« La solution à la question catalane doit être politique » – Entretien avec Gabriel Rufián

Crédits : Amadalvarez

Gabriel Rufián est porte-parole de la Gauche républicaine catalane (ERC) au Congrès des députés de Madrid. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son engagement en faveur de l’indépendance de la Catalogne et de la justice sociale, et plus largement sur la situation politique espagnole, marquée par une recomposition de la droite, un affaiblissement des forces progressistes et l’essor du parti d’extrême-droite Vox. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Léo Rosell. Traduction de Sonia Bagués.

LVSL – Quel impact ont pu avoir les résultats des élections du 4 mai dans la recomposition des gauches comme des droites espagnoles ? Et plus concrètement pour le camp indépendantiste ?

Gabriel Rufián – Je crois que cette victoire n’est pas tant celle d’Ayuso comme figure politique en tant que telle, mais plutôt celle d’un courant politique représenté par une équipe qui sait parfaitement ce qu’elle fait avec elle, ce qu’elle est susceptible de représenter. 

Elle est surtout parvenue à ensauvager la droite. Cela démontre qu’aujourd’hui, Jesus Gil [homme d’affaires espagnol qui s’est fait connaître dans les années 1970-1980 pour ses frasques médiatiques et son franc parler, NDLR] cesserait d’être un clown médiatique qui sort d’un jacuzzi entouré de femmes, faisant l’idiot et étant très généreux, serait probablement maire d’une ville très importante. De fait il a déjà été maire de Marbella dans les années 1980, mais dans ce contexte, il pourrait se présenter dans des villes encore plus importantes. Il pourrait même être ministre, il pourrait avoir ici, 20, 25, 30, 35, 40, 52 députés… En définitive c’est la victoire de ce type de politique.

Pour autant, la gauche se tromperait, et de fait elle se trompe, en collant à Ayuso, Almeida et leurs affidés, l’étiquette d’histrions, de fous, qui ne sauraient pas très bien ce qu’ils font, et qui se seraient retrouvés là un peu par hasard. Non, ils savent parfaitement ce qu’ils font. La question la plus importante selon moi, et que je ne cesse de me poser depuis quelques temps déjà, est la suivante : comment se fait-il qu’il y ait autant de souris, autant de gazelles, qui écoutent voire qui votent pour ces chats ou ces hyènes ? Car de fait, ils sont nombreux.

Ce que l’on a toujours du mal à comprendre, ou plutôt ce qui mérite une réflexion profonde de la part de la gauche, c’est de savoir pourquoi quelqu’un qui vit à Usera, à Ciudad Lineal, à Carabanchel, à Vallecas [quartiers populaires de la région de Madrid, NDLR], vote Ayuso ou vote pour des partis dont les refrains sont si étranges et ringards, qu’il y a quinze ans, personne n’aurait imaginé qu’ils pourraient gagner avec ce type de slogans, comme « Le communisme ou la liberté ». 

Au fond, la question qu’il faut poser est la suivante : « Quel type de liberté offre la droite ? ». La liberté qu’offre la droite à la classe ouvrière, c’est la liberté de livrer des commandes en ligne à vélo ou bien à moto. Voilà la liberté qu’ils offrent, et pourtant ils parviennent à gagner des élections. Pourquoi ?

Sans doute parce que, depuis des décennies maintenant, à gauche nous ne faisons plus une politique de gauche. Il y a une méfiance vis-à-vis des prises de position et des étiquettes. De plus, je crois que l’on ne parle pas assez du rôle que la droite espagnole joue dans cet affaiblissement démocratique. Prenons un exemple : si l’extrême droite gagne, ou si elle est susceptible d’arriver au pouvoir dans un Lander, en Allemagne, ce n’est pas la social-démocratie allemande qui va l’en empêcher, mais Angela Merkel, qui est peut-être plus de droite qu’Ayuso, mais dont les racines de l’engagement sont antifascistes.

En Espagne, cela ne fonctionne pas comme ça. Ici, personne ne doute que des gens comme Pablo Casado [dirigeant du parti de droite conservatrice Partido Popular (PP) NDLR] ou Inés Arrimadas [dirigeante du parti libéral et unioniste Ciudadanos, NDLR] gouverneraient ou arriveraient au pouvoir dans n’importe quelle institution en négociant un accord avec le parti d’extrême droite néofranquiste qu’est Vox, tout le monde le sait. Cela représente une anomalie en l’Europe.

Dans notre pays, le fait que la gauche ne semble plus rien avoir de gauche, peu importe le drapeau derrière lequel elle se rassemble, et que la droite ne soit pas antifasciste, permet en grande partie de comprendre ce qui est en train de se passer. 

LVSL – Croyez-vous que cela aura des répercussions au niveau étatique et que cela pourrait également représenter un problème pour la Catalogne ?

G. R. – Pendant longtemps, il y a eu une forme de naïveté au sein de l’indépendantisme et des forces souverainistes. Certains me disaient : « Ne parle pas du fascisme, ne parle pas de Vox, cela ne sert à rien, c’est une affaire d’Espagnols. » Je répondais : « Eh bien moi, quand j’étais gamin à Santa Coloma, il y avait des fascistes, donc je pense que cela nous concerne aussi ». 

Depuis douze ou treize ans, Ciudadanos est né et a joué un rôle dans la vie politique en Catalogne. Aujourd’hui, sa version beaucoup plus sauvage et décomplexée qu’est Vox, a obtenu onze députés en défendant des positions particulièrement réactionnaires, au cœur même du Parlement catalan. Le fait que ce parti soit susceptible d’attirer beaucoup de personnes ici en Catalogne doit nous faire prendre conscience que le fascisme nous touche tous, qu’il s’est manifestement introduit dans beaucoup de strates de la société, et pire, parmi les classes populaires. 

LVSL – Quels sont les objectifs que l’indépendantisme estime avoir accompli depuis le début du procés ?  

G. R. – Que l’on parle de nous, déjà. Tout au long de l’histoire, de nombreuses personnes ont eu raison, mais ne sont pas parvenues à faire gagner leurs idées. De mon point de vue, je pense qu’il est raisonnable de vouloir que les conflits se règlent de façon politique, à travers les urnes tout simplement. On peut être contre l’indépendantisme, contre l’autodétermination de la Catalogne, mais si l’on est démocrate, on doit vouloir que la solution se règle par les urnes. Je crois que les personnes de bonne volonté dans ce pays, quel que soit leur vote ou leurs idées, savent que les conflits politiques ne se règlent pas à coups de matraque ou dans les tribunaux. 

Je pense aussi humblement que nous avons réussi, dans la continuité du travail déjà entrepris par Jordi Tardà [prédécesseur de Gabriel Rufián comme porte-parole d’ERC au Congrès des Députés, NDLR] pendant une décennie ici à Madrid, à transmettre durant les cinq dernières années ce doute à la gauche espagnole : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Et s’ils avaient raison ? » Je pense que cela portera ses fruits dans un avenir proche.

Je suis bien conscient du fait qu’il y a beaucoup de gens en Catalogne qui sont indifférents aux symboles, comme l’estelada [drapeau indépendantiste catalan, NDLR], Els Segadors [hymne catalan, NDLR], L’Estaca [chanson de Lluís Llach, associée à la résistance catalaniste pendant le franquisme, NDLR], ou même qui ne parlent pas catalan. Ces personnes sont nombreuses, mais parmi elles, une large part a une sensibilité progressiste, des espoirs de changement.

C’est pourquoi nous essayons de susciter des débats, pas sur ces symboles qui ne touchent sûrement qu’une partie de nos concitoyens, mais sur ce qu’une majorité de gens partage malheureusement, à savoir la précarité, la misère, l’exclusion sociale, la lutte pour le féminisme, la lutte pour l’environnement. 

Je pense que remplir le drapeau d’un contenu, peu importe le drapeau en question, est toujours pertinent, surtout pour la gauche. 

LVSL – Inversement, dans quelle mesure le camp indépendantiste a-t-il échoué, et qu’aurait-il pu améliorer pour faire avancer davantage sa cause ? 

G. R. – Je pense que nous n’étions pas suffisamment conscients de ce que nous avions en face de nous. Je m’appuie sur les réflexions de celles et ceux qui ont mené ce combat en première ligne face à l’État central et qui sont pour cela en prison. Ils ont de ce fait beaucoup plus de temps que nous pour analyser les événements passés, et pour en tirer les leçons. Carme Forcadell par exemple s’est retrouvée en prison uniquement pour avoir permis, en tant que présidente du Parlement, qu’un débat parlementaire ait lieu sur la question de l’indépendance. Le fait que quelqu’un d’aussi respectable que Carme ait été mis en prison devrait en couvrir plus d’un de honte. 

De fait, je suis tout à fait d’accord avec elle lorsqu’elle dit que nous n’étions pas conscients de ce que nous avions en face de nous. Le pouvoir de l’État est énorme, l’impunité de l’État est énorme, la machine médiatique de l’État est immense, si immense qu’il peut parvenir à faire croire que les gentils sont ceux qui utilisent des matraques et les méchants ceux qui utilisent des urnes. Je dois avouer que nous n’en étions pas conscients, du moins à ce point-là.

Dès lors, la réflexion que nous devons mener a pour objet la prise de conscience que la confrontation sans moyens suffisants et avec un rapport de force objectivement désavantageux ne comporte que frustration, car il est voué à l’échec. Nous n’avons pas le choix d’essayer de gagner toujours plus de gens à notre cause. De convaincre encore et de convaincre toujours plus de gens. Je ne connais aucun domaine de la vie ni de la politique dans lequel la volonté d’en faire plus soit mauvais. Alors, celui qui estime qu’être plus nous affaiblit sous-entend par-là qu’il ne veut pas gagner. Ou alors qu’il ne veut pas faire gagner une cause mais qu’il veut gagner de manière sectaire et partisane. Nous, ce que nous voulons par-dessus tout, c’est que la cause gagne.

LVSL – Votre profil semble très singulier dans le catalanisme. Vous avez des origines andalouses et vous avez démarré la politique avec la formation Súmate, qui milite en faveur du vote indépendantiste auprès des catalans hispanophones. Cela prouve que le camp indépendantiste est aussi ouvert à toutes et à tous, et que les gens qui ne sont pas d’origine catalane peuvent aussi partager cette lutte. Pour autant, la population de Catalogne qui provient d’autres régions d’Espagne est un électorat qui apparaît plus favorable aux forces unionistes. Croyez-vous que les partis catalanistes devraient tenter de convaincre plus ces gens-là ? Et si oui, de quelle manière ?

G. R. – Tout d’abord, je voudrais commencer par rectifier quelque chose, ma présence ici n’a rien d’extraordinaire. Tout comme moi, il y a beaucoup de gens en Catalogne, presque la moitié de la population, qui sommes fils ou petits-fils d’Andalous, de Galiciens, d’Estrémègnes, de Castillans, de Canariens, etc. La Catalogne, pour des raisons évidentes, est un mélange de mélanges, et c’est pour moi un motif de fierté.

J’ai cherché à démontrer que les préjugés, l’étiquette qui colle à la peau des indépendantistes, était complètement réductrice et fausse, à savoir l’image d’un monsieur avec un béret catalan, avec la photo de Jordi Pujol [ancien président de la Generalitat de Catalogne, NDLR] et qui danse la sardane [danse catalane traditionnelle, NDLR] tous les samedis et dimanches. C’est comme l’idée que certains Catalans se font des Madrilènes, ou des Espagnols, à savoir des gens qui écoutent Federico Jiménez Losantos [journaliste de droite, NDLR], qui portent une carte du Real Madrid dans leur portefeuille et qui adorent les Sévillanes. Certes, il y en a des comme ça, mais pas tous, bien entendu.

Ensuite, il est vrai que l’indépendantisme comporte une minorité ethniciste, identitaire, y compris avec des positionnements très réactionnaires. Mais c’est une minorité. C’est la même chose avec l’espagnolisme, le nationalisme espagnol. Pour ces personnes, si tes arrière-grands-parents n’étaient pas tous catalans, tu ne peux pas être comme eux. Je pense que dans notre camp, nous qui sommes antifascistes et démocrates avant tout, nous devons montrer que cette minorité existe aussi, et combattre ses arguments. À plusieurs reprises, certaines formations politiques ont fait semblant de ne pas voir ce problème. Il est temps de mettre le sujet sur la table, en insistant sur le caractère politique et démocratique de notre engagement, qui ne peut pas se conjuguer avec une forme quelconque d’ethnicisme. 

Je pense que parmi les gens qui ont voté pour nous lors des dernières élections, une part non négligeable voterait non à l’occasion d’un référendum sur l’autodétermination de la Catalogne. Notamment des gens qui sont émus quand la sélection espagnole gagne une Coupe du monde. C’est l’idiosyncrasie de la cause, aussi du peuple catalan, et je pense que beaucoup de gens en Catalogne sont déçus par la gauche espagnole. 

Je crois que si la table de négociation comporte une nouvelle déception provoquée par la gauche espagnole, beaucoup de gens en Catalogne finiront par voter pour des listes indépendantistes. Pour des raisons idéologiques et non pour des raisons identitaires ou nationalistes, qui sont tout aussi honorables. En effet, beaucoup se diront : «  Je souhaite une rupture, je souhaite un changement, je souhaite une révolution. Quelle meilleure façon de le faire que par l’autodétermination et un vote sur la souveraineté de notre nation ? »

Je crois, par exemple, qu’après un référendum d’autodétermination en Catalogne, un référendum sur la monarchie ou la république en Espagne pourrait avoir lieu. Je veux dire que cela peut être le point de départ de bouleversements souhaitables dans le reste de l’Espagne, et beaucoup d’entre nous le faisons aussi pour ça. Celui qui croit que parce que tu défends le vote d’un statut politique en Catalogne tu es anti-madrilène, anti-galicien, anti-murcien ou anti-espagnol, se trompe terriblement. 

LVSL – On dit souvent que, du fait de son histoire, de son progressisme ou de ses aspirations républicaines, la Catalogne est la communauté autonome la plus « française » d’Espagne. Selon vous, quels sont les principaux liens entre ces deux territoires ?

G. R. – On m’avait dit que les plus francisés étaient les Basques, plus précisément ceux de Guipuzcoa et je peux en témoigner. Peut-être que ces liens peuvent se comprendre déjà en termes de proximité. Par exemple, je viens d’une ville, Santa Coloma de Gramenet, où la Feria d’avril est célébrée depuis 40 ans. J’y suis allé, j’y vais, j’adore ça. Quelqu’un pourrait dire : « Vous ressemblez aux Sévillans ». Je pense qu’en fin de compte, la Catalogne est un pays composé de régions différentes. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui pensent, qui ressentent les choses très différemment. Comme dans le reste de l’Espagne. 

Ce qui est vrai, c’est que je crois que l’arithmétique parlementaire et les possibilités politiques en Catalogne, sans dire que nous sommes meilleurs, sont très différents de ceux du reste du pays. Je peux vous donner un exemple qui parle de lui-même : la droite catalane parle de république. Je pense que rien que cela, c’est déjà une victoire de la part des républicains.

LVSL – Peut-être s’agit-il d’un lien avec la France ?

G. R. – Bien sûr, exactement. Des gens comme Josep Rull, Jordi Turull, Joaquim Forn, qui sont des gens « Convergente » [de l’ancien parti de centre-droit catalaniste Convergència, NDLR], sont idéologiquement très éloignés de nous. Pourtant, je me sens très proche d’eux. Parfois, je me sens plus proche de personnes comme Turull, qui a défendu la cause à laquelle il croit et qui est en prison pour cela, que de certains des grands gourous de la gauche espagnole. C’est donc sociologiquement compliqué à comprendre de l’extérieur, mais j’en suis très fier. 

La Catalogne a aussi d’énormes problèmes, bien sûr, avec des chiffres très élevés en matière d’exclusion sociale. Je crois aussi que nous voulons prendre en charge cette terrible réalité car entre le quotidien et nos rêves, il y a la « réalité ». Vouloir prendre en charge cette réalité, gérer cette réalité, surtout maintenant, ne change rien à l’importance de la cause indépendantiste. Nous ne sommes pas moins indépendantistes, moins républicains ou moins catalans en prenant en charge cette réalité sociale, peut-être même au contraire. Il est sans doute plus simple de continuer à twitter depuis son canapé. Tout le monde le fait et sait le faire. Ce qui est difficile, c’est de vouloir prendre en charge la réalité. Non seulement la gérer, mais aussi la transformer. Sinon, vous devenez un bureaucrate. Je crois que l’exercice de la responsabilité de toute la gauche passe par là, c’est-à-dire en prenant en charge la réalité parce que c’est un mensonge de dire que la droite gère mieux. La droite vole toujours mieux.

LVSL – En France, l’histoire contemporaine de l’État a été étroitement liée au centralisme jacobin, ce qui rend compliqué, pour de nombreux Français, de comprendre la dimension plurinationale de l’État espagnol et les revendications nationalistes des Catalans ou des Basques. Pour certains, le nationalisme catalan représente des valeurs de droite, de l’égoïsme fiscal ou des privilèges économiques. Que répondriez-vous à ces personnes ?

G. R. – Je leur dirais qu’on ne comprendrait pas l’histoire contemporaine de ces quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent, cent-cinquante dernières années, sans les processus d’autodétermination que l’Europe a connus. C’est comme cela. Je ne me considère pas comme un nationaliste, je me considère comme étant un républicain de gauche avant tout. On m’a appris que le droit à l’autodétermination est un principe de base de la gauche. Je respecte beaucoup les nationalismes humanistes qu’il y a eu et qu’il y a. Comparer par exemple la droite ou des positionnements conservateurs qui peuvent aller jusqu’à défendre le Parti populaire indique déjà que nous sommes en train de parler de traditions très distinctes. 

Cela dit, je me rappelle parfaitement la première fois où je suis allé à l’endroit qu’on appelle la Catalogne Nord. On y trouve des communes limitrophes entre la Catalogne et la France où de nombreuses personnes parlent le catalan. Un catalan très déterminé. Je me rappelle que des drapeaux français et catalans flottaient ensemble sur ces places de village. En Espagne, une personne qui se balade avec un drapeau catalan ou basque aurait des ennuis dans bien des villages et villes. Cette personne se ferait traiter de tous les noms. Je crois que l’Espagne n’a jamais bien cohabité avec sa pluralité.

LVSL – Dans le même temps, la répression judiciaire dont ont souffert certains dirigeants indépendantistes catalans a provoqué de la solidarité envers votre camp, y compris en France. Depuis le Congrès des députés, ERC, votre parti, s’allie à d’autres partis territoriaux mais aussi avec des forces de gauche qui se sont prononcées comme étant contre l’indépendance et même contre le référendum. Pensez-vous qu’il est toujours possible de trouver une solution politique pour résoudre la crise territoriale et la question de la Catalogne ? Quelle solution privilégiez-vous ?

G. R. – C’est notre travail. Nous ne parlons pas ou nous ne voulons pas parler avec, dans ce cas précis, le PSOE, parce que nous en sommes tout l’opposé. Nous misons sur cette arithmétique gouvernementale progressiste, la plus progressiste que l’État espagnol puisse offrir en tout cas. Pour nous, c’est une bonne nouvelle que Unidas Podemos puisse être au gouvernement espagnol. J’ai vu, j’ai entendu et j’ai été fier des positionnements très courageux de la part de Pablo Iglesias par exemple. Je dois dire qu’ils ont été beaucoup plus courageux que En Comú Podem, leurs homologues catalans. Je ne le dis pas de gaieté de cœur, j’aurais adoré que ce soit différent mais c’est ainsi. 

Cependant, il est vrai que pour le moment, surtout de la part du PSOE, ce ne sont que des belles paroles que nous avons trouvées. Mais nous faisons ici nôtre le reflet de la gauche souverainiste abertzale [nationaliste basque, NDLR], peu suspecte d’être un traître à la patrie. Je pense que des gens comme Arnaldo Otegui le disent très clairement : il y a une fenêtre d’opportunité. Tout le monde dans ce pays sait, même ceux qui disent être contre le savent, que la solution à la question catalane passe par le dialogue : cette solution doit être politique. Nous n’allons pas disparaître, pas plus évidemment que les centaines de milliers de personnes qui votent pour nos formations politiques.

Cela nous oblige à faire notre travail, à dialoguer et à faire de la politique. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il le dise. Nous sommes tout ouïe. Il est évident que le 1er octobre a été le point de départ de beaucoup de choses, mais pas la fin de quoi que ce soit. La voie à suivre pour l’indépendantisme est celle de la politique.

LVSL – Ces dernières semaines, les négociation pour former un nouveau gouvernement catalan ont été conflictuelles et incertaines au sein de l’alliance indépendantiste classique Junts / ERC / CUP. En fin de compte, ils sont parvenus à un pacte pour éviter de devoir répéter les élections. Cette négociation difficile aurait-elle pu générer des conflits profonds dans le camp indépendantiste ou signifie-t-elle, au contraire, l’opportunité de négocier ou de dialoguer en d’autres termes ?

G. R. – Je me souviens avoir dit à des camarades d’Unidas Podemos que nous étions bien-sûr en cinquième position dans la coalition électorale. Eux étaient en première ou deuxième position. Nous leur avons dit : « Attendez, vous avez encore du chemin à parcourir ».

Nous avons battu la droite. Il est toujours difficile de vaincre quelqu’un qui a eu tant de victoires et qui croit que le pays lui appartient, car c’est difficile à assimiler. Quand je parle de la droite, je fais référence à une partie de Junts, de cette famille, parce qu’il est vrai que nous devons reconnaître qu’il y a beaucoup de sensibilités dans cet espace. Mais il y en a une partie, composée de l’ancienne Convergència, qui a toujours gagné. Je ne dis pas cela comme une critique, mais comme un témoignage du fait que nous avons battu ces personnes et que c’est toujours difficile à assimiler pour elles.

Que cela nous plaise ou non, selon moi, nous devons nous mettre d’accord. Les différences que nous avons avec les traditions qui occupent l’espace de Junts sont énormes, mais c’est aussi l’avenir de la politique, du pacte indépendantiste que nous avons conclu avec ces personnes. J’aimerais aussi que les Comunes [membres d’En Comú Podem, NDLR] entrent dans l’équation, qu’ils soient plus importants. Je suis convaincu que l’avenir de la Catalogne dépend des accords avec eux.

L’accord avec la CUP me semble aussi très important. Je crois que, bien que je sois d’accord avec nombre des positions de la CUP, elle a toujours été un facteur de distorsion de la politique catalane au cours de ces dernières années. Je dis cela avec énormément de respect et d’affection, mais le fait que cela ait changé, qu’ils soient beaucoup plus impliqués dans la construction et dans le parlementarisme catalan, est très positif. Des personnalités comme Mireia Vehí et Albert Botran jouent un rôle très important. Cee sont des parlementaires qui font un travail extraordinaire. Nous devons continuer dans cette voie, c’est-à-dire en nous unissant.

Pour autant, rien ne sera facile parce que nous sommes tous très différents. Je me souviens très bien de débats très animés avec des collègues comme Xavier Domènech [ancien dirigeant d’En Comú Podem, NDLR], avec qui nous nous sommes entretués politiquement, alors que nous entretenons maintenant de très bonnes relations. Je regrette beaucoup de choses parce que nous n’avons pas pu nous comprendre davantage quand il était là, lorsque nous en avions l’occasion. Pendant longtemps, il nous a reproché notre accord avec Junts, et je lui disais d’attendre car pour pouvoir changer les choses, il fallait réaliser des alliances avec des gens très différents, en l’occurrence le PSOE. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes contradictions. L’avenir dépendra de notre capacité à les résoudre, toujours avec le même objectif de faire gagner notre cause et de changer la réalité sociale de la meilleure façon possible. C’est ce à quoi nous travaillons.

Mobilisations massives en Catalogne : retour sur une semaine sous haute tension

Tableau indépendantistes catalans
Tableau inspiré de “Guernica” de Pablo Picasso, dans une manifestation indépendantiste à Barcelone, le 18 octobre 2019. °Léo Rosell

La semaine dernière a été marquée en Catalogne par une série de mobilisations d’une ampleur inédite, déclenchées par l’annonce du verdict de la Cour suprême espagnole à l’encontre des dirigeants indépendantistes qui avaient participé en octobre 2017 à la tentative de sécession catalane. S’en sont suivies des manifestations en apparence spontanées, mais en réalité préparées depuis plusieurs semaines par une organisation secrète baptisée « Tsunami Démocratique ». Le pic de mobilisation a été atteint ce vendredi 18 octobre, jour de grève générale et de convergence à Barcelone de cinq « Marches pour la liberté » qui ont traversé toute la Catalogne à pied pendant trois jours. Mais face à l’absence de solution politique concertée entre Madrid et Barcelone, le mouvement risque bien de rester dans l’impasse, dans l’attente des élections. Retour sur une semaine de tensions.


Le verdict qui a mis le feu aux poudres

Alors que le mouvement indépendantiste est devenu un habitué des mobilisations massives dans les rues de Barcelone ces dernières années, la condamnation à la prison – entre neuf et treize ans de prison – de neuf leaders séparatistes a été le détonateur de cette nouvelle série de troubles entre Barcelone et Madrid. Il n’y aurait donc pas eu rébellion violente mais sédition, selon la Cour suprême espagnole qui a rendu ce lundi le verdict du grand procès contre les neuf dirigeants jugés pour leur implication dans la tentative de sécession de la Catalogne du 1er octobre 2017.

En l’absence de l’ancien président catalan Carles Puigdemont, toujours en exil à Bruxelles et contre lequel la justice espagnole vient d’émettre un nouveau mandat d’arrêt européen et international, c’est Oriol Junqueras, vice-président de la Generalitat à l’époque des faits, qui a écopé de la plus lourde peine, à savoir treize ans pour sédition et malversation. Huit autres indépendantistes ont été condamnés à des peines allant de neuf à douze ans de prison pour sédition, notamment l’ancienne présidente du Parlement catalan Carme Forcadell, les dirigeants des associations indépendantistes ANC et Omnium Cultural, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart.

Ce verdict était attendu avec un mélange d’impatience et de crainte en Catalogne. « Si le verdict n’est pas l’absolution, j’appelle l’ensemble du peuple catalan à manifester pacifiquement », avait lancé quelques jours auparavant le président catalan, Quim Torra.

Coup d’envoi d’une semaine de troubles

Lundi matin, Vincenzo est en cours de sciences politiques, à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. « Aussitôt la notification reçue sur son téléphone, un garçon a crié dans la salle ‘‘Junqueras prend 13 ans !’’ Tout le monde est sorti dans la foulée, et le prof en premier. Ça s’est passé comme ça dans beaucoup de facs. » Pour autant, Vincenzo ne se sent pas concerné par cette lutte. Lui est né au Venezuela, dans une famille italienne. « Au Venezuela, on en a déjà eu assez des manifs, ce n’est pas pour que j’aille à celles-ci alors que cela ne me concerne pas. Mes amis ici ont parfois du mal à le comprendre … »

Dès l’annonce de la sentence, les rues de Barcelone et des grandes villes de la région ont en effet été investies par des rassemblements en apparence spontanés. Un appel à la grève générale a été lancé pour le vendredi suivant par les syndicats séparatistes, tandis que des groupes préparaient déjà le blocage des grands axes routiers et des gares, en soutien à ceux que les indépendantistes présentent comme leurs « prisonniers politiques ».

Très vite, la Place de Catalogne devient l’épicentre de la contestation, avant que celle-ci ne se déporte vers l’aéroport de Barcelone-Le Prat, aux cris de « Tout le monde à l’aéroport ». Plusieurs milliers de personnes s’y rendent et occupent le terminal 1 jusqu’à la nuit, avant d’être délogés par les forces de police, au cours des premières scènes de barricades de la semaine. Au total, 120 vols auront dû être annulés, soit 10% du trafic de l’aéroport affecté.

Le lendemain, rendez-vous était donné à 17h devant la Délégation du gouvernement espagnol à Barcelone, équivalent de la Préfecture, à proximité du Passeig de Gràcia, alors que toutes les routes du secteurs étaient bloquées par des barrages de fortune et autres barricades improvisées par les militants.

Tout au long de la semaine, des scènes d’émeutes ont éclaté à Barcelone, principalement dans le quartier de l’Eixample à proximité de la Délégation espagnole, mais aussi dans les principales villes catalanes, notamment à Gérone, Tarragone et Lérida. De nombreuses images de scènes de guérilla urbaine dans les rues de Barcelone ont fait le tour des réseaux sociaux et des médias, sans que le président catalan, Quim Torra, ne condamne ces faits. Il ne s’est prononcé que tardivement, dans la nuit de mercredi à jeudi, ce qui lui a valu de nombreuses critiques de la part des plus modérés. Dans le même temps, la mairesse de Barcelone, Ada Colau, essuyait les critiques des indépendantistes les plus intransigeants pour avoir renvoyé dos à dos la violence des policiers et celle des manifestants, symbolisant selon ces derniers une énième trahison.

Enfin, l’atmosphère des cinq « Marches pour la liberté » lancées mercredi était davantage festive et bon enfant. Parties de Tarragone, Tàrrega, Berga, Vic et Gérone, ces cinq « colonnes », comme on les nomme ici, devaient converger vendredi dans l’après-midi à Barcelone, pour rejoindre la mobilisation massive coïncidant avec la grève générale.

Un « Tsunami démocratique » ?

L’annonce du verdict n’était pourtant pas une surprise. La Cour suprême avait déjà laissé fuiter la sentence quelques jours auparavant, peut-être « dans l’espoir que cela préparerait l’opinion et que cela pourrait réduire la mobilisation une fois le verdict rendu » estime Gemma Ubasart, professeure de sciences politiques à l’université de Gérone.

Malgré l’apparence de spontanéité et d’improvisation qui semblait émaner des actions de lundi, tout cela avait été bien préparé, et ce depuis plusieurs semaines par l’organisation « Tsunami démocratique », un mouvement clandestin fondé début septembre contre « la répression de l’État ».

Ses partisans se réclament notamment du mouvement de contestation de Hong-Kong, n’ont pas de leader officiel et surtout sont omniprésents sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter et Instagram ou bien à travers le service de messagerie cryptée Telegram, sur lequel le mouvement compte déjà plus de 350 000 abonnés.

Préoccupé par la situation, le ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a annoncé l’envoi d’un millier de policiers supplémentaires pour venir en renfort des 2 000 agents anti-émeutes qui étaient déjà sur place et des Mossos d’esquadra. Il a également déclaré que les services de renseignement travaillaient afin de « démasquer les responsables de Tsunami democràtic ».

Vendredi 18 octobre, apogée de la protestation

Alors qu’elle avait été la veille le lieu de violents affrontements, l’avenue chic de Passeig de Gràcia a été noyée vendredi sous une marée humaine jaune, rouge et bleu, les couleurs du drapeau indépendantiste. Selon la police municipale, 525 000 personnes ont participé à cette manifestation dans une ambiance festive, et jusqu’à 2,5 millions de personnes dans toute la Catalogne selon les organisateurs. Symbole de cette atmosphère bon enfant de l’après-midi, l’arrivée des Marches pour la liberté, dont les images aériennes ont été largement partagées sur les réseaux sociaux.

Après cette première manifestation pacifique, la tension est montée tout au long de la soirée, alors que des indépendantistes radicaux dressaient des barricades. Sur les coups de 23 heures, la police a même sorti pour la première fois un canon à eau, chose inédite à Barcelone. Les policiers ont tiré des balles en caoutchouc et lancé du gaz lacrymogène, auxquels répondaient des jets de pierre et des vitrines brisées. « J’ai 26 ans et je n’ai jamais rien vu de pareil à Barcelone. Je n’ai jamais vu tant de disproportion », raconte Joan.

« Fascistes » contre « terroristes » : une radicalisation des deux camps

Il faut dire que ce verdict intervient dans un contexte de radicalisation des deux camps depuis l’échec de la tentative de sécession d’octobre 2017. Sur les réseaux sociaux aussi bien que dans la rue, les militants indépendantistes et unionistes rivalisent d’insultes, se traitant réciproquement de « terroristes » et de « fascistes ». Révélateur de cette polarisation de l’opinion catalane, le hashtag #SpainIsAFascistState a fait partie des principales tendances sur Twitter durant toute la semaine.

Marina, qui étudie les relations internationales à Barcelone mais qui est d’origine basque, regrette cette radicalisation des deux bords : « C’est absurde ! De nombreux jeunes disent subir le fascisme de l’État espagnol, alors qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je respecte les personnes qui ont vécu sous le franquisme et qui veulent être indépendantes, mais je trouve justement irrespectueux pour elles que des étudiants qui ne l’ont pas vécu, qui sont nés vingt ans après la mort de Franco, se permettent ce genre de comparaisons malhonnêtes … »

Deux ans après le référendum, la pression était pourtant retombée dans un contexte où une partie de la population catalane semblait lassée par l’absence de solution politique au conflit. Selon Gemma Ubasart, le camp indépendantiste est toujours aussi divisé : « Beaucoup ont le sentiment d’être face à une impasse, la voie de la confrontation choisie par les indépendantistes n’ayant pas abouti ; ils constatent aussi que la question de l’indépendance a occulté le reste de l’agenda politique. »

Un certain nombre de critiques s’adressent également à ERC, le parti de la Gauche républicaine catalane qui est historiquement lié au nationalisme catalan, et qui est devenu le principal parti indépendantiste au Parlament. Cette formation, dont est issu un grand nombre des « prisonniers politiques » catalans tel Oriol Junqueras, est ainsi accusée par certains indépendantistes d’avoir trop lissé sa ligne, et de ne plus souhaiter une déclaration unilatérale de séparation vis-à-vis de l’Espagne.

Hernán travaille dans un organisme autonome de la Mairie de Barcelone. Arrivé du Chili il y a une quinzaine d’années, il fait partie de ces « Catalans d’adoption » qui ont embrassé la cause catalaniste. Très critique envers la position d’Ada Colau vis-à-vis de l’indépendance de la Catalogne, cet électeur de ERC reste justement dubitatif face à ce qu’il assimile à un « tournant dû à l’emprisonnement de leurs leaders. Certes, cela peut se comprendre, mais pour certains ‘‘indepes’’ (indépendantistes, NDLR), on ne peut plus attendre d’eux une véritable confrontation au pouvoir de Madrid ». C’est pourquoi il ne sait toujours pas quel bulletin de vote il glissera dans l’urne lors des prochaines élections, son choix vacillant entre ERC et la CUP, parti d’extrême-gauche dont la position sur l’indépendance de la Catalogne est plus radicale.

Symbole à la fois de ce tournant d’ERC vers un dialogue avec Madrid et de la radicalisation de certains indépendantistes, Gabriel Rufian, porte-parole d’ERC au Congrès, a été copieusement hué à proximité d’Arc de Triomf ce samedi.

Surtout, cette semaine a montré l’émergence dans le mouvement indépendantiste longtemps caractérisé par son pacifisme et son refus de la violence, d’une frange de plus en plus radicale, qui pointe du doigt l’immobilisme de la situation face à l’absence de solutions politiques et démocratiques négociées entre Madrid et Barcelone. Ces manifestants, dont l’allure et la rhétorique sont semblables à celles des black-blocks, justifient le recours à la violence par l’inefficacité des manifestations pacifiques de ces dernières années et des actions de désobéissance civile, qui n’ont pu faire aboutir à l’indépendance souhaitée.

Dans ce contexte, les autonomistes modérés ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix. C’est notamment le cas d’Irene. Très attachée à la culture et à l’autonomie de la région, cette Catalane d’origine andalouse n’envisage toutefois pas une Catalogne indépendante vis-à-vis de l’Espagne. « En plus, le risque d’une sortie de l’Union européenne en cas d’indépendance est réel », déplore-t-elle, avant d’ajouter que cette situation l’« attriste beaucoup ».

Un avenir toujours aussi incertain

Il demeure très compliqué de prévoir la suite des événements. De son côté, le président de la Catalogne Quim Torra a proposé jeudi dernier un nouveau référendum : « Si, pour avoir installé des urnes, ils nous condamnent à cent ans de prison, la réponse est claire : il faudra ressortir les urnes pour l’autodétermination », a-t-il en effet déclaré devant le Parlement.

L’organisation « Tsunami démocratique » a quant à elle déclaré samedi dans un tweet son espoir qu’un dialogue s’organise entre Madrid et Barcelone, tout en appelant la communauté internationale à se positionner en faveur de la cause des indépendantistes.

La campagne électorale pour les élections générales du 10 novembre est d’ores-et-déjà perturbée par la question catalane. À une vingtaine de jours des élections, le choix des électeurs demeure incertain, et le taux d’abstention risque d’être très élevé, étant donné qu’il s’agit du quatrième scrutin national en quatre ans. En Catalogne, le camp des indépendantistes et celui des unionistes sont relativement stables à l’échelle régionale, tandis qu’à l’échelle nationale, le verdict fragilise Pedro Sánchez, parvenu au pouvoir l’an dernier grâce à une motion de censure soutenue par Podemos et les partis nationalistes.

Selon les derniers sondages, l’avance du PSOE diminuerait considérablement au profit du PP, tandis que les candidatures de Podemos et de Más Madrid, plus enclines à trouver une solution politique concertée avec les nationalistes, ne décollent pas. Enfin, le parti d’extrême-droite Vox reste en embuscade, face à l’effondrement de Ciudadanos.

Les images des violences policières risquent fort de ternir son image auprès des Espagnols progressistes qui, sans être pour l’indépendance, jugent sévèrement la répression politique et judiciaire du mouvement, comme en témoignent des rassemblements en soutien à Madrid, Valence ou encore San Sebastian. À Barcelone même, durant les mobilisations, des drapeaux républicains se mêlent aux drapeaux indépendantistes qui inondent les rues.

Dans le même temps, le gouvernement central devra se soucier de ne pas donner pour autant le sentiment d’une perte de contrôle de la situation, au risque de profiter à des formations tenant un discours plus ferme face aux séparatistes catalans. « Maintenant que la sentence a été prononcée, une nouvelle étape s’ouvre » dans laquelle « l’objectif ne peut être que le rétablissement de la coexistence en Catalogne », avait notamment déclaré Pedro Sánchez lors d’une allocution télévisée très commentée après l’annonce du verdict.

Une annonce qui semblait refermer la porte d’une solution politique capable de répondre aux attentes des indépendantistes. Dans ce contexte de concurrence électorale, le chef du gouvernement a ainsi durci le ton sur la question catalane, allant jusqu’à évoquer des mesures extraordinaires, comme la suspension de l’autonomie de la région avec l’application de l’article 155 de la constitution.

Pour Gemma Ubasart, « Pedro Sanchez fait un pari risqué. C’est la première fois que le PSOE ne privilégie pas la question sociale dans une campagne électorale. Or, jusqu’à présent, mobiliser la question nationale en Espagne a surtout profité à la droite. » Une position qui ne devrait pas apaiser la situation en Catalogne, en attendant les résultats des élections du 10 novembre.

Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

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©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

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Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.