Sous-traitance de la loi LOM au privé : quand l’action publique devient un marché

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Elisabeth Borne, ministre des Transports / EU2017EE Estonian Presidency / Flickr DR

Fait inédit, le gouvernement a fait appel à un cabinet d’avocats international pour rédiger l’exposé des motifs et une étude d’impact du projet de la Loi d’orientation des mobilités (LOM). Cette décision est un pas supplémentaire dans l’externalisation et la délégation de l’expertise au privé : l’écriture de la loi peut désormais être le fait d’acteurs privés. L’examen des pièces du dossier que LVSL s’est procuré et l’analyse des Macron Leaks qui révèlent les liens entre le cabinet Dentons et La République En Marche, permettent d’illustrer ce phénomène plus large qui est celui du règne des réseaux, des services rendus, des ascenseurs renvoyés et des prérogatives étatiques sans cesse réduites et déléguées. Au nom de l’efficience économique, on transforme des missions de service public en parts de marchés, on troque la recherche du bien commun contre le service des intérêts privés. Par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Valentin Chevallier.


Comment l’État sous-traite ses prérogatives au privé

Le 29 novembre 2018, suite à la présentation en conseil des ministres du projet de loi d’orientation des mobilités (LOM) par la ministre des Transports Élisabeth Borne, Le Monde publiait un article portant sur la sous-traitance, par le ministère de la Transition écologique et solidaire, de ce qu’on nomme « l’exposé des motifs » de cette loi. L’exposé des motifs est l’argumentaire politique du gouvernement qui le soumet au Parlement en vue de la discussion du projet de loi. L’avantage de tout exposé des motifs est qu’il permet de faire connaître la position du gouvernement et du ministre concerné sur le projet de loi dont il est question. C’est « donc un acte de pure politique, qu’aucun gouvernement jusqu’ici ne s’était risqué à sous-traiter », conclut Le Monde.

En l’occurrence, le ministère de la Transition écologique et solidaire s’est distingué en faisant appel à une entreprise privée pour réaliser l’exposé des motifs de la loi mobilités. La collusion régulière entre le privé et les missions du public depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron montre que cette sous-traitance pourrait être anodine. Pourtant, si cette pratique est courante et acceptée dans les pays anglo-saxons où le privé a depuis longtemps remplacé les fonctionnaires pour réaliser les missions de service public, en France elle génère de la méfiance en raison des conflits d’intérêts qu’elle peut induire. Derrière cette innovation, c’est une nouvelle pratique des institutions et une certaine conception de l’État qui se dessinent.

Le député LREM de Seine-Maritime, Damien Adam, a justifié dans Le Monde ce choix d’externalisation avec l’argument des contraintes budgétaires qui ont entraîné une baisse des collaborateurs dans les cabinets. L’aveu du député LREM de Seine-Maritime signe par là-même l’échec des politiques d’austérité qui, en réduisant les moyens alloués au fonctionnement de l’État, ne suppriment pas pour autant les coûts. Ils ne font que les déplacer vers des acteurs qui peuvent susciter une certaine méfiance car n’ayant pas nécessairement l’intérêt général au cœur de leurs activités.

Un marché étonnant

Pour sous-traiter à un opérateur privé, le ministère de la Transition écologique et solidaire a dû passer un marché public de services. Plus précisément, le marché public n°18-4545 est un marché de prestations intellectuelles comme précisé par l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics. Publié le 12 janvier 2018 au Bulletin officiel des marchés publics (BOAMP), le délai de réception des candidatures pour le marché, passé en procédure adaptée (MAPA) n’a été que de 10 jours francs. Ce délai très court avait interrogé Le Canard Enchaîné qui s’était ému d’un « appel d’offres éclair » dès le 24 janvier 2018.

« Le délai de dix jours francs pose question, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un marché de fourniture de stylos mais bien d’une offre autrement plus conséquente »

Comme le prévoit la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), nous avons demandé au ministère de la Transition écologique et solidaire de nous faire parvenir l’ensemble des pièces relatives au marché public. Bien qu’ouvert au public, l’accès à ces documents relève souvent du parcours du combattant pour toute personne n’étant pas spécialiste des marchés publics. La majorité des fonctions centrales de l’État rechignent à délivrer ces documents ou font traîner l’échéance bien qu’elles soient dans l’obligation de répondre aux demandes dans un délai d’un mois.

Le délai de dix jours francs pose question, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un marché de fourniture de stylos mais bien d’une offre autrement plus conséquente ; ce qui peut s’avérer matériellement impossible à traiter dans ces délais ou de nature à décourager certains candidats. Contacté par LVSL, le ministère a répondu que : « Les documents et informations demandés à l’appui des candidatures et des offres étaient particulièrement réduits et correspondaient aux standards de ce type de consultations, tout en garantissant une juste appréciation de leur valeur. Dès lors, la constitution du dossier par les soumissionnaires n’impliquait pas de délai long. Pour ces raisons, il a été considéré qu’un délai de consultation de dix jours était à la fois suffisant pour assurer une concurrence effective, et compatible avec les délais contraints auxquels l’administration était soumise pour la réalisation de ces prestations. ».

Toujours dans les pièces communicables du marché, les critères d’attribution de celui-ci révèlent que le critère prix est seulement de 25%. Pour qu’un candidat emporte le marché, il est noté sur 100 avec différents critères. Les critères les plus utilisés sont le critère prix et le critère technique. Ici, alors que le député LREM de Seine-et-Marne Damien Adam déplorait des « contraintes budgétaires » pour justifier le recours au privé, ce taux de 25% montre qu’on n’accorde pas beaucoup d’importance au prix proposé par le candidat pour exécuter le marché. De même, le rapport d’analyse des offres montre qu’un critère fondé sur la compétence, le profil et l’expertise générale du candidat est de 25%. Ce critère est d’autant plus surprenant qu’on ne recherche pas, dans ce type de marché, à savoir si le candidat est réputé, mais bien s’il est capable de réaliser la prestation sur le point demandé.

Deux candidats se sont finalement présentés et ont remis leurs offres : Dentons et Espelia. D’autres, comme EY, Erea ou Iris Conseil ont consulté le marché mais n’ont finalement pas présenté de candidature. Le nombre très limité de candidatures pour ce marché est à pointer, les autres cabinets n’ayant probablement pu voir comment répondre aussi vite à un marché nouveau par sa nature. Le montant de la prestation pour la partie principale du marché était estimé à 30 000 € par le ministère et le délai prévu de réalisation du marché fixé à six mois. L’indication du prix dans le règlement de consultation peut par ailleurs être de nature à influencer les candidats et est contraire au principe de libre formation des prix.

Le 6 février 2018, le rapport d’analyse des offres a été présenté au ministère pour décider qui de Dentons ou Espelia allait remporter le marché. Dentons a finalement remporté le marché à 86/100, sur la totalité des critères. La cabinet, qui a signé le marché le 19 février 2018, a co-traité avec Setec International via un groupement conjoint, Dentons apportant l’expertise juridique et Setec l’expertise technique.

« Déjà, pendant la campagne, le cabinet était en contact avec l’équipe du candidat Macron. »

En juillet, lorsque les co-parties ont facturé le marché au ministère, il s’est finalement établi à 26 400 € pour la partie principale, soit en-dessous du prix fixé initialement. Toutefois, une deuxième tranche du marché a été ouverte « à la suite d’évolutions importantes du projet de loi suite aux arbitrages interministériels », cette seconde tranche étant d’un montant de 32 400€. Dans un article très complet publié le 13 février et qui reprend un certain nombre des éléments dont nous disposions, Marianne explique qu’Espelia s’est vu reprocher par le ministère le montant proposé pour sa prestation, légèrement supérieur à celui avancé par son concurrent.

Plus encore que le marché en lui-même, ce sont sans doute les relations de longue date qui existent entre le cabinet et le ministère qui doivent cependant nous interroger.

Des liens qui interrogent

Une surprise est ainsi venue de celui qui a remporté ce marché public express. Dentons est en effet un cabinet d’avocats d’affaires international, représenté par 9000 avocats dans 78 pays. Dirigé à Paris par Marc Fornacciari, énarque et ancien maître des requêtes au Conseil d’Etat, le bureau parisien comprend 46 associés, 5 seniors qualifiés de « counsels », 22 autres « counsels » et 51 autres collaborateurs. Parmi ces counsels, on note la présence de Dorothée Griveaux, sœur de Benjamin Griveaux. Diplômée de Sciences Po et de l’université Paris II Panthéon-Assas, spécialisée en droit public, elle a rejoint le cabinet en 2008 avant d’être promue counsel le 6 mars 2017.

Selon les informations disponibles sur le site de Dentons, elle a travaillé à au moins deux reprises avec le ministère de la Transition écologique et solidaire, qui est le ministère de tutelle de celui d’Élisabeth Borne. Elle y a notamment effectué une mission de « conseil dans le cadre d’une réflexion sur l’évolution du cadre juridique et économique des contrats autoroutiers » et une autre pour « la passation du contrat de concession de la Route Centre-Europe Atlantique (RCEA) » sans que les dates de ces activités ne soient précisées. Contacté par LVSL, le cabinet a confirmé que cette dernière a consacré « une dizaine d’heures » au marché dont il est question ici en appui de ses collègues. Nicolas Vital a notamment été le principal contributeur de ce dossier. Il a, d’après le cabinet « travaillé plus de cent heures sur ce dossier ».

La consultation des Macron Leaks (courriels internes d’En Marche divulgués à la fin de la campagne présidentielle et publiés depuis sur le site de Wikileaks – un outil à manier avec précaution puisque tous les courriels n’ont pas été authentifiés), nous apprend par ailleurs que les relations entre le cabinet Dentons et le parti au pouvoir sont anciennes. Déjà, pendant la campagne, le cabinet était en contact avec l’équipe du candidat Macron.

Les échanges dont il est question se traduisent, pour autant que l’on sache, par des courriels, appels téléphoniques et rencontres entre des membres du cabinet et des acteurs de premier plan de la campagne du candidat Macron parmi lesquels Cédric O. et Julien Denormandie, devenu depuis ministre chargé de la Ville et du Logement. Si les courriels ne donnent à voir qu’une partie de l’aide apportée par Dentons à En Marche, on note qu’y sont principalement abordées les questions de financement : montages financiers, ventes de livres, refus des banques de prêter au mouvement, moyens de contourner cette impasse financière, exonérations fiscales etc.

Les personnes contactées par nos soins au bureau parisien de Dentons semblaient n’être pas au courant des échanges entre leur cabinet et En Marche lors de la campagne présidentielle. Après consultation des Macron Leaks, Dentons nous a formulé la réponse suivante : « Au vu des échanges auxquels vous faites références, vous aurez constaté que, si nous avons été contactés par la REM, notre cabinet ne s’est vu confier aucune mission. Nous n’avons aucun commentaire supplémentaire à vous apporter. » Plusieurs dizaines d’e-mails ont pourtant été échangés entre le 25 janvier et le 20 mars, date des derniers échanges connus, sans qu’aucun contrat ne soit apparemment conclu entre les deux parties.

Depuis les services rendus au cours de la campagne, la collaboration entre le cabinet d’avocats et le parti au pouvoir s’est poursuivie. Dentons nous a ainsi indiqué qu’« actuellement, la DGITM [Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer] a deux contrats en cours avec Dentons relatifs à des missions d’assistance et de conseil juridique dans le cadre de projets autoroutiers et de mise en concurrence de concessions. ».

Sous-traiter un marché public comme celui-ci au privé n’est pas un choix politique innocent, il témoigne d’une certaine vision du monde. Il est aussi la conséquence de la cure d’amaigrissement des cabinets ministériels (réduction du nombre de collaborateurs à 10 par ministère en mai 2017). Ou quand la baisse des coûts justifie la privatisation de l’action étatique…

Par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Valentin Chevallier.