De la nécessité d’un réel congé paternité

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© Rotaru Florin

L’égalité entre les femmes et les hommes passe par de nombreux combats dont l’un des points cardinaux dans notre pays est le congé paternité. Concentrant à lui seul plusieurs enjeux sociétaux privés et publics comme l’égalité professionnelle, l’implication des pères dans l’éducation de leurs enfants, et même un rééquilibrage des tâches domestiques, il est primordial que les congés parentaux soient mieux répartis. La France était (et reste) en retard par rapport à ses voisins européens quant à la durée du congé paternité. Ce congé a donc été récemment allongé par Emmanuel Macron, annonçant plus que son doublement : de onze jours, il passera à vingt-huit jours dont sept obligatoires. La mesure entrera en vigueur en juillet 2021. 

Mis en place en 2002 à l’initiative de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille sous le gouvernement Jospin, le « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » permet à tous les pères, peu importe leur activité professionnelle, de bénéficier de jours de congés à l’arrivée de leur enfant. L’arrivée d’un nouveau-né bouleverse l’équilibre professionnel : c’est un événement privé qui affecte donc la vie « publique » des parents et dans le cas d’un couple hétérosexuel,  davantage celle de la mère. En effet, en France, le congé paternité était jusqu’à peu d’une durée de 11 jours consécutifs, week-end inclus [1]. Il était également facultatif. En comparaison, le congé maternité peut aller jusqu’à 16 semaines, dont 8 sont obligatoires, le tout étant rémunéré par l’Assurance maladie au prorata du salaire. Avec cette nouvelle mesure, le congé paternité se voit rallongé et oblige ainsi les nouveaux pères à prendre au minimum sept jours de congés. Si l’on peut saluer cette avancée, on peut également remarquer que ce n’est pas encore assez pour arriver à une véritable égalité, faisant reposer toujours plus la charge parentale sur les mères à l’arrivée de l’enfant.

La maternité comme « risque »

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de 2018 explique qu’un scénario volontariste « traduit une priorité plus marquée en faveur de l’atteinte de résultats substantiels en matière d’égalité professionnelle. Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi (embauche, rémunération, carrière…), il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère[2]. » Ainsi, allonger et rendre obligatoire le congé paternité à une durée équivalente au congé maternité traduirait une volonté forte de la part du gouvernement d’inclure pleinement les femmes dans le monde du travail. Il démontrerait aussi que l’arrivée d’un enfant n’est plus uniquement une « affaire de femmes », les repoussant à la marge de l’emploi. 

Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi, il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère.

Un congé paternité ambitieux permettrait également de rattraper un retard auprès des autres pays européens, ce que l’IGAS souligne comme « des évolutions constatées au cours des deux dernières décennies dans les pays européens, avec un allongement progressif des congés pris par les pères à la suite de la naissance de leur enfant. » 

En effet, certains pays ont récemment rallongé la durée accordée aux pères. En Espagne, elle est passée de 5 à 8 semaines, et sera même alignée sur celle des mères en 2021, atteignant 16 semaines. Les pays du Nord de l’Europe sont les plus généreux. La Norvège offre 14 semaines de congé pour les pères, rémunérées à hauteur de la totalité de leur salaire. 60 jours sont réservés aux pères suédois, avec une indemnité correspondant à 80% du salaire antérieur, et 3 mois rémunérés jusqu’à 80% en Islande [1]. Si ces pays peuvent le faire, alors la France, troisième pays européen le plus riche, et le septième à l’échelle mondiale, le peut également [3]. Car le coût est un des points cristallisant le débat. Régulièrement accusé d’être trop dispendieux, la charge financière de l’allongement du congé paternité est estimée entre 300 et 500 millions d’euros. Par ailleurs, une amende de 7500 euros est à l’étude afin de contraindre les entreprises à respecter ce nouveau droit. 

Des pères plus enclins au congé paternité… selon la catégorie socio-professionnelle

En France, selon une enquête lancée en début d’année 2019 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP) sur la parentalité et la vie au travail, 78 % des pères ont pris leur congé paternité dans son intégralité [4]. Si on note ainsi une volonté de la part des pères de profiter des premiers instants de vie de leur enfant, cela ne vient pas sans disparités : selon l’IGAS, le taux de recours est plus important chez les pères ayant un emploi stable. Il est de 80% pour ceux en CDI et 88 % chez les fonctionnaires, contre 48 % chez les pères avec un emploi instable (CDD) et seulement 13 % chez les demandeurs d’emploi. De plus, seuls 47 % des cadres dirigeants se sont arrêtés pour prendre leur congé paternité. En ce sens, il est primordial que la durée du congé soit allongée et qu’il devienne obligatoire, afin que femmes et hommes, peu importe leur catégorie socio-professionnelle, soient tous deux responsabilisés et dans une situation d’apprentissage face à l’arrivée de l’enfant. Il s’agit également de réduire les inégalités dans la répartition des tâches ménagères et parentales, qui incombent encore majoritairement aux femmes. Selon une étude de l’INSEE, l’arrivée des enfants ne fait que creuser l’écart en termes de travail domestique. Les mères y consacrent en moyenne 34 heures par semaine contre 18 heures pour les pères [5].

84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant.

Par ailleurs, mettre en place un congé paternité long et obligatoire permettrait de réduire les discriminations à l’embauche puis en emploi envers les femmes, puisqu’un « risque de paternité » identique s’appliquerait sur le marché du travail. Ainsi, 84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant. Cela peut aller de remarques désobligeantes et de mises à l’écart à une stagnation dans le travail avec à la clé moins de responsabilités et une absence de promotion salariale. En effet, les femmes font régulièrement face à ce que Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministère de l’Intérieur, a défini comme un « plafond de mère » [7]. Cela fait référence par analogie au « plafond de verre » et correspond à « l’ensemble des mécanismes économiques, managériaux, psychosociaux, qui conduisent à entraver la vie professionnelle des femmes et à brider la carrière des mères. » Ainsi, il n’est pas rare que certains employeurs demandent à une candidate ses ambitions de maternité – bien que cela soit interdit par la loi. Une telle mesure permettrait donc de protéger les femmes et les hommes d’éventuelles pressions de l’employeur et réduirait les répercussions sur les carrières. Il y aurait également un impact concernant les inégalités salariales, car en s’investissant dans leur parentalité, les pères seraient aussi sujets à des contraintes et pourraient être moins à même de sacrifier du temps familial pour du temps de travail, en acceptant des réunions tardives ou des déplacements réguliers par exemple.

Des normes sociales qui évoluent lentement

Un congé paternité obligatoire plus long et mieux rémunéré est donc la clé. C’est un des outils de l’égalité entre les femmes et les hommes car il répondrait aux injonctions professionnelles, aux stéréotypes de genre invoquant la mère comme seule gardienne du foyer, modifierait la perception du rôle de chacun et pourrait contribuer à la réduction des inégalités salariales. Il serait donc intéressant de réfléchir à un congé paternité sur la base du modèle espagnol, d’une durée d’au moins 8 semaines obligatoires pour le père (ou second parent) dont les deux premières devant être prises sans interruption après l’accouchement, de façon non transférable, et indemnisées à 100% du salaire antérieur. Cette proposition est ouverte au débat, mais s’ils sont trop longs et mal rémunérés, les congés parentaux incitent à ce que ce soit les femmes qui les prennent. Or, un retrait du monde du travail sur une période conséquente entraîne des difficultés pour la réinsertion des salariées peu qualifiées, faisant reposer toute la dynamique économique du ménage sur le salaire de l’homme, n’incitant donc pas non plus ces derniers à prendre un congé paternité. 

De façon plus globale, il est souhaitable d’avoir une discussion sur la politique familiale de la France et d’engager une réflexion ambitieuse sur le congé parental mais aussi sur le système d’accueil des enfants par la création d’un nombre plus important de crèches publiques notamment. Il s’agit de faire preuve de volonté, pour une société moins inégalitaire, et de transformer les rapports sociaux de genre ; il est nécessaire de rééquilibrer les rôles et d’inclure la parentalité dans le monde du travail. Cela va au-delà d’une question financière, c’est une question de justice et d’égalité sociale. 

Références :

1. Guedj Léa, « Congé parental : ça coince toujours pour les pères français », FranceInter.fr, 4 avril 2019. 

2. Gosselin Hervé, Lepine Carole, « Évaluation du congé de paternité », Inspection générale des affaires sociales, n°1098,  22 novembre 2012. 

3. Journal du net, « Classement PIB : la liste des pays les plus riches du monde en 2019 », Journal du net, 16 avril 2019.

4. Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, « Prise en compte de la parentalité dans la vie au travail », Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, 21 février 2019. 

5. Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee, n°1423, 25 janvier 2018. 

6. Cordier Solène, « La durée du congé paternité en France va doubler, passant à vingt-huit jours », Le Monde, 22 septembre 2020.

7. Huffington Post, « Le « Plafond de mère », qu’est-ce que c’est ? », Huffington Post,  5 octobre 2016.

Vulnérabilité et débordement. Sur Hedda, une pièce de Sigrid Carré-Lecointre

Hedda • Crédits : Sylvain Bouttet

En France, en 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon. Un phénomène désormais largement médiatisé par les associations féministes. En rendant la sphère privée « politique », le deuxième féminisme a montré que le terme de « faits divers » était inadapté pour caractériser les violences faites aux femmes. Rendus publics, les cas de femmes battues témoignent de la violence systématique dont les femmes sont victimes en raison de leur statut au sein de la société. Aux premiers abords, Hedda, pièce écrite et mise en scène par Sigrid Carré- Lecointre et Lena Paugaum (qui en est également l’interprète principale) poursuit cette même ambition : rendre visible et donc politiser l’histoire singulière d’une femme victime de violences. Interrogée à ce sujet, Lena Paugaum précise néanmoins que Hedda  « n’est pas une pièce sur les violences faites aux femmes ». La pièce, qui a rencontré un accueil remarqué à Avignon en 2019, a été reprogrammée en juin pour la ré-ouverture du théâtre de Belleville. Elle s’attaque avec poésie et diligence aux méandres psychologiques de la violence domestique. En refusant la condamnation morale, Hedda ouvre un espace où la compréhension flirte avec le malaise et fait du théâtre un laboratoire pour produire une analyse positive de l’oppression. Une mise en scène qui fait écho aux analyses d’Elsa Dorlin sur la vulnérabilité et interroge le rapport que le théâtre peut entretenir avec le politique. 


Hedda raconte l’histoire de Hedda Nussbaum, une éditrice victime d’un mari violent et accusée en 1987 du meurtre de sa petite fille. Le procès très médiatisé, avait créé un point de crispation dans le débat public : le meurtre tragique de la petite Lisa semblait jurer avec le cadre ordinaire dans lequel évoluait cette mère de deux enfants adoptifs, issue de la classe moyenne.

De cette affaire, Sigrid Carré-Lecointre tire un monologue à la trame volontairement simplifiée. Pour l’auteure, la reprise du fait divers ne doit pas enfermer le processus créatif dans l’excuse, l’évitement ou le dédouanement. « Alors que nous commencions les répétitions, cette surenchère a fini par nous placer, Lena Paugaum et moi-même, dans une froideur désabusée face à l’histoire »[1]. Sigrid Carré-Lecointre a choisi de raconter l’histoire de Hedda sous les traits d’une jeune femme timide, qui rencontre un avocat sûr de lui, avec qui elle va s’installer et avoir un enfant. Laissant de côté le meurtre de la petite fille, la pièce se concentre sur la rencontre amoureuse et sur la manière par laquelle « la violence peut naître dans l’amour, comment elle parvient à s’en nourrir. Ou plus exactement comment l’un et l’autre finissent par devenir interdépendants »[2]. En d’autres termes, en quoi la violence naît de rapports sociaux plutôt que d’une responsabilité individuelle.

Le seul en scène est brillamment interprété par Lena Paugam qui prend tour à tour les rôles de la narratrice, de la personnage principale et du conjoint pour donner corps et voix à ce drame où l’exceptionnel se mêle insidieusement à la banalité. Le propos de la pièce est paisiblement construit par des allers-retours entre la narration et l’explication des mécanismes muets qui se jouent entre les personnages. La violence, quant à elle, n’est jamais montrée comme telle, mais passe progressivement de l’agressivité implicite des dialogues à l’hébétude des corps des deux personnages.

« Les détails qui font le sentier de cette histoire d’amour sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. »

Recueillie dans le (faux) bonheur du couple, la violence colle naturellement au développement de la famille. Dès le départ, la narratrice nous prévient que tous les détails qui suggèrent une histoire d’amour paisible doivent être appréhendés avec précaution : « Il y a toujours deux histoires. Toujours deux points de vue. Tout dépend de quel côté l’histoire arrive. D’où on la regarde arriver. »[3].  Le couple que Hedda forme avec son conjoint est d’abord le produit d’une fiction qui se construit au fil d’événements convenus (la rencontre, le premier rendez-vous, la maison, l’enfant). Les détails qui font le sentier de cette histoire sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. Tout l’enjeu étant de montrer comment cette « fiction-là », dans la collection des points de vue et la construction d’une trame, a tout à voir avec la réalité.

Car la sollicitude que le conjoint nourrit à l’égard de Hedda va très vite dévoiler son caractère obsessionnel. « C’est à TOI de te battre. Pour obtenir ce que tu souhaites. Hedda, ça veut dire combat. Hedda. Qu’est-ce que tu crois. Que je suis devenu ce que je suis en un jour ? C’est un travail de longue haleine de bâtir un homme. C’est TA responsabilité d’imposer le respect. Si tu n’y arrives pas. Si ensuite on te piétine, c’est aussi ta responsabilité »[4]. Le rapport de force au sein du couple se renverse quand le personnage masculin découvre l’admiration que Hedda suscite auprès de ses collègues de travail. La violence physique naîtra au creux de cette blessure d’orgueil : « (…) Il ne semblait plus avoir véritablement de rôle à jouer, si ce n’est celui terrifiant de « compagnon d’Hedda ». Il ne savait plus à qui parler, et de quoi. Il ne savait plus pourquoi il était là » [5]. Hedda existe en dehors de lui : les coups surviennent au détour de cette prise de conscience.

« Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport. »

La pièce de Sigrid Carré-Lecointre raconte sans détour l’histoire d’une femme battue. Toutefois, elle ne prétend pas, à strictement parler, jouer un rôle de porte étendard de la question des violences faites aux femmes. Dans Contre le théâtre politique, Olivier Neveux souligne qu’« il serait pathétique de réclamer du grand art plutôt que des combats, de beaux spectacles plutôt que d’offensives attaques contre la domination. »[6]. Le théâtre n’est politique qu’à condition d’ajuster ses fins aux moyens qui sont mis à sa disposition.

L’auteure de Hedda insiste sur le fait qu’elle n’est ni juge, ni journaliste. Son travail consiste au contraire à se placer en-deçà du jugement et des positions tranchées pour atteindre une « gravitation sensorielle inédite ». Elle développe une esthétique où « les choses ne sont pas noires ou blanches » mais « dansent le long d’un spectre indéfinissable de gris ». Pour cette musicienne de formation en effet, l’imaginaire sensible et la couleur (le bleu) prennent le dessus sur une écriture volontariste : ses pièces naissent de poèmes et d’images saturées en émotions qui trouvent leur rythme et se constituent progressivement en tableaux.

En d’autres termes, si Hedda est une pièce corrosive, c’est parce qu’elle refuse de réduire son propos à la morale et qu’elle l’ouvre au contraire à l’expérimentation. Ces personnages sont des « humanités d’encre » qui vivent et évoluent par la scène. Un projet qui fait écho à la définition que Olivier Neveux donne du théâtre politique : « Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport, bref, à la façon dont ils viennent buter, dans leur étrange association contre le théâtre politique »[7]. Dans le cas de Hedda, la pièce conduit le spectateur au point où l’empathie entre en conflit avec la bienséance. Elle propose une autopsie de la violence, prenant à rebours nos préjugés sur la figure de la victime et du bourreau.

« La pièce décrit le processus par lequel le sujet se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté. »

La pièce traite de l’impuissance, mais seulement au niveau de la frustration qui se manifeste chez le conjoint. Sigrid Carré-Lecointre s’abstient de faire un amalgame entre oppression et passivité. Le personnage d’Hedda ne parlera à personne de sa situation et soutiendra le corps à corps avec la violence. Elle va vivre en attendant le coup de trop, celui qui alerterait ses proches ou lui permettrait d’en finir. La pièce décrit ainsi le processus par lequel le sujet moral se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté.

Un processus que décrit Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence. L’inefficacité des campagnes de politiques publiques portant sur les violences faites aux femmes tient selon elle au fait que l’image d’un visage tuméfié affiché en gros plan dans le métro sensibilise mal au problème qu’il prétend traiter. « En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme »[8]. Les visages de femmes battues se contentent de servir le récit de la victime impotente, soumise à la force de leur conjoint. Or, il ne suffit pas de prendre ces femmes à témoin pour lutter contre les violences qu’elles subissent. Il s’agit au contraire de comprendre ce qui se joue dans la violence domestique, et donc de développer une analyse objective des processus psychologiques à l’œuvre dans la vulnérabilité.

Pour Elsa Dorlin en effet, les femmes victimes de violence développent une intelligence situationnelle inhérente à leur position. Les dominants soumettent les dominés à l’adoption de leur propre point de vue, sans réciprocité possible. Ils travestissent l’anormalité en normalité, mobilisant toute l’attention de leurs victimes, et contraignant celles-ci à entrer en intelligence avec un monde de prédation. Un « dirty care » ou « care négatif » qui contraint les victimes à anticiper les signes de la violence et à en atténuer les conséquences. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicale », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. »[9]. La violence reconfigure le monde autour de l’oppression : la victime n’est donc pas passive, mais activement engagée dans la situation de survie à laquelle elle participe.

La pièce reconstitue cette généalogie de la violence au sein du couple, pour faire grossir l’asymétrie entre les deux personnages. La violence se fonde en écosystème et éradique toute forme d’altérité. Il n’existe plus qu’un centre, le sujet qui commet la violence, autour duquel Hedda compose pour survivre. L’acceptation dont elle fait preuve devient la seule issue vers la civilisation. Sans toutefois en faire une martyre. Accepter sa situation, c’est pour Hedda soutenir le peu de réalité qui continue d’exister dans sa vie : sa famille, son affection pour son conjoint, la croyance dans un pardon possible, son corps, ou encore la force des habitudes : « Avec le temps, même la douleur s’estompe. Le corps s’insensibilise, se métisse d’absence à lui-même. On s’habitue à tout. Et en s’habituant, l’habitude elle-même devient corps. Avec par-dessus, la douleur en onguent. »[10].

Ainsi, si Hedda est une pièce politique, c’est parce qu’elle donne à voir un monde où les débordements de l’homme (et de la femme) troublent la frontière entre la normalité et l’intolérable. Et par ce même moyen, permet de retrouver un propos philosophique sur la vulnérabilité.

Informations relatives au spectacle : 

Hedda est un monologue commandé par la comédienne et metteure en scène Lena Paugam en mars 2017. Le texte a été créée en janvier 2018 à la Passerelle, scène nationale de Saint Brieuc.

Mise en scène et interprétation : Lena Paugam
Dramaturgie : Sigrid Carré Lecoindre, Lucas Lelièvre, Lena Paugam
Création sonore : Lucas Lelièvre
Chorégraphie : Bastien Lefèvre
Scénographie : Juliette Azémar
Création Lumières : Jennifer Montesantos

La pièce a encore quelques dates au programme de sa tournée.
Le texte de Sigrid Carré-Lecointre est quant à lui disponible en librairie.

[1] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[2] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[3]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 16.
[4] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 40-41.
[5]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 46.
[6]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 17.
[7]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 23.
[8]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 158.
[9]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 175.
[10] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 86.

Congé paternité : pourquoi tout le monde y gagnerait

©PublicDomainPictures. Licence : CC0 Creative Commons.

Fin octobre, le magazine Causette publiait une pétition intitulée « Pour un congé paternité digne de ce nom ». Directement adressée au chef de l’État, à la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes Marlène Schiappa et à la ministre des solidarités et de la santé Agnès Buzyn, la pétition demande, en substance, la fin du caractère optionnel du congé paternité et son allongement à six semaines, contre onze jours actuellement.

Son écho s’est trouvé décuplé par la souscription d’une quarantaine de personnalités, dont l’économiste Thomas Piketty, le rappeur Oxmo Puccino, l’acteur Jean-Pierre Darroussin ou encore l’animateur radio Guillaume Meurice. De plus, cette pétition s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui déborde la seule question du congé paternité : on se souvient notamment de la bande dessinée d’Emma, Fallait demander !, sur la répartition des tâches ménagères, ou encore de l’annonce des deux mois de travail qu’accomplissent bénévolement les femmes, par le collectif Les Glorieuses.

C’est donc dans ce contexte de visibilisation croissante du travail gratuit des femmes – qu’il soit domestique ou professionnel – qu’intervient cette pétition, qui souligne l’inégale répartition du travail familial au sein du couple, et sa naturalisation par les politiques publiques. Car, en n’accordant aux pères que onze jours bien dérisoires, comment créer un lien affectif avec l’enfant, participer pleinement à son accueil et son éveil, et assumer toutes les charges, mentales comme physiques, que son arrivée implique ?

 

Les Français, si « bien lotis » ?

Selon Le Figaro, « les pères français sont plutôt bien lotis » comparés au reste du monde. Mais comment faire moins bien que l’Allemagne ou que les États-Unis, qui ne prévoient strictement aucun jour de congé paternité, ou que l’Arabie Saoudite et l’Italie qui n’en proposent qu’un ? On relativisera tout de même la chance des pères français et leurs 11 jours de congés en comparaison d’autres voisins européens à qui sont donnés bien plus de moyens d’exercer leur paternité : les Islandais (90 jours), les Finlandais et les Slovènes (54 jours) semblent en effet bien mieux lotis que les pères français.

Il faut dire qu’une telle bigarure de particularismes législatifs est permise par l’absence de la moindre disposition légale européenne en la matière, quand, inversement, la question du congé maternité est clairement investie par l’Union Européenne, qui prévoit 14 semaines d’arrêt de travail, dont deux obligatoires. En France, le congé maternité est même de 16 semaines, dont 8 obligatoires.

Un congé parental peu incitatif pour les pères

Certes, on pourrait objecter que d’autres possibilités sont offertes aux pères français : un congé parental existe en effet, et semble a priori les encourager à participer davantage au travail familial. Dans la dernière version du congé parental (la Prestation Partagée d’éducation de l’enfant, aussi appelée PreParE, mise en place en 2014), les parents peuvent bénéficier d’une aide financière pendant un an –3 ans à compter du deuxième enfant – afin d’accueillir l’enfant. Cette aide est tout de même soumise à condition : chaque parent ne peut prendre que 6 mois de congé parental au maximum.

Ainsi, si le couple souhaite disposer d’un an de congé parental, il faut que la mère comme le père prennent chacun 6 mois de congés : la mère ne peut pas prendre la totalité des 12 mois. Il s’agit donc d’une mesure incitative en droit, mais qui est de fait économiquement prohibitive au vu des montants de l’aide versée aux parents. En 2017, l’aide pour une cessation totale d’activité s’élève à 392 euros par mois par parent, et 253 euros si le parent choisit de conserver son emploi à mi-temps. Comme trois femmes sur quatre ont un salaire inférieur à celui de leur conjoint, il apparaît rapidement que cette mesure est vouée à demeurer en grande partie formelle, la majorité des couples n’ayant aucun intérêt économique à ce que ce soit l’homme qui prenne le congé.

C’est d’ailleurs le reproche principal qui a été fait au congé parental : sous couvert d’œuvrer pour une meilleure répartition du travail familial, il s’agit surtout de réduire le montant des aides versées – la précédente version du congé parental accordait un demi-SMIC au parent qui en bénéficiait, contre un tiers de SMIC en 2017. Et lorsqu’on s’avise que dans la précédente version du congé parental, plus avantageuse sur le plan économique, seulement 1 à 3% des hommes choisissaient d’en bénéficier, on peut douter de l’efficacité présumée de la nouvelle version. Début 2016, l’OCDE montrait qu’un an après la mise en application de PreParE, seulement 4,5 % des congés parentaux étaient pris par des hommes.

« Faire accepter les congés paternité »

Puisque le congé parental mis en place en France reste somme toute bien frileux, et économiquement peu avantageux, on comprend que la pétition s’oriente vers un congé paternité bien mieux rémunéré (80% du salaire) et de fait bien plus pratiqué (68% des hommes y ont recours).

L’OFCE a d’ailleurs déjà estimé les coûts qu’entraîneraient les propositions de la pétition : l’étude de Hélène Périvier montre qu’un congé paternité de onze jours obligatoires impliquerait un coût supplémentaire pour l’État de 129 millions d’euros, et de 1.26 milliards d’euros pour l’alignement de sa durée sur celle du congé maternité (soit six semaines obligatoires après la naissance). Malgré les différentes estimations chiffrées, qui balisent possiblement un dialogue politique, et alors que certains candidats à la présidentielle s’étaient emparés de la question, le gouvernement actuel semble assez indifférent à cette problématique.

L’interview SMS de Marlène Schiappa par le magazine Neon (juillet 2017) est à ce titre symptomatique d’un tel désintérêt :

Extrait de l’interview de Marlène Schiappa par Neonmag

Que dire d’un programme qui refuse de s’emparer de cette question au prétexte que les quelques pères rencontrés au hasard d’une rue ne sont pas tous en faveur d’un allongement du congé paternité ? Outre cette stratégie, confondante de simplisme, l’interview révèle en creux l’asymétrie du dialogue social, que l’on a beau jeu de nous faire passer pour l’ignorance des salariés : ici, les pères « n’osent pas » demander un congé paternité, ou ne connaissent pas leurs droits.

Aucune mention n’est faite des pressions exercées sur les salariés pour les dissuader de prendre leur congé. Depuis la mise en ligne de la pétition, plusieurs témoignages de pères ont été relayés, qui font état du chantage subi lors de leur demande de congé. D’ailleurs, si 68% des pères français prennent un congé paternité, ce taux s’élève à près de 90% pour le secteur public, qui est mieux rémunéré et où les pressions sont faibles.

Et puis, il faut parler de cette remarque avisée : les hommes n’accouchent pas, quel serait donc l’intérêt d’allonger leur congé paternité ?

« En effet les hommes n’accouchent pas je crois »

Malgré la puissance d’analyse de Marlène Schiappa dans cette interview, on pourra objecter d’une part que certes, les hommes n’accouchent pas, mais que cette donnée biologique ne les confine pas fatalement en dehors du processus d’éveil infantile. Après tout, les hommes aussi ont le droit de développer leur « instinct paternel ». D’autre part, il est en soi absurde que la mère, souvent épuisée par son accouchement, assume seule l’ensemble des tâches familiales et écope, seule toujours, des retombées négatives sur sa vie professionnelle.

Ces retombées sont réelles. Une enquête de Cadreo de mars 2016 montre que pour 47% des femmes cadres interrogées, le fait d’avoir un enfant est cité en premier parmi les événements qui ont bouleversé leur carrière, contre 25% pour les hommes. Cette même étude est d’ailleurs révélatrice quant aux pressions subies par ces femmes cadres : 30% de leurs employeurs ont selon elles mal accueilli la nouvelle de leur grossesse. Ainsi, si le congé paternité se hissait à six semaines, comme le demande la pétition, il n’y aurait plus a priori de discrimination justifiée par la maternité, puisque hommes et femmes seraient susceptibles de la même durée d’interruption de travail.

Un autre argument est souvent mis en avant contre le congé paternité obligatoire : celui-ci constituerait une immiscion sacrilège dans la sphère privée, une ingérence au sein des familles qui auraient trouvé un « équilibre dans une répartition qu’elles estiment plus complémentaire qu’inégale », comme l’écrit Le Figaro, qui concède tout de même qu’il « existe de nombreux cas pour lesquels ces inégalités [professionnelles] sont inacceptables et injustes ».

Mais pourquoi la sphère privée ne saurait être investie par des questions politiques, en l’occurrence féministes ? Comme l’explique Hélène Périvier dans son rapport, les choix des couples au sein de la sphère privée ont également une dimension sociale : « les représentations des rôles des femmes et des hommes dans la société et l’état des inégalités économiques entre les sexes poussent les femmes vers la famille et les hommes vers le marché du travail ». On aurait donc tort de cloisonner le privé et le public, et de postuler leur foncière extériorité. Quant à dire que ce congé obligatoire deviendrait une contrainte pour les hommes, c’est présupposer qu’il n’y avait nulle contrainte auparavant : or cela ne revient-il pas à naturaliser le rôle maternel des femmes, qui sont les seules à se voir imposer un congé obligatoire ?

Ce dernier, certes, est nécessaire au bon rétablissement des mères, mais n’étant obligatoire que pour les femmes, il les confine absurdement, et elles seules, au travail familial, entraînant de fait la fatigue qu’il était censé pallier : triste tautologie aux effets contre-productifs, qu’un congé paternité obligatoire et surtout allongé dans sa durée pourrait un tant soit peu équilibrer.

par Marine de Rochefort et Quentin Morvan

 

Crédits :

Interview de Marlène Schiappa par Neonmag, capture d’écran : https://www.neonmag.fr/video-linterview-texto-de-marlene-schiappa-489989.html.

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