous n’avons pas fait acte de penser. Penser l’école c’est donc la penser structurellement : qu’est-ce que cette structure induit ? Je ne dis pas que j’ai raison d’ailleurs, je ne dis pas que cette pensée ne soit pas discutable, peut-être que je vais trop loin mais ça c’est ce qui s’appelle penser, c’est un exemple de comment la pensée est toujours radicale, qu’il n’y a de pensée que dans la radicalité, qui ne se contente pas seulement d’ajustements aussi utiles soient-ils.

En ce qui concerne la deuxième partie, je ne pense pas que l’Art doit être absolument radical dans le sens où il devrait absolument renverser les structures formelles existantes, déconstruire radicalement les codes en vigueur, ce qui n’est pas vrai parce qu’on a tout un tas de films qu’on aime, de livres également qui ne sont pas dans la distorsion radicale des formes existantes. Un de mes écrivains préférés c’est Jean Echenoz, il est subtilement subversif mais ce n’est pas quelqu’un qui a complètement envoyé paître les formes littéraires existantes. Je peux aimer beaucoup Tarantino qui lui n’est pas un grand déconstructeur de formes mais souvent un recycleur de formes… Après je m’inquiéterais beaucoup d’un champ esthétique où le geste de radicalité formelle n’existerait plus, c’est pour cette raison qu’à chaque fois que je vois un film ou que je lis un livre qui a cette espèce de radicalité formelle, je m’en réjouis toujours. Je trouve qu’il est réjouissant qu’il y ait encore des gens qui soient dans cette expérimentation-là et on va trouver ça dans les marges. La dernière chose que je peux dire c’est que ce qui m’importe le plus et, peut-être plus précisément, c’est quand je sens qu’un artiste fait fermement ce qu’il est en train de faire. Donc en fait il est radical dans ce qu’il a décidé de faire. Ça, ça me paraît beaucoup plus pertinent comme axe critique. Par exemple, j’ai fait un document sorti l’année dernière et on a fait le bonus DVD dernièrement avec la monteuse et l’idée c’était justement qu’on autocritique ce qu’on avait fait en montage et plus je pense à ce film que j’aime bien, qui est un bel ouvrage, plus je regrette de ne pas avoir été plus net dans le geste. Évidemment ceux qui n’ont pas vu le film trouveront ce discours abstrait mais ce que je suis en train de dire c’est que c’est peut-être ça la radicalité en Art, la netteté du geste. Je vois des Hong Sang-soo en ce moment et je redécouvre pourquoi j’avais tellement été ébloui par ça dans les années 2000, voilà quelqu’un qui arrive avec son air bonhomme, pas du tout prétentieux, ne prétendant pas du tout au grand artiste qui va tout révolutionner. Hong Sang-soo est tranquillement radical dans son geste. Peut-être que « tranquillement radical» serait la définition de l’artiste que j’aime…


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