La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

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Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.

Quand Erdogan et l’AKP étendent leurs réseaux d’influence en Europe

La Turquie du président Erdogan épouse un discours néo-ottomaniste, nourri par un roman national et par une volonté de prendre un certain leadership sur le monde musulman. En Europe, cela passe par une stratégie d’influence politique, qui cherche à s’appuyer – pas toujours avec succès – sur les diasporas turques et les populations musulmanes afin de peser sur les débats européens qui concernent Ankara. Décryptage.


 

La Turquie d’Erdogan est engagée dans une dérive islamiste et nationaliste. Celle-ci est apparue de plus en plus claire après les manifestations du parc Gezi, en réponse à la rupture par l’AKP (le parti au pouvoir) de l’alliance que Recep Tayyip Erdogan avait conclu avec les libéraux contre les généraux autoritaires et laïcs. Fin 2013, c’est avec le mouvement islamiste Gulen que Erdogan rompt les liens, avant d’épurer les réseaux gülenistes. Enfin, en 2015, la Turquie met fin aux négociations de paix avec le PKK, avant de reprendre la guerre avec les Kurdes, marquée notamment par les massacres de Cizre et par la quasi-interdiction du parti de gauche alternative pro-kurde HDP, qui subit une répression féroce. Depuis, Erdogan a coopté l’aile ultranationaliste voire néofasciste des kémalistes laïques (le MHP et les loups gris) et renforce un pouvoir de plus en plus total sur la Turquie. De plus, il intervient en Syrie contre les YPG kurdes qui ont combattu l’Etat islamique au nom d’un projet de transformation sociale, écologique et féministe. Dans ce contexte, la Turquie connait une dérive islamo-nationaliste croissante, allant jusqu’à encourager des enfants à « mourir en martyr pour la Turquie ».

L’évolution de la Turquie se traduit aussi dans ses relations avec ses alliés occidentaux, et surtout avec les pays de l’Union européenne. Pour soutenir sa vision géopolitique, Ankara tente de produire un discours idéologique à destination des populations d’origine turque et/ou musulmanes dans des pays européens. Un discours islamiste, nationaliste mais aussi néo-ottomaniste. Il insiste sur le fait que la Turquie est le « pays phare » de l’islam, le défenseur des musulmans dans le monde, en position de leadership. Ankara a ainsi réagi fortement à l’épuration ethnique des Rohingyas en Birmanie, à travers l’intervention des organisations humanitaires gouvernementales turques. De quoi permettre à la Turquie de marquer des points auprès d’une opinion publique musulmane concernée par le sort des Rohingyas. Erdogan a aussi accueilli le sommet de l’Organisation de la coopération islamique, et a condamné la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Enfin, la Turquie met en avant son accueil des réfugiés syriens, en contraste supposé avec les pays de l’UE (en passant opportunément sous silence le fait que la Turquie accueille les réfugiés sunnites mais persécute celles et ceux qui sont chrétiens, yézidis et alaouites ; ou encore le fait que les réfugiés sunnites permettent à la Turquie d’implanter des populations présumées plus fidèles à Erdogan dans les zones kurdes).

Quête de leadership

Un tel discours se traduit aussi par un néo-ottomanisme virulent, le « nouveau sultan » Erdogan multipliant les accrochages frontaliers avec la Bulgarie et la Grèce, expliquant que le traité de Lausanne doit être révisé et prétendant que Bakou ou Sarajevo (Azerbaïdjan et Bosnie) sont des « capitales sœurs » de la Turquie. Erdogan se bâtit un récit national d’une Turquie puissante et phare de l’islam, qui aurait été colonisée par les Occidentaux, et présente l’ancienne élite politique turque comme « colonisée par l’Occident ». Dans ce contexte, le retour à un prétendu nouvel Empire ottoman est présenté comme une lutte décoloniale permettant l’affirmation de l’islam face à un Occident vu à la fois comme « libertaire-décadent » et en croisade contre l’islam (Erdogan ayant qualifié les YPG de « croisés »).

Enfin, l’ultranationalisme passe par un négationnisme du génocide arménien. Celui-ci est non seulement systématiquement nié, mais présenté comme une tactique des Occidentaux pour attiser la haine des Turcs et des musulmans tout en leur permettant de justifier leur colonialisme. Ainsi, Erdogan parle volontiers de « génocide » en Algérie par la France, mais prétend que le vote par l’Assemblée nationale de la reconnaissance du génocide arménien sert à attiser la haine des musulmans et des Turcs. Des accusations semblables ont été formulées quand les parlements néerlandais ou allemands ont reconnu le génocide arménien.

Cette matrice idéologique a été utilisée par la Turquie pour promouvoir son influence politique auprès des pays de l’UE. D’abord par l’entrisme de personnes formées dans des associations liées au gouvernement turc, dans des partis politiques classiques européens. Le Cojep, ONG liée à l’AKP, a par exemple placé des militants sur les listes socialistes, écologistes et UMP en 2008 aux municipales de Strasbourg. Or, après la reconnaissance du génocide arménien, ces militants turcs ont quitté leurs partis pour lancer des partis communautaristes turcs. Comme en Bulgarie. Traditionnellement, le parti de l’importante minorité turque y était le mouvement des droits et des libertés (MDL), qui pèsait environ 15% des voix. En 2013, Lyutfi Mestan, son président, a pris position en faveur de la Turquie quand celle-ci a abattu un avion russe. Il a alors été exclu du parti, qui a subi une crise interne. Mestan a en réaction fondé le Parti des démocrates pour la responsabilité, la liberté et la tolérance sur une ligne pro-Erdogan et avec un soutien ouvert de la presse turque gouvernementale. Le parti de Mestan n’a certes fait que 3% des voix, mais a fait passer le MDL de 15 à 8 %.

Les Pays-Bas, laboratoire des réseaux turcs de l’AKP

Tunahan Kuzu, président du DENK © WikiCommons

Le même phénomène d’exclusion après entrisme s’est vu dans deux autres pays. En France, après les événements du parc Gezi, les élus liés au Cojep ont fondé le parti Egalité et Justice. Marginal, il a tout de même réussi à présenter des candidats dans cinquante circonscriptions et à avoir des résultats non négligeables dans des zones avec une forte population originaire de Turquie. Mais ce sont les Pays-Bas qui sont l’exemple le plus frappant d’une telle influence de partis liés à la Turquie. En effet, deux élus du parti travailliste d’origine turque le quittent en 2014, critiquant la politique d’intégration de leur parti vue comme trop à droite. Ils fondent le parti DENK sur une ligne islamiste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. Aux élections de 2017, le DENK obtient 2,1% des voix et trois députés. Un tel score, bien que marginal, montre que DENK a non seulement obtenu des voix de Néerlandais originaires de Turquie mais aussi de musulmans non-turcs néerlandais. Depuis, DENK a renforcé son positionnement islamiste en votant contre la reconnaissance du génocide arménien ou contre l’appel à libérer le président d’Amnesty International Turquie. Il a davantage percé lors des élections municipales en obtenant des sièges dans treize villes dont trois à Amsterdam et quatre à Rotterdam.

La Turquie tente ainsi de créer un réseau européen de partis liés à l’AKP et pouvant défendre ses orientations, tout en essayant d’attirer plus largement sur une ligne communautariste et réactionnaire sur les questions sociales. Une stratégie qui peut inquiéter. La gauche de transformation sociale propose une politique de rupture avec Erdogan et de soutien à la lutte du peuple kurde. Ceci pourrait pousser la Turquie à intensifier sa stratégie d’influence en réaction, si une telle gauche arrive au pouvoir et mène une politique anti-AKP. Un bon exemple d’une telle stratégie ? Les déclarations virulentes des dirigeants turcs à la proposition française d’une médiation entre la Turquie et le Rojava kurde. Le vice-premier ministre Bekir Bozdag a ainsi écrit sur son compte Twitter : « Ceux qui s’engagent dans la coopération et la solidarité avec les groupes terroristes contre la Turquie (…) risquent de devenir, tout comme les terroristes, une cible de la Turquie ». La menace a le mérite d’être claire.

Augustin Herbet.

Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017

Purge universitaire en Turquie : les professeurs dans le viseur judiciaire

Ce 5 décembre 2017 cinq professeurs rattachés à l’université de Galatasaray, en Turquie (Hakan Yücel, Tuba Akincilar, Basak Demir, Asli Didem Danis Senyuz et Omer Aygün) seront jugés pour avoir signé une pétition pour la paix. C’est en tout dix-neuf professeurs qui passeront au tribunal lors de ce mois de décembre. Ce procès témoigne de la situation difficile des universitaires, jugulés dans leur tentative de dénonciation du pouvoir.


« Nous ne serons pas complices de ce crime ». Telle est la pétition qui engagea la répression des universitaires turcs depuis janvier 2016. Le groupe nommé « Barış İçin Akademisyenler » (BAK, Universitaires pour la paix) s’est formé en 2012 sous l’impulsion de plusieurs chercheurs et chercheuses de toute la Turquie. Il a pour but de défendre les droits humains et milite pour les droits des prisonniers et des Kurdes. La pétition, regroupant 1128 signataires, dénonçait les horreurs des massacres sur les Kurdes de Diyarbakir. Mais le lendemain de la virulente pétition à l’encontre du président Erdoğan une attaque terroriste a fait treize morts à Istanbul. Lors de son discours le président s’en prend directement aux signataires de pétition : « La trahison de ces pseudo-intellectuels, qui portent la carte d’identité fournie par cet Etat, et de plus perçoivent majoritairement leurs salaires de l’Etat, et qui vivent dans un niveau de prospérité bien au-dessus des moyens du pays. »

Ce sera au tour des proches du parti du pouvoir AKP (Adalet Ve Kalkinma Partisi, parti de la justice et développement) et de la droite radicale de les accuser. Cette attaque médiatique vise à la stigmatisation de ces chercheurs, qui pour un certain nombre, ont témoigné leur soutien au parti adverse de gauche HDP (Halkarin Demokratik Partisi, Parti démocrate des peuples) lors des élections législatives. Outre l’engagement du parti en faveur d’un processus de paix dans les zones kurdes, l’attaque envers les universitaires est le moyen d’assurer la réforme économique visant à en finir avec le statut de fonctionnaire à vie pour un statut contractuel à durée limitée. Quelques jours après le discours du président ce sont vingt et un signataires qui sont arrêtés pour « propagande terroriste ». Par la suite, la tentative de putsch du 15 juillet 2016 va encore permettre au pouvoir de raffermir sa politique.

Dans un entretien à la revue Mouvements, Ayşen Uysal, chercheuse en science politique à l’Université Dokuz Eylül d’Izmir, explique que l’enceinte universitaire n’est plus un lieu sûr. Les étudiants de droite radicale ont posté les photos des professeurs concernés sur des sites internet et dans des journaux. Cette ambiance délétère pousse des étudiants bienveillants à l’accompagner lors de ses déplacements dans l’université par crainte d’attaques. Un véritable traumatisme ressort de cet entretien. L’impression d’un étau politique et judiciaire se resserrant sur soi à mesure que tous les collègues engagés lors des législatives sont perquisitionnés, arrêtés, incarcérés. Pour beaucoup de ces universitaires les nuits sont devenues des longs moments d’attente où l’on reste éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour prévenir de l’arrivée de la police.

Malgré les premières attaques, une partie des signataires se sont réunis deux mois après pour réaffirmer leur conviction et leur adhésion à la pétition. Le lendemain, les quatre chercheurs ayant lu la lettre en public sont emprisonnés. Le pouvoir fait preuve de réactivité face à toute velléité de contestation. Cependant, le 12 janvier 2016, quand Erdoğan attaque la pétition pour la paix, le nombre de signataires passe de 1128 à 2212.

L’aide internationale

Face à la force étatique le réseau international devient un relais de la contestation. Chaque universitaire joue de ses relations à l’étranger pour rendre compte de la situation. L’essor que prend la pétition devient crédible à l’international. La première conférence internationale du groupe a eu lieu le 18 janvier en France à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont certains professeurs sont membres comme Hakan Yücel. Cela a permis de mettre en relation divers chercheurs du monde entier qui ont témoigné leur soutien. Une autre conférence est organisée en mars et cette fois-ci avec des visioconférences de professeurs de Turquie, des Etats-Unis, d’Allemagne et d’Angleterre. Le CISUP (Comité International de Solidarité des Universitaires pour la Paix) est formé à l’occasion et tente de soutenir les accusés lors des procès. La BAK a vu naître des noyaux d’organisation dans d’autres pays : BAK Fransa, BAK Almanya, Bak Ingiltere.

Ces filiales, ainsi que ces diverses universités de Turquie, tentent d’alimenter une caisse de solidarité pour financer les déplacements et les conférences des chercheurs mais également pour venir en aide aux chercheurs limogés qui n’ont plus de revenus. Néanmoins cette aide reste minime et précaire. Le licenciement des professeurs a pris de l’ampleur avec la tentative de coup d’Etat. On s’aperçoit alors qu’il y a deux manières de renvoyer les professeurs. Soit de manière directe par un décret qui les prive par la suite de droits sociaux fondamentaux et même du passeport, soit de manière indirecte avec une pression forte qui les pousse à prendre leur retraite pour garder leurs droits sociaux.

Au mois de février 2017 on totalise 330 universitaires limogés de leur fonction, la moitié ayant signé la pétition en question. Nul doute que le silence de l’Europe s’explique par les tractations avec le gouvernement concernant les réfugiés et leur maintien en dehors de la zone européenne.

Vincent BENEDETTO

 

Sources :
« Continuer la lutte en exil ou rester en Turquie ? Entretien avec Aysen Uysal et
Selim Eskiizmirliler », Mouvements 2017/2 (n° 90), p. 82-91.
DOI 10.3917/mouv.090.0082
https://barisicinakademisyenler.net/node/427
https://www.youcaring.com/academicsforpeaceinturkey-763983
http://www.telerama.fr/idees/gardes-a-vue-d-universitaires-turcs-Erdoğan-s-emballe-l-europe-se-tait,136925.php