« Le féminisme doit se réapproprier l’État » – Entretien avec Luciana Cadahia

Luciana Cadahia est une des philosophes latino-américaines les plus en vue. Ses travaux sur le féminisme, le républicanisme et le populisme ont fini par lui attirer les foudres de l’Université Pontifica Javeriana de Bogotá à l’occasion du retour au pouvoir de l’extrême droite. Nos partenaires de La Trivial l’ont rencontrée et se sont longuement entretenus avec elle. Traduction réalisée par Marie Miqueu.


 

Q – En mai dernier, la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotá vous a licenciée, sans raison académique apparente, malgré un parcours extraordinaire de recherches et de publications. Comment cette situation s’est-elle produite et pour quelles raisons ? Selon vous, est-ce l’Université Javeriana qui a pris cette décision ?

Luciana Cadahia – J’ai été renvoyée de l’Université sans motif valable. Malgré des lettres de soutien nationales et internationales, je n’ai jamais reçu de réponse de l’institution. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’entreprendre une tutela – une procédure légale qui existe en Colombie – où j’ai démontré qu’ils étaient en train de violer les droits fondamentaux de liberté académique, de liberté de penser et d’égalité entre les sexes. Mes positions politiques et mes positions critiques face à l’inégalité entre les sexes – 80% des professeurs de ma faculté sont des hommes – ont mis les autorités de la faculté mal à l’aise et ont décidé de me renvoyer sans plus attendre. Jusqu’à présent, ma demande de tutela a été accueillie favorablement et l’Université a été contrainte de me réintégrer. Toutefois, il reste à voir ce que le juge de deuxième instance et la Cour constitutionnelle décidera.

Q – En ce qui concerne la masculinisation de l’université, s’agit-il d’une dynamique structurelle des centres de production académique ?

L.C. – Oui, grâce à ce qui m’est arrivé, j’ai eu connaissance de nombreux cas qui n’ont pas été révélés et d’autres qui ont été très bien accueillis, comme celui de Carolina Sanín, écrivaine et essayiste très importante en Colombie, avec une notoriété publique et très critique sur le rôle de la droite et la misogynie structurelle en Colombie, et elle a été licenciée dans des circonstances très similaires aux miennes.

Q – Ce qui semble être une sorte de subordination politique de l’Université Javeriana. Est-ce exceptionnel ou, au contraire, peut-on l’extrapoler à l’ensemble de la Colombie et de l’Amérique latine ? Sommes-nous confrontés à une attaque conservatrice contre les espaces de production intellectuelle progressistes ?

L.C. – Nous assistons à une tension très aiguë entre le courant progressiste et l’extrême droite en Amérique latine. Dans des pays comme la Colombie ou le Brésil, les triomphes de l’uribisme et de Bolsonaro mettent en péril la vie universitaire et politique du pays. Ce sont des formes fascistes et réactionnaires de gouvernement, soutenues par Trump aux États-Unis.

Q – C’est une situation paradoxale qu’avec une telle montée du féminisme dans le monde, les universités reproduisent des logiques machistes : comment transférer l’impulsion féministe à l’université ?

L.C. – Je pense qu’en ce moment, il y a une tension très étrange. Le retour de l’extrême droite en Colombie signifie un renversement de l’ensemble des programmes de genre qui ont été établis dans les universités. Mais il est également vrai qu’il s’agit d’un problème académique mondial, du moins dans les facultés de philosophie. Sans aller plus loin, en Espagne, il y a aussi une grande prédominance des hommes. Je crois qu’en dépit de tous les efforts, il s’agit d’une question structurelle qui reste très difficile à transformer.

P. – Pour changer de thème, il est dit traditionnellement que tout grand intellectuel a été élevé sur des épaules de géants pour se former intellectuellement. En ce sens, qui sont les auteurs qui marquent votre façon de penser la politique ?

L.C. – En tant qu’étudiante de philosophie, j’appartiens à une génération qui, pour une raison ou une autre, avait stigmatisé la modernité et croyait que la lecture des auteurs contemporains était la clé pour repenser la transformation sociale. Je me suis donc réfugiée dans ce qu’on appelle le post-structuralisme français : Foucault, Derrida, Deleuze, Butler… Mais à un certain moment, dans un enchaînement de circonstances, j’ai suivi un cours avec Felix Duque où nous avons vu Hegel et c’est en ayant l’opportunité de travailler Hegel d’une manière rigoureuse que j’ai réalisé que la modernité a beaucoup à dire. J’avais reproduit un schéma de pensée sans réfléchir, car on disait que la modernité avait généré les conditions de l’oppression actuelle de la société. J’avais rejeté la pensée moderne et l’avais considérée comme une pensée totalitaire, patriarcale, etc. Quand je commence à lire Hegel, quand je vois les possibilités qu’il y a dans la dialectique et quand je découvre toute cette atmosphère intellectuelle de la modernité, surtout de l’idéalisme allemand, cela devient un casse-tête parce que dans la modernité il y a des projets tronqués, des façons de penser qui nous donnent de nombreux outils pour continuer à exiger la transformation au niveau esthétique et politique.

Dernièrement, je me suis intéressée à des auteurs latino-américains et italiens des années 1930, comme Mariátegui, Gramsci, Benjamin, De Martino. J’essaie de croiser leurs pensées car elles permettent de réfléchir à ce qui est populaire face à une menace fasciste. Je suis aussi obnubilée par l’idée du féminin et il y a des auteures, et des auteurs, qui me semblent être des acteurs clés comme Malabou, Derrida, Butler, Mouffe, Lacan et Laclau pour réfléchir à la question de la figure féminine, et au rôle du désir et de la pensée dans le féminin.

P. – En parlant de Hegel, à l’époque il générait des controverses amères entre Laclau et Žižek, motivées par le débat autour de la négativité dialectique, mais à partir de coordonnées contemporaines. Pourquoi considérez-vous cet élément central et quelles conséquences pensez-vous qu’il a pour penser le populisme comme une manière d’articuler la politique ?

L.C. – Dans le livre collectif A contracorriente : materiales para una teoría renovada del populismo (Université Javeriana, 2019), je reprends ce débat entre Žižek et Laclau, en citant de manière critique les deux auteurs. Žižek, à travers la logique hégélienne du maître et de l’esclave, critique la manière dont Laclau construit l’idée d’antagonisme, en établissant une distinction entre nous (ceux d’en bas) et ceux d’en haut. Et il le fait parce qu’il considère que ce dehors (eux) fonctionne comme une projection du désir de l’esclave qui ne veut pas prendre en charge son blocage. Il me semble que cette conception peut être critiquée avec les mêmes armes que Žižek propose. Ce mouvement vers l’auto-négativité de Žižek court le risque d’un repli qui, selon les mots de Hegel, « se satisfait soi-même dans son activité ». De plus, si nous continuons dans la lignée du maître et de l’esclave, après la découverte du sujet dans la solitude (cette malheureuse conscience à laquelle parvient Žižek), apparaissent la vie éthique, le monde. C’est-à-dire que le sujet qui se satisfait est aussi un masque de plus qui tombe dans la phénoménologie de l’esprit. En ce sens, je me distancie de Žižek parce que je crois que le mécanisme par lequel un nous et un eux sont produits, suivant le chemin de Laclau, est opérationnel. Cependant, il me semble que Laclau rejette très vite la dialectique pour penser cette opération, pour penser ce nous et ce eux. Et je crois sincèrement que d’un point de vue dialectique, cela devient beaucoup plus riche. Et là, je reprends Žižek et la dialectique, pour radicaliser cette relation entre nous et eux.

P. – D’ailleurs, dans le livre vous débattez avec Laclau de la récupération de la négativité dialectique…

L.C. – Je valorise positivement le fait que Laclau s’inscrive dans cette tradition qui consiste à réactiver l’antagonisme, à raviver le problème de la négativité. Le problème c’est que Laclau refuse l’idée de médiations et préfère le terme d’articulations. Et il le fait parce qu’il croit que la médiation favorise un enfermement totalitaire postérieur, dans le sens que la médiation serait un dépassement de cet antagonisme constitutif, une positivité supérieure et c’est pour cela que Laclau préfère le terme articulation. Laclau se trompe dans sa manière d’interpréter la médiation, elle correspond à la notion conventionnelle de la dialectique et non pas à celle en jeu dans la science de la logique. Chez Hegel il n’y a pas de positivité supérieure. Tout dépend de la manière de penser le terme aughebung. Ici je suis dans la continuité de mon maître Duque qui m’a appris à toujours voir dans ce terme quelque chose qui se conserve et qui s’annule en même temps. C’est pour cela qu’il me semblait que la notion d’articulation, le terme alternatif par lequel Laclau essaie de s’éloigner de la médiation, ressemble au terme de médiation au sens rigoureux hégélien. Il permet à la fois d’explorer mieux le problème du jeu de la contingence et de la nécessité, à partir des sédimentations historiques.

P. – Dans la conférence de présentation de El circulo mágico del Estado (Lengua de Trapo, 2019), qui vient d’être publié, vous commentiez combien il était problématique d’abandonner l’avant-gardisme. Pourquoi vous semble-t-il important de sauver de manière critique cette catégorie ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec les débats que vous soulignez dans votre livre entre Mariátegui, Gramsci y De Martino?

L.C. – De Martino permet, de même que Gramsci et Mariátegui, de réfléchir au problème de l’archaïque comme une impossibilité constitutive du populaire, du féminin, etc. D’un autre côté, il est intéressant de repenser l’idée de l’avant-gardisme. Je joue entre l’archaïque et l’avant-gardisme, où je problématise l’idée qu’il s’agirait de deux choses opposées : dans le sens où l’archaïque serait la tradition, ce qui reste, et l’avant-gardisme serait la rupture constante. Ainsi, le problème n’est pas tant l’avant-gardisme mais comment nous avons fini par interpréter l’avant-gardisme. Nous avons une lecture trop jacobine, pour reprendre Mouffe et Laclau, dans le sens où nous considérons l’avant-gardisme comme une rupture totale et constante des choses. C’est une lecture qui s’est imposée en Europe mais qui a toujours été davantage problématisée en Amérique latine.

En Amérique latine, un travail plus rigoureux a été fait et il nous permet de comprendre l’avant-gardisme comme une forme de travailler ce que l’on appelle l’archaïque. Ici, des avant-gardistes du début du vingtième siècle comme Gamaliel Churata, Mariátegui, Arguedas, De la Cuadra, Borges, Palacio sont des auteurs clefs pour essayer de comprendre ce que j’essaie d’expliquer ici très rapidement. C’est vraiment dommage que l’on soit encore dans ce colonialisme épistémologique où ces auteurs ne sont utilisés que pour travailler au niveau local et non pas reconnus comme des auteurs classiques comme les autres. Ce serait une grande contribution. Il y a même des auteurs européens comme Hugo Ball, dans La fuite hors du temps qui aide à penser l’avant-gardisme dans ce sens.

C’est pour cela que je m’éloigne de Rancière (qui rejette rapidement l’avant-gardisme) et je m’appuie sur la tradition latino-américaine pour penser que l’avant-gardisme n’est pas ce qui a des longueurs d’avance mais, comme le dit Jorge Alemán, ce qui est excentrique, qui crée des centres dans d’autres lieux, grâce à cette capacité à réinventer le passé et de le travailler de cette manière.

P. – Diriez-vous que la révolution haïtienne et les Jacobins noirs seraient la représentation dans l’inconscient collectif de ce républicanisme plébéien ?

L.C. – Bien sûr, c’est pourquoi il me semble que parfois le discours décolonial de récupération de la culture noire d’un point de vue ancestral fait abstraction de toute l’expérience républicaine qu’elle a eue, à partir de la révolution en Haïti, qui s’est ensuite répandue dans les Caraïbes et en Amérique latine. Des auteurs comme James Sanders, Valeria Coronel ou José Figueroa travaillent très bien ce sujet car c’est un aspect plus historique. En effet, il y a toute une expérience de républicanisme noir, opérant dans les Caraïbes et en Amérique latine que nous avons pratiquement oublié.

P. – Cela nous rappelle le livre d’Antoni Domènech, El eclipse de la fraternidad (Akal, 2019), dans lequel il consacre une partie au républicanisme américain dont même les éléments les plus démocratiques ne cessent de penser à construire un peuple de propriétaires. Et cette tradition née aux États-Unis semble avoir beaucoup plus d’influence dans le reste de l’Amérique que le républicanisme plébéien n’a pu avoir autour de la révolution haïtienne.

L.C. – D’une part, en me référant à la revue que vous avez faite, vous expliquez très clairement ce que Domènech souligne. C’est précisément l’idée que les citoyens deviennent citoyens de la res publica afin de pouvoir être propriétaire dans la sphère privée et continuer à reproduire la logique féodale : les femmes, les enfants, les employés et la nature comme propriétés. Et cette propriété implique une idée de domination, c’est pourquoi, bien que nous vivions dans des républiques, ou dans des monarchies démocratiques, la domination est encore très présente, car l’idée de propriété est celle qui garantit cette forme féodale de domination avec la chose.

Toutes les philosophies, en particulier les féministes, sont chargées de démontrer comment cette forme de domination persiste dans la sphère domestique, où la logique de la propriété entre en jeu dans les relations entre hommes et femmes, au travers du rôle de reproduction des femmes, de l’invisibilité de la force de travail des femmes à cause de la reproduction et du travail domestique. Pour ce qui est de l’autre aspect de la question, j’aimerais faire une distinction entre l’historiographie en Amérique latine et les sciences politiques, car ces deux disciplines abordent différemment le républicanisme. C’est-à-dire que c’est surtout dans les sciences politiques que cette version libérale du républicanisme est diffusée, bien qu’il y ait des auteurs comme Rinesi, parmi d’autres politologues hétérodoxes, qui sont conscients des problèmes que pose cette conception libérale du républicanisme.

En ce qui concerne l’historiographie, en revanche, il y a beaucoup d’historiens latino-américains qui ne travaillent pas sur le républicanisme dans son aspect anglo-saxon, mais plutôt sur le républicanisme basé sur une révision rigoureuse du passé, le passé controversé de l’Amérique latine : indépendance, les expériences républicaines des communautés noires, etc.

P. – Vu que nous nous sommes penchés sur la question du républicanisme, étant donné qu’on l’associe de plus en plus au populisme, quels sont selon-vous les points communs avec la tradition populiste ?

L.C. – Ce qu’il y a en commun entre le populisme et le républicanisme réellement existant, c’est 1. l’importance du conflit dans la vie institutionnelle ; 2. une forme d’institutionnalisme populaire (et non élitiste libéral) ; 3. l’importance du recours populaire au droit ; 4. un moyen de construire l’égalité dans des lieux aussi inégaux que l’Amérique latine et les Caraïbes.

P. – En ce qui concerne l’institutionnel, chez un Laclau plus orthodoxe l’institutionnalisation est présentée comme la mort du politique et la fin de la sympathie, alors que dans l’article que vous avez écrit avec Valeria Coronel (Populismo republicano: más allá de Estado versus pueblo ». Nueva Sociedad, nº 273, pp. 72-82) vous avez problématisé cette approche autour de la possibilité d’une institutionnalisation populiste.

L.C. – D’une part, essayer d’énoncer une institutionnalisation populiste est un geste provocateur, car actuellement la forme de l’institutionnalisation est lue et pensée à partir d’un point de vue libéral, il y a un certain langage associé à la forme dans laquelle l’institutionnalisation fonctionne : le citoyen est un individu et en tant qu’individu il possède une liberté déterminée pour pouvoir exercer librement ces propriétés. Il s’agit d’une tentative de rupture avec l’idée d’institutionnalisation libérale. D’autre part, c’est le fruit d’un projet de recherche sur lequel nous avons passé plusieurs années à essayer de comprendre avec quel discours elle se construit à partir des expériences d’institutionnalisation populiste en Équateur et en Argentine dans lesquelles l’élément de conflit ne disparaît pas lorsque les débats entrent dans les institutions, l’élément conflictuel est toujours présent. De plus, l’institution devient un mécanisme pour faire face au néolibéralisme. Et cela se voit dans les droits qui se construisent, ce sont des droits qui sont conscients que l’État doit avoir une figure réparatrice, l’État n’est garant de rien, il ne fait que réparer.

Par exemple, dans les débats parlementaires au cours desquels l’allocation universelle pour enfant* a été examinée, dans le cas de l’Argentine, il ne s’agit pas d’un simple discours libéral, mais d’un discours selon lequel l’État, l’allocation universelle pour enfant n’est pas la solution définitive, mais un moyen pour l’État de réduire les inégalités générées par le néolibéralisme, un moyen pour l’État de se charger de garantir les droits des enfants, dans la mesure où il leur garantit le droit à l’éducation et à la santé. On a même parlé de sujets politiques, et ce n’était pas que des appréciations et opinions individuelles.

Il y a cela d’un côté, mais d’un autre côté, c’est parce qu’il existe une synergie entre le mouvement social et la configuration d’un droit, un droit qui devient loi, et cela génère une dynamique politique différente de celle du libéralisme, qui répond à cette expérience singulière du républicanisme plébéien qui fait référence aux tentatives en Haïti de construire l’institutionnalité après la révolution haïtienne.

*Revenu de base donné aux familles avec enfants qui ne travaillent pas, dont les parents ne travaillent pas.

P. – Dans votre livre, vous commentez les débats qui ont eu lieu dans les années 1980 entre le populisme et le socialisme autour de la notion d’État, puis vous l’appliquez à la position qu’a l’autonomie actuelle. Ainsi, en Colombie ou au Mexique, dans une société totalement brisée et dans laquelle l’État brille par sa non-existence, il en résulte que cet espace n’est pas occupé par les mouvements organisés de la société civile qui n’ont pas d’organisations mais des mafias ou dans le pire des cas des guérillas organisées qui jouent ce rôle d’institutionnalisation de l’État. En ce qui concerne ces lignes d’action de politique contre l’État qui propose cette autonomie, quelle opinion avez-vous concernant le cas d’Amérique latine ?

C : Dans le débat intellectuel des années 1980 et le débat actuel, il y a une tension entre ceux qui considèrent que l’État trahit toujours le populaire et ceux d’entre nous qui pensent que l’État peut être un outil d’émancipation de la volonté populaire. Les mouvements sociaux d’Amérique latine n’ont rien fait d’autre que de demander une plus grande présence de l’État : santé, éducation, droits environnementaux, etc. Il ne s’agit donc pas de détruire l’État, mais de détruire un type particulier d’État oligarchique qui nous renvoie sans cesse à la dépossession, la violence structurelle et l’exclusion. D’autre part, nous devons radicaliser un État plébéien, comme le fait le populisme.

P. – Depuis 1994, avec l’apparition des zapatistes et leur diffusion en Europe pendant le mouvement anti-mondialisation, il y a eu une réception politique et intellectuelle de l’autonomie, pour le cas européen il consiste à s’opposer à l’État. De la même façon Negri et Hardt ne proposent pas l’État comme une relation sociale mais comme une sorte de bloc monolithique. Cela est aussi illustré dans le cas mexicain par l’attitude des zapatistes envers López Obrador. René Zavaleta Mercado, père intellectuel de García Linera mais auteur bolivien inconnu en Europe, a esquissé une conception différente de l’État comme une idée forte. Que pensez-vous que l’on pourrait mettre en avant de Zavaleta pour une éventuelle réception de ses idées en Europe ?

L.C. – Zavaleta Mercado a une façon très originale de s’approprier les archives de la pensée européenne. Par exemple, en s’appropriant Hegel, il s’approprie un problème classique mentionné ci-dessus : la logique du maître et de l’esclave. Mais il fait une opération très intelligente : il montre qu’en Amérique latine la dialectique du maître et de l’esclave devient un paradoxe noble. Le maître dans la dialectique de Zavaleta est le seigneur et ses particularités répondent non seulement aux formes de pouvoir en Amérique latine mais aussi en Espagne. Il l’assume comme une forme de relation sociale qui ne veut pas être et fait de l’État une utilisation privée du surplus (ce qui est en plus et qui à son tour donne de la valeur). Et, d’autre part, elle crée un désir plébéien qui aspire à être comme le maître, un désir immobile dans lequel chacun sent qu’il est dans la mesure où il ne permet pas à l’autre d’être. C’est le cœur du gamonalisme qui nous a piégés pendant des siècles. Cela peut faire la lumière, et je pense que Villacañas partagerait cette opinion avec moi, pour penser le cas espagnol.

Un autre concept est celui du mélange hétéroclite parce qu’il nous permet de réfléchir à ces différentes sédimentations historiques fonctionnant en même temps. En Europe, il y a la fiction de l’après-guerre selon laquelle le peuple européen est un peuple à qui on a garanti un certain état de bien-être, donc tous sont des citoyens jouissant de leurs droits sans aucun problème. Mais la crise de 2008 a fait exploser ce récit, mettant en lumière une série de blessures ou de sédimentations historiques non résolues et vivant au cœur de notre présent.

P. – En parlant de populisme, vous avez touché un sommet peu exploré dans la théorie postmarxiste : le régime esthétique du populisme. Alors, comment diriez-vous que l’esthétique influence la construction d’une identité ?

L.C. – Je pense qu’il est très important de travailler sur la dimension de l’esthétique dans le sens de la dimension du sensible. Quand nous parlons de la sensibilité, nous parlons des formes de perception et de nos rapports avec les choses et les autres. L’esthétique est la clé pour court-circuiter ce lien de propriété comme domination et dépossession, et elle ouvre la possibilité d’une autre relation de propriété autour de l’usage et de l’attention portée au commun à construire. En temps de crise environnementale et de retour de la misogynie structurelle, il est urgent d’accorder plus d’attention à une nouvelle conception de la propriété, et non pas tant à sa destruction, comme le proposait Marx.

P. – D’ailleurs, ce lien sensible, vous le soulignez en rapport au féminin et au masculin. Dans le livre, vous abordez cette relation en soulignant que le patriarcat qui reproduit le paradoxe seigneurial y sert d’intermédiaire : comment surmonter cette médiation seigneuriale entre le féminin et le masculin ?

L.C. – Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel pense à un lien entre frère et sœur où l’égalité rend possible le mouvement. Je vois chez Hegel deux opérations : d’une part, il y a une opération par laquelle il y a un moment d’égalité dans le lien de frère et sœur parce que c’est un lien d’égal à égal, mais alors Hegel défait rapidement ce lien et continue à considérer que la sœur est reléguée au royaume du domestique et le frère, qui va passer à l’individualité, à la vie de citoyen comme propriétaire. Même en tant que critique de cette tournure des événements, je m’intéresse à cet autre moment qui parle de la possibilité de l’égalité.

P. – Vous avez dit à l’université d’été de Lengua de Trapo que le populisme et le féminisme étaient pour vous deux des expériences collectives les plus importantes pour comprendre notre condition actuelle et repenser la condition humaine. Comment pourrait-on réaliser cette synthèse que vous avez annoncée entre le populaire et le féminin ? Serait-ce une hypothèse politique commune ?

L.C. – Je crois que ce sont deux expériences politiques plébéiennes qui doivent être mieux articulées. Dans le cas du féminisme, je partage avec Nancy Fraser de la nécessité de distinguer un féminisme émancipateur d’un féminisme libéral. Le féminisme émancipateur vient d’expériences comme le 8M ici en Espagne ou le Ni Una Menos qui est né en Argentine et a ensuite connu un boom dans différents pays d’Amérique latine. Concernant le populisme, d’autre part, je crois qu’il est important qu’il soit une expérience d’institutionnalisation plébéienne. Le féminisme et le populisme sont donc deux formes de politique qui imaginent une idée d’alternative future au néolibéralisme et qui sont actuellement capables d’articuler le camp populaire.

P. – En fait, en Espagne, il semblerait que le féminisme ait adopté une sorte de logique populiste à tel point qu’il semble avoir effectivement produit un peuple féministe…

L.C. – En effet, dans la logique de Chantal Mouffe et de Laclau, on peut considérer le féminisme comme un signifiant vide qui implique non seulement des revendications de femmes, mais aussi la possibilité d’une nouvelle relation sociale.

P. – En ce qui concerne les soins, dans le livre vous soulignez qu’ils courent le risque d’être pensés d’une manière qui privilégie le domestique. Vous considérez que la politisation de la sphère domestique est un exercice problématique ? Pourquoi ? Deuxièmement, dans une société brisée par le néolibéralisme, vous diriez que les soins peuvent jouer un rôle dans la reconstruction du lien social ?

L.C. – La politisation du domestique est extrêmement importante, je ne la considère pas du tout comme quelque chose de dangereux, je pense que c’est absolument nécessaire. Ma critique porte sur deux points : d’une part, croire que c’est ce qui va remplacer d’autres instances politiques comme les institutions, la démocratie représentative, l’État. Ce que je vois c’est un danger autonomiste en croyant que dans la politisation de la sphère privée il serait possible de trouver l’émancipation. Il est nécessaire de politiser les affaires domestiques, mais ce n’est pas une raison pour supprimer l’État, les institutions, la démocratie représentative. Même la politisation de la vie domestique, l’explication que dans la reproduction de la vie il y a une force de travail féminine et que cette dernière a été historiquement effacée afin de soutenir le capitalisme, dans tout cela il peut y avoir, non pas une destruction de l’État et des institutions, non pas une destruction du droit, mais une transformation radicale de la nature du droit, des institutions et de l’État. Du point de vue du féminisme, nous devons nous réapproprier toutes ces instances et les radicaliser davantage. Le féminisme doit se réapproprier l’État.

D’un autre côté, la reconstruction du lien social à partir du care est extrêmement importante, mais elle risque de vouloir supprimer la dissidence et le leadership comme si l’antagonisme, le conflit et le leadership étaient quelque chose de masculin et patriarcal à détruire. Mais je ne suis pas d’accord, l’histoire de l’humanité a eu des formes de leadership féminin, le conflit, la dissidence, la possibilité de ne pas être d’accord sont importants.

L’idée qu’il existe de nombreuses formes du féminin est également extrêmement importante. Parce qu’on dit souvent que certaines formes du féminin sont une reproduction de la logique masculine. Il y a beaucoup de débats à ce sujet et nous devons nous permettre de réfléchir à la dissidence et au problème du leadership.

P. – Quelles sont donc les pratiques en vigueur en politique pour que la forme qui donne naissance à des styles de leadership comme celui de Merkel réussisse à se présenter comme une figure classique de l’homme d’État ? Cela semble similaire au style de Le Pen en tant que politique dure.

L.C. – Je ne dirais pas qu’elles deviennent masculines, mais que leurs leaderships se désexualisent. Souvent, les sociétés ne soutiennent pas l’érotisme féminin en politique, elles doivent donc désérotiser leur image et se faire passer pour des hommes d’État. Et c’est ce qui s’est passé avec Merkel. Cristina Kichner, par exemple, me semble être une dirigeante plus hybride parce qu’elle érotise et en même temps elle semble très masculine, les deux choses en même temps. Peut-être tout le secret, tout le problème du travail passe-t-il par des sociétés qui soutiennent l’érotisme du féminin sans tomber dans la logique de la horde primordiale qui cherche sa destruction. Et cela, bien sûr, doit commencer en philosophie, pourtant si effrayée par le désir du féminin.


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Le populisme en 10 questions

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Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».


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Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.


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Le Mouvement Cinq Étoiles est Laclausien sans le savoir – Nello Preterossi

Germinello Preterossi, philosophie du droit et des idées politiques.

Nello Preterossi est enseignant-chercheur en philosophie du droit et en histoire des doctrines politiques à la faculté de droit de Salerne. Il est notamment spécialiste de Carl Schmitt et d’Antonio Gramsci. Il est par ailleurs un fin observateur des dynamiques politiques italiennes.


LVSL – Avant les élections, tout le monde pensait que Berlusconi reviendrait au pouvoir. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

Nello Preterossi – Pour Berlusconi, les élections ont constitué une déception parce qu’il espérait arriver devant la Ligue. Pour la première fois, Berlusconi a échoué : il a été vidé de sa substance en tant que phénomène politique. La Ligue a conquis l’hégémonie à droite et au centre-droit. Les choses se sont passées comme si Matteo Salvini était l’héritier naturel de Berlusconi – et ce, non parce que Berlusconi l’aurait choisi, mais parce que les électeurs de droite l’ont décidé.

C’est quelque chose de nouveau pour Berlusconi : par le passé, quand il perdait, c’était de justesse. Il y a quelques années encore, il renvoyait une image énergique. Il s’en sortait grâce à ses sketchs et à ses gags. Cette fois, le  disque s’est rayé pour plusieurs  raisons.

Forza Italia a été au pouvoir pendant très longtemps. Il lui est donc difficile d’apparaître en rupture et de représenter une alternative à l’austérité européenne. Au contraire, Salvini est jeune et apparaît, aux yeux des Italiens, comme celui qui a le courage d’évoquer certaines réalités avec clarté. Il parle régulièrement de la dégradation des conditions de travail. Ce sont là les conséquences logiques des politiques européennes imposées violemment, notamment depuis le gouvernement Monti. Salvini a également critiqué la Loi Fornero [une loi qui a eu pour conséquence une hausse importante de l’âge de départ à la retraite en Italie] et insisté sur le fait que de nombreuses personnes ne pourront pas partir à la retraite avant de nombreuses années. On peut discuter des points positifs de cette réforme. Reste que cette loi, votée sous le gouvernement Monti et soutenue par le Parti Démocrate et Forza Italia, a été imposée avec une violence extrême. Tout s’est passé en une nuit. Des personnes qui devaient prendre leur retraite le mois suivant se sont retrouvées à devoir l’attendre encore 6 ou 7 ans.

LVSL – En 2013, quand Matteo Salvini prend la tête de la Ligue, celle-ci rassemble péniblement 4% des électeurs. Aujourd’hui, elle tutoie les 18%. [Les sondages vont jusqu’à la donner à 27% en cas de nouvelles élections] Quelle a été la stratégie du leader leghiste pour arriver à ce résultat ? 

Nello Preterossi – Il faut reconnaître à Salvini de l’habileté tectique et une certaine épaisseur politique. Je sais qu’un tel propos ne fait pas consensus : il est en effet assez insupportable de reconnaître qu’un leader qui soutient des positions parfois inacceptables puisse en même temps être brillant. Cela ne demeure pourtant pas moins vrai. Lorsqu’il  prend la tête de sa famille politique, celle-ci était en état de mort clinique à cause de nombreux scandales. Elle est alors recroquevillée sur ses bastions nordistes. Salvini l’a transformée en un parti d’envergure quasiment nationale. La Ligue recueille désormais 20% des voix en Emilie-Romagne, et une proportion non négligeable de voix en Ombrie et en Toscane, régions où le parti communiste obtenait jadis des majorités absolues. Il en a également rassemblées beaucoup dans le Latium. Son score est certes un peu plus faible dans le Sud.

“La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.”

Est-ce que ceux qui ont voté Parti Communiste, puis Parti Démocrate, dans les régions du Nord, sont soudainement devenus fascistes et xénophobes ? Je ne le crois pas.

La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite alors de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.

Il faut bien comprendre ce qu’était la Ligue du Nord avant Salvini. Lorsqu’elle s’affirme dans les années 1990, la Ligue est une force nordique qui désigne ses ennemis : la caste, les voleurs, le gaspillage et le clientélisme. On peut presque qualifier sa matrice d’antifasciste, ou à tout le moins de non autoritaire. La Ligue n’a donc pas la même histoire que le FN : la Ligue ne provient pas du Mouvement Social Italien [Parti néo-fasciste né suite à la dissolution du Parti National Fasciste] et n’a aucun lien avec les héritiers de Mussolini. D’une certaine manière, la Ligue est vue comme un parti populaire et démocratique. Son électorat est constitué d’ouvriers qui se sont détournés du Parti Communiste. Aujourd’hui, diverses forces votent pour elle. Quand un parti recueille plus de 30% des voix dans des régions relativement aisées, il faut se poser des questions : je ne crois pas que tous ses électeurs soient fascistes et racistes.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Naturellement, la question migratoire est un facteur de perturbation. Elle n’a pas été prise en main, d’abord parce qu’elle est délicate, ensuite parce que la gauche a balbutié, pensant qu’il était possible d’apporter une solution « rhétorique » au problème, plutôt que des réponses sociales, via l’intégration. L’argument de Salvini est rude mais efficace. Il dit : “Vous ne faîtes rien pour les Italiens, par contre vous faîtes des choses pour les immigrés ?” Évidemment, ce n’est pas vrai. Rien n’est fait, pas plus pour les immigrés que pour les Italiens. Les élites ne s’intéressent aux immigrés que dans la mesure où ils sont à leur service, puis ils s’en désintéressent dès qu’elles rentrent chez elles. À Rome, quels habitants sont confrontés aux immigrés dans la vie quotidienne ? Ceux qui vivent dans les périphéries ou dans des quartiers où les conditions de vie sont déjà difficiles à cause de la pauvreté, du chômage, et de la dégradation des services publics. Dans ce contexte, la réaction populaire est la suivante : “Ils nous ont abandonné  Ils font venir des immigrés, et nous laissent livrés à nous-mêmes pour résoudre les problèmes”. Salvini profite de tout cela. Il tisse des liens entre les enjeux sociaux et identitaires. C’est très dangereux mais c’était prévisible.

“Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.”

Vous me demandez comment Salvini a-t-il fait pour connaître un tel succès ? La réponse est simple. Il tient un discours de « vérité » sur plusieurs questions qu’il met en relation. Donne-t-il des réponses adéquates ? La plupart du temps non. Il n’en demeure pas moins qu’il pointe du doigt les problèmes. Il ne faut pas croire que si Salvini n’exploitait pas ces problèmes, ceux-ci n’existeraient pas. En politique, il faut savoir aborder les défis et les problématiques. J’apporterais une réponse différente aux problèmes soulevés par Salvini. Regardez sur l’euro, par exemple : Salvini est le seul à dire la vérité. La zone euro impose aux pays les plus fragiles la déflation salariale et le chômage. Revendiquer la supériorité du droit constitutionnel italien sur le droit européen est une revendication légitime.

Tout en tenant ce discours, Salvini propose l’instauration d’une flat tax, ce qui est en contradiction totale avec le cœur même de la Constitution italienne. L’Italie se distingue en effet par la constitutionnalisation de la progressivité de l’impôt. C’est ce que l’on a appelé le constitutionnalisme social, c’est-à-dire l’idée que l’on doit redistribuer les ressources aux plus démunis en les prenant aux plus aisés. Sur ce point, le discours de Salvini présente une contradiction flagrante : il défend la Constitution italienne et défend une fiscalité en contradiction avec la dite Constitution. Salvini est un mélange de revendications d’autonomie politique, de souveraineté démocratique, et de libéralisme. Il défend l’idée que moins il y a d’impôts, mieux vont les choses. Cela le rapproche fortement de Berlusconi. Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.

LVSL – Que pensez vous de l’alliance  entre la Ligue et le M5S ?

Nello Preterossi – Si ces deux forces incarnent une même volonté de changement, il y a tout de même des différences importantes entre ces deux formations. Le M5S hérite d’une partie significative de l’électorat de centre-gauche. Sa progression entre 2013 et 2018 est due au transfert de voix entre le PD et le M5S. Ce type d’électorat a des idéaux et poursuit des objectifs qui sont peu compatibles avec ceux de la Ligue sur certaines questions : la question migratoire, la question fiscale et la question européenne. Cet électorat reste marqué par l’européisme caractéristique d’une certaine gauche.

LVSL – Sur la question européenne, le M5S a changé de position assez radicalement [L’entretien a eu lieu avant la crise avec les institutions européennes et le président Mattarella]. Comment s’explique ce changement ?

Nello Preterossi – Personne ne sait s’il s’agit d’un changement réel ou de façade. Je pense qu’un choix tactique a été opéré pour rassurer certains pouvoirs ainsi qu’une partie de l’électorat. Le M5S a voulu donner l’image d’un parti neuf, modéré, et rassurant.

Dans le Sud en particulier, le M5S incarne une forme de nouvelle grande Démocratie Chrétienne [Parti politique centriste, qui a longtemps disputé au Parti Communiste l’hégémonie du champ politique italien dans les décennies d’après-guerre]. Dans ces régions, le M5S réalise des scores souvent supérieurs à 40%. Cela signifie que quelque chose a profondément changé dans la société. Le taux de chômage dont est victime le Sud n’est pas tenable dans une démocratie. Quelque chose peut se passer.

Le fait que des gens aient voté en masse pour casser l’ancien système politique italien est un symptôme de la crise que traverse la démocratie italienne. Le M5S revendique l’honnêteté. C’est un vieux thème, qui rappelle celui de la morale politique et institutionnelle évoquée par Enrico Berlinguer [leader du Parti Communiste italien jusqu’à la fin des années 70]. Je souhaiterais vous faire remarquer que le M5S attire autant les jeunes précarisés que les votes issus de la bourgeoisie. À titre d’exemple, le M5S a gagné à Chiaia, le quartier bourgeois de Naples.

“Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire.”

Dans le Sud, ce parti constitue une force transversale, inter-classiste et hégémonique. Évidemment, c’est une hégémonie qui pourrait aussi se dégonfler, car elle est laclauienne [d’Ernesto Laclau, théoricien avec Chantal Mouffe du populisme de gauche.] Le M5S est laclauien, sans le savoir.

LVSL – Dans quel sens le M5S est-il laclauien ?

Nello Preterossi – Si l’on analyse les bizarreries et particularités du M5S, on se rend compte que Beppe Grillo en a été la grande auctoritas, la grande autorité interne et externe, un patron vertical qui vous approche et vous parle. Sans Grillo, le M5S n’aurait rien fait. Avant de créer un mouvement politique, Grillo tenait un blog dans lequel il dénonçait les mesures prises par les gouvernements sociaux-démocrates. Il pense alors à se lancer en politique, et renouvelle sa carte au PD qu’il proposait de transformer. Ce geste a certes sa part de provocation. Il se rend ainsi compte qu’il n’y a aucun moyen de changer le PD de l’intérieur. Il sent la poussée contestataire qui monte au sein de la société italienne.

À la suite de cela surviennent la crise structurelle de 2008, l’austérité, et le gouvernement Monti : une autoroute s’ouvre pour le M5S. Grillo devient celui qui incarne ce sentiment anti-politique et cette opposition à la caste. Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire. Se développe l’idée d’une horizontalité, d’une égalité entre tous les citoyens et d’une disparition des corps intermédiaires. Évidemment, c’est irréalisable, mais cette idée de citoyens qui s’auto-organisent, se regroupent, bref l’idée d’une horizontalité structurée par un réseau, s’impose grâce au message de Grillo.

Il faut cependant noter la présence de la Casaleggio Associati [ndlr, le M5S appartient à une entreprise de marketting, la Casaleggio Associati, du nom de l’idéologue Roberto Casaleggio aujourd’hui décédé]. C’est sans doute le point le plus trouble du M5S, parce qu’il est difficile de savoir clairement qui prend les décisions, de quelle manière, d’où vient et comment est géré l’argent. On est face à une situation paradoxale : le M5S profite de la crise du néolibéralisme, et en même temps, croît à partir de la mentalité néolibérale et de l’individualisme croissant de la population. Le mouvement est un contrat notarié, derrière lequel se cache une société de communication privée. Di Maio parle de « contrat de gouvernement » et non « d’accord » car l’accord contient l’idée de compromis. Il laisse penser que le gouvernement pourrait être le résultat d’un vrai contrat en bonne et due forme comme ils sont faits entre agences, entre consommateurs et entre entreprises.

Il est naïf de penser qu’il suffit d’agir avec de bonnes intentions et d’être honnête. C’est important pour le salut de votre âme, mais sur le terrain politique, cela ne fonctionne pas de cette manière. Les gouvernants devront affronter une série de nœuds : les contraintes imposées depuis l’étranger, le poids des marchés internationaux, la libre circulation des capitaux, etc. Comment pourront-ils mettre en oeuvre toutes leurs promesses dans ces conditions ? Leur réponse n’est finalement pas si différente de celle de Renzi. Ils souhaitent pouvoir jouer sur les marges laissées par les traités pour mettre en place des réformes qui ne soient pas totalement incompatibles avec l’austérité. À ce titre, Renzi a introduit un surplus de pouvoir d’achat de 80 euros. Le M5S compte, lui, mettre en place un revenu de citoyenneté. Ce sera peut-être déjà trop pour les gouvernants européens.

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cependant, ce n’est pas suffisant pour l’Italie : le pays a besoin d’investissements publics pour créer des emplois, d’une réduction des impôts sur le travail, de politiques contre la pauvreté, d’un revenu d’inclusion sérieusement financé, voire d’un revenu de citoyenneté conçu comme un instrument d’intégration et non de substitution à l’économie du travail. Combien tout cela coûte-t-il ? Au moins 5-6% du PIB soit entre 60 et 80 milliards d’euros. C’est un argent que nous n’avons pas. J’ajoute qu’il ne faut pas compter sur une reprise de la croissance. On ne pourra donc pas améliorer les conditions de vie des gens en jouant simplement sur les petites marges de manoeuvre que nous laisserait le carcan de l’austérité.

“Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire.”

Ce qui est extraordinaire, c’est que l’on a l’impression qu’en Italie, tout le monde pense avoir la recette pour tirer le meilleur parti des règles d’austérité budgétaire. Une fraction du M5S sait que cela n’est pas possible et tente donc de poser le problème de la zone euro. Toutefois, elle refuse de le faire clairement et explicitement. Les dirigeants du M5S ne veulent pas avoir l’air de ceux qui violent les pactes sans arrêt. Au fond d’eux-mêmes, ils savent peut-être que les réformes qu’ils prônent les mettront tôt ou tard au pied du mur ; ou alors ils sont inconscients, et croient vraiment pouvoir gouverner mieux dans le cadre de l’austérité européenne. Je crains que la deuxième analyse ne soit correcte concernant Luigi di Maio et ceux qui l’entourent. Les bruits courent que le M5S serait scindé entre Di Maio et Casaleggio d’un côté, Di Battista, Fico et Grillo de l’autre.

Une chose est sûre : depuis qu’ils sont aux portes du pouvoir, ils pensent qu’il faut envoyer un message rassurant. Pour cela, ils adoptent une posture pro-européenne et atlantique, comme s’ils voulaient souligner qu’il est nécessaire de faire un pacte avec les puissants.

Pour être honnête, le fait qu’ils aient choisi Giacinto della Cananea (juriste de grande valeur qui incarne l’establishment italien) pour présider un comité destiné à vérifier la compatibilité du programme du M5S avec ceux des autres partis, me fait penser qu’ils sont très disposés à s’institutionnaliser. C’est partiellement inévitable. La réalité reste la suivante : s’ils perdent leur énergie politique, le dynamisme que l’approbation du peuple leur a donné, cette approbation populaire disparaîtra.

De ce point de vue, Salvini semble tenir un discours plus constant. Il suffit de penser aux positions qu’il tient sur la Syrie, sur l’alliance atlantique, et même sur l’Europe. Quand il dit à Mattarella [le Président italien] que la Lega respectera les accords par lesquels l’Italie est engagée, mais pas au point d’aller à l’encontre du bien-être des Italiens, il pose une limite. Je ne fais pas l’éloge de Salvini. Je pointe du doigt le fait que certains problèmes devront être traités. J’espère qu’ils ne le seront pas par Salvini.

Il n’en demeure pas moins qu’il faudra dire la vérité sur la zone euro, et sur la mondialisation. Cette dernière provoque une crise de la démocratie et de la société italienne. Est-il possible de réformer la mondialisation ? Pour le faire, il faudrait reconquérir l’autonomie de l’Etat et notre souveraineté démocratique. À cette fin, il faut mener à bien une critique de la mondialisation et de l’européisme. Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire. Ailleurs en Europe, ce sont d’autres mouvements de droite identitaire qui prospèrent sur la désignation de bouc-émissaires. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas une belle perspective.

LVSL – Dans quelle mesure peut-on rapprocher le M5S d’autres mouvements politiques, comme la France Insoumise ou Podemos ?

N.P – Du point de vue du contenu, des idéaux et du profil identitaire, on peut, dans une certaine mesure, rapprocher le M5S de la France Insoumise et de Podemos. Des similarités avec Podemos son observables dans l’organisation. Ces deux forces sont muées par l’idée d’auto-organisation, d’horizontalité, et de société civile. Mélenchon et Podemos tentent de se situer au-delà du clivage gauche-droite. C’est la même chose pour le M5S, qui est encore plus transversal et post-idéologique que ces mouvements. Le M5S occupe l’espace qui, ailleurs, est occupé par des partis populistes laclauiens.

La théorie de Laclau – que les dirigeants du M5S ne connaissent pas – a beaucoup de défauts mais a le mérite de fonctionner. Elle décrit la forme populiste que prend actuellement la politique. Elle pose une frontière politique [Ndlr, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont théorisé le populisme comme une opération conflictuelle qui vise à créer une frontière politique entre un “eux” et un “nous”]. Le M5S définit cette frontière. Il occupe cet espace. Il paraît donc difficile qu’un autre mouvement populiste laclauien puisse émerger. Il n’est pas dit qu’il ne puisse pas naître dans un futur proche, si le M5S entre en crise.

Reste qu’actuellement, le M5S obéit à la logique laclauienne. Il incarne la logique du signifiant vide [Ndlr, chez Laclau, les signifiants vides sont des mots et des symboles consensuels dans la société que l’on charge politiquement pour assoir son hégémonie sur le champ politique]. J’ajouterais qu’un signifiant ne peut pas être complètement vide. Ernesto Laclau le disait aussi. Le signifiant vide, si on suit les théories reprises de Lacan, est vide fonctionnellement, c’est-à-dire qu’il fonctionne parce qu’il est vide. Politiquement, cependant, il ne peut pas être réellement vide. Des contenus politiques remplissent le signifiant vide. A mon avis, il est bon qu’il en soit ainsi, parce que la différence entre un mouvement et un autre est constituée par les contenus dont ils sont chargés.

Si nous prenons au sérieux la question de l’hégémonie gramscienne, le contenu doit entrer en jeu. On ne peut pas dire que le signifiant vide est suffisant, parce qu’à la fin il devient une réalité purement rhétorique. C’est l’une des limites de Laclau. C’est sa force et sa limite. Ce que contient le signifiant est important, car on ne peut conquérir l’hégémonie que si on parvient à répondre à des questions réelles, à travers un programme politique qui ne peut être simplement rhétorique. Il doit représenter des intérêts matériels. Sinon, un mot en vaut un autre. Le populisme, qui épouse la forme du conflit qui traverse les sociétés contemporaines, peut-il en être la solution ? En tant que lecteur de Gramsci, je l’espère. Un populisme de gauche doit néanmoins être chargé de contenu pour qu’il soit identifié comme étant de gauche.

Le logiciel du M5S est très simpliste. Cependant, les pulsions qu’il accueille sont des pulsions sociales. Prenons l’exemple du revenu de citoyenneté. C’est devenu un instrument très efficace de lutte politique. C’est un symbole. Cela est du au fait que, depuis une décennie, la population a été totalement laissée à elle-même alors que sa situation sociale se dégrade. Le M5S, instinctivement ou peut-être avec une astucieuse stratégie de communication derrière, a produit des propositions qui tirent leur force de leur simplicité. Le M5S parvient à articuler plusieurs demandes, sur un mode laclauien. Imaginez si la gauche historique avait réalisé cette opération, si elle s’était détournée de ce récit selon lequel tout va bien. Elle aurait du abandonner depuis longtemps ce récit qui a servi à faire passer la précarité, la flexibilité, les politiques anti-sociales et anti-populaires. Les héritiers de ce récit sont devenus partie intégrante de l’establishment. Le PD est le parti de l’establishment. Résultat : la proportion de la société qui les soutient représente à peine un quart de la population au lieu de deux tiers auparavant.

Je trouve singulière la prolifération d’écrits contre la démocratie : on lui reproche de porter au pouvoir des gens qui manquent de compétence. Dès que le peuple ne vote pas pour l’establishment, il devient “la masse”. Or sans le peuple rien ne se fait : entre le monarque de droit divin et le peuple, il faut choisir. Le peuple est une pluralité qu’il faut ramener à l’unité d’une façon ou d’une autre. S’en prendre à l’électorat, en répétant que les électeurs “ne nous ont pas compris” est la chose la plus stupide qui soit : non, c’est vous qui vous êtes mal exprimés. Ou alors ils ont très bien compris que vous avez fait le Jobs Act [Ndlr, une loi votée sous un gouvernement dirigé par le Parti Démocrate, qui flexibilise considérablement les conditions de travail des Italiens], et que vous avez soutenu le gouvernement Monti. Que les choses soient claires : Renzi n’est pas un novateur. Il est le chant du cygne noir. Il incarne la soumission au néolibéralisme. C’est un Tony Blair rance, et de petite qualité.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Francesco Scandaglini et traduit par Florine Catella.


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