L’opposition espagnole : guérilla sur fond de pandémie

Affichant plus de 408 décès par million d’habitants, l’Espagne est à ce jour le deuxième pays le plus touché par la pandémie du Covid-19 au monde. Alors même que l’on décriait l’état calamiteux de la santé publique à la suite des politiques néolibérales des administrations précédentes, les annonces du gouvernement de Pedro Sanchez semblaient sonner le glas de l’ère de l’austérité. Engageant entre autres plusieurs millions d’euros de dépenses sociales, il rendait à l’État ses lettres de noblesse. À en croire l’optimisme débordant des premières analyses, le tour était joué : on n’aurait qu’à se laisser bercer par le courant du temps, qui nous conduirait inexorablement vers le triomphe d’une nouvelle hégémonie progressiste. Pourtant, l’opposition n’a pas tardé à se faire entendre pour déjouer ces prophéties. L’extrême droite n’a pas l’intention de déserter le sens commun sans livrer bataille. Par Malena Reali et Laila Trevegny. 


L’Espagne d’après-2008, fief de l’hégémonie néolibérale

En Espagne comme en Europe, les politiques d’austérité dont on tente de réparer les séquelles remontent au moins à 2008. À l’époque, l’ampleur de la crise financière mondiale avait pris tout le monde de court. Les banques avaient accordé des prêts risqués, affectés à des marchés improductifs et contribuant au cercle vicieux de l’inflation des prix des actifs. Fidèles à la théorie économique orthodoxe, les décideurs européens ont mal interprété le rôle des déficits, produits de la crise plutôt que coupables de celle-ci. Par sa conception même, la zone euro prescrivait l’austérité, exigeant un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB et un ratio de dette publique sous le seuil des 60 %. Résultat : les stabilisateurs automatiques ont été étouffés, et les pays européens se sont embourbés dans une crise dont la récupération fut plus lente qu’aux États-Unis.

Avant 2008, l’Espagne consacrait près de 7% de son PIB au secteur de la santé. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires.

Diminution des salaires, réduction de l’État-providence, précarisation du marché du travail et sauvetage des banques par l’État. L’Espagne a senti les effets de cette recette : une faible création d’emplois de très mauvaise qualité, une détérioration des services publics, une augmentation des inégalités et de la pauvreté et un endettement massif que l’austérité n’a fait qu’aggraver. Les privatisations entamées sous les gouvernements du Parti Populaire (PP) au début des années 2000 se sont approfondies et diversifiées après la crise financière, donnant lieu au démantèlement progressif des services publics, et notamment de la santé. Avant 2008, le pays consacrait près de 7% de son PIB à ce secteur. Cette part était descendue à environ 6% avant la pandémie actuelle, soit 7,6 milliards d’euros de coupes budgétaires. Aujourd’hui, tandis que l’État espagnol dépense 3 300 euros par habitant pour la santé, la France en dépense 4 900 (49% de plus) et l’Allemagne près de 6 000 (81% de plus que l’Espagne). Au détriment de l’hôpital public, au cours des dix dernières années, les dépenses en soins privés ont, elles, notablement augmenté, passant de 24,6% du total des dépenses de santé à 29,2% (OCDE 2018).

La privatisation croissante de l’accès aux soins s’est accompagnée de coupes budgétaires dans d’autres secteurs, à commencer par l’éducation. Une destruction des biens publics qui a gagné les esprits, consolidant dans l’imaginaire social des espagnols un manque de confiance envers l’État et son action (le taux de satisfaction envers le gouvernement national est passé de 41,3% en 2004 à 11,7% en 2012, d’après l’Enquête sociale européenne). Produit de cet éclatement individualiste, la pertinence de la contribution des individus aux biens publics est également remise en question et la solidarité nationale, concrétisée à travers les impôts, peine à être pleinement acceptée (en 2018, 83,1% des espagnols considéraient que les impôts collectés dans leur pays n’étaient pas justes).

Vers un nouveau sens commun progressiste ?

Pourtant, la pandémie du Covid-19 semble effriter cette hégémonie. Le gouvernement dirigé par le « socialiste » Pedro Sanchez et soutenu par Pablo Iglesias (Podemos), Vice-président aux Droits Sociaux, a pris ses fonctions le 13 janvier 2020, moins de trois semaines avant que le virus n’atteigne l’Espagne. Face à l’avancée de la situation, cette coalition « progressiste » a rapidement mis en place des mesures allant à l’encontre des préceptes néolibéraux qui ont régi l’action des gouvernements antérieurs.

Parmi les mesures phares figure l’interdiction des licenciements, l’installation d’un revenu universel de base dans les prochaines semaines, la fin de toute expulsion domiciliaire jusqu’à 6 mois après la levée de l’état d’alarme ainsi que la réquisition des cliniques et hôpitaux privés à des fins de lutte contre la pandémie. Pour aider les plus démunis face à l’impact économique, le gouvernement a également acté un moratoire sur les loyers, les paiements hypothécaires et le paiement des charges pour les particuliers, ainsi que l’interdiction de couper l’électricité, l’eau et le gaz aux foyers qui ne parviendraient plus à les payer. Des aides économiques ont également été prévues pour toute personne susceptible de se retrouver dans une situation de vulnérabilité : les auto-entrepreneurs et travailleurs indépendants, les pères et mères de familles monoparentales, les sans-abri, les travailleurs domestiques et les employés temporaires sont parmi les populations visées. Complété par des mesures visant à protéger les victimes de violences sexistes, cet ensemble de dispositions compte parmi les plus ambitieux d’Europe.

L’Espagne entière semblerait s’être ralliée autour de nouvelles certitudes ; celles de l’importance de la protection des services publics, d’un État fort et de la contribution fiscale de tous les membres de la nation face à cette situation d’exceptionnalité. « Nous ne pouvons pas commettre les mêmes erreurs que le gouvernement de Rajoy pendant la crise économique », déclarait Pablo Iglesias à la télévision nationale. Voyant que les pays du Nord manquent à l’appel de la solidarité européenne, l’État-nation redevient le centre de gravité politique. Face à la pandémie, la délocalisation conduit à devoir importer ce qui est nécessaire à la survie des populations et à soumettre ces besoins aux aléas du marché. Le contexte précipite la resignification des concepts d’État, d’intérêt national, de services publics, d’impôts, de biens communs. Tout autant de mots qui, depuis les gouvernements néolibéraux de José María Aznar (PP), s’étaient vidés de sens.

De nombreux analystes de gauche se sont précipités pour voir dans cette crise le coup de grâce porté au modèle institutionnel supra-étatique consolidé depuis Bretton Woods. Comme des marxistes de comptoir verraient partout les signes avant-coureurs de la révolution, ils y ont vu la fin inévitable du consensus néolibéral : le sens commun se serait défait par lui-même, happé par ses contradictions et ses faillites manifestes. Lorsque Mark Fisher publiait son ouvrage Capitalist Realism en 2009, il postulait que même en pleine crise, il était plus facile d’imaginer la fin du monde que celle de l’hégémonie néolibérale. Si l’on croit les commentateurs du présent, la deuxième crise est la bonne et cette situation offre un terreau fertile à un nouveau réalisme.

Depuis la France, il est difficile d’entendre cette hypothèse sans être rappelé aux premiers temps de l’après-2008, l’après-Charlie Hebdo, l’après-gilets jaunes. À ces occasions, les mêmes prédictions de consensus et d’unité nationale se faisaient entendre. Pour quels résultats ? Comme le rappelle Laurent Cytermann dans un éditorial pour l’Institut Rousseau, le « rien ne sera comme avant » d’Emmanuel Macron en mars 2020 laisse un goût de déjà vu. Il évoque notamment le 10 décembre 2018, lorsque le président déclarait : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies ». Pourtant, après les manifestations des gilets jaunes, il est difficile de voir les fruits de cette métamorphose tant annoncée.

L’hypothèse d’un changement de paradigme inévitable relève d’un déterminisme aux relents de fin de l’histoire. Les crises, catastrophes et pandémies n’offrent qu’une base à laquelle raccrocher des discours : l’enracinement durable d’un nouveau sens commun ne pourra se faire qu’au fruit d’un combat politique et culturel qui reste à mener. En France, cette conclusion n’est pas difficilement atteinte. Le retournement de veste de la start-up nation a dès le départ éveillé le scepticisme de ses observateurs, et le gouvernement a d’ores et déjà donné sa vision de l’après : Bruno Le Maire a déclaré qu’il « faudra faire des efforts » pour réduire la dette de la France une fois cette crise sanitaire passée. En Espagne, où le gouvernement « progressiste » au pouvoir est le principal champion d’un « après » prometteur, on aurait encore pu être tenté de croire que celui-ci arrivera de lui-même.

L’opposition politique et les élites économiques : en lutte contre ce changement de paradigme

Sans surprises, l’opposition n’a pourtant pas tardé à se faire entendre pour tenter d’imposer sa narration des faits et sa propre vision de la suite. Mais tandis qu’en France ou encore au Portugal les partis politiques ont unanimement appelé à la collaboration avant de formuler des critiques ciblées, les droites espagnoles se livrent à une lutte implacable contre le gouvernement sur tous les fronts, soutenues par les élites économiques du pays.

Venant de partis dont l’habituel nationalisme aurait pu mener à un discours d’union, cette stratégie pourrait surprendre les électeurs. Pour la justifier, la présidente du groupe parlementaire de Vox, à l’extrême droite de l’échiquier politique, fait preuve d’une véritable gymnastique rhétorique : d’après elle, son parti aurait fait preuve d’une « loyauté absolue » envers le gouvernement espagnol, avant que celui-ci ne franchisse « une ligne infranchissable ». Un Rubicon dont la définition est vague (« l’échec » et « l’irresponsabilité » prétendus du gouvernement) ; mais « il y avait une limite à notre loyauté », résume-t-elle, justifiant en une phrase une stratégie d’intimidation qui va, pour son parti, jusqu’à demander la démission de Pedro Sanchez pour laisser la place à un « gouvernement de technocrates et de patriotes ».

Vox, le Parti Populaire et, dans une moindre mesure, Ciudadanos, se sont emparés avec fracas de la scène politique. À travers une communication en pleine effervescence, une véritable lutte sémantique est menée depuis le début de la crise. Il s’agit d’établir des parallélismes : entre le socialisme et le communisme – à l’aide de nombreuses références au Venezuela -, entre le parti socialiste (PSOE) et un prétendu « génocide » des Espagnols, fruit de la prétendue mauvaise gestion de la pandémie… En d’autres termes, d’associer systématiquement le gouvernement aux mots improvisation, frivolité, échec, ou encore assassinat.

Les élites économiques, grandes gagnantes des politiques néolibérales, se sentent menacées par la perspective d’un changement de paradigme. Des secteurs tels que l’industrie pharmaceutique, la finance ou encore les compagnies aériennes avaient obtenu, grâce aux gouvernements antérieurs, des dispositions leur garantissant une baisse d’impôts substantiels. Face aux dépenses accrues générées par la crise et au besoin de financer la santé publique, ces cadeaux fiscaux sont remis en cause et ces entreprises craignent de voir leur image publique se dégrader. Pour garder la face, elles misent sur des dons à l’État. À défaut de payer plus d’impôts pour financer les services publics, certaines des plus grandes entreprises espagnoles telles qu’Inditex, El Corte Inglés ou encore Mango, ont déjà annoncé des dons de masques, de lits d’hôpitaux, ou de sommes d’argent considérables pour le financement d’équipements sanitaires.

Vox : une guérilla depuis l’alt-right

Du côté de l’opposition politique, la stratégie mobilisée est soigneusement calibrée : le Parti Populaire et Vox se sont répartis les rôles, ce dernier intégrant de plus en plus de codes de l’alt-right internationale. Le PP s’adresse au gouvernement dans un cadre institutionnel, utilisant la tribune de la chambre des députés pour mettre en scène de grandes disputes parlementaires et formuler des propositions politiques. Sa stratégie consiste notamment à proposer un accord au parti socialiste espagnol (PSOE), dont est issu Sanchez, afin de déstabiliser la coalition au pouvoir et fragiliser la position de Podemos. En parallèle, l’extrême droite s’adonne à une stratégie de guérilla virtuelle visant à contrer les avancées social-démocrates et affaiblir le gouvernement.

Par temps de confinement, internet et les réseaux sociaux sont l’arène de prédilection de ces offensives. Vox y reproduit de plus en plus de stratégies de l’alt-right [l’extrême-droite américaine, très présente sur les réseaux sociaux], avec laquelle le parti partage des traits démographiques et idéologiques distincts : sa communication est menée par des digital natives (jeunes ayant parfaitement intégré les codes des réseaux sociaux), et se focalise sur des messages anti-establishment et « politiquement incorrects ». En juin 2019, le commissaire européen chargé de l’Union de la sécurité, Julian King, avait déjà souligné que Vox tirait profit de campagnes de désinformation, de fake news et de la propagation de canulars sur les réseaux sociaux. À l’heure actuelle ces pratiques se sont intensifiées, et fausses informations, rumeurs, comptes-robots et memes composent un arsenal qui n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Matteo Salvini.

Du point de vue des algorithmes, le type de stratégie déployée par l’alt-right sur les réseaux sociaux est extrêmement efficace : la publication d’opinions offensantes et controversées provoque une affluence de réponses et une plus grande diffusion des messages. Cette méthodologie est basée sur l’expérience de Steve Bannon, principale référence médiatique du mouvement et conseiller de nombreux dirigeants populistes de droite, dont Matteo Salvini. D’après ses observations, le public ne chercherait pas à absorber des faits mais plutôt à se divertir à travers un récit d’antagonismes, de « héros » contre des « méchants » – une stratégie que Vox sait assurément employer. À l’image d’autres partis de l’alt-right, l’extrême droite espagnole a des ennemis bien identifiés : progressistes, féministes, pro-immigration, indépendantistes, médias mainstream.

Chaque mesure du gouvernement – allant du nombre de masques envoyés aux communautés autonomes jusqu’aux sommes d’argent destinées à l’achat de matériel sanitaire – est fortement critiquée, exagérée puis viralisée sous la forme de fake news. Parmi les images diffusées : une photographie lugubre de l’avenue principale de Madrid remplie de cercueils, que le photographe s’est empressé de démentir, dénonçant un photomontage. D’autres manipulations ont été réalisés sur le format de bulletins officiels, afin de donner à des informations mensongères une apparence crédible. Lorsque Whatsapp a limité ses fonctionnalités de renvoi de contenus (mesure globale de l’entreprise pour éviter la diffusion de messages politiques), de nombreux utilisateurs ont également crié à la censure du gouvernement. Les chaînes relayées par Whatsapp sont effectivement des outils de choix pour diffuser de tels messages. D’autres représentants de Vox ont prétendu que le parti socialiste comptait exproprier toutes les maisons secondaires des Espagnols, que le gouvernement surveillait Whatsapp et qu’il fallait donc préférer la messagerie Telegram, ou encore que la télévision publique censurait les images des cercueils espagnols…

Une nébuleuse d’acteurs jouent des rôles bien définis pour contribuer à leur diffusion. Aux comptes officiels de Vox viennent s’ajouter ceux de leurs militants, à qui le parti transmet des contenus à travers un « canal » sur Telegram. Des tabloïds comme Okdiario ou Periodista Digital relaient ensuite les fake news, publiant des articles aux titres sensationnalistes, et allant jusqu’à s’attaquer à la vie personnelle des dirigeants. Les faiseurs d’opinion, véritables influenceurs politiques très entendus en Espagne et souvent liés aux élites économiques du pays, donnent de la visibilité à leurs propos. Enfin, les bots, comptes-robots pilotés par des algorithmes, constituent la pièce de résistance de cet organigramme. Ils sont chargés de répondre positivement aux contenus du parti, contribuant notamment à ce que leurs campagnes apparaissent parmi les tendances sur Twitter, mais aussi de publier, encore et encore, les mêmes mantras négatifs sous les publications de leurs opposants.

Les stratégies virulentes des droites espagnoles ne sont pas les derniers spasmes d’un vieux monde mourant. Elles offrent un aperçu de la réaction violente que les défenseurs de l’ordre établi peuvent avoir lorsque celui-ci est menacé. Si la situation actuelle peut affaiblir le modèle néolibéral en mettant en exergue ses faillites, ce contrecoup annonce que rien n’est gagné. En Espagne comme ailleurs, les partisans du progrès social devraient se méfier des analyses par trop prophétiques : qu’elles pèchent par fatalisme ou au contraire par un surcroît de positivité, elles ne peuvent porter que les graines de la démobilisation. Cette crise sanitaire, sociale et économique peut faire tituber des certitudes, mais son issue demeure contingente. À l’heure où les bilans seront dressés, les gagnants seront ceux qui parviendront a en imposer leur narration.

« Nous avons tout à gagner à opposer le féminisme au néolibéralisme » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra

Depuis les mobilisations spectaculaires du 8 mars 2018, l’Espagne connaît une vague féministe sans précédent. Parallèlement, le pays est confronté à la percée d’une force réactionnaire, Vox, qui s’oppose ouvertement aux politiques d’égalité entre les femmes et hommes. Dernière polémique en date, une proposition du parti d’extrême-droite qui enflamme les débats : le « véto parental », ou la possibilité pour les parents de retirer leurs enfants des ateliers organisés sur le temps scolaire qui pourraient s’avérer « contraires à leurs convictions » : éducation sexuelle, sensibilisation aux violences de genre, etc. Pour amplifier la dynamique féministe et contrer les poncifs réactionnaires, Clara Serra a publié en 2019 Manual ultravioleta, un ouvrage pédagogique destiné à déconstruire les préjugés sur le genre et le féminisme. L’ancienne députée de la Communauté de Madrid pour Podemos puis Màs Madrid était présente à notre université d’été pour débattre avec Clémentine Autain. Nous l’avons interviewée à la suite de cette rencontre. Propos recueillis par Vincent Dain.


LVSL – En juin 2019, le tribunal suprême espagnol a revu à la hausse la condamnation de la « Manada », ce groupe de cinq hommes coupables de viol sur une jeune femme lors des ferias de San Fermin en 2016. Cette affaire avait scandalisé l’Espagne et provoqué de gigantesques manifestations. Peut-on dire que la question des violences faites aux femmes a été l’élément déclencheur de la grande vague féministe que connaît le pays ?

Clara Serra – Je pense que cette question a été un élément très important. La mobilisation féministe en Espagne a atteint son point culminant lors des manifestations du 8 mars en 2018 et en 2019, mais en réalité le détonateur a été la manifestation massive du 7 novembre 2015, qui préfigurait une arrivée en force du mouvement féministe. Cette manifestation s’opposait précisément aux violences machistes, et ce bien avant l’affaire de la Manada. La question de la violence interpellait d’ores et déjà beaucoup de monde en Espagne.

Cela dit, la question des violences n’est pas le seul élément, je pense que la question du care, la prise de conscience du fait que les femmes sont les principales victimes des coupes budgétaires et de la dégradation des services publics, ont eu un immense pouvoir de mobilisation, notamment lors de la grève du 8 mars. Notre devise, « si nosotras paramos, se para el mundo » (« si nous nous arrêtons, le monde s’arrête ») faisait davantage référence au travail invisibilisé du care qu’à la question des violences.

LVSL – La publication de votre livre, Manuel ultraviolet, s’inscrit dans le sillage de cette montée en puissance du mouvement féministe. Elle intervient après la parution d’un autre ouvrage, Leonas y Zorras en 2018. Quel est l’objectif de ce nouveau livre et qu’est-ce qui le distingue du premier ?

C.S. – Le livre précédent était conçu comme une discussion au sein de la gauche. C’était, pourrait-on dire, un ouvrage interne, dans lequel j’essayais de débattre des stratégies possibles sans forcément évoquer leur mise en pratique. L’objectif était plutôt de participer aux débats qui traversent le féminisme, dans le cadre de celles et ceux qui font partie de la gauche, pour déterminer comment agir efficacement en dehors de nos cercles. Disons que ce nouveau livre, Manuel ultraviolet, est davantage un exercice de mise en pratique de ce que je considère être un féminisme accessible à la lecture et à la compréhension de chacun. Il s’agit de fournir des outils indispensables pour l’époque que nous vivons.

Et pas seulement parce que nous sommes au cœur d’une vague féministe : nous sommes aussi confrontés à l’essor d’une réaction contre le féminisme. Ce livre est pensé dans un moment où nous voyons émerger une réponse organisée contre le féminisme et les avancées des dernières années. Il se donne donc pour objectif de contrecarrer les préjugés et les caricatures sur le féminisme, qui sont brandies par la droite et qui pénètrent dans le sens commun. Je crois que beaucoup de gens veulent être féministes mais ne disposent pas des éléments pour répondre à certaines critiques de la droite et de l’extrême-droite à l’égard du féminisme. Ce livre entend donc mettre des outils à disposition de tout le monde.

LVSL – Analysez-vous l’émergence de Vox [ndlr, le parti d’extrême droite qui a réalisé 15% aux dernières élections de novembre 2019] comme une réaction aux mobilisations féministes en Espagne ?

C.S. – C’est l’un des éléments explicatifs, bien que Vox n’existe pas uniquement pour cela. Le féminisme n’est pas sa seule et unique cible. Mais je crois que c’est effectivement l’un de ses principaux ressorts de mobilisation. On peut déceler dans le discours de Vox un appel adressé aux hommes, une invitation à s’engager dans une bataille contre les féministes, en défense de l’identité masculine. Ce n’est pas le cas de tous les mouvements d’extrême droite, mais on l’observe clairement pour Vox. Santiago Abascal le met en scène de la façon la plus caricaturale possible, lorsqu’il plaide par exemple pour l’usage des armes à feu et prône l’idée selon laquelle les « vrais hommes » sont ceux qui sont en mesure de protéger leurs familles avec un revolver. Vox est en ce sens une opération de défense d’une masculinité en crise.

LVSL – Vous plaidez en faveur d’un féminisme hégémonique ou transversal, capable d’infuser dans l’ensemble de la société. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de la société espagnole cherchent à se définir comme féministes. C’est le cas du parti politique de centre-droit Ciudadanos par exemple, mais aussi d’entreprises qui s’évertuent à en faire un produit marketing dans une manœuvre de pinkwashing. Faut-il l’interpréter comme l’illustration de l’hégémonie du féminisme, ou comme une dilution de la radicalité du message ?

C.S. – Nous devons interpréter les tentatives d’appropriation comme les effets inévitables et naturels d’un féminisme qui tend à devenir hégémonique. Ces tentatives sont prévisibles, il fallait s’y attendre. C’est ce qui arrive quand une idée gagne du terrain. Les gens sont de plus en plus nombreux à vouloir porter le maillot de l’équipe en vogue. Nous devons nous interroger et nous demander quelle attitude politique adopter face à ces appropriations. Mais ces effets ne peuvent pas être perçus comme une mauvaise nouvelle, dès lors que la gauche entend poursuivre sur la voie de l’hégémonie. Si l’on y voit une mauvaise nouvelle, c’est que nous avons renoncé à livrer la bataille pour la conquête du sens commun. La question est désormais de déterminer comment nous allons continuer à mener cette bataille pour le sens commun alors qu’apparaissent ces tentatives d’appropriation. Il faut tout à la fois éviter que ces acteurs cooptent totalement le féminisme, et faire en sorte que le mouvement continue d’attirer davantage de gens.

En Espagne, on observe en ce sens deux mouvements antithétiques. D’un côté, Ciudadanos tente de se montrer sous un jour féministe, ce qui démontre que le mouvement féministe continue de croître, même si ceux qui disent nous rejoindre ne sont pas précisément ceux que nous attendions. D’un autre côté, Vox cherche à instaurer un duel, une bataille entre deux camps clairement définis : les féministes et les antiféministes. Nous ne souhaitons pas nous laisser enfermer dans ce duel où les deux blocs seraient figés, nous souhaitons élargir notre camp. C’est une période un peu délicate.

Nous devons donc aborder ces tentatives d’appropriation avec beaucoup d’intelligence politique, ce qui exige toujours d’évoluer dans une tension : élargir le mouvement et continuer d’inviter les gens à y participer, et dans le même temps être l’avant-garde qui lutte constamment pour définir ce que signifie être féministe.

Si Ciudadanos souhaite être féministe, alors bienvenue à eux, mais nous les invitons dans la foulée à débattre des demandes que le féminisme met aujourd’hui à l’agenda, et qui sont des demandes que les libéraux de Ciudadanos ne peuvent assumer. C’est une façon d’exacerber les contradictions présentes dans leur camp.

LVSL – Sur quelles demandes faudrait-il dès lors insister ?

C.S. – On peut par exemple mettre l’accent sur le renforcement des services publics, l’arrêt des privatisations, la défense des droits sociaux, l’égalisation des congés paternité et maternité, ou encore l’abrogation des réformes du marché du travail qui impactent en priorité les femmes, etc. Ce sont des thèmes qui mettent immédiatement en difficulté tous ceux qui, du jour au lendemain, ont commencé à se dire féministes.

LVSL – Il s’agirait d’endosser un féminisme résolument opposé au néolibéralisme ?

C.S. – Tout à fait. Plutôt que d’opposer un féminisme radical, anticapitaliste, à un féminisme néolibéral, nous avons tout à gagner à opposer le féminisme en lui-même au néolibéralisme. C’est selon moi la bonne stratégie. C’est la raison pour laquelle on gagne à les affronter sur le terrain du néolibéralisme, qui est au cœur de leur pensée et qu’ils défendront toujours avant tout, afin de faire exploser leurs contradictions internes. Si on les accepte dans le mouvement sous l’étiquette de « féministes néolibérales », on leur fait cadeau du label féministe et on place le débat à l’intérieur du féminisme entre anticapitalistes et néolibéraux. Nous devons chercher à nous placer sur le terrain qui nous est le plus favorable.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez particulièrement sur l’importance des mythes dans l’enracinement de la culture patriarcale. En quoi faut-il les prendre au sérieux ?

C.S. – Le problème auquel nous faisons face est profondément enraciné dans notre culture et dans notre civilisation, il en est au cœur même. Le patriarcat est partie intégrante de la construction de la culture occidentale. On considère généralement que notre culture et les éléments qui édifient notre manière de voir le monde naissent en Grèce. Et quand on s’intéresse à la façon dont on se raconte la réalité, dont on établit les divisions fondamentales à partir desquelles on distingue la nature et la culture, on observe à quel point existait d’ores et déjà une manière de concevoir le monde qui assigne les femmes à une place donnée et les hommes à une autre. Ce qui implique que cette division entre les femmes et les hommes ne pourra disparaître qu’au prix d’immenses efforts.

Quand je m’intéresse aux mythes, c’est aussi pour adresser un message à ceux qui considèrent que les inégalités et l’exclusion des femmes a bien existé à un moment de notre histoire, mais que nos sociétés contemporaines auraient surmonté ces affronts. C’est une idée qui revient fréquemment : nos ancêtres traitaient affreusement mal les femmes, mais cette époque serait révolue. Il faut donc prendre conscience que le problème a des racines profondes, que les mythes, les contes, les légendes qui alimentent notre culture, y compris dans ses aspects les plus anciens, nous servent à identifier des fondements du patriarcat.

LVSL – C’est ce qui vous amène à tisser un lien entre la mythologie grecque et la problématique des mères célibataires…

C.S. – Dans le livre, de manière générale, j’ai essayé de mettre en relation un fait actuel avec des récits qui nous semblent plus lointains. Les faits qui sont évoqués peuvent être plus ou moins violents, de l’enfer que subissent les femmes de Ciudad Juarez au Mexique aux difficultés rencontrées par les mères célibataires.

Ces mères célibataires représentent un problème pour le système patriarcal, l’exclusion dont elles sont victimes n’est pas un épiphénomène de notre économie et de notre société. C’est un caillou dans la chaussure de la société patriarcale et de ses fondements millénaires. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée à la place de ces mères célibataires dans les mythes grecs, qui les soupçonnent d’être à l’origine du mal dans le monde. La mythologie grecque nous raconte qu’il existait un temps où les femmes pouvaient avoir des enfants par elles-mêmes, sans l’intermédiaire d’un homme. Mais cette maternité autonome est invariablement associée à la guerre, au désordre et au chaos. Jusqu’au moment où surgit un homme qui, en instaurant le modèle de la famille patriarcale, met de l’ordre dans la société. Les mythes grecs expliquent que pour que cessent la guerre et l’instabilité au profit de l’ordre et de la paix, les femmes doivent renoncer à leur autonomie dans la maternité. Cet exemple me semble éloquent.

LVSL – Dans la continuité des mythes, vous vous saisissez d’exemples issus de la culture populaire contemporaine pour mettre en relief leurs aspects patriarcaux. C’est notamment le cas lorsque vous illustrez la notion d’ « identité des indiscernables » de la philosophe Celia Amoros à travers les Schtroumpfs…

C.S. – En Espagne, la droite affirme que le féminisme est une forme de communautarisme, une manière de réifier et de collectiviser les femmes. À ce prétendu communautarisme, elle oppose un discours sur la liberté individuelle. Mais s’il y a bien un système qui a collectivisé les femmes, c’est le patriarcat ! La culture patriarcale transforme les femmes en un seul objet unifié. La philosophe féministe espagnole Celia Amóros parle à ce propos d’une identité des indiscernables : une femme vaut pour représenter n’importe quelle autre. Dès qu’une femme est mise en scène, elle incarne les attributs dont nous disposons toutes, à la différence des hommes, qui sont quant à eux dépeints dans toute leur diversité. Les hommes conçoivent dès lors très bien la possibilité d’être différents les uns des autres, mais les femmes apparaissent comme interchangeables et par conséquent inégales aux hommes.

De nombreux exemples l’illustrent dans le monde de la culture, les Schtroumpfs en sont un parmi les dessins animés, mais on peut en retrouver dans les contes, dans les films. Bien souvent, les personnages qui révèlent une pluralité de caractères sont les hommes : l’un est sympathique, l’autre est aventurier, etc. Ce sont les hommes qui démontrent qu’ils peuvent être autre chose que seulement des hommes. Les femmes, en revanche, sont cantonnées à leur rôle de femme. Par conséquent, il suffit qu’il y en ait une, pas besoin d’en mettre plusieurs en scène, car elles seraient fondamentalement identiques. De ce fait, dans l’imaginaire de beaucoup d’enfants, ce sont les hommes qui se répartissent les qualités et les caractères. Le cas des Schtroumpfs est assez édifiant : la fille s’appelle Schtroumpfette, alors que les garçons ont des noms qui reflètent leurs traits de personnalité. Mais elle, c’est la Schtroumpfette, car elle est la féminité, et rien d’autre. Il en va de même au cinéma, où l’on en vient parfois à parler de « la fille du film », comme si son rôle se limitait à sa présence en tant que femme.

LVSL – Cet enracinement de la culture patriarcale dans les contes se manifeste aussi dans le petit chaperon rouge. Comment ?

C.S. – Ces dernières années, avant même l’affaire de la Manada, des réflexions intéressantes se sont développées en Espagne sur les violences faites aux femmes, à l’image du travail de Nuria Barjola, qui analyse dans son livre Microphysique sexiste du pouvoir les conséquences d’un fait divers qui a bouleversé le pays : l’enlèvement, la séquestration, le viol et le meurtre de trois petites filles qui faisaient de l’autostop, dans la municipalité d’Alcasser, en 1992. Le traitement de cette affaire est un cas paradigmatique de l’endoctrinement que ma génération a subi, dans les années 1990, pour nous inciter à avoir peur. À la suite de cette affaire, qui a reçu un écho médiatique incommensurable, il est devenu impossible pour les jeunes filles de faire de l’autostop.

C’est un peu comme si l’affaire d’Alcasser avait occupé la même fonction que le conte du Petit chaperon rouge : rappeler aux femmes qu’elles ont des raisons de se méfier, qu’elles doivent avoir peur lorsqu’elles sortent dans la rue. Lorsque ce message passe par le conte, il se normalise, car on le relate aux petites filles comme si de rien n’était : on banalise l’idée que nous vivons dans une société qui fournit des raisons d’avoir peur, on leur apprend qu’il y a des loups en liberté dans la nature, qu’il ne faut pas parler aux inconnus, ni coucher avec des gens que l’on ne connaît pas sous peine d’être dupée car ils ont nécessairement de mauvaises intentions. On leur raconte que les petites filles exemplaires doivent rentrer directement à la maison ou chez leur grand-mère sans faire de détour, sans s’arrêter pour parler au loup.

Si l’on y pense un moment, c’est tout de même curieux qu’une société transmette ce message terrifiant aux petites filles sans même poser les questions féministes qu’il sous-tend : pourquoi y-a-t-il des loups et comment traite-t-on ce problème ? Comment faire en sorte que ce ne soit pas aux filles de se protéger des loups mais aux agresseurs de disparaître ? Le conte du petit chaperon rouge s’inscrit dans une culture patriarcale car il ne soulève pas cette question, bien au contraire, il l’évacue avant même de l’avoir posée.

LVSL – Lorsqu’on évoque les expressions les plus matérielles et les plus manifestes du patriarcat (les inégalités de revenus, par exemple) les solutions à mettre en place sont largement documentées et débattues. Mais lorsqu’entrent en jeu des ressorts culturels plus diffus, solidement incorporés dans les mentalités, les remèdes semblent plus complexes à envisager. La culture peut-elle jouer un rôle central dans une démarche contre-hégémonique ? Peut-on mettre en valeur des références alternatives, pensons à Fifi Brindacier par exemple, en contrepoint du Petit chaperon rouge, pour contribuer à briser les carcans des assignations de genre ?

C.S. – Le terrain des mythes et de la culture est effectivement plus complexe, d’autant plus que lorsqu’on envisage des solutions, on a parfois tendance à vouloir interdire, et c’est un problème. Car si la seule solution qui nous vient à l’esprit consiste à empêcher les petites filles de lire Le petit chaperon rouge, c’est une politique féministe vouée à l’échec. Il en va de même lorsqu’on pense à interdire les chansons machistes, à ne plus lire les auteurs de l’histoire de la pensée qui ont défendu des positions misogynes, c’est le cas de bon nombre d’entre eux.

Je pense que la meilleure solution consiste à adopter une démarche positive : à produire. Les politiques culturelles destinées à faire émerger des contre-exemples, une contre-culture qui vient disputer les modèles traditionnels, me semblent donc particulièrement efficaces. Bien souvent, on ne se rend pas compte à quel point on construit davantage l’hégémonie depuis l’émotionnel que depuis le rationnel. Prenez le cas d’un enfant qui, à l’école, entend dire par sa professeure qu’il ne faut pas traiter les filles comme des êtres inférieurs, mais qui lorsqu’il rentre chez lui regarde des films où joue à des jeux vidéo qui lui présentent le modèle exactement inverse, c’est peine perdue. Investir le terrain culturel me semble donc absolument crucial pour construire un monde différent.

LVSL – L’un des thèmes centraux du livre est le féminisme du care (feminismo de los cuidados). Vous plaidez pour une reconfiguration profonde de notre manière de concevoir l’économie depuis un point de vue féministe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.S. – Le terrain de l’économie est une illustration du projet radical et profondément transformateur du féminisme. L’économie, telle qu’elle est enseignée dans les écoles, est toujours axée sur le marché. Le travail y est par conséquent défini dans le cadre d’un marché du travail, et il équivaut en ce sens à l’emploi. Le féminisme critique met l’accent sur l’existence d’une autre forme de travail, qui ne se résume pas à l’emploi. Une forme de travail qui n’est pas rémunérée, qui ne fait pas l’objet d’un échange sur le marché du travail, mais qui, pourtant, s’avère indispensable au bon fonctionnement et à la stabilité de la société. Il s’agit du travail du care : l’entraide, le soin apporté à autrui.

Ce travail du care, Aristote considérait qu’il était au cœur de l’économie, car l’économie était alors associée au foyer, à la sphère domestique, à la satisfaction des nécessités matérielles immédiates qui permettait ensuite aux individus de faire de la politique ou d’échanger des biens sur le marché. Il est curieux de constater que les activités proprement économiques selon Aristote, concentrées dans le travail du care, aient été invisibilisées et dévalorisées au point de devenir l’anti-économie dans la théorie classique. Cela nous révèle l’immense cécité d’une société qui relègue dans le domaine de l’invisible une question pourtant centrale.

Je crois donc que l’objet de l’économie d’un point de vue féministe, diffère sensiblement de celui de l’économie classique : le marché. Il en découle une question éminemment politique : quelles sont nos priorités, sommes-nous capables de donner de la visibilité à ces activités du care qui demeurent extérieures à l’agenda politique ? comment faire en sorte que les parlements et les gouvernements s’en saisissent ? La politisation du care, qui ne doit pas reposer uniquement sur les femmes mais devenir l’affaire de tous, me semble révolutionnaire : elle change notre manière de concevoir la société. C’est pourquoi nous en avons beaucoup parlé en Espagne ces dernières années.

LVSL – Le dernier chapitre de votre livre s’intitule « Les hommes peuvent-ils être féministes ? ». Les hommes ont-ils intérêt à s’extraire du patriarcat et des avantages que leur procure leur position de domination ?

C.S. – La philosophe féministe espagnole Celia Amoros dépeint le patriarcat comme un système hiérarchique qui oppose les hommes entre eux. C’est un point de vue un peu différent de celui de Carole Pateman. Pateman adresse une critique aux théories classiques du contrat social et démontre que le contrat social est avant tout un contrat sexuel, passé entre les hommes, pour asseoir leur pouvoir sur les femmes et se les répartir entre eux – un pouvoir qui se cristallise dans des institutions telles que le mariage.  Pour Celia Amoros, il ne s’agit pas tant d’un contrat, mais plutôt d’une compétition, un état de nature pourrait-on dire, qui oppose les hommes les uns aux autres pour déterminer qui accédera au pouvoir sur les femmes. De ce point de vue, les femmes constituent en quelque sorte un butin de guerre, à travers lequel les hommes exhibent et mettent en scène leur pouvoir auprès des autres hommes.

Dès lors, nous vivons dans une société patriarcale qui constitue aussi un terrain de compétition pour les hommes entre eux. Il existe des relations de domination patriarcale parmi les hommes, qui apprennent dès l’enfance qu’il y a des chefs, des dominants, et qu’il s’agit souvent de ceux qui ont le plus facilement accès aux femmes, ou de ceux qui sont les plus présomptueux quant à leurs relations avec les femmes. Il y a clairement une hiérarchie qui s’opère, et c’est pourquoi on devrait inviter les hommes à se demander s’ils n’ont pas tout à gagner à défendre le féminisme. Car je ne crois pas que beaucoup d’hommes soient véritablement heureux de vivre dans une société où ils peuvent constamment être dominés, humiliés par d’autres hommes, une société dans laquelle il faut faire preuve de vigilance à tout instant pour ne pas perdre ses galons de masculinité parce que les hommes sont très vite suspectés et accusés d’être des « pédales », de s’écarter de la masculinité. L’anthropologue féministe Rita Segato, qui est à mon avis une autrice-clé sur ce sujet, a bien analysé en quoi la masculinité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle doit être constamment reconquise et réaffirmée publiquement. Est-ce un monde désirable pour les hommes ? Je pense que beaucoup d’entre eux diraient que non, qu’ils ne veulent pas continuellement démontrer qu’ils ne sont pas « féminins », qu’ils ne veulent pas vivre sous la perpétuelle menace de perdre leur statut. C’est une réalité douloureuse pour beaucoup d’hommes. Nous les femmes sommes soumises à d’innombrables carcans, mais je crois que les hommes y sont eux aussi enfermés. Se libérer des carcans, c’est aussi une libération pour les hommes.

Le pari manqué de Más País

Íñigo Errejón pendant le meeting de Más País à Valence. ©Bruno Thevenin

Dans un contexte de tension maximale sur la question catalane, les élections espagnoles du 10 novembre sont venues confirmer la fragmentation du champ politique en Espagne. Avec 52 sièges dont 28 de plus gagnés à ces élections, l’extrême droite fait une nouvelle percée et est désormais la troisième force du Congrès. Parmi les acteurs perdants, Ciudadanos, l’équivalent de la République en Marche, a subi un revers cinglant et perd 47 députés. Mais il y a aussi Más País et Íñigo Errejón, qui rate sa tentative de recomposition politique et de perturbation du scénario initial de ces élections en obtenant seulement 3 députés. Ce revers est amplifié par la formation probable d’un gouvernement de coalition entre le PSOE et Podemos. Analyse.


À la fin du mois d’août et au début du mois de septembre, le contexte politique était porteur pour Más País et Íñigo Errejón. Après les élections du mois d’avril, le PSOE et Podemos s’étaient avérés incapables de trouver un accord pour former un gouvernement. Pedro Sanchez était alors persuadé qu’en cas de nouvelles élections le PSOE sortirait renforcé, et qu’il fallait donc mener les discussions avec Pablo Iglesias d’une main de fer. De son côté, le leader de Podemos a cherché à pousser son avantage au seul moment où un accord était à portée de main, soit au mois de juillet, et a donc tout fait capoter. L’incapacité des deux dirigeants à offrir un gouvernement aux Espagnols après trois élections en quatre ans pavait la voie pour qu’un outsider émerge à gauche et vienne bousculer le panorama politique en renouant avec la transversalité. De fait, lorsqu’Íñigo Errejón se lance fin septembre, sa candidature rencontre un écho important et bénéficie d’intentions de vote qui frôlent les 8% bien qu’il ne se présente que dans un tiers des circonscriptions, ce qui présageait un très bon score dans celles-ci. Plusieurs éléments conjoncturels sont venus refermer la fenêtre d’opportunité pour l’ex-stratège de Podemos, auxquelles se sont ajoutées des difficultés organisationnelles et budgétaires. Le bon départ de la campagne a notamment été arrêté net par la défection de la médiatique numéro 2 d’Errejón, Clara Serra, opposée au fait de présenter des listes en Catalogne.

Les circonscriptions dans lesquelles Más País s’est présenté.

L’impréparation de Más País, sa faiblesse organisationnelle et son impasse stratégique

Je peux d’autant mieux revenir en détail sur cette impréparation que je l’ai vécue de l’intérieur lors des trois semaines que j’ai passé en Espagne pour les élections. La campagne de Más País a été réalisée avec des moyens dérisoires. Tout d’abord, son budget était très faible, de l’ordre de 300 000 euros, alors que les formations nationales dépensent en moyenne 5 millions d’euros dans ce type de campagne. Pour donner un ordre de grandeur, Podemos a dépensé 1,2 millions d’euros en publicité sur Facebook, soit quatre fois le budget global de la campagne de Más País. Ensuite, le dispositif était complètement sous-dimensionné : l’organisation ne disposait que d’une trentaine de cadres auxquels s’ajoutait un ancrage militant particulièrement faible et désorganisé. Enfin, la stratégie préparée n’était pas assez étoffée et n’aura pas résisté à la saturation du débat politique par le conflit catalan. En effet, deux lignes discursives dominaient la rhétorique de Más País. En premier lieu et en majeur, le discours du déblocage politique alors que les partis ont été incapables de se mettre d’accord pour former un gouvernement et conduisent donc le pays à une quatrième élection en quatre ans. En deuxième lieu et en mineur, le « pacte vert » pour faire entrer l’Espagne dans une transition écologique à la hauteur des défis qui attendent le pays d’Europe le plus exposé au changement climatique. Ces deux lignes discursives ont été développées au début de la campagne à partir d’une rhétorique consensualiste, sans dimension conflictuelle. Paradoxe absolu, le théoricien le plus abouti du populisme démocratique cherchait à incarner une ligne politique aseptisée et sans dimension destituante. Celle-ci était synthétisée par le slogan de campagne : « Desbloquear, avanzar, Más País » (i.e. littéralement « débloquer, avancer, plus de pays »)

Sur quelle hypothèse ce discours reposait-il ? Pour utiliser des termes laclauiens, l’hypothèse d’Íñigo Errejón était que le moment populiste était passé en Espagne, que le chômage s’était partiellement résorbé, que les institutions avaient retrouvé une partie de leur capacité à neutraliser les demandes frustrées parmi la population espagnole. L’Espagne serait entrée dans un « moment institutionnel », où la logique différentielle du politique, soit la gestion différentiée des demandes sociales qui s’expriment dans la société, primerait sur la logique de l’équivalence du politique, soit la dimension antagoniste du politique face au système en place. Dans ce type de contexte, dans les temps froids, il est en effet théoriquement plus pertinent de mobiliser une rhétorique institutionnelle et consensuelle que de construire une nouvelle identité politique à partir d’une logique populiste.

Ce raisonnement, aussi abouti et cohérent qu’il puisse être, faisait l’impasse sur un aspect central de la candidature d’Íñigo Errejón : sa position d’outsider. La rhétorique institutionnelle ne peut être mobilisée que par des acteurs déjà en place et à des niveaux dans les sondages qui leur permettent de capter la demande de stabilité et de retour à la normale. C’est d’autant plus le cas que tous les acteurs politiques fustigeaient le blocage du pays et prétendaient être le meilleur levier pour débloquer la situation. En tant qu’outsider, il est rigoureusement impossible d’émerger dans le panorama politique sans adopter une rhétorique de destitution du système en place.

Íñigo Errejón avait conscience de ce problème et un débat stratégique a eu lieu au sein de Más País. Débat auquel j’ai participé et qui visait à introduire de la conflictualité au sein des deux lignes discursives de la campagne. D’abord en ciblant avec plus de vigueur l’incapacité des partis à se mettre d’accord. Ensuite en accusant les élites politiques de ne pas avoir pris le train de la transition écologique et d’emmener le pays à sa perte. À ces deux lignes devait s’ajouter une dimension plus propulsive et positive à l’image de ce spot vidéo : redonner aux Espagnols la fierté d’appartenir à un pays à l’avant-garde de la transition écologique en Europe et fournir des emplois plus qualitatifs aux jeunes partis étudier et travailler à l’étranger. Face à l’impasse des premières semaines d’octobre et à l’explosion du conflit catalan, la ligne stratégique a été amendée dans ce sens, mais probablement trop tardivement, alors que la campagne était déjà devenue invisible.

Un dispositif réseaux sociaux obsolète et sans créativité

Le second problème de grande ampleur de la campagne de Más País a été la maigre qualité du dispositif mis en place pour la mobilisation en ligne. Cela s’explique à la fois par la faiblesse du budget pour lancer de grandes opérations de communication, mais aussi par la vieillesse du logiciel de l’équipe de communication sur les réseaux sociaux. En effet, Más País a mené une campagne en ligne sur le modèle de ce qui se faisait en 2015, au moment du lancement de Podemos. La chaîne YouTube d’Íñigo Errejón est en jachère, sa page Facebook n’a pas de ligne narrative et pêche en matière de désintermédiation, et son compte Twitter manque de spontanéité, en comparaison avec les nouvelles expériences émergentes dans le monde : Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders, etc.

À l’inverse, Más País disposait d’une petite équipe de trois personnes très efficaces pour les relations presse et les passages TV. Sur ce plan, les choses ont été bien faites. Cependant, le déséquilibre entre le dispositif presse et le dispositif réseaux sociaux a rendu Íñigo Errejón captif de sa couverture presse, sans autres canaux de visibilité. Non seulement cela a coupé le candidat d’une partie de la population qui n’est pas touchée par la presse nationale, mais une fois que cette dernière s’est focalisée sur la crise catalane et sur les grands partis, l’exposition médiatique de la campagne d’Íñigo Errejón a été fortement réduite.

Comment la crise catalane a tué la candidature de Más Pais et propulsé l’extrême droite à 15%

Alors que la campagne était centrée sur l’incapacité des partis à se mettre d’accord pour former un gouvernement, un événement est venu chambouler l’élection et saturer le débat politique le 15 octobre : la condamnation des leaders catalans ayant participé à la tentative de sécession de 2017 à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour sédition et malversation. Ce jugement a immédiatement provoqué une réaction massive en Catalogne. Des centaines de milliers de manifestants se sont mobilisés, bloquant les routes. L’organisation secrète Tsunami Democratic a déclenché le blocage d’un aéroport. Les Comités de défense de la République ont envahi les rues de Barcelone et de nombreux affrontements ont eu lieu. Des scènes de violences, de barricades en feu et de voitures brulées ont scandé la campagne électorale pendant deux semaines, saturant complètement le débat politique sans qu’il soit possible d’aborder d’autres thématiques.

À titre de comparaison, l’effet de saturation provoqué par la réactivation de la crise catalane est du même ordre de grandeur que celui qu’avait eu l’attentat du Bataclan en France. Si les deux phénomènes sont de natures complètement différentes, ils ont la même fonction dans leur champ politique respectif : ils réactivent la logique de l’ennemi intérieur, autrefois incarné par l’ETA en Espagne. Les droites en font leur miel et hystérisent le débat, allant toujours plus loin dans le discours répressif. Le parti d’extrême droite, Vox, a par exemple proposé d’interdire tous les partis régionalistes et indépendantistes d’Espagne, ou de supprimer le régime des autonomies. Cette logique de l’affrontement et de polarisation croissante entre les forces indépendantistes catalanes et le reste de l’Espagne est alimentée des deux côtés par les partis qui ont intérêt à tendre la situation pour tirer les marrons du feu. Lors du débat électoral en présence des cinq grandes forces représentées au Parlement, il ne se passait pas deux minutes sans que la Catalogne soit évoquée, y compris lorsque le thème de la discussion était la politique économique et l’emploi.

Le chef de l’extrême droite espagnole, Santiago Abascal. ©Vox España

Ce contexte hystérique a eu deux effets : en premier lieu de réinjecter de la polarisation dans le champ politique et d’effacer les forces au discours consensuel, et en second lieu de radicaliser la demande d’ordre dans le pays. De fait, la ligne stratégique et le slogan de campagne élaborés à la fin de l’été étaient devenus obsolètes. Étant donné le profil philo-indépendantiste de la tête de liste de Más País en Catalogne, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique et écorné l’image du parti, il était d’autant plus difficile d’être audibles sur le sujet sans être accusé de complaisance envers les manifestants violents.

De façon générale, si le mouvement des Indignés a bousculé la politique espagnole en 2011 et ouvert un cycle jusqu’en 2016, ce dernier a été clôturé par l’explosion de la crise catalane à partir de 2017. En réactivant la peur espagnole de la désagrégation du pays sur le modèle yougoslave, le conflit catalan a modifié le terrain politique de façon décisive en favorisant un retour au parti de l’ordre dans les régions centrales de l’Espagne. La difficulté d’Unidas Podemos et de Más País à se positionner sur le sujet a provoqué une désaffection de l’électorat espagnol qui est très anti-indépendantiste, y compris l’électorat de gauche, à l’égard de ces forces.

Et maintenant ?

L’obtention d’un groupe parlementaire pour Íñigo Errejón était un objectif décisif. Non seulement celui-ci aurait permis d’obtenir du temps de parole, mais les forces politiques qui en bénéficient disposent de personnel et d’une subvention annuelle de 3 millions d’euros. Ces ressources étaient stratégiques pour sortir de la situation de précarité extrême dans laquelle le parti se trouve, mais aussi afin de renouer avec de grandes ambitions nationales. En ne réussissant pas à obtenir les 5% requis au niveau national pour avoir un groupe autonome, Íñigo Errejón est condamné à faire partie d’un groupe mixte.

La résistance d’Unidas Podemos, qui perd 7 sièges et recule légèrement à 13%, et celle du PSOE, qui perd 3 sièges et stagne à 28%, montrent qu’il n’y a pour le moment pas d’espace pour un outsider issu de l’espace progressiste, du moins pas avec des moyens aussi dérisoires et dans un contexte aussi adverse. La formation probable d’une coalition entre ces deux forces rend inutile la présence de Más País comme levier de déblocage et va peut-être offrir une courte période de stabilité à l’Espagne, jusqu’à la prochaine crise politique dont les fondamentaux n’ont pas disparu puisque ces deux forces vont devoir obtenir le soutien ou l’abstention des indépendantistes catalans d’ERC.

À l’inverse, un espace important existe dans le champ culturel et intellectuel. C’est peut-être en réinvestissant ces espaces et en prenant du temps pour refonder un projet que réside la clé du succès pour l’ex-stratège de Podemos. Après avoir réalisé quatorze campagnes électorales en quatre ans, l’épuisement physique comme stratégique finissent par avoir raison de la capacité d’innovation des plus brillants stratèges. Un cycle se ferme en Espagne. Un nouveau ne s’ouvrira qu’à la condition de fournir une solution pérenne à la crise catalane, qu’elle prenne la forme d’un référendum légal sur l’indépendance ou d’un nouveau statut pour la Catalogne. Malgré ce retour partiel à l’ordre, symbolisé en particulier par le suicide accéléré des libéraux de Ciudadanos, notre voisin outre-Pyrénées reste profondément instable, à l’image de nombreux pays européens. Hormis la France, dont le système politique reste relativement résilient et déplace l’instabilité dans le champ extra-institutionnel, tout se passe comme si les gouvernements minoritaires étaient en train de devenir la règle en Europe.

Les rapports de force à l’aube des élections espagnoles

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©Presidencia de la República de Mexico

Le 10 novembre se tiendront en Espagne les quatrièmes élections législatives en quatre ans. Une si forte instabilité institutionnelle – l’ancien chef de gouvernement socialiste, Felipe González, estimait dans une boutade que l’Espagne est passée du bipartisme au multipartisme puis, enfin, au “bloquisme” – est le reflet d’un paysage politique qui se décompose toujours plus. En effet, cela fait presque 18 mois que l’Espagne n’a pas de gouvernement bénéficiant d’une majorité parlementaire. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


Les dernières élections du 28 avril 2019 ont achevé le bipartisme, dominant depuis la Transition à la démocratie libérale dans les années 1980, et consolidé le multipartisme. Elles ont ainsi accouché d’un Congrès des députés (la chambre basse du Parlement) divisé en quatre partis majeurs : le Parti socialiste (PSOE), le Parti populaire (PP), Ciudadanos (Cs) et Unidas Podemos (UP). Le parti d’extrême-droite Vox y a fait son entrée. Depuis la convocation de nouvelles élections à la fin du mois de septembre, deux partis politiques classés à gauche (dont l’un a moins d’un an) ont présenté leur candidature au Congrès des députés pour la première fois.

Un tel scénario d’éclatement, d’instabilité et d’incertitude par rapport à l’avenir est particulièrement inquiétant au regard des échéances majeures à venir. Tout d’abord, la procédure judiciaire contre les dirigeants indépendantistes catalans devant le Tribunal Suprême arrive à son terme. L’arrêt devrait être rendu par la Haute Cour entre le 10 et le 14 octobre. Ses répercussions sur l’état de la mobilisation citoyenne seront considérables, d’autant plus que le basculement vers des actions violentes de la part de groupes minoritaires n’est plus à écarter. Ensuite, la deuxième échéance est l’incertitude qui entoure la date et les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. L’Espagne est particulièrement vulnérable car elle accueille environ 300.000 retraités britanniques par an (première destination en Europe) et doit veiller aux intérêts de près de 100.000 Espagnols résidant au Royaume-Uni. De plus, les rapports avec Gibraltar seraient brutalement impactés par un No Deal. Enfin, le ralentissement qui pèse sur la croissance des économies européennes constitue une troisième menace. Celle-ci pourrait devenir bien réelle en ce qui concerne l’Espagne avec la mise en place de sanctions commerciales contre sa production agroalimentaire (l’huile d’olive et le vin notamment) de la part des États-Unis, dans le cadre du contentieux commercial qui l’oppose à l’UE autour du secteur de l’aéronautique.

Après les prochaines élections du 10 novembre, les différentes forces politiques parlementaires ne pourront plus repousser l’exigence de dégager une majorité plurielle. Ce sera une première depuis le retour de la démocratie libérale. Le contexte sera, pourtant, extrêmement difficile sur un grand nombre de fronts.

C’est pour cela que nous proposons un suivi de l’actualité de la campagne au fil des semaines. L’analyse des sondages et des éventuelles issues du scrutin sera privilégiée. Elle nous permettra, dans ce premier papier, de poser le cadre. Quelle est la situation des quatre principaux partis alors que démarre la campagne ?

À ce titre, les premiers sondages qui tiennent compte des premiers jours de campagne et de l’irruption du parti d’Iñigo Errejón (ex-Podemos) commencent à être publiés.

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de ces premiers sondages ?

Côté PSOE, le parti de Pedro Sánchez arrive toujours en tête des intentions de vote avec près de 30%, devançant largement le PP (il aurait environ 9 points de plus selon un modèle statistique publié par eldiario.es et produit à partir des données de différents instituts). La dynamique est, cependant, descendante depuis le mois d’août. La convocation de nouvelles élections est un pari de Pedro Sánchez, qui table sur une nouvelle victoire après celle du 28 avril pour forcer les accords avec Unidas Podemos et Ciudadanos.

Le PP, parti traditionnel de la droite espagnol, reprend du poil de la bête. Après avoir été mis en difficulté par l’ascension de Ciudadanos et l’irruption de Vox, le PP est sur une dynamique ascendante dans les enquêtes d’opinion depuis le mois de juin. Il semble apparaître comme le réceptacle privilégié du « vote utile » de la droite. Les affaires de corruption (qui ont objectivement peu compté pour les électeurs de droite) et l’image d’immobilisme que donnait Mariano Rajoy semblent avoir étés oubliées après la prise de pouvoir dans le parti du jeune Pablo Casado. Cela se traduit par une amélioration des intentions de vote : + 3 points depuis avril. L’hypothèse du remplacement du PP par Ciudadanos semble donc écartée pour l’instant.

Cette dernière formation, qui est le parti d’Albert Rivera, se trouve mise en difficulté par la convocation de nouvelles élections – ce qui faisait partie, bien entendu, de la stratégie de Sánchez. Il semblerait que la stratégie d’opposition frontale à Pedro Sánchez n’ait pas porté ses fruits dans un contexte où les citoyens demandent à la classe politique de se mettre d’accord. La force de rappel que constitue toujours le PP à droite semble donc avoir eu raison de la vision d’Albert Rivera, centrée sur le court-terme. Rivera a d’ores et déjà adouci ses propos à l’égard de Pedro Sánchez et a ouvert la possibilité d’un accord avec le PSOE. Les estimations les plus récentes situent le vote en faveur de Cs aux environs de 12,5-13%, en retrait par rapport aux près de 16% obtenus le 28 avril.

Venons-en à Unidas Podemos il s’agit de la coalition de Podemos avec un ensemble de micro-partis ou de mouvements à la gauche du PSOE. Les données les concernant doivent encore être interprétées avec prudence car le parti d’Iñigo Errejón dispose d’une marge de progression. Il n’en demeure pas moins que les derniers sondages sont relativement encourageants : Unidas Podemos se maintient, voire croît légèrement, de l’ordre de 0,5-1 point (autour de 12,5% dans un ensemble de sondages par rapport à 11,7% lors des élections d’avril) . Il est à présent à égalité avec Cs, voire légèrement au-dessus.

Derrière, Vox, le parti d’extrême droite, perd environ 2 points dans les différentes estimations par rapport au résultat obtenus le 28 avril. Il passe de 10% à 8%. Cette dynamique est cohérente avec la montée du PP. Vox court le même danger que Ciudadanos : perdre des voix au profit du vote traditionnel et désormais utile de la droite. Il est possible qu’il ait donc atteint un plafond à 10% des voix.

Enfin, Más País, le parti fondé par Iñigo Errejón, est un nouvel arrivé aux élections législatives nationales. Il s’est lancé dans l’arène nationale sans programme et cherche à occuper une position centrale avec un discours consensuel et favorable à une entente avec Sánchez, donc à la mise sur pied d’un gouvernement « progressiste », ce que souhaitent une courte majorité d’électeurs. Il prétend capter à la fois l’électorat de Podemos déçu par la gestion de Pablo Iglesias et notamment par son incapacité à trouver un accord avec le PSOE ; l’électorat du PSOE mécontent de la tendance de Pedro Sánchez à pencher à droite pour élargir son socle électoral ; et les électeurs de Ciudadanos peu convaincus de l’utilité d’une opposition frontale à Pedro Sánchez et désireux, avant tout, de voir se constituer un gouvernement. Il est crédité à présent à environ 6,5% des voix mais il s’agit là sans doute d’un palier. Son évolution est à suivre de près, elle sera fonction de la perte de voix des trois partis suscités et des changements dans l’abstention.

Estimations de vote recensant plusieurs sondages (4-5 octobre 2019)

En rouge : PSOE

En bleu : PP

En violet : Unidas Podemos

En orange : Ciudadanos

En vert : Vox

En turquoise : Más País

Source : eldiario.es

Íñigo Errejón : « L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment »

Politician Iñigo Errejon at “ Mas Madrid “ rally final campaign event during Spain Autonomic and Regional Elections in Madrid on Friday, 24 May 2019.

De passage à Paris pour notre université d’été, Íñigo Errejón nous a accordé un grand entretien qui est désormais un rite annuel. Le paysage politique a beaucoup changé depuis le début de ces échanges : notre interlocuteur a lancé son propre mouvement Más Madrid, tandis que les expériences populistes de gauche sont en crise partout en Europe et que le PSOE a repris la main sur l’agenda en Espagne. Son ancienne formation, Podemos, subit des déconfitures électorales régulières qu’il explique par « l’abandon de sa vocation transversale » et sa conversion en formation de gauche radicale traditionnelle. Le creux de la vague est cependant l’occasion parfaite pour interroger celui qui plaide pour un populisme démocratique. Entretien.

LVSL – Il semble que les partis populistes de gauche traversent à l’heure actuelle une grave crise à l’échelle européenne. La France insoumise est passée de près de 20% à l’élection présidentielle de 2017 à 6% aux dernières élections européennes. Les résultats de Podemos se sont affaissés lors des élections générales du mois d’avril et le parti a perdu deux tiers de ses élus dans les régions. Le Labour a lui aussi subi un revers. Comment analysez-vous ce recul ?

Íñigo Errejón – Tout d’abord, il me semble important de rappeler que nous devons entretenir et prendre très au sérieux les espaces de réflexion collective au service de la transformation et de l’émancipation, car il arrive que la logique partisane nous bride et nous empêche de penser. Avec les partis que vous citez, nous avons renversé l’échiquier politique de nos pays respectifs, ou tout du moins introduit d’importantes nouveautés, car nous avons osé penser au-delà de la discipline des partis. Les formations partisanes ont besoin de discipline pour fonctionner, mais c’est un mécanisme qui tue la pensée. En ce sens, il faut dans un premier temps reconnaître qu’on a assisté à un déclin général et sans palliatifs des formations que l’on a qualifiées, avec tous les problèmes que cela suppose, de populistes de gauche. Cette chute s’est produite quasiment partout.

Nous devons aussi admettre que ce déclin a des causes qui sont propres à ces mouvements. On ne peut pas s’enfermer dans une lecture qui consisterait à justifier les échecs par la mauvaise foi de médias conspirateurs ou par les manœuvres des oligarchies de nos pays, ni rejeter la faute sur nos voisins ou sur ceux qui ne pensent pas comme nous au mot près. On entrerait dans un cercle vicieux d’ailleurs très typique des formations post-communistes qui prétendent ne jamais commettre d’erreurs et qui n’admettent pas l’autocritique. On ne cherche jamais à analyser ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui n’a pas fonctionné, et celui qui ose émettre une analyse devient immédiatement un ennemi ou un traître. Dès lors, ne demeurent au sein des partis que ceux qui sont prêts à répéter trente ou cinquante fois la vérité officielle, de telle sorte que si le parti affirme qu’il pleut alors qu’en réalité il fait une chaleur infernale, les porte-paroles répètent en boucle qu’il pleut.

« En réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. »

C’est un bon mécanisme pour assurer la survie interne d’un individu dans un parti politique, mais c’est aussi la meilleure façon de tuer le parti politique en question, qui perd toute capacité hégémonique du fait de son inaptitude à la réflexion. La série Chernobyl, qui contient par ailleurs un certain nombre de préjugés occidentaux à l’encontre de la Russie ou de l’Union soviétique, décrit bien cette réalité effrayante : la volonté de conserver son emploi, son prestige personnel, à l’intérieur d’une structure qui entre en crise et qui accentue par conséquent son autoritarisme, conduit chacun à taire ce qu’il pense réellement. De cette façon, les réunions ne sont que le théâtre de la vérité officielle, personne n’ose émettre un avis sur l’ampleur de la catastrophe nucléaire par peur de perdre sa position et sa sécurité personnelle à l’intérieur de la structure.

La première étape consiste donc à reconnaître le désastre et l’ampleur de la chute. Il est émotionnellement compréhensible qu’en réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. Lorsque la situation se dégrade, on en revient aux fondamentaux, à ce qu’on connaît déjà. C’est une posture rassurante, qui n’exige pas un haut degré de réflexion et qui permet de survivre un temps, mais en aucun cas de gagner.

Je ne sais pas s’il en va de même en France, mais en Espagne, la gauche n’a plus qu’un seul mot d’ordre quelle que soit la question posée : l’union de la gauche. En 2014, Podemos avait cinq eurodéputés et Izquierda Unida six, soit onze au total. En 2019, les deux organisations concourent ensemble aux élections européennes et ne décrochent que six sièges. Mais même devant ce constat implacable, comme s’il s’agissait d’un dogme religieux, on continue à entendre que la solution réside dans l’union de la gauche, que la gauche n’était pas suffisamment unie, etc.

Nous qui n’appartenons pas à ces courants de la gauche plus traditionnelle, nous avons toujours défendu l’idée qu’une force aux aspirations et aux valeurs de gauche n’est utile que lorsqu’elle se transcende et se montre capable d’embrasser au-delà des convertis, d’aller chercher ceux qui manquent, d’entrer en relation avec des secteurs de la population qui ne s’identifient peut-être pas à la gauche d’un point de vue identitaire, mais qui partagent néanmoins les mêmes aspirations, les mêmes craintes, les mêmes préoccupations et les mêmes demandes.

Il est clair que la capacité des forces populistes de gauche à y parvenir a décliné ces derniers temps. Pourquoi a-t-elle décliné ? À mon avis, nous avons sous-estimé le poids des institutions, leur capacité à être les dépositaires de la volonté des classes populaires et à leur permettre de vivre plus en sécurité et plus sereinement. Je pense que nos discours ont souvent été perçus comme exclusivement utopiques ou idéalistes, voire aventuristes, comme si on proposait aux citoyens de lancer les dés et de voir ce qu’il advient. Pendant ce temps, les propositions de nos adversaires, qu’ils soient néolibéraux ou réactionnaires, sont considérées comme crédibles même lorsqu’elles ne suscitent pas la sympathie. Et parfois, dans les périodes de doute ou d’instabilité, nos peuples préfèrent les certitudes négatives aux promesses incertaines.

En venant jusqu’ici, j’ai aperçu sur la route l’affiche d’une force politique de gauche [ndlr, le Parti communiste français] qui disait « pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ». Le néolibéralisme a naturalisé l’importance de l’argent dans le quotidien : au travail, à l’école, dans tous les aspects de la vie sociale. Tant que nous n’aurons pas déconstruit cette toute puissance de l’argent dans la vie sociale, prétendre vouloir l’éradiquer en un slogan est illusoire, personne ne peut le croire. D’ailleurs, il faudrait plutôt faire la preuve de notre capacité à gérer l’argent, car il est peu probable qu’il disparaisse de l’organisation de nos sociétés. Il est possible que beaucoup de citoyens sympathisent avec l’idée d’une Europe plus proche des gens que de l’argent, mais ils ne saisissent pas comment cela pourrait être possible, encore moins à court terme.

Il faudrait pour ce faire avoir longuement développé sur le terrain social un processus populaire, de transformation, écologique et tourné vers la justice sociale pour démarchandiser les relations sociales régies par l’argent et les remplacer par des relations communautaires, coopératives et publiques. En d’autres termes, faire infuser l’idée que les droits dont nous disposons sont rattachés à la qualité de citoyen et non à celle de client. Bref, c’est ce processus populaire qui permet de rendre véritablement tangible un discours, sans quoi les dizaines de milliers d’affiches soigneusement collées sur tous les murs de Paris ne pèseront rien face au téléphone portable, aux applications mobiles, aux magasins, aux séries Netflix, aux chansons qui rappellent constamment à chacun d’entre nous que c’est l’argent qui commande.

C’est la leçon de Gramsci selon laquelle en politique, il faut attaquer l’adversaire là où il est le plus faible, et non là où il est le plus fort. Ses points forts doivent quant à eux être affrontés sur le terrain culturel et intellectuel. Un écrivain, un artiste, peut se permettre de se confronter aux idées qui sont les plus fermement ancrées dans le sens commun. Mais lorsqu’on fait de la politique, on ne peut envisager son combat sur cinq siècles : une campagne électorale est un combat de quinze jours.

LVSL – Les forces politiques qui se présentent aux élections sont donc impuissantes sur le plan culturel ?

I.E. – On ne peut pas attaquer l’adversaire sur les idées qui sont les plus enracinées dans le sens commun des gens, même si ces idées nous sont détestables. Les idées les plus solidement établies ne se combattent pas par des déclarations d’intention, mais en démontrant dans la pratique, en gouvernant, qu’il est possible d’instaurer des relations sociales d’un autre type. C’est une démonstration du quotidien, à travers des politiques publiques qui déconstruisent l’emprise du marché sur les relations sociales, qui freinent la loi du sauve-qui-peut et la compétition de tous contre tous. Je crois que nos peuples reconnaissent aux forces démocratiques et populaires leur capacité à pointer du doigt les problèmes, à identifier et à dénoncer ce qui ne fonctionne pas, mais ils ne leur reconnaissent pas la faculté de proposer des solutions et de résoudre ces problèmes.

Les citoyens peuvent donc te suivre dans la critique, mais lorsqu’ils se demandent qui sera le plus en mesure d’apporter des solutions, ils ne te trouvent plus si raisonnable. Dans cette configuration, deux réponses émergent : la réponse social-libérale, qu’elle provienne de son aile traditionnelle ou bien de la social-démocratie, qui consiste à dire « il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme mais on peut appliquer des rustines » ; ou la réponse réactionnaire, qui consiste à dire « construisons une communauté qui se cimente par l’exclusion du plus faible, de celui qui arrive de l’extérieur sur un bateau de fortune, de celui qui a la peau un peu plus foncée ou un nom à consonance étrangère. »

Nous avons devant nous un travail de taille : convaincre que notre horizon est accessible quand tout le fonctionnement de la société – le loisir, la vie privée, les relations personnelles, l’économie, le travail – indique le contraire. Nous devons être modestes et faire preuve d’esprit stratégique lorsque nous choisissons quelles batailles nous menons, car à vouloir percuter de plein fouet le mur du sens commun néolibéral, on s’ouvre le crâne. Bien souvent, nous ne sommes pas considérés comme des forces capables de garantir la sécurité et l’ordre. Nous devons nous demander quels sont les éléments de nos parcours, de notre biographie, et quels terrains de politiques publiques sont les plus susceptibles de nous rendre crédibles auprès de la population. Car personne ne vote uniquement pour une force de contestation ou de résistance. Ou alors seulement les citoyens dont la plupart des problèmes sont déjà résolus, ou les étudiants, ou les fonctionnaires. Mais les gens qui peinent à boucler les fins de mois, dont les problèmes sont perceptibles au quotidien, ne votent pas pour envoyer la voix de la contestation au Parlement – ou bien seulement au Parlement européen, comme personne ne sait très bien quel est son rôle. Mais il est crucial de démontrer qu’on a la capacité de prendre les rênes du pays, et cette confiance se gagne petit à petit, c’est un processus de longue haleine.

La défaite culturelle que nous a infligée le néolibéralisme ces trente dernières années est à prendre très au sérieux. On ne peut pas s’adresser au peuple comme si Thatcher n’avait pas existé, comme si nous n’étions pas soumis depuis trois décennies à une pensée dominante qui ne se contente pas d’un slogan sur une affiche mais irrigue tous les aspects de la vie. C’est sur ce terrain que nous avons à lutter, même si cela ne nous plaît pas. La première étape pour renverser le néolibéralisme triomphant consiste à admettre sa victoire, pour ensuite exploiter ses failles et ses interstices.

Personne ne peut sérieusement imaginer que l’on va gouverner l’Europe contre l’argent, pas même ceux qui collent les affiches. Même les expériences du socialisme bureaucratique ont été incapables d’éliminer le marché, à quoi bon répéter des mantras dans lesquels on ne croit pas ? Dire l’inverse dans une réunion de gauche est impopulaire, et on s’expose à un procès en réformisme. Mais force est de constater que même les expériences de gouvernement socialistes et démocratiques les plus avancées n’ont pas pu aller au-delà d’un certain seuil, pourquoi alors cherche-t-on à viser si haut dans nos slogans ? Car on ne cherche pas à gouverner, on cherche à être à l’aise dans notre zone de confort. Si l’on veut vraiment gouverner, la question est simple : de quoi ont besoin les gens d’en bas ? Que peut-on obtenir de ceux d’en haut ? Peut-on offrir un projet qui soit compréhensible pour ceux d’en bas et impossible à assumer pour ceux d’en haut ? Ce sont les questions clés pour penser une démarche contre-hégémonique. Faute de se les poser, tout ce que l’on fait, à mon avis, c’est écrire une lettre au Père Noël.

LVSL – Vous avez longtemps argumenté en faveur de l’idée selon laquelle l’axe gauche-droite n’est plus le clivage le plus pertinent à mobiliser pour espérer l’emporter. Mais le 26 mai, lors de votre discours au soir des résultats électoraux dans la Communauté de Madrid, vous avez salué la naissance d’une « nouvelle gauche », en référence à votre parti, Más Madrid. L’étiquette « gauche » a-t-elle repris de la valeur ? Faut-il comprendre par-là que le moment populiste est dorénavant clos ?

I.E. – Ce n’était sans doute pas l’expression la plus judicieuse à employer. J’essaie d’avancer sur deux terrains à la fois, avec un pied sur le terrain de la réflexion intellectuelle et un autre dans le combat politique, en tant que porte-parole de Más Madrid. Lorsqu’on s’investit dans le travail théorique, intellectuel, on s’exprime d’un point de vue plus réflexif, et on s’exprime moins. Un porte-parole doit parler tous les jours. Et je cours le risque de voir chacun de mes propos interprétés dans un sens ou dans un autre. Parfois, c’est sous l’effet de la pression, ou lorsque s’ouvre une conjoncture nouvelle sur laquelle je n’ai pas eu le recul suffisant pour réfléchir. C’est pourquoi je pense qu’il est plus utile de suivre mes propos dans de longs entretiens réflexifs plutôt que dans ce type de déclaration.

« L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. »

Cela dit, il est clair que l’axe gauche-droite est de retour dans la politique espagnole. Pour moi, c’est une mauvaise nouvelle : l’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment. Lorsque c’est l’axe gauche-droite qui ordonne le jeu politique, chaque force peut être placée comme un curseur sur une ligne : le PSOE d’un côté, Ciudadanos plus au milieu, ensuite le PP, puis Vox, etc. Dans cette configuration, on finit par se retrouver enfermé dans un petit coin, « à la gauche du PSOE », un petit coin qui ne permet jamais de gagner les élections. L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. Cependant, et c’est peut-être moins le cas en France, je crois que cet axe parle encore aux gens lorsqu’il s’agit de situer les forces politiques. On continue de leur demander de se positionner sur une échelle gauche-droite qui va de 0 à 10. Je pense que nos projets politiques ne doivent pas être déterminés par l’axe gauche-droite, mais il faut avoir en tête qu’il fait encore sens dans notre société. Je dois donc trouver un certain équilibre. D’autant plus que nous n’avons pas trouvé un meilleur mot pour exprimer ce que nous sommes. Nous avons le projet de récupérer et d’approfondir la démocratie en Espagne, de mettre en œuvre des mesures de justice sociale, d’égalité entre les hommes et les femmes, de réaliser la transition écologique, etc. Alors évidemment, c’est très long à dire ! Beaucoup de gens appellent encore tous ces éléments réunis « la gauche ». Ils sont de moins en moins nombreux à s’identifier en ces termes, désormais on voit émerger les termes « progressiste », « libéral », mais aussi « écologiste » et « féministe ». Beaucoup se disent du centre ou apolitiques. Ce sont des étiquettes émergentes, mais une majorité de la population – une majorité décroissante – continue de voir dans la gauche et la droite des références, davantage pour identifier l’autre que pour se qualifier soi-même. Beaucoup de gens parlent de gauche ou de droite pour désigner l’adversaire et s’identifient donc en termes relationnels : « si eux sont de gauche, je suis de droite », et vice-versa.

Je continue de penser que nous sommes avant tout engagés pour les valeurs de l’approfondissement démocratique, de la liberté républicaine, de la justice sociale, de l’égalité et du féminisme, et que l’identité politique qui se construit autour de ces thèmes ne peut être limitée à la gauche. De fait, ce n’est pas seulement la gauche. Par exemple, nous sommes arrivés en tête aux élections municipales dans la ville de Madrid avec Manuela Carmena. Cela signifie-il pour autant qu’il y a une majorité de gauche à Madrid ? Non. Quand la figure de Manuela Carmena est absente, aux élections générales notamment, ce sont les droites qui gagnent à Madrid. Je continue de penser qu’il faut dépasser l’identité politique de la gauche et avancer vers une identité nationale-populaire démocratique plus large.

Néanmoins, l’axe principal de la vie politique espagnole est de nouveau l’axe gauche-droite. Ce phénomène est directement lié au retour de la centralité du PSOE. Le PSOE a repris l’initiative, ce qui nous a ramené à la configuration parlementaire gauche-droite que le mouvement des Indignés avait été capable d’altérer et de dépasser. De mon point de vue, c’est une mauvaise nouvelle, mais je prends acte des conditions discursives dans lesquelles je suis contraint de travailler. Je crois qu’on a toujours besoin de dépasser l’identité de gauche. Toutes les initiatives vraiment intéressantes vont au-delà et désordonnent la frontière gauche-droite. Mais comme une bonne partie de ceux qui m’écoutent donnent encore du sens à la gauche et à la droite, j’y ai toujours recours et je précise que je viens moi-même de la gauche mais qu’il est crucial de s’adresser non pas seulement à la gauche mais aussi et surtout à l’ensemble de la population pour construire un peuple. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’une dichotomie entre bloc progressiste et bloc conservateur s’est imposée.

LVSL – Et ce n’est pas la même chose que gauche et droite ?

I.E. – Cela peut être inclus. Cet axe peut même représenter un retour en arrière dans la mesure où les questions qui divisent le bloc progressiste et le bloc conservateur sont uniquement des questions de droits civils [ndlr, en France, on parlerait de « sociétal »], qui sont par ailleurs tout aussi importantes que les questions de redistribution des richesses et de justice sociale. Mais il est vrai que ces dernières sont occultées par l’axe qui divise le bloc progressiste et le bloc conservateur car celui-ci se crée sur un type de thèmes précis. C’est-à-dire que ce qui divise ces deux blocs n’est pas le fait de mener des politiques énergétiques au service des grandes entreprises d’énergie, de conduire des politiques de flexibilisation du marché du travail ou de favoriser la précarisation et le transfert de richesses des travailleurs vers les dirigeants d’entreprises, car ces politiques sont aussi celles du PSOE. Ce qui différencie le bloc progressiste du bloc conservateur sont la relation et les positions à l’égard des personnes LGBTI, du féminisme et de la mémoire historique. Ces questions sont fondamentales, c’est certain, mais il manque une autre partie du projet qui est la justice sociale, la défense des services publics et la reconquête de la souveraineté populaire pour que l’Espagne mène une politique de réindustrialisation intelligente au sein de l’Union européenne. L’axe progressistes-conservateurs occulte ces questions. Je dirais que c’est un axe qui convient pour les périodes de recul où il faut adopter des positions défensives. Sur le plan historique c’était encore hier, mais il y a quelques années, le débat politique s’organisait à partir du clivage entre les gens d’en bas et le haut de la société, le peuple contre la caste selon la formule consacrée. Aujourd’hui, en partie à cause de la stratégie de Podemos qui s’est réinscrit dans l’espace de la gauche traditionnelle, le débat s’organise à partir de l’opposition entre progressisme et conservatisme. Cette caractéristique de l’agenda politique facilite les choses pour le PSOE qui s’y sent particulièrement à l’aise.

LVSL – C’est ce que nous voulions vous demander. Pendant votre campagne, vous avez particulièrement mis en avant une opposition horizontale entre « ceux qui veulent faire avancer le pays » et « ceux qui veulent le faire retourner dans le passé » de façon assez macronienne. Est-ce que vous avez renoncé à la division entre ceux d’en bas et ceux d’en haut ?

I.E. – Disons que les deux axes existent. Par exemple, pendant un meeting j’ai fait un discours à Leganés [ndlr, une des banlieues populaires de Madrid] qui a eu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a été repris en y ajoutant du rap et d’autres musiques. Il s’agissait clairement d’un discours justicialiste en faveur de la grande majorité de la population par opposition à la petite minorité expropriatrice. J’y opposais de façon vive les intérêts populaires à ceux des privilégiés. Je crois donc qu’il y a ces deux dimensions qui traversent la politique espagnole de façon conflictuelle. Il est évident qu’il y a un axe qui domine l’agenda, qui est pour l’instant celui entre progressistes et conservateurs. Mais moi je n’oublie jamais le second axe, car les libertés conquises ne peuvent pas être durables et soutenables sans institutions et droits sociaux qui te permettent de vivre sans avoir peur du lendemain. Vous ne devez pas oublier que nous avons une droite espagnole, ou plutôt des droites, qui n’ont aucun aspect populaire et social contrairement à une partie de la droite française. Chez nous, elles sont toutes strictement néolibérales sur le plan économique. Elles mènent un projet de néolibéralisme autoritaire qui s’attaque au féminisme et à l’émancipation des femmes, aux droits des LGBTI et aux personnes migrantes. Elles font leur beurre en mettant de l’huile sur le feu sur le conflit territorial lié à la question catalane, ce qui leur permet de construire l’Espagne contre la Catalogne, et non par un accord avec les Catalans. Sur ces questions-là, nous partageons les mêmes vues que le PSOE. Mais sur les enjeux de développement économique souverain intelligent, couplés à une transition écologique et une politique de justice sociale inclusive, nous ne partageons pas la même vision que les socialistes. En conséquence, quand le premier axe domine nous sommes dans le même camp que le PSOE, quand c’est le second, nous lui sommes opposés.

Je vais vous donner un exemple. Le samedi qui vient va avoir lieu une gay pride festive de grande ampleur à Madrid. Cela sera à la fois une mobilisation festive de masse et la première grande manifestation contre la nouvelle municipalité de droite au sein de laquelle Vox [ndlr, l’extrême droite néo-franquiste espagnole] a déclaré vouloir interdire la gaypride à l’intérieur de Madrid pour l’exporter dans un parc de la Casa de campo [ndlr, le principal parc de Madrid]. Ce jour-là, l’axe qui va dominer le débat politique sera le progressisme en termes d’avancée dans la conquête de droits civils contre un conservatisme chaque fois plus réactionnaire que conservateur. Sur cet axe, nous ferons bloc avec le PSOE. Mais quand le débat aura lieu sur la réforme du marché du travail, sur la protection des retraites, sur les conséquences d’une économie fortement oligarchique et dépendante des combustibles fossiles, prédatrice à l’égard du territoire, alors nous irons beaucoup plus loin que le PSOE, et nous suspectons celui-ci de faire des annonces fallacieuses sur ces sujets en clamant ses bonnes intentions mais en ne les mettant jamais en œuvre. C’est un parti qui est réformiste jusqu’à ce qu’il ait à toucher aux intérêts des oligarchies espagnoles, auxquels il ne touche jamais. Il est réformiste en demandant « s’il vous plaît ». Lorsqu’au cours d’un projet de réforme il se retrouve face à l’oligarchie, il s’excuse platement, demande pardon et s’efface. Donc même si on partage des positions avec le PSOE sur un axe, sur l’autre nous cherchons à mettre en œuvre des politiques de changement que celui-ci ne va jamais oser appliquer. Notre défi est de relier les deux axes existants, ce que nous essayons de faire en permanence, de telle sorte qu’aucun des deux ne domine l’autre.

Il y a une partie de la gauche traditionnelle et une partie de la droite communautarienne [ndlr, la droite antilibérale] en Espagne qui essaient d’opposer ces deux axes en disant que si on ne parle pas d’un axe c’est parce qu’on parle de l’autre. C’est une erreur, l’enjeu est d’articuler ces deux dimensions. Il n’y a pas de demandes sociales qui soient erronées et d’autres qui soient vraies. En Espagne, les demandes de liberté et d’égalité qui proviennent du mouvement féministe et du mouvement LGBTI sont extrêmement fortes. Elles sont donc réelles. Il ne s’agit pas de demandes « culturelles » opposées à des demandes « matérielles ». Il n’y a rien de plus matériel que le fait d’avoir le droit de décider de ce qu’on fait de son propre corps ! De la même façon, légiférer pour lutter contre les agressions physiques subies par les couples homosexuels lorsqu’ils se baladent dans la rue de telle sorte qu’ils vivent dans la peur ne peut pas être réduit à du « culturel ». N’est-ce pas dingue que le droit à ne pas se faire frapper soit considéré comme culturel ? Y-a-t-il quelque chose de plus matériel qu’un coup de poing ? Il faut lutter contre cette tentative économiciste d’opposer les luttes culturelles et économiques qui plaît à une partie de la gauche et à une partie de la droite. Doit-on considérer que le droit d’une femme battue à s’en aller de la maison de son agresseur et à avoir un hébergement alternatif soit une lutte culturelle ? Avoir un toit où personne ne nous frappe est quelque chose de purement matériel ! Notre devoir est de rompre cette logique afin de permettre une alliance entre les demandes d’extension des droits civils et de la liberté, et la lutte pour la redistribution des richesses et la justice sociale. Il faut les lier et les entremêler. C’est ce que nous essayons de faire à travers notre projet de patriotisme vert, de patriotisme qui prend soin de la terre comme de la vie. Nous devons prendre soin de notre communauté nationale et de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais il est encore tôt pour savoir si ce projet peut marcher. Nous sommes encore à l’étape du work in progress.

LVSL – L’an dernier, dans Le Figaro, vous déclariez que « la plus grande réforme, c’est l’ordre », et vous revendiquiez le fait de répondre à une certaine nécessité conservatrice. En parallèle, vous qualifiez votre populisme de « progressiste ». En France, ce terme a été hégémonisé par Macron et renvoie à l’ouverture à la mondialisation, au processus d’atomisation et à la destruction de tous les liens de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il y a une contradiction profonde entre ce progressisme et le conservatisme que vous revendiquez ?

I.E. – Oui, vous avez parfaitement raison. Mais la contradiction est très simple, c’est la même que lorsque je prends un avion pour atterrir à Madrid. Je crois qu’on va faire de cet entretien un entretien de confession : je me sens parfois plus à l’aise avec les termes à partir desquels le débat politique se construit en France. Mais ensuite je dois rentrer en Espagne… Dans un journal conservateur comme Le Figaro, on comprend mieux ce que je veux dire lorsque je parle d’une certaine forme de conservatisme ; alors qu’en Espagne ou bien cela provoque des polémiques, ou bien le journaliste ne prend pas de notes car cela ne lui semble pas pertinent, même s’il travaille pour un média de droite. Curieusement, je me sens plus à l’aise lorsqu’il s’agit de discuter dans les termes dans lesquels le débat politique est installé dans le champ sémantique français. Mais je ne dédie pas ma vie au travail intellectuel, même si celui-ci me passionne et que j’y consacre mon temps libre. Je suis un porte-parole politique, je m’exprime à la télévision presque tous les jours en Espagne, je dois donc m’exprimer dans des termes qui seront compris dans le débat politique espagnol. Il est en tout cas surprenant de voir comment les débats politiques français et espagnol se sont mis à diverger.

J’utilise à dessein le terme progressiste dans le contexte espagnol et parce que ma formation intellectuelle et politique est très liée aux processus nationaux-populaires en Amérique latine, et en particulier à l’expérience et au travail théorique réalisés autour du kirchnérisme et du péronisme progressiste en Argentine. De fait, je suis actuellement en train de lire la biographie de Cristina [Fernández de Kirchner, ex-présidente d’Argentine]. Ils ont toujours utilisé le terme « progressisme » par opposition aux intérêts de la petite minorité oligarchique et à la préservation de ses intérêts. Je m’inscris dans la filiation de ce travail intellectuel. C’est pourquoi je m’inquiète que dans le débat public français Macron ait hégémonisé le terme progressisme et l’ait associé à une politique de reconnaissance des droits civils, mais de destruction des droits sociaux et d’application d’un paquet néolibéral agressif qui détruit les conditions minimales pour que les gens vivent librement. C’est un problème qu’il vous appartient de régler. Est-ce qu’en France il est plus important d’abandonner le terme « progressisme », car il serait définitivement hégémonisé par le néolibéralisme et par les forces qui gouvernent en faveur des plus riches, et de revendiquer d’autres termes ? Ou faut-il disputer un terme qui a été hégémonisé par un président qui s’apparente à un caudillo néolibéral, mais qui veut dire des choses très différentes dans d’autres parties du monde ? C’est-à-dire l’avancée des droits de ceux qui en ont le moins, des plus faibles ; des plus faibles parce qu’ils ont une identité sexuelle différente, parce qu’ils sont soumis à la possibilité de la violence, parce qu’ils ont été exclus du contrat social ou d’un État social chaque fois plus étroit. Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire c’est que nous élaborons notre pensée stratégique dans des contextes différents. Je viens d’un pays où le progressisme signifie la reconnaissance de droits, pas nécessairement par la confrontation avec les politiques néolibérales certes. Par ailleurs je le fais en sympathie avec une tradition politique, en l’occurrence le kirchnérisme, pour laquelle ce terme est associé à des politiques d’extension des droits pour les gens ordinaires, y compris lorsqu’il faut aller à la confrontation avec les oligarchies nationales.

Cela démontre la crise profonde que révèle une situation fluide et contradictoire dans laquelle des mots aussi simples signifient des choses aussi différentes lorsqu’on prend l’avion deux heures. Pas seulement crise des gauches, mais crise de la possibilité d’ancrer des signifiés solides et partagés par l’ensemble de la population. Cela a pour conséquence que tout le monde est à la recherche de signifiants qui puissent stabiliser les choses, car la situation se modifie rapidement et reste particulièrement fluide. D’une certaine façon, Ciudadanos en Espagne essaie de conférer au terme progressisme le même sens que celui qui lui est donné par Macron. Le seul problème de ce parti est qu’il s’allie partout avec Vox, l’extrême droite néo-franquiste, donc personne ne le prend au sérieux. C’est la raison pour laquelle nous avons tendu la main à Ciudadanos afin de mettre sur pied un gouvernement de régénération minimale dans la communauté de Madrid, ce qui aurait permis de rompre avec 25 années pendant lesquelles le Parti Populaire s’est accaparé les institutions madrilènes. Même si cette tentative n’a pas abouti, le fait de leur avoir tendu la main a élargi les clivages internes au sein d’un parti qui prétend avoir une âme libérale-progressiste à la Macron, mais qui a l’air incohérent puisqu’il s’allie à Vox, de telle sorte que Macron lui-même leur dit « l’alliance avec l’extrême droite ne me plaît pas ». Cela génère d’énormes tensions au sein de Ciudadanos. Face à cela il y a deux positions. D’une part, celle de la gauche traditionnelle, c’est-à-dire Podemos et Izquierda Unida, qui considèrent qu’il faut simplement dénoncer Ciudadanos comme étant un parti de droite. Et nous qui disons : « il ne s’agit pas de le décréter, mais de le prouver aux citoyens, et cela se fait en appuyant à l’extrême sur ses contradictions internes en leur offrant une voie alternative. »

LVSL – Il semblerait que même si nous mobilisons les mêmes outils théoriques, hérités des travaux d’Ernesto Laclau, nous sommes confrontés à des moments politiques fondamentalement différents. Alors qu’une unité de conjoncture semblait se dégager après la crise de 2008, les situations politiques des pays européens divergent. Alors qu’en Espagne, le moment populiste semble s’être refermé, la France a pris la trajectoire d’une polarisation politique et sociale accrue, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse ?

I.E. – Nos rencontres successives et nos échanges contribuent à façonner une internationale des forces nationales-populaires et démocratiques, certes encore émergente, avec des fragilités et des difficultés. Quelle est la différence entre notre internationale et les internationales communistes traditionnelles ? Comme nous sommes des forces national-populaires, nous accordons une attention particulière au sens commun de nos sociétés respectives et à la culture nationale dans laquelle nous sommes immergés. Nous n’avons pas de recette qui s’appliquerait partout et de façon uniforme. Précisément parce que nous sommes des forces national-populaires, le national prime, mais pas dans le sens de l’absence de solidarité avec autrui, car nous sommes des peuples frères et nous sommes internationalistes.

Cependant, pour nous l’internationalisme est avant tout un désir profond de comprendre autrui, de tisser des liens, et d’imbriquer nos cultures nationales et notre histoire tout en respectant nos différences. C’est la raison pour laquelle nous sommes face à la difficulté de discuter dans des termes communs, comme l’illustre le cas du terme « progressiste ». J’imagine très bien les doutes que peut avoir un ami du Vent Se Lève lorsqu’il entend Más Madrid mobiliser ce signifiant de façon répétée alors que Macron s’est emparé de cet étendard en France.

Pour les partis post-communistes, les choses sont plus simples, car ils répètent tous les mêmes mantras issus des mêmes manuels. De notre côté, comme nous concevons le langage comme un terrain de lutte, comme nous savons que la politique ne se résume pas au simple dévoilement des rapports économiques, mais qu’elle participe à les construire et qu’il s’agit d’une activité culturelle, nous faisons très attention aux termes.

Nous avons les mêmes convictions. Nous voulons reconstruire nos pays et imposer une conception plébéienne de la nation qui intègre dans son identité la transition écologique, la transformation féministe, la justice sociale et la répartition des richesses. Nous voulons la même chose, réunir le peuple et la nation de façon démocratique et ouverte. Cette nation n’existe pas en vertu du passé et des noms de famille hérités, mais par la volonté de se projeter dans le futur ensemble de manière radicalement démocratique et solidaire. Mais même si nous avons les valeurs et les objectifs en commun, il n’y a pas pour autant un schéma unique issu de cette internationale qu’il faudrait appliquer partout. D’une certaine façon, je dirais que nous fredonnons la même mélodie, mais que nous l’adaptons aux styles musicaux locaux. En particulier avec les styles les plus populaires, les plus aptes à être compris dans chaque contexte.

Il est inconcevable que le discours politique mobilisé soit le même dans un pays, la France, qui vient de connaître le très puissant mouvement des gilets jaunes et dans un pays comme l’Espagne où le parti socialiste a repris la main sur l’agenda politique en polarisant à partir de la peur du retour de la droite. Nos scènes politiques respectives sont très différentes. Qu’est-ce qui les différencie ? Ici, j’aimerais introduire deux précisions. Premièrement, il nous faut particulièrement revendiquer notre identité de forces nationales-populaires car beaucoup de gens ont mal compris le populisme en l’associant uniquement à l’antagonisme et à la phase destituante, comme si une force populiste devait sans cesse clamer « qu’ils s’en aillent tous ! » et demeurer une force anti-institutionnelle. Est-ce que les gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine ont été des forces anti-institutionnelles ? Dans certains cas oui, et dans les cas où ils s’en sont contentés, cela s’est mal terminé. Là où ils s’en sont le mieux sorti, c’est lorsque ces forces ont été capables de sédimenter de nouveaux droits et de solidifier un nouveau modèle de société à travers des institutions robustes, qui perdurent, qui sont faites de règles et de normes. Si nous considérons que le populisme, l’institutionnalisme et les valeurs républicaines sont des éléments antagoniques alors nous faisons un beau cadeau aux forces néolibérales. Nous n’avons pas vocation à semer le désordre, mais à construire un peuple et à consolider les liens de solidarité. Ce peuple ne va pas toujours démontrer son existence dans des manifestations de rue massives, car celles-ci ne durent qu’un temps et finissent toujours par s’achever. Nous ne sommes pas ceux qui appellent à la mobilisation populaire et au tumulte, même si c’est parfois nécessaire quand les situations sont injustes. Mais ce sentiment d’injustice doit s’exprimer de façon à se traduire in fine par des institutions nouvelles et par un nouveau modèle de vie quotidienne. Jouer la carte du tumulte et de la contestation est une erreur. Une partie de la gauche, lorsque s’est installée la mode du populisme, s’est contentée de plaquer ses propres schémas traditionnels sur la mode du moment, en parlant de peuple là où elle parlait de classe ouvrière, sans pour autant changer son mode de pensée et le cœur de son discours. Ces secteurs issus de la gauche sont en réalité des forces contestataires et résistancialistes, qui croient que les gens peuvent passer leur temps à manifester et qu’ils ont pour objectif existentiel de devenir un sujet historique. Mais ce n’est pas l’aspiration des gens, qui se résolvent à se constituer en sujet historique lorsqu’ils n’ont pas d’autre voie, et lorsque les coûts ne sont pas trop élevés.

« Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. »

Nous n’avons pas vocation à incarner en permanence le moment destituant. L’objectif est de désarticuler le rapport de forces actuel pour le remplacer par un nouveau rapport de force institutionnalisé. De ce point de vue, je crois qu’il faut revendiquer haut et fort notre conviction institutionnaliste. Il faut certes construire un nouveau peuple, mais ce peuple devra se doter de normes et d’institutions qui sont précieuses, car il n’y a qu’un gauchiste pour croire que les peuples veulent passer leur temps à faire des révolutions. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les gens font ce qu’ils peuvent pour concrétiser leurs aspirations dans des institutions qui doivent fonctionner de façon quotidienne. Historiquement, les principales mobilisations populaires ne se sont pas produites pour imaginer un nouveau monde, mais pour défendre des acquis préexistants. Par exemple, en Espagne, la santé publique, la sécurité sociale et le système de retraites sont des fragments de socialisme à l’intérieur d’un État capitaliste. Ce sont des morceaux de socialisme car ce sont des lieux de coopération dont les principes sont « à chacun selon ses besoins » et non « à chacun en fonction de ce qu’il possède ». Ces institutions fonctionnent, malgré les tentatives répétées de la droite pour les démolir. L’oligarchie n’entend pas les détruire uniquement pour faire du profit, ils souhaitent rayer de la carte mentale des gens l’idée qu’il puisse exister des biens collectifs. Dans le système de santé publique, personne ne vous demande combien vous gagnez. Vous êtes malades, on s’occupe de vous dès que possible. Ces parcelles de socialisme démontrent qu’il est possible d’avoir des espaces de planification et de coopération. Voilà ce qu’est une institution que nous devons défendre, protéger et améliorer. Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. Ces derniers nous permettent de nous mouvoir de façon plus simple, mais il faut être capables de s’adapter aux moments plus consensualistes, où le poids des institutions est supérieur. Il faut dire les choses clairement : nous ne sommes pas venus abolir un ordre ou le défier, nous sommes venus remplacer le désordre néolibéral par un ordre différent, plus solidaire, écologiquement soutenable, égalitaire entre les genres.

Nous portons aussi une idée d’ordre, et il faut le répéter, sous peine d’être condamnés à être utiles uniquement dans les phases destituantes. Mais paradoxalement, c’est dans ces phases que nous sommes les moins utiles, car les gens n’ont pas besoin de nous pour porter un gilet jaune et se mobiliser. Dans ces situations notre rôle est de faire des propositions, d’ouvrir de nouveaux horizons et de dynamiser la situation. Mais nous sommes encore plus nécessaires lorsque le magma social n’est pas effervescent, lorsque la colère est dispersée, fragmentée, et qu’elle ne s’exprime que dans l’intimité. C’est dans ces moments-là que nous devons faire la démonstration que nous avons un ordre alternatif à proposer.

LVSL – Au cours de votre campagne, la question écologique a pris une place centrale et s’est faite l’écho de la puissance du mouvement climat, de telle sorte qu’on vous a comparé aux Grünen en Allemagne. Cependant, les partis verts du Nord ont en général une sociologie électorale centriste, urbaine et privilégiée. Est-il possible de construire une écologie politique dotée d’un sens anti-oligarchique et qui touche les classes populaires qui se sentent moins concernées par cet enjeu pour le moment ? Comment articuler la transition écologique, le green new deal, avec la volonté de reconstruire une communauté qui protège, ce qui était l’axe central de la campagne de Más Madrid ?

I.E. – Juste avant la campagne électorale, nous avons entrepris un travail théorique qui a été très important pour moi, et qui a été décisif sur la façon dont nous avons mené notre campagne par la suite. En ce qui me concerne, j’ai commencé à militer très jeune parmi les anarchistes, les autonomes et le mouvement libertaire. Cette phase a duré de mes 14 à mes 19 ans, j’ai donc eu le temps de me faire de nombreux amis dans ce milieu. La plupart de ces amis ne m’ont pas suivi dans ma bifurcation nationale-populaire. Ils ont continué leur chemin libertaire et autonome, et beaucoup d’entre eux ont fini par s’acheminer vers l’écologie politique. De mon côté, j’ai eu une évolution idéologique et politique très différente. Parfois, nous nous réunissons à nouveau, nous nous retrouvons comme de vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis 15 ans, en partant du principe qu’on ne va pas forcément débattre puisque nous avons désormais des parcours divergents. Certains font encore campagne en faveur de l’abstention et incitent les gens à ne pas voter, alors que moi je suis député. Mais à partir de ces retrouvailles ordinaires et amicales s’est aussi créé un espace de débats au sein duquel nous avons commencé à échanger des idées et des regards sur le monde.

Paradoxalement, alors que nous avions pris des chemins théoriques différents, nous sommes arrivés à des conclusions similaires. Il y a en particulier deux amis, Héctor Tejero et Emilio Santiago, qui travaillaient depuis longtemps sur les questions d’écologie politique. Ils cherchaient à traduire en Espagne l’idée de green new deal avec l’objectif de fonder une écologie radicale. Cela faisait un moment que j’échangeais avec eux et ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour écrire la préface de leur livre. J’ai accepté et intitulé cette préface Ocasio-Cortez feat. Gramsci. J’ai écrit le texte juste avant d’entrer en campagne, au mois d’avril. J’ai dû réaliser un effort politico-intellectuel important, qui nous a marqué par la suite jusque dans notre identité politique, notre discours et nos propositions. J’en ai tiré quatre certitudes. Premièrement, la crise écologique et climatique est désormais centrale dans l’agenda politique et elle le sera chaque jour un peu plus, il n’y a qu’à voir la chaleur horrible qu’il fait ici [ndlr, l’entretien a eu lieu pendant la canicule de la fin du mois de juin en France]. Deuxièmement, un programme de transition écologique ne peut pas être réalisé s’il n’est pas aussi anti-oligarchique, car il exige une déconcentration du pouvoir politique et économique, en particulier économique, qui n’est pas compatible avec le néolibéralisme.

Cela ne veut pas dire que sur un plan purement rhétorique, Macron ne puisse pas parler de crise climatique tout en continuant sa politique néolibérale. Cela signifie cependant que lorsqu’on en arrive aux mesures sérieuses, il faut affronter les lobbies des énergies carbonées et les grandes entreprises de l’énergie. Pensons seulement à une transformation minime : la possibilité que chacun ait accès à des générateurs d’énergie solaire chez lui tout en pouvant revendre ses surplus énergétiques. Cela aurait des conséquences clairement antioligopolistiques et le pouvoir des grandes entreprises de l’énergie diminuerait fortement. Pendant la campagne, j’ai fait une proposition qui me tient beaucoup à cœur et en laquelle je crois fortement. J’ai proposé que la Communauté de Madrid réoriente les critères des achats alimentaires de toutes les institutions publiques (écoles publiques, maisons de retraite, centres de travail publics, hôpitaux, etc.) de telle sorte que l’on privilégie les produits locaux et le 0 km [ndlr, entre le lieu de production et celui de consommation]. L’idée était d’avantager les producteurs locaux afin que les produits consommés ne voyagent pas 3000 kilomètres mais 30. Quelles seraient les conséquences de ce type de mesure ? Cela remettrait en cause le rôle du lobby des grandes entreprises agroalimentaires qui représente un énorme oligopole qui a le pouvoir de décider comment on organise le territoire et de soumettre les pouvoirs publics.

Le troisième élément, qui croise les deux premiers, est que l’écologie me semble entrer particulièrement en résonance avec les aspirations, les peurs et les préférences esthétiques de nos sociétés. C’est-à-dire qu’il conjugue l’exigence anti-oligarchique et le besoin d’être à la mode. Lorsqu’au cours de la conférence que je vous ai donnée j’ai évoqué les hipsters ce n’était pas une blague. Le hipster est l’expression néolibérale d’une pulsion qui existe dans la société, mais qui n’est réalisée que par ceux qui ont les moyens de payer du lait d’avoine ou des muffins hors de prix. Cependant, ce phénomène traduit un sentiment généralisé de défiance croissante à l’égard de ce que l’on mange et d’angoisse à l’égard de la tournure que prennent nos vies. Nous avons le sentiment d’avoir des relations sociales et une vie toujours moins originales. Nous nous consommons les uns les autres comme si nous étions des applications pour smartphone. Nous sommes toujours plus pressés et nous profitons de moins en moins des plaisirs lents de la vie. Le néolibéralisme a l’habileté de capter cette angoisse et cette pulsion. Seulement, il la satisfait de façon perverse, il nous dit : « Pas d’inquiétude, il y a ici une application pour faire du yoga si vous êtes stressé et que vous êtes riche ; si vous êtes fortuné, vous aurez accès à une agriculture bio et à du café issu du commerce équitable. »

L’art du néolibéralisme est de donner des traductions marchandes, impitoyablement réservées à une petite minorité, à des sentiments et des pulsions qui sont réelles. L’enjeu pour les forces nationales-populaires est d’entrer en résonance avec ces désirs et ces aspirations, pour leur donner une traduction différente. Nous ne pouvons pas être des forces politiques qui réprimandent leur peuple, qui se contentent de marteler que les choses devraient être différentes et le monde plus juste. Il faut au contraire se connecter aux désirs et aux affects existants. Personnellement, je crois que le désir d’une vie plus naturelle, locale, modeste, lente et communautaire est un désir qui existe, et qu’il faut que nous représentions une option sexy quand il s’agit de lui donner forme. C’est pourquoi il est fondamental de coller au sens commun de notre époque et non à un sens commun imaginaire. C’est à l’intersection des exigences précédentes que je crois que nous pouvons formuler une option culturellement attrayante et en même temps antioligarchique. L’écologie est une des rares thématiques où l’on peut ne pas passer pour des ringards qui faisons la leçon à tout le monde. Elle offre la possibilité de formuler des propositions adaptées aux codes esthétiques de notre monde tout en chargeant un contenu antioligarchique.

Le quatrième élément, c’est que l’écologie permet de repenser tous les liens communautaires et patriotiques. Car une communauté n’existe pas seulement à travers les chants collectifs dans les manifestations, elle doit aussi trouver une traduction dans la vie quotidienne. Précisément, dans la vie quotidienne, cela s’exprime dans le temps que l’on dédie à ses amis, pas seulement pour boire des verres, mais aussi pour des activités plus lentes, comme le fait de cuisiner ensemble par exemple. Cela passe par le fait de privilégier les voyages à courte distance plutôt qu’à l’autre bout du monde. C’est par ces gestes simples que l’on prend conscience que nos loisirs ont été conditionnés par le logiciel néolibéral, qu’ils sont tristement répétitifs et sans saveur.

Notre proposition de transition écologique doit donc instituer des nouvelles formes de désir et de vie communautaire. Elle doit même aller plus loin et permettre l’émergence d’un nouveau bloc historique. Pourquoi un nouveau bloc historique ? Car nous assistons à une lutte interne au capitalisme entre le vieux capitalisme carboné et le nouveau capitalisme vert. Par exemple, une partie des grandes entreprises de l’énergie qui veulent développer le renouvelable sont des alliés objectifs du processus historique que nous voulons mettre en œuvre ; ou une partie des entreprises qui fabriquent des voitures électriques peuvent être des alliés temporaires de ce projet, etc. Pour les gauchistes, suggérer cette alliance revient à être des capitalistes, des capitalistes verts.

« Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective. »

En réalité, démanteler un bloc historique comme le bloc historique néolibéral, ce n’est pas le contester, c’est activer les forces centrifuges en son sein afin de l’écarteler. On peut pour cela s’adresser à une partie des petits commerçants, des petits producteurs, qui ont certes une mentalité conservatrice en matière d’impôts, mais qui sont prêts à se mettre de notre côté lorsqu’il s’agit d’affronter Nestlé. Si on leur laisse le choix entre le fait d’avoir du lait français dans les collèges français, plutôt que du lait produit ou acheté par Nestlé à des milliers de kilomètres dans des conditions infâmes, j’ai peu de doutes sur leur réponse. Sur ce terrain, nous avons la possibilité de séparer des éléments alliés à l’establishment et de les arrimer à un bloc différent.

Il est certain que ce bloc sera interclassiste, car les blocs historiques sont toujours interclassistes, comme tous les processus nationaux-populaires. À ce sujet, qu’ont fait les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine ? Ils ont convaincu une partie de l’entreprenariat national qui a davantage intérêt à l’industrialisation du pays qu’à l’ouverture des frontières au libre-échange qui détruit la production nationale. D’un côté, ces gouvernements sont entrés en confrontation avec les pouvoirs financiers et les entreprises agro-exportatrices, mais de l’autre, ils ont fait un pacte avec la bourgeoisie industrielle, un pacte national-populaire, qui intégrait les travailleurs urbains, les ruraux, les exclus, qui avaient tous intérêt au développement national. Je crois que le green new deal peut être une opportunité de réaliser une opération de triangulation qui permette de détacher une partie des secteurs capitalistes qui ont intérêt à la transition écologique pour former une alliance avec les classes populaires et l’État, dont l’impulsion budgétaire est fondamentale pour mener une industrialisation verte. Ces secteurs du capitalisme vert n’ont évidemment pas la main sur le cœur, et cherchent avant tout à faire du profit, mais c’est toujours comme ça avec les capitalistes. Il n’est pas possible de les affronter tous à la fois. Il faut donc s’allier à une partie d’entre eux pour former un nouveau bloc historique, ce qui permet d’affronter de l’autre côté le lobby du carbone. Bien évidemment, il y aura des tensions au sein de ce nouveau bloc historique pour en assurer la direction. Personnellement, j’aspire à ce qu’on en prenne la tête en gouvernant des États plus solides qui retrouvent leur capacité à planifier.

Toutes ces réflexions m’ont bousculé, dans le bon sens, car j’entrevoyais la possibilité de formuler un projet qui soit victorieux sur le plan culturel, qui se traduise concrètement dans des politiques publiques au potentiel antioligarchique, qui nous permette de construire un nouveau bloc historique et qui s’inscrive en plus dans l’agenda politique du quotidien. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur cette idée, que nous avons reliée pendant toute la campagne à la reconstruction d’un lien communautaire. Qu’est-ce qu’être une communauté ? Ce n’est pas une addition d’individus et de clients, mais une société qui prend soin d’elle. Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective.

LVSL – Il n’est pas évident de voir le « potentiel anti-oligarchique » dans votre discours écologiste, ni de voir une réelle confrontation antagoniste entre « ceux du bas » contre « ceux du haut ».

I.E. – C’est vrai, mais nous avons particulièrement insisté sur le fait de rendre compatible l’équilibre social et l’équilibre environnemental. Ceux qui ont le plus besoin d’une relation harmonieuse avec l’environnement sont les moins privilégiés. Nous n’avons pas le même schéma de vote que les verts en Allemagne. En prenant la carte de Madrid, de la communauté comme de la ville, on observe qu’on obtient d’autant plus de voix que les revenus sont faibles et vice-versa. Izquierda Unida et Podemos ont appelé à voter pour la petite liste Madrid en Pie qui se situait à la gauche de Manuela Carmena et rassemblait les trotskystes et les communistes. Ils ont justifié ce soutien en expliquant que les classes populaires ne voteraient pas pour une candidature comme la nôtre qui se préoccupait seulement des vélos, de l’environnement et de la régénération démocratique. Madrid en Pie n’a cependant pas réussi à obtenir de représentation au niveau de la Communauté, et n’a pas réussi à toucher les quartiers populaires. Au contraire, Manuela Carmena l’emporte avec des scores de plus de 40% dans de nombreux cas et dans les quartiers les plus favorisés elle perd ou gagne d’une courte tête. À Madrid, notre vote est fondamentalement populaire. Nous gagnons dans les quartiers qui ont le plus été touchés par la crise car nous avons toujours insisté sur le fait que le Green New Deal était une manière de créer de l’emploi et de redistribuer la richesse.

Cependant, il est vrai que nous explicitons moins l’antagonisme. Même s’il y avait un équilibre entre les deux, nous explicitions plus ce que le Green New Deal représentait de bon pour ceux d’en bas plutôt que la manière dont il entrait en confrontation avec les intérêts de ceux d’en haut. Nous l’avons tout de même souligné, par exemple avec certaines de nos propositions, comme l’achat public alimentaire ou notre proposition énergétique, que nous avons présentées en expliquant clairement que cela bénéficierait à certaines catégories de la population et pas à d’autres.

Mais il est vrai que, de façon imprévue, nous avons hybridé notre culture politique avec celle de Manuela Carmena alors que nous venions de traditions différentes. D’une certaine manière, notre discours s’est mélangé avec celui de Manuela qui a une trajectoire différente, une autre façon de communiquer et une autre manière de comprendre la politique. Elle met beaucoup moins l’accent sur l’antagonisme que nous, et cela s’est certainement ressenti pendant la campagne. Il reste la question contrefactuelle qui porte sur le fait de savoir si en adoptant un discours plus antagonique nous aurions obtenu de meilleurs ou de moins bons résultats. Je ne sais pas. Nous avons fait face à une force politique – Podemos et Izquierda Unida – qui a clairement essayé de s’auto-positionner à notre gauche, au niveau municipal comme au niveau de la communauté autonome. Au niveau municipal, ils n’ont pas réussi à avoir des élus, alors qu’au niveau de la Communauté nous avons obtenu trois fois plus de voix qu’eux. Je pense que nous vivons un moment dans lequel l’antagonisme a moins de poids en Espagne.

LVSL – Votre ancrage électoral populaire est étonnant. Votre discours semblait avant tout dirigé vers les jeunes bobos de Chueca, Malasaña, etc. Votre soirée électorale LGBT a été organisée dans l’une des discothèques les plus bourgeoises de Madrid. La campagne semblait moins populaire que les précédentes, de telle sorte que la question se posait de savoir si on pouvait la qualifier de populiste…

I.E. – À Madrid, les résultats sont clairs : dans les zones populaires nous gagnons, alors que dans les zones plus aisées ce n’est pas le cas. En réalité, nous avons créé une alliance. Les secteurs de la classe moyenne aisée progressiste du centre de la ville – ceux qui auraient pu voter pour une formation écologiste européenne – ont également voté pour nous. Je crois qu’à Malasaña, Manuela a obtenu 52% des voix, dans un quartier où les prix des loyers sont extrêmement élevés. C’est un quartier moderne et chic… 52%, c’est une absurdité dont je me réjouis. Cependant, l’un de nos principaux axes de campagne concernait le sud de Madrid, qui concentre les zones les plus touchées par la crise. Ces zones étaient autrefois maillées par des entreprises automobiles et des entreprises d’appareils électroménagers. Notre grand pari a été celui d’une réindustrialisation verte : convertir la « ceinture sud » – ce que l’on appelait la « ceinture industrielle » de Madrid, aujourd’hui démantelée – en une « ceinture industrielle verte ». Il s’agit de notre principale proposition économique et politique. Il faut faire en sorte que les personnes de Getafe ou de Móstoles n’aient pas à aller tous les jours travailler à Madrid.

« Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel. »

Nous avons lancé la liste Más Madrid lors d’un meeting à Villaverde, une zone très populaire, dans une ancienne usine automobile que la mairie a récupérée pour en faire une sorte de centre d’expertise de startups pour jeunes dans un quartier populaire. Lors de ce lancement, Manuela a expliqué que la mairie avait lancé un programme pour que les enfants puissent étudier l’anglais, qu’ils soient de Chamberí ou de Vallecas. Vallecas est un quartier très populaire et Chamberí très aisé, tous les Madrilènes le savent. Quand Manuela a dit « je veux que les enfants de Vallecas aient les mêmes opportunités et qu’ils puissent parler anglais pour demain trouver du travail », en réalité, et sans utiliser de rhétorique de classe, elle parle clairement de la justice sociale et de la lutte pour la répartition des richesses et des opportunités dans la vie. Cependant, Manuela ne le dirait jamais en termes de confrontation contre un « eux ». Elle met l’accent sur l’amélioration de la vie des gens qui en ont le plus besoin. Le leadership de Manuela a été – et continue d’être – un leadership très maternel, qui n’agresse pas mais qui prend soin d’autrui et protège. Il faut à ce titre souligner que personne n’a réalisé de scores aussi élevés, ni eu un tel impact électoral et médiatique. De mon point de vue, cela s’explique aussi par le fait que dans un moment où l’antagonisme a moins de poids, elle représente un leadership politique capable de rassembler. Cela m’a beaucoup fait réfléchir car je sais pertinemment que pour mettre en œuvre de grandes transformations qui rétablissent une certaine justice, il faut se battre et entrer parfois en collision avec les intérêts oligarchiques. Mais nous savons également que pour que cela soit possible il faut avoir la capacité de rassembler les catégories les plus touchées par la crise au-delà des identifications traditionnelles. Manuela ne parle pas de peuple, ni de « construire un peuple », mais elle est tout de même capable de rassembler les premières victimes de la crise. Elle le fait bien mieux que moi. Dans les quartiers populaires où Manuela a gagné les élections, je n’ai pas gagné. J’ai obtenu des bons résultats, mais je n’ai pas gagné. Il y a des quartiers où Manuela a obtenu 34% des voix et moi 18%. Cela m’a fait réfléchir, il faut être humble. La trajectoire politique de Manuela est beaucoup plus longue que la mienne. C’est une figure qui réussit à rassembler beaucoup plus que je ne le fais, y compris en termes de catégories de genre et d’âge.

C’est moins le cas que lorsque nous étions à Podemos mais notre électorat reste plus masculin que féminin et plus jeune qu’âgé. Manuela permet de rompre ce schéma. Elle rassemble plus de votes féminins, car ce n’est pas une figure autoritaire qui provoque de la défiance, mais une figure qui accueille et qui intègre. Elle obtient plus de votes de personnes âgées, et plus de votes de femmes, ce qui était l’un de nos grands points faibles, et un vrai problème lorsque l’on parle aux personnes touchées par la crise car celles qui en ont souffert le plus sont d’abord les femmes et les personnes âgées. En Espagne, l’exemple typique d’une personne victime de la crise, c’est une femme célibataire ou une femme seule avec une retraite qui ne lui permet pas de vivre dignement. Ce sont les catégories les plus précarisées, et ce sont les catégories que nous avons traditionnellement du mal à toucher. Même si nous sommes encore en phase de réflexion, l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est qu’en réalité, sans adopter une rhétorique très populiste, ou même populiste tout court, Manuela a eu beaucoup plus de capacité à rassembler les plus précaires et les plus modestes.

LVSL – La période a donc changé…

I.E. – Exact. Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel.

LVSL – Depuis le 26 mai dernier, votre divorce avec Podemos est acté. La formation morada (violette) a présenté une liste menée par Isabel Serra contre la vôtre aux élections de l’Assemblée de Madrid. Les principaux leaders du parti vous ont souhaité « bonne continuation » avec « votre nouveau parti », alors que dans le même temps, on peut lire dans la presse qu’un congrès devrait être organisé à l’automne prochain afin de transformer la plateforme électorale Mas Madrid en parti politique. Vous avez justifié cet éloignement avec Podemos car le parti « n’aurait jamais dû abandonner la transversalité » mais vous affirmiez en janvier dernier ne pas pouvoir réellement abandonner Podemos car, en tant que fondateur du parti, vous l’auriez toujours « tatoué dans la peau ». Dès lors, comment imaginez-vous être capable de représenter le visage d’un mouvement politique transversal censé incarner le renouveau ? Êtes-vous en train de refaire Podemos après son virage « gauchiste » ?

I.E. – Dans l’imaginaire politique, sur la scène politique espagnole, Podemos occupe déjà de manière claire un espace très défini et très délimité. Le parti occupe l’espace qu’occupait autrefois Izquierda Unida mais avec un candidat bien meilleur que tous les leaders qu’a connus IU ces dernières années, Pablo Iglesias. Son leadership bénéficie également toujours des héritages du 15-M. Ce qui explique pourquoi, bien que Podemos perde toujours plus de voix à chaque élection, le parti n’obtient pas encore des résultats électoraux aussi bas que ceux d’Izquierda Unida. Je pense néanmoins qu’en décidant d’occuper cet espace, Podemos finira par se rapprocher de ces résultats. Choisir ce chemin était une décision idéologique et stratégique légitime, car approuvée par la majorité des militants et de la direction du parti, mais pour nous c’était une erreur. Les cinq millions de voix que nous avons reçues en 2015 étaient des voix transversales et populaires, pas seulement des voix issues de la sphère culturelle et identitaire de la gauche traditionnelle. En choisissant de suivre le même chemin qu’Izquierda Unida, Podemos finira par connaître la même destinée.

Il est vrai que d’une certain façon tout le monde me connaît en Espagne. Les gens que je croise et qui s’informent peu politiquement continuent de dire : « regarde, il est de Podemos ». De fait, nous croyons qu’il aurait été possible d’obtenir un peu plus de voix aux élections de l’Assemblée de Madrid si je n’avais pas continué à être perçu comme le candidat de Podemos par une partie de l’électorat qui m’identifiait toujours à ce parti. Ce qui est assez logique puisque, depuis 2014, ils étaient habitués à me voir comme numéro deux du parti. Ce n’est pas facile de présenter un projet comme neuf et transversal quand les gens t’associent à une autre expérience qui existe déjà. Mais j’introduirais deux nuances. D’une part, même si Podemos continue de s’appeler Podemos, ce n’est pas le même parti que celui que nous avions fondé en 2014. Pour nous, cela a été émotionnellement douloureux de l’accepter et de l’assumer, mais ce n’est plus le Podemos initial. Le Podemos actuel a décidé d’être un parti de gauche, à la gauche du Parti socialiste, et c’est légitime, mais ce n’est pas ce que nous avions construit. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que nous avons depuis longtemps des divergences avec Pablo Iglesias sur ce point. Les gens savent parfaitement quelles sont nos divergences et pourquoi elles nous ont poussé à penser que nous devions présenter un projet différent à Madrid. Ce point de vue n’est pas uniquement le nôtre, c’est aussi celui des électeurs qui nous ont permis d’obtenir 15% des voix quand Izquierda Unida et Podemos en récoltaient 5,6%. Les résultats ont donc effectivement validé l’hypothèse qu’il existe un espace pour qu’une force politique différente émerge.

Que devons-nous faire désormais ? Nous devons avoir l’audace et le courage de réfléchir à comment concrétiser, à Madrid, notre hypothèse national-populaire dans laquelle nous avons inclue de manière centrale l’écologie comme un élément concret de construction d’une communauté solidaire et patriotique. Comment cela se concrétise lorsqu’il faut structurer le soutien électoral dont nous avons bénéficié ? Nous sommes la première force politique de la ville avec un demi-million de votes et 15% des voix dans la région. Nous devons construire une force politique capable de donner forme à ces résultats. Podemos continuera à suivre le chemin que ses militants et sa direction ont choisi. J’ai le sentiment que cela se traduira par une union toujours plus étroite avec Izquierda Unida, avec le Parti communiste, jusqu’à se convertir en une seule et même formation politique – et plus seulement une coalition électorale. C’est une décision légitime, mais de notre côté, nous continuons à penser qu’il est toujours possible de construire une nouvelle majorité transversale. Nous travaillerons dans ce sens pour le faire à Madrid. Nous avons reçu un soutien important auquel nous devons apporter des réponses. Dans la région où s’est construit le modèle néolibéral espagnol, nous devons relever le défi qui consiste à construire un projet qui ne parle pas seulement à la gauche, mais qui aspire à créer une majorité différente pour mettre les institutions au service du peuple madrilène. C’est à cette condition que nous reconstruirons une communauté.

LVSL – Pour terminer, nous voulions vous demander quelles lectures est-ce que vous recommanderiez à une personne qui voudrait se former à l’analyse stratégique…

I.E. – C’est une question à la fois très importante et très difficile. Le fait que la réponse ne soit pas évidente est un symptôme qui révèle tout ce que nous avons à reconstruire. Je suis actuellement en train de terminer l’écriture d’un livre avec Álvaro García Linera, le vice-président de Bolivie. Ce livre est une conversation autour des apprentissages que nous avons réalisés au cours de la dernière décennie de gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine et de surgissement de forces démocratiques contre le despotisme néolibéral en Europe. Le leitmotiv de cet échange est justement de pouvoir répondre à cette question que beaucoup de jeunes gens, et de moins jeunes, qui deviennent politiquement actifs pour la première fois, nous posent : « Quelle lecture est-ce que vous me recommandez pour commencer ? »

Notre livre tente modestement de définir les questions qu’il faut traiter pour proposer une orientation à celles et ceux qui cherchent la forme adéquate afin de mettre en œuvre notre vision néogramscienne de la politique. Il est clair qu’il nous manque des textes simples et fondateurs qui structurent notre espace international d’échanges intellectuels et de fraternité politique. Je le dis de façon provocatrice, mais c’est pour moi une internationale national-populaire qui ne peut être réelle que si elle met au centre de son identité la transition écologique et la révolution féministe.

Je vais tout de même essayer de vous livrer quelques lectures que je considère indispensables. Il y a tout d’abord La notion de politique de Carl Schmitt, Le savant et le politique de Max Weber et Les cahiers de prisons de Gramsci. En ce qui concerne ces derniers, il faut prendre une bonne édition qui met de l’ordre et qui explique que les différents textes ont été produits de façon fragmentaire, désordonnée, et qu’ils sont parfois cryptique en raison de la nécessité d’éviter la censure des geôliers. En Espagne, la meilleure édition reste pour l’instant celle de Manuel Sacristán, je ne sais pas ce qu’il en est en France. Gramsci doit rester un objet d’études, de discussions et de séminaires qu’il faut diffuser.

Ensuite, je sais que ce n’est pas un texte très accessible, mais pour moi La Raison populiste d’Ernesto Laclau a été une grande inspiration au moment de la fondation de Podemos et me semble rester une référence obligatoire. D’une façon un peu différente, les Réflexions sur la violence de George Sorel m’ont été très utiles pour penser l’importance des mythes dans la lutte politique pour le sens commun et les affects. Il faut en finir avec la division forcée et fausse, héritée des Lumières, entre la politique et les émotions. La politique est une activité de production de liens affectifs et de passions.

J’ai beaucoup de mal à clore cette liste, mais je crois sans aucun doute qu’Álvaro García Linera doit figurer dedans. C’est le meilleur intellectuel « amphibien », qui combine la réflexion théorique avec la pratique politique et l’art de gouverner. Ce qui est une position certes glissante, mais particulièrement fertile. C’est un intellectuel qui ne se laisse pas emporter par la spéculation théorique et un dirigeant qui ne se laisser pas balloter par la conjoncture politique. Je crois que ses 5 tensions créatives au sein du processus révolutionnaire sont très utiles.

La retranscription a été réalisée par Carlos Benguigui et Marie Miqueu, et la traduction par Lenny Benbara, Vincent Dain, Lou Freda et Laura Chazel.

Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

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©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Les « catalanistes », troisième visage de la Catalogne

©Ajuntament Barcelona

Alors que la procédure pénale des leaders indépendantistes suit son cours à Madrid, la détermination des Catalans ne faiblit pas. Au contraire, le bras de fer engagé par le gouvernement espagnol les pousse de plus en plus à adopter une position radicale. Les catalanistes, dont on parle peu au profit d’une vision binaire indépendantistes/unionistes, revendiquent le droit aux habitants de cette communauté autonome de plus de 7 millions de personnes à voter pour son avenir, qu’ils souhaitent l’indépendance ou non.


« En Espagne, je pense qu’il y a un tiers des personnes pour l’indépendance, un tiers totalement contre et un tiers qui, comme moi, reste coincé entre les deux. En gros, nous voulons une meilleure situation pour la Catalogne au sein de l’Espagne », confie Lali Sandiumenge, journaliste catalane qui a collaboré avec la mairie de Barcelone pour la création de la plateforme Barcelona Ciutat Refugi. La répression de Madrid face aux revendications catalanes depuis la mort de Franco n’a fait que conforter un sentiment d’injustice qui a progressivement mené au désir d’indépendance.

En 1978, une nouvelle constitution est créée et l’Espagne se divise en 17 communautés autonomes qui se considèrent comme des nations au sein d’une nation. La Catalogne est un exemple typique : les citoyens possèdent leur propre culture, avec leur propre langue à laquelle ils sont très attachés. À cette époque, il y a peu de revendications indépendantistes. C’est en 2006 que le gouvernement socialiste de Zapatero négocie l’Estatut de Catalunya. Il est voté par référendum par les Catalans, malgré une faible participation. De son côté, le Parti populaire espagnol (PP) fait appel au tribunal constitutionnel pour dénoncer un statut catalan qui va à l’encontre de la constitution espagnole. Le tribunal met plusieurs années à se prononcer, mais il donne raison en 2010 au Parti populaire, dirigé à l’époque par Mariano Rajoy et réduit considérablement l’Estatut. Cet événement constitue l’élément déclencheur : des milliers de manifestants sortent spontanément dans la rue et, un an plus tard, l’Assemblée nationale catalane (ANC) est créée. Cette association fondée en réaction de la décision du tribunal regroupe aujourd’hui 80 000 personnes. Pour les catalanistes comme Lali Sandiumenge, l’ouverture du gouvernement central au dialogue par le biais d’un vote citoyen pour l’avenir de la Catalogne constitue la seule manière d’apaiser les tensions. Sur les campus universitaires, cet avis est largement partagé : « Si l’union avec l’Espagne est votée lors d’un référendum sur l’indépendance, alors nous respecterons et passerons à autre chose. Tout ce que nous souhaitons c’est avoir la possibilité de décider », explique une étudiante.

Ada Colau, maire de Barcelone, est une figure clef du positionnement catalaniste. Élue en 2015 sous les couleurs de Barcelone en commun, une plateforme constituée essentiellement de membres issus de la société civile, et soutenue par Podemos, elle est la première femme maire de la ville. Son parcours politique au sein d’une lutte sociale, son orientation sexuelle ouvertement assumée, son statut de mère sans conjoint font d’elle un symbole de renouveau dans une Espagne encore très conservatrice. Elle se positionne ouvertement contre l’indépendance de la Catalogne. Sa formation politique qui regroupe plusieurs partis et courants est cependant elle-même divisée sur la question, ce qui la conduit à avoir une vision plus nuancée de la situation. En octobre 2017, elle s’oppose frontalement au gouvernement de Madrid qui qualifie le référendum d’illégal et organise les bureaux de vote dans les écoles. Elle se rend aux élections et vote blanc.

Ce que veulent les Catalans, selon la maire de la capitale régionale, c’est une plus grande autonomie de la Catalogne avec son propre gouvernement, un financement qui lui est propre, le respect de la langue par le gouvernement central, sans pour autant rompre les liens avec le reste de l’Espagne. Au delà de cela, c’est un dialogue démocratique avec le pouvoir centralisé de Madrid que recherchent les catalanistes. « Si le gouvernement avait respecté cela, je ne pense pas qu’il y aurait eu de problème », explique Lali Sandiumenge. Le référendum du 1er octobre 2017 a été organisé dans ce but précis et était souhaité par 80% de la population catalane. Cette dernière s’est néanmoins vue violemment poussée dans ses retranchements par les forces de l’ordre. La violence de la répression employée par le gouvernement central et son refus de tout dialogue ne pouvait qu’alimenter une radicalisation en faveur de l’indépendance : « Je ne suis pas pour l’indépendance. Pourtant, j’ai voté en sa faveur lors du référendum. Il faut que le gouvernement se réveille », ajoute une étudiante de Barcelone.

En février 2018, Ada Colau reçoit les familles des prisonniers politiques catalans tout en arborant le petit ruban jaune, signe d’indignation et de soutien envers les détenus dont sont recouvertes les rues catalanes. Elle affirme que ce geste n’est pas profondément indépendantiste mais bien un geste « en faveur des droits humains ».

Les douze prisonniers politiques, en attente du jugement depuis le 12 février dernier, encourent sept à vingt-cinq ans de prisons pour avoir joué un rôle clef dans l’organisation du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017. Ada Colau, bien qu’elle ne cautionne pas les décisions prises par les leaders indépendantistes et celles du précédent gouvernement catalan, s’est empressée d’écrire au président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, au président du Parlement européen Antonio Tajani et au président du Conseil européen Donald Tusk afin d’exprimer son inquiétude à l’égard du jugement. Selon ses mots, ce procès en cours relèverait d’un « désastre politique ». La maire de Barcelone dénonce des « accusations complètement disproportionnées » pour des accusés qui n’ont jamais appelé à la violence, ainsi qu’une violation des droits des prisonniers politiques qui ne peuvent préparer une défense efficace en raison de leur incarcération provisoire.

Parmi eux Jordí Sanchez et Jordí Cuixart, respectivement présidents des organisations civiles pro-indépendance ANC et Omnium Cultural risquent jusqu’à 17 ans de prison pour sédition. Les deux hommes sont un emblème de la lutte indépendantiste. L’organisation Omnium Cultural a été créée pendant les années de la dictature franquiste comme outil de résistance. Les « deux Jordí » ont été placés en détention provisoire le 16 octobre 2017 et ne peuvent effectivement de ce fait organiser leur défense de manière efficace. Ils sont aujourd’hui accusés d’avoir organisé les manifestations du 20 et 21 septembre 2017 lors desquelles les manifestants ont tenté d’entraver des perquisitions de plusieurs bâtiments gouvernementaux qui avaient pour but d’empêcher la tenue du référendum. Les deux hommes sont issus de la société civile et ne répondent pas au titre d’hommes politiques à proprement parler. Ils ont néanmoins obtenu le titre de prisonniers politiques. À eux deux, ils incarnent le désir d’indépendance d’une Catalogne qui garde en mémoire son histoire, sur les dures années de répression de l’époque franquiste et qui exige de pouvoir préserver une culture et une langue trop souvent mises au rabais : « Je n’ai pas vécu les années de dictature. Pourtant je les sens très présentes chez mes grands-parents et mes parents. Ça fait partie de mon histoire et j’en vois encore les marques aujourd’hui », précise une autre étudiante.

Ada Colau, dans les lettres qu’elle adresse aux présidents européens, s’inquiète également du rôle que joue le parti d’extrême-droite Vox dans le jugement. Le parti s’est affiché comme représentant de l’accusation populaire. Le système juridique espagnol permet en effet à quiconque de participer à un procès en tant que partie plaignante dans les affaires d’intérêt public. Le point phare du programme de Vox n’étant autre que « suspendre l’autonomie de la Catalogne jusqu’à la défaite des putschistes », Ada Colau a dénoncé une manœuvre politique de la part du parti d’extrême-droite dans le but d’obtenir plus de visibilité et de remporter plus de gains électoraux. La stratégie de Vox d’utiliser la situation en Catalogne a jusqu’à présent fonctionné. Le parti a récemment fait son entrée aux Cortes lors des dernières élections générales. Ceci consolide la frustration des Catalans et conduit progressivement à une polarisation, d’abord entre Catalans et Espagnols, puis au sein de la lutte catalane : « Ce jugement s’ajoute à la liste des arguments du divorce entre les indépendantistes et l’Espagne. Il finit par rallier ceux qui sont dans l’entre deux [les catalanistes] à la cause indépendantiste. Ils ne sont pas forcément tous indépendantistes mais ils ont de moins en moins confiance dans les institutions espagnoles, notamment à cause du procès » explique Fabien Palem, journaliste spécialiste de la Catalogne. Les Catalans sont petit à petit contraints de choisir leur camp, et celui de l’indépendance se renforce.

Le positionnement des catalanistes permet de déconstruire cette vision réductrice d’une dichotomie indépendantiste et unioniste et de poser les questions fondamentales du conflit catalan. La constitution espagnole actuelle a été approuvée seulement trois ans après la mort de Franco, dans une Espagne encore traumatisée par les années de dictature. Pour la population catalane, les incriminations et les peines encourues par les leaders indépendantistes lors du procès en cours constituent une marque insupportable du franquisme qui perdure dans le système judiciaire espagnol. L’excuse de l’illégalité constitutionnelle de la tenue d’un référendum, avancée en permanence par le gouvernement central, alimente le ressentiment des Catalans qui souhaiteraient réformer cette constitution. Le dialogue semble bloqué par le bras de fer engagé par Madrid. À travers le conflit catalan, c’est l’histoire de toute l’Espagne qui resurgit et fragilise l’appareil politique. L’obstination à penser la situation catalane de manière binaire ne peut que mener à une polarisation toujours plus importante et engendrer une escalade des tensions. En ce sens, les catalanistes apportent des clefs fondamentales pour comprendre cette situation complexe et proposent des éléments de réponse pour engager la résolution du problème.

Triple droite en Espagne : chronique d’une radicalisation du politique

https://en.wikipedia.org/wiki/Huamantla#/media/File:MonumentoToroBravoHuamantla_14.JPG
Monumento al Toro Bravo by Diodoro Rodriguez Anaya at the entrance to Huamantla, Tlaxcala, Mexico / Wikimedia commons

Depuis quelques mois, l’Espagne connaît une radicalisation du politique menaçant directement le consensus forgé autour de la transition démocratique. La poussée réactionnaire incarnée par VOX a conduit Ciudadanos et le PP à lui disputer cette identité politique. C’est le résultat d’un retour du politique initié en 2011 avec le mouvement du 15M. Cette explosion démocratique a mené Podemos à ouvrir la boîte de Pandore de l’agonisme mouffien en 2014. En articulant des identités politiques hétérogènes, Podemos a réussi à construire un horizon d’espérance, faisant de l’utopie le moteur de son projet. Toutefois, à l’occasion de la dernière campagne électorale, l’agressivité de la droite a pris le pas sur l’horizon progressiste porté par Podemos. Sur le plan théorique, le politique consensuel mouffien s’est radicalisé jusqu’à la version belliqueuse prônée par Carl Schmitt. Le but de cet article sera de comprendre la généalogie d’une telle métamorphose.


DU LOGOS AU PATHOS : L’OUVERTURE DE LA BOÎTE DE PANDORE

Suivant les enseignements d’Aristote, Patrick Charadeau nous apprend que le discours politique repose toujours sur deux piliers : la raison (logos) et le sentiment (pathos). La prégnance d’un de ces deux éléments sur l’autre est souvent le résultat de contextes historico-symboliques particuliers. Avant l’apparition de Podemos, lors des premières années de crise, le logos est maître dans le débat public. L’esprit politique de la transition démocratique et son ambition modernisatrice sont alors hégémoniques, tandis que la raison et la modération régissent le système politique espagnol bi-partisan. 

Si l’on se penche sur les archives, on en ressort surpris par la solennité des débats électoraux d’antan. En 2008, le leader du PP, Mariano Rajoy dresse calmement le tableau de la crise économique. Il utilise sa « minute d’or » pour rassurer les Espagnols en leur promettant de bien conduire l’économie. Son homologue du PSOE, M.Zapatero, riposte sur un ton savant et léger, saluant les libertés démocratiques acquises depuis la fin de la dictature. Dans aucune de ces minutes d’or, l’adversaire n’est présenté comme un danger ou comme un traître.

En 2011, la crise bat son plein et le 15M a résonné dans tout le pays. M.Rubalcaba succède à M.Zapatero à la tête du PSOE. Il ouvre sa minute d’or avec un fade « j’ai essayé, dans la mesure du possible, de vous expliquer ce que sont mes solutions pour notre pays ». M.Rajoy renforce cette atmosphère monocorde et termine son discours par un « on est à votre disposition », sur un ton bureaucratique. Dans les deux cas, le débat est un exercice de raison qui s’adresse à une population tempérée. Les partis politiques ressemblent d’avantage à des agents passifs qu’à des protagonistes actifs. Au lieu d’impulser la création d’un corps politique propre, ils se positionnent comme des partis de gouvernement qui prennent en compte l’hétérogénéité électorale du pays. L’avantage que leur donnent leur présence historique dans le paysage politique leur permet de faire des élections une simple discussion entre programmes.

Sur ces entrefaites, une révolution du pathos frappe le politique, comme le romantisme éclata au XIX siècle. Podemos arrive sur la scène politique en 2014, dans l’effervescence du 15M, avec pour ambition de « prendre d’assaut le ciel ». En suivant les incursions théoriques du courant national-populaire dans la psychanalyse, le jeune parti se transforme en machine capable de mobiliser les affects. C’est par ce discours que le consensus forgé autour de la transition démocratique est bousculé. Dans le pays germe l’idée qu’un nouveau peuple, mué par l’esprit de solidarité et un imaginaire utopique, constitue le moteur de la politique. C’est, sans aucun doute, l’avènement d’une nouvelle transition politique.

Sourire aux lèvres, le leader de Podemos, Pablo Iglesias prophétise que le changement institutionnel qui a bourgeonné dans les rues se concrétisera tôt ou tard. Sans plus attendre, l’Espagne doit dire « au revoir à 1978 et bonjour à 2015 ». Albert Rivera, leader de Ciudadanos, fera de même en revendiquant l’idée de “changement” et en plaidant, lui aussi, pour une deuxième transition. Une nouvelle atmosphère politique imprime sa marque dans les sphères esthétiques et discursives du politique.

Podemos arrive en 2014 dans l’effervescence du 15M en Avec pour Ambition de « prendre d’assaut le ciel »

Lors du débat électoral de 2016, Pablo Iglesias termine son intervention en proclamant que, contre ceux qui relient le projet de changement à la peur, il convient d’aller voter avec la joie et l’espoir dans le cœur. « Oui, nous pouvons », tel est le maître mot d’une organisation qui agite l’esprit de beaucoup d’Espagnols. Il faut se souvenir que, quelque mois avant l’élection, en janvier 2015, Podemos est la première force politique, selon Metroscopia, avec 28,2% des voix. Comme prévu, Albert Rivera et Pedro Sánchez – nouveau leader du PSOE – suivent la cadence initiée par Podemos. Le candidat de Ciudadanos parle d’un rêve réalisable pour l’Espagne. Sánchez, de son côté, donne une touche tragique à son discours en faisant allusion à la pauvreté infantile, désormais dramatiquement élevée.

Pendant ces années, en Espagne, le politique entre en mutation profonde : c’est le retour de l’émotion en politique. Cette tendance, ouverte par Podemos, va se retourner contre le mouvement. Avec le conflit catalan, la puissance mobilisatrice de l’émotion se déporte sur la droite de l’échiquier politique, bien que le PP de Mariano Rajoy constitue alors le dernier bastion de la raison cartésienne. Quoiqu’il en soit, l’espace politique est ouvert. La solidité du bloc hégémonique hérité de la transition démocratique ressort définitivement fracturé par cette nouvelle dispute pour le sens commun. Les forces politiques ne raisonnent plus de manière passive selon une culture politique qui leur précéderait. Bien au contraire, elles manient les structures mêmes du politique pour définir un terrain de combat qui leur soit favorable.

DU PATHOS À LA GUERRE : RUPTURE DE L’ÉQUILIBRE AGONIQUE

En quelques mois, l’Espagne passe d’une politique de l’affectif à une politique de la confrontation radicale. Le point d’inflexion de ce basculement intervient à la fin de l’année 2017, avec l’irruption de la question catalane. La journée traumatique du 1er octobre fait exploser la fragile frontière qui sépare l’agonisme mouffien de l’antagonisme schmittien. Le Catalan n’est plus un adversaire pour “l’Espagne constitutionnelle” mais bien un ennemi, comme l’est l’État espagnol pour le mouvement indépendantiste. L’Autre, indépendantiste ou unioniste est vidé de sa dignité humaine et n’est perçu que comme un problème structurel, irréconciliable avec les aspirations de l’Un. Cette tension phagocyte l’opinion publique jusqu’aux dernières élections législatives de 2019. 

Dans le tourbillon dialectique de cet affrontement identitaire, l’horizon utopique de Podemos est muet. Le mouvement invite les parties au dialogue et défend obstinément le droit des Catalans à l’autodétermination, ce qui le marginalise.

Sur fond de crise nationale, Pedro Sánchez prend le pouvoir à la suite d’une motion de censure. Ses négociations avec les leaders indépendantistes éveillent encore davantage l’agressivité de la droite qui, par effet de mitose, ouvre la porte au phénomène VOX. La division entre « constitutionnalistes » et pro-indépendantistes constitue le nouveau terrain politique inauguré par la droite. La puissance de cette délimitation force Podemos à fonder sa stratégie électorale sur les articles « sociaux » de la constitution.

Le conflit catalan permet à Santiago Abascal de greffer la doctrine Bannon en Espagne. Ce dernier avait, en effet, fondé The Movement avec l’objectif de soutenir les mouvements politiques conservateurs et réactionnaires en Europe. M.Abascal n’est pas un phénomène isolé dans la vie politique espagnole. Son émergence vient après l’arrivée de mouvements politiques tels que CitizenGo, une association politique qui combat le droit à l’avortement ou encore le mariage homosexuel. CitizenGo est l’héritier direct de HazteOir, mouvement politique conservateur et ultra-catholique.

Peu à peu, cette nébuleuse d’extrême-droite remet en cause le consensus établi sur des questions telles que le féminisme, l’autonomie des régions ou l’immigration. Le conflit catalan a permis à Vox de parler ouvertement de misogynie, de centralisme administratif et de xénophobie. La stratégie est claire : faire de la politique la continuation de la guerre par d’autres moyens. Comme aux États-Unis, comme au Brésil, les quelques règles bienveillantes du jeu politique sont complètement bouleversées par l’idée que, dans la guerre, tout est possible. 

Privé du temps de penser lucidement, le citoyen se réfugie dans la force politique AYANT créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion RÉSIDE DANS LE FAIT que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité COMPLÈTEMENT apocalyptique.

VOX imite Trump et reprend sa stratégie fondée sur ce que Lakoff appelle le preemptive framing. Le parti de Santiago Abascal impose son propre tempo au débat public. Il détermine ainsi l’agenda des partis politiques et des médias.

C’est avec cet objectif en tête qu’il défend l’usage privé des armes à feu. Ainsi, VOX permet à une question tombée en désuétude de revenir sur la scène politique. Dans le contexte espagnol, cette proposition est explosive. Le royaume reste marqué par les souvenirs douloureux de la guerre civile, tandis que la dissolution de l’ensemble des structures liées à l’ETA (organisation terroriste basque) avait rendu le débat sur les armes à feu obsolète. Faisant appel aux instincts les plus primitifs, ici la survie, VOX ré-ouvre de vieilles blessures, tandis qu’une idée jusqu’alors complètement exclue du débat public gagne une place, construite artificiellement. 

Le citoyen se réfugie dans la force politique qui a créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion réside dans le fait que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité complètement apocalyptique. M.Abascal n’hésite pas à parler de dictature progressiste ou de totalitarisme de l’idéologie du genre. A l’occasion d’une réunion publique à Valence, il avertit ses soutiens : en cas de gouvernement progressiste, le chaos et la violence s’empareraient du pays. Il associe Podemos, Izquierda Unida et la gauche espagnole au camp républicain de 1936. Ciudadanos et le PP reprennent cette rhétorique en agitant le chiffon rouge du communisme et de fondamentalistes catalans qui agresseraient les non-indépendantistes. Par l’évocation des mânes du terrorisme basque, la droite répand le pire visage du mouvement catalan. De la même manière, le PP parle d’invasion migratoire, dans un pays où la principale préoccupation est le chômage et la corruption.

L’hyperbolisation discursive DE LA RÉALITÉ permet de diluer la gravité d’un ÉVÉNEMENT POLITIQUE PROBABLE : UNE COALITION RÉUNISSANT LES FORCES DE centre-droitE ET l’extrême droite.

Le 14 avril, le village d’Errenteria (Pays Basque) commémore le jour de la république espagnole. Ce village est historiquement marqué par son appartenance au camp républicain et à la gauche. Par provocation, Ciudadanos organise un meeting sur la place du village, interrompant la commémoration que ses voisins organisent tous les ans. Ces derniers, indignés, décident de perturber l’événement d’Albert Rivera à coup de casseroles. Résultat : Ciudadanos obtiendra 2,9% de voix à Errenteria, tandis que la coalition formée par Podemos, PSOE, et Bildu rassemble 71,96% des voix. L’objectif était de créer un conflit dans une zone historiquement marquée par la gauche et l’indépendantisme, afin de se présenter en martyre.

Cette hyperbolisation discursive de la réalité permet de diluer la gravité d’un événement politique probable : une coalition réunissant les forces de centre-droite avec l’extrême-droite. Ciudadanos voit en VOX un partenaire « constitutionnaliste ».

Pour faire fonctionner cette machinerie idéologique, la guerre de l’information est fondamentale. Comme dans les campagnes menées par Donald Trump et Jair Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite. L’extrême-droite esquive les grands journaux en donnant priorité aux réseaux sociaux pour propager le message de VOX. Toutefois, elle s’appuie sur le rejet dont elle ferait l’objet de la part des médias pour se forger un statut de dissident. C’est ainsi que VOX ne participe à aucun des deux débats télévisés. Plus que satisfaite, la direction du parti demande à tous ses représentants de simuler la stupeur devant cette prohibition de la part du comité électoral. Par le biais des réseaux sociaux, le parti mitraille l’opinion publique de fakes news et d’affirmations hyperboliques qui organisent une représentation dichotomique et manichéenne du réel. Enfin, le souffle épique de l’histoire est un ingrédient clé du discours de VOX comme c’est pour le cas pour le Rassemblement National, Donald Trump ou la Lega italienne.

Comme dans la campagne de Trump et celle de Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite.

Les deux concurrents réactionnaires de VOX participent également de cette guerre médiatique. Ils ont recours à des campagnes massives de diffusion d’informations, dont plusieurs se sont avérées faussées. Le PP de Pablo Casado en arrive à pratiquer l’astroturfing, qui consiste en la création massive de faux comptes sur Twitter pour donner une centralité au candidat. Les expériences américaine et brésilienne ont donné à voir l’hypocrisie de ce « contournement intentionnel des médias ». Ces derniers, pour la plupart privés, se nourrissent des déclarations juteuses et catastrophistes de la droite. Au lieu de tempérer le débat en confrontant ces déclarations aux faits, ils centrent leur attention sur ce fétichisme morbide pour le conflit et le sang. L’extrême droite et les médias mainstream, opposés en apparence, se nourrissent mutuellement, dans une spirale d’hystérie collective qui pousse le PP et Ciudadanos à adopter une rhétorique similaire.

Lors des débats télévisés, Pedro Sánchez se moquait de son homologue du Parti Populaire en appelant à l’invention d’un détecteur de mensonges. Cette plaisanterie se rapproche dangereusement de la réalité du comportement adopté par le leader de la droite. Sans aucune vergogne, Casado jongle avec des chiffres de plus en plus extravagants pour influencer les téléspectateurs. Il multiplie par deux le chiffre des pensions de retraite congelées par Zapatero durant la crise. Pour ce qui concerne le chômage, il prélève les chiffres des mois les plus mauvais du gouvernement Sánchez et les fait passer pour la moyenne sur l’ensemble de son mandat. Albert Rivera, obsédé par la question catalane, évoque un pacte entre les socialistes et les indépendantistes qui n’a existé que dans l’imagination du leader de Ciudadanos. Il évoque des distinctions territoriales dans l’accès aux services publics, en contradiction avec les dispositions de la loi 16/2003.

Montage publié sur le compte officiel de VOX le jour des élections avec la légende “La bataille commence!”.

LA RECONQUÊTE DU CAMP PROGRESSISTE DOIT S’APPUYER SUR UN NOUVEL IMAGINAIRE INCLUSIF ET TRANSVERSAL

L’instrumentalisation de la peur est sans doute une méthode pitoyable pour se faire une place dans l’échiquier politique. Reste qu’elle n’est pas moins dangereuse, et ce, pour une raison simple : la peur entraîne une mécanique difficile à enrayer. Avec Machiavel, on peut soutenir que l’on « fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». C’est le problème, apparemment sans solution, qui constitue le point nodal du développement de l’extrême-droite, en Espagne comme dans le reste de l’Europe. Une fois lancées, les colonnes infernales de l’inimitié et de l’antagonisme radical sont difficiles à arrêter.

L’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique ambiant, ne fait qu’agrandir l’adversaire. Podemos, qui défendait jusque-là cette position, a rectifié le tir lors des derniers débats électoraux. L’attitude sereine adoptée par Pablo Iglesias, face à des adversaires nerveux et se coupant sans cesse la parole, lui a valu une appréciation positive. Une attitude sobre et déterminée est la meilleure des défenses au milieu de la cacophonie politique.

l’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique AMBIANT, ne fait qu’agrandir l’adversaire.

Pour passer à l’attaque de nouveau, il faut cesser de perdre son temps avec l’hystérie de la nouvelle droite. Comme l’indique Iñigo Errejón, les progressistes doivent arrêter d’érotiser l’arrivée de VOX et sortir de la prison de son pathos apocalyptique. Cette position est une erreur stratégique difficilement réversible qui ne sert qu’à revitaliser l’imaginaire politique des années 30. On revient au discours de la vieille gauche, par la vieille gauche, pour la vieille gauche. Pendant ce temps, un terrain précieux est laissé dans les rues et dans les consciences, au bénéfice de l’extrême-droite. 

La meilleure défense contre le phénomène de VOX est de démystifier son image de parti nouveau et exotique. Son leader vient du PP. Il a bénéficié des largesses du parti. Lorsqu’il était au service d’Esperanza Aguirre (Présidente de la Communauté de Madrid), Abascal gagnait un salaire de 82.492 euros l’année pour une activité productive remarquablement réduite. Ses discours sur les armes, le terrorisme ou l’idéologie de genre ne sont que des confabulations délirantes qui n’ont rien à voir avec l’Espagne contemporaine. Au lieu de livrer une lutte titanesque contre son discours, il conviendrait de se consacrer à l’Espagne de notre temps pour lui proposer un projet de futur encourageant. L’Espagne de la haine n’est pas celle dans laquelle nous voulons vivre.

Cette nouvelle stratégie doit passer par le féminisme. Le 8 mars a mis l’Espagne à l’avant-garde du mouvement. D’une manière ou d’une autre, tout le monde se positionne vis-à-vis de sujet structurant. Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques. Le PSOE et Podemos paraissent avoir compris cela.

Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques.

Le bilan des élections est positif, mais limité. Le peuple espagnol a censuré une radicalisation excessive du politique. Le camp progressiste bénéficie d’un peu de répit pendant que la droite (et notamment le PP) est en convalescence. Ciudadanos, PP et VOX ont tous reconnus des erreurs dans leur communication. Ciudadanos et le PP admettent le danger que représente leur dérapage idéologique et reviennent vers une position centriste. Casado ose enfin qualifier VOX de parti d’ultra-droite. Jusqu’alors, il défendait avec un grand sourire, sa proximité personnelle avec la formation.

Cette restructuration du camp conservateur donne à la gauche un temps précieux pour imposer son agenda politique. Chaque mouvement doit être sous-pesé, notamment parce qu’une grande partie des voix ont été empruntées à des citoyens qui avaient plus de peur du « trifachito» que d’admiration pour le projet progressiste. La volonté du PSOE de gouverner en solitaire risque de mettre en danger la collaboration vertueuse de la gauche. Si Podemos souhaite survivre comme force motrice, il devra revenir vers la transversalité oubliée. Podemos doit renouer avec un agonisme courageux mais profondément démocratique et populaire. Autrement, ils seront condamnés à être le nouveau visage d’Izquierda Unida.

L’Espagne respire, dans l’attente des prochaines turbulences

Le scénario tant redouté de l’entrée de l’extrême droite au gouvernement n’a pas eu lieu. À l’inverse, le résultat des élections législatives espagnoles du 28 avril marque le retour en grâce de la social-démocratie. Avec 28,7% des voix, Pedro Sánchez, le leader du PSOE, est le vainqueur incontesté de ce scrutin. Comme au Portugal, et contrairement au reste de l’Europe, la famille socialiste retrouve des couleurs. Toutefois, aucune majorité ne se dégage, confirmant la fragmentation et l’instabilité du système politique espagnol. Le symptôme le plus frappant est l’élection, pour la première fois depuis la chute de Franco, de députés d’extrême droite aux Cortes. Premiers éléments d’analyse d’un scrutin qui redistribue les cartes.


Pedro Sánchez, Premier ministre sortant et secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a tiré les leçons de la débâcle des socialistes européens, en particulier du PS français. Même s’il a sûrement plus agi par opportunisme que par conviction, Sánchez a su mettre à profit son rapide passage au gouvernement – il a été nommé Premier ministre en juin 2018, à l’occasion d’une motion de censure victorieuse contre Mariano Rajoy. Conscient de la profondeur du mouvement féministe et de l’urgence sociale, Sánchez a pris plusieurs mesures emblématiques comme la composition d’un gouvernement majoritairement féminin, l’augmentation de 100 euros du salaire minimum ou l’allongement du congé paternité. Si ces mesures ne remettent pas fondamentalement en cause le système et qu’elles ont été prises sous la pression d’Unidas Podemos (UP, coalition qui regroupe Podemos, Izquierda Unida, Equo et En Comu Podem), c’est le gouvernement qui a le plus capitalisé sur leur mise en œuvre.

Le PSOE a également bénéficié du glissement à droite des trois partis conservateurs, notamment de Ciudadanos, ce qui a libéré de l’espace au centre. « Le bloc des trois droites » composé de Ciudadanos, du Parti populaire (PP) et de Vox, s’est livré à une surenchère droitière, souvent outrancière, ce qui a permis à Sánchez d’apparaître comme un modéré et surtout d’agiter le chiffon rouge de l’entrée du parti d’extrême droite Vox au gouvernement pour mobiliser l’électorat de gauche. Le PSOE est ainsi passé de 22,7% des voix en 2016 lors des précédentes élections législatives à 28,7% dimanche dernier.

Le climat de crispation et d’incertitude a sans conteste favorisé une très forte mobilisation de l’électorat. La participation s’est élevée à 75,75%, la plus haute de ces 15 dernières années, en hausse de 9 points par rapport au scrutin de 2016. Toutefois, cette importante participation n’a pas sensiblement fait évoluer les rapports de force entre blocs de gauche et de droite. En 2016, le PP et Ciudadanos remportaient 11 029 954 voix, soit 46,1% alors que le PSOE et UP en totalisaient 10 474 443, soit 43,8%. En avril 2019, le Parti populaire, Ciudadanos et Vox en ont reçu 11 169 796, soit 42,9% contre 11 213 684 pour le PSOE et UP, soit 43%. Autrement dit, la gauche est restée stable, quand la droite a perdu 3 points. Cependant, des transferts substantiels ont eu lieu au sein de ces deux espaces politiques.

À droite, la bataille ne fait que commencer

Pour le PP, et d’autant plus pour son chef, Pablo Casado, c’est un échec retentissant. Il signe la plus mauvaise performance de son parti, passant de 33% en 2016 à 16,7% trois ans plus tard. Le PP n’a pas réussi à laver son image des scandales de corruption qu’ils l’ont éclaboussé. Surtout, le virage droitier, très clivant, plutôt que de remettre le parti en scène, a profité à Vox. Casado s’en est pris frontalement à Sánchez, l’accusant de tous les mots, quitte à mentir de manière éhontée. Il a répété en boucle que le président socialiste voulait briser l’Espagne en réalisant une « alliance » avec les indépendantistes. Albert Rivera, le leader de Ciudadanos a aussi participé à cette surenchère, en s’éloignant définitivement du centre-droit et en mettant en scène, dans le même temps, le rapprochement des trois partis conservateurs. Les deux moments clés de l’alliance des « trois droites », ont été l’accord de gouvernement entre le PP, Ciudadanos et Vox en Andalousie et la photo commune des trois leaders place Colomb à Madrid.

La polarisation à l’œuvre, et le glissement du PP et de Ciudadanos à droite, ont largement fait les affaires de Vox, le plaçant, de fait, au centre du débat. De plus, en étant exclu des deux débats télévisés, Santiago Abascal, le président du parti d’extrême droite, a joué la carte d’outsider et d’anti-establishment. Vox a siphonné les voix du PP, parti dont il est issu et qui avait réussi jusque-là à maintenir les déçus du franquisme en son sein. En n’obtenant que 10,3% des voix, Vox n’a pas confirmé les prévisions les plus sombres (de nombreuses incertitudes planaient sur la fiabilité des sondages) et ne fera pas partie du prochain gouvernement. Toutefois, avec 24 députés, l’extrême droite fait son entrée au Parlement espagnol pour la première fois depuis la chute de Franco et risque fort de polariser la prochaine mandature.

Ciudadanos ne réussit pas à devancer le PP mais le talonne en obtenant 15,9% des voix, à seulement 0,8 points du parti de Casado. De fait, Rivera se positionne en nouveau leader de la droite. Si celle-ci a très peu gagné en nombre de suffrages, elle s’est considérablement radicalisée, à l’instar de nombreux partis conservateurs européens. Les mois qui viennent verront sûrement de nombreux mouvements et passes d’armes entre le PP, considérablement affaibli, Ciudadanos en dynamique mais qui reste deuxième, et Vox qui bénéficie d’une forte capacité d’influence.

Passage difficile pour Unidas Podemos

À gauche, l’évolution des rapports de force internes s’est faite au détriment d’UP. Aux élections législatives de décembre 2015, Podemos et Izquierda Unida obtenaient 6 112 438 voix, en juin 2016, 5 049 734 et dimanche dernier seulement 3 732 929 (14,3%), soit une perte de 2 739 509 voix en trois ans et demi. Porté par une fin de campagne dynamique et deux débats télévisés réussis, Pablo Iglesias a enclenché une petite remontada juste avant l’élection, permettant de sauver les meubles et son leadership, mais pas suffisamment pour inverser cette tendance lourde.

Les facteurs du recul d’UP sont multiples. Avec la motion de censure, le PSOE a repris l’initiative et Sánchez a su habilement manœuvrer pour contrer la progression d’UP en prenant des mesures populaires à gauche. En outre, Podemos s’est trouvé dans une position délicate sur la question catalane et a dû faire face à plusieurs crises internes, la plus importante étant la rupture d’Íñigo Errejón.

Plus généralement, Podemos est dans une impasse stratégique. En se fixant comme principal horizon – après la motion de censure et maintenant après les élections législatives – de rentrer dans un gouvernement du PSOE, Podemos s’est placé de fait dans une situation d’infériorité par rapport au PSOE, et considère celui-ci comme un acteur progressiste alors que le parti reste fondamentalement lié aux élites espagnoles. Podemos a également donné la priorité au champ institutionnel au détriment des mobilisations sociales et a laissé de côté l’objectif de « rompre avec le régime » – Iglesias se faisant le défenseur de la Constitution pendant la campagne. Des choix qui l’ont assimilé aux autres forces politiques traditionnelles, le privant du moteur contestataire. En outre, la perte de nombreux sièges (de 71 à 42) va également limiter les moyens et les ressources d’UP.

Composer avec l’Espagne plurinationale ou avec l’Ibex

Le scrutin de dimanche vient confirmer le caractère plurinational de l’État espagnol. Au Pays basque, les nationalistes du PNV (droite) et les indépendantistes d’EH Bildu (gauche) sont arrivés en tête, tandis qu’en Catalogne ERC (gauche indépendantiste) remporte la mise avec pas moins de 15 sièges. Au passage, ERC s’impose face à JxCAT, le parti de Carles Puigdemont (droite indépendantiste). Dans les nations historiques, les plus riches d’Espagne d’ailleurs, les partis madrilènes sont relégués au deuxième plan. En l’absence de majorité parlementaire naturelle, les différents partis indépendantistes, en particulier ERC, se retrouvent en faiseurs de rois.

Différentes options sont sur la table pour la constitution du futur gouvernement – sans écarter la répétition des élections. Le PSOE a fait savoir son intention de gouverner en minorité, mais cela paraît peu probable au regard de l’instabilité inhérente à ce projet : le gouvernement serait obligé de négocier avec les autres groupes parlementaire chaque projet de loi.

UP a depuis longtemps déclaré qu’ils étaient favorables au fait de participer à un gouvernement socialiste – et non pas de se contenter d’apporter un soutien de l’extérieur comme c’est le cas au Portugal entre le Bloco de Esquerda, le PCP et le PS. En tant que partenaire minoritaire, UP risquerait d’avoir une influence limitée sur la politique gouvernementale et de perdre en conséquence de nombreuses plumes. Cela renvoie également aux limites stratégiques de la coalition. De plus, dans ce cas de figure, les voix des députés du PSOE et d’UP ne suffisent pas. Il faut 176 voix pour obtenir la majorité absolue, or PSOE et UP ne disposent que de 165 sièges. Il faudrait donc l’appui d’un seul (ERC) ou de plusieurs partis indépendantistes ou nationalistes, ce qui complique les négociations. D’autant plus que plusieurs dirigeants catalans sont encore emprisonnés. À l’inverse, Sánchez peut faire du chantage sur les partis catalans en jouant sur la menace d’un retour de la droite aux affaires.

Dernière option, celle d’un gouvernement PSOE-Ciudadanos. À eux deux, ils ont 180 sièges. Rivera a rejeté cette possibilité, mais le secrétaire général de son parti a laissé la porte entrouverte et quelques dirigeants socialistes ont également envoyé des signaux dans ce sens. Quant à Sánchez, il a maintenu un certain flou pendant la campagne. C’est l’option préférée de l’Ibex, la bourse espagnole, la voie de la « stabilité et de la modération », selon le patronat, mais aussi celle de certains secteurs du PSOE. Les pouvoirs économiques vont faire pression sur les deux partis pour qu’ils s’engagent dans cette voie. Cependant, en temps de crise, la sphère politique acquiert une certaine autonomie vis-à-vis de la sphère économique et il est probable que Sánchez, qui s’est refait une santé sur une position social-démocrate classique, refuse cette option. Toutefois, rien n’est joué. Dans ce cas-là, il est probable que l’accord intervienne après les élections européennes, autonomiques et municipales du 26 mai.

La mobilisation démocratique a permis à l’Espagne d’échapper à un gouvernement des trois droites. Le modèle andalou ne se reproduira pas, du moins pour le moment. Toutefois, le panorama politique ne s’est pas pour autant stabilisé. La partie de poker pour la constitution du prochain gouvernement ne fait que commencer. Si aucune solution ne se dégage d’ici la fin mai, le triple scrutin du 26 mai permettra de distribuer de nouvelles cartes.

Le 8 mars espagnol : la grande grève féministe

© Irene Lingua

Alors que de nombreux pays s’apprêtent à célébrer la Journée internationale des femmes le 8 mars prochain, en Espagne, les organisatrices de l’événement préfèrent parler d’une grande « grève féministe ». Un mot d’ordre qui l’an passé avait conduit près d’un demi-million de personnes à descendre dans la rue à Madrid et contribué à placer le mouvement féministe aux avant-postes de la mobilisation politique dans le pays.


Le 8 mars 2018, des centaines de milliers d’espagnoles ont défilé ensemble, à Madrid et dans 120 autres localités. Le temps d’une journée, elles ont occupé l’espace public, y faisant résonner les slogans de « la révolution sera féministe ou ne sera pas ! » et de « si nous faisons grève, le monde s’arrête ». Une manifestation monstre, dont les images n’ont pas manqué de faire réagir à l’étranger, où le 8 mars n’est souvent qu’une Journée internationale de plus. Force était de constater le caractère exceptionnel du mouvement féministe espagnol.

Un an plus tard, les organisations féministes souhaitent entériner la dynamique qui voit les effectifs des cortèges augmenter chaque année. Elles mobilisent ainsi leurs forces pour faire du 8 mars un rendez-vous annuel immanquable et l’occasion de rendre visible le travail accompli au cours de l’année. Commissions dédiées, mise en place de partenariats, important effort de communication et de levée de fonds, recrutement de volontaires masculins pour l’élaboration d’un repas solidaire, etc : l’objectif est de convertir cette Journée internationale des femmes, officialisée par les Nations-Unies en 1977, en une démonstration de force qui fasse de la cause féministe un sujet incontournable pour qui entend participer au débat public. L’enjeu du 8-M (l’abréviation qui désigne la journée du 8 mars en Espagne) est donc avant tout de gagner en visibilité afin de s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. Une stratégie qui a porté ses fruits en 2018, à en juger par la réaction des médias et du personnel politique qui, d’un bout à l’autre du spectre idéologique, n’ont eu d’autre choix que de prendre position par rapport aux revendications ainsi portées sur le devant de la scène.

De l’arrêt de travail au refus de la consommation

Mais la manifestation, aussi impressionnante soit-elle, ne résume pas à elle seule l’ambition des associations féministes pour cette journée du 8 mars. Celle-ci doit également être celle d’une « grève féministe » (« huelga feminista ») de 24 heures. La rhétorique vise ici à dépasser la conception traditionnelle de la grève en l’étendant à d’autres secteurs que celui du monde du travail, mais qui lui sont étroitement liés : ceux de la consommation, de l’éducation et du soin aux personnes. Ce renouveau du concept de « grève générale » découle de la prise de conscience que les femmes, historiquement davantage tenues à l’écart du travail salarié que les hommes, l’ont ainsi également été des appels à la grève. Repenser l’idée de grève et de « secteur productif », en élargir l’acception pour y intégrer ces autres dimensions, est nécessaire à la valorisation de la place des femmes dans l’économie nationale. À la dénonciation des écarts salariaux, de près de 15% (Eurostat, données 2015 sur le salaire horaire brut moyen) et du « plafond de verre » s’ajoute donc celle de l’invisibilisation et de la dévalorisation du travail « gratuit » au sein du système capitaliste. Quant à l’appel à ne réaliser aucun acte de consommation, il a été repris cette année à l’occasion de la Saint-Valentin. La journée du 14 février 2019 n’a pas seulement été celle des cœurs en plastique, du sexisme bienveillant et de la consécration de la « femme-objet » dans les campagnes publicitaires. Elle a permis aux organisatrices du 8-M de communiquer autour de l’événement via des slogans comme « nous sommes amoureuses de la grève », mais aussi de sensibiliser sur le thème de la « grève de la consommation », révélateur des continuités entre combat féministe et lutte anticapitaliste.

Féminisme et anticapitalisme, les deux revers d’une même médaille ?

Celles qui ont participé au mouvement des Indignés en 2011 ont revendiqué avec force cette convergence. En témoigne cette phrase d’introduction au manifeste du collectif Féministes Indignées de Barcelone : « La société patriarcale et capitaliste nous opprime. » L’affichage de telles affinités ne manque pas de susciter la polémique. Il attire les critiques des tendances libérales et conservatrices qui se revendiquent également du féminisme, entendu alors comme l’exigence d’égalité formelle entre les sexes. L’an passé, les franges les plus libérales ont en effet fermement condamné l’emploi du terme « anticapitaliste » dans le manifeste de la Commission 8-M et dénoncé par là même l’orientation « idéologique » de l’événement. Cela n’a pas empêché les rédactrices du manifeste de 2019 de conserver le même discours. Un discours qui appelle à un changement radical de l’ensemble des relations sociales, qui rejette dans un même mouvement les inégalités entre les sexes et l’exploitation par le travail, et qui n’oublie pas le rôle plus que déterminant qu’ont joué les femmes dans l’histoire des grèves ouvrières et des avancées sociales, s’inscrivant ainsi dans la lignée des animatrices du mouvement « du pain et des roses » qui en 1912 bouleversa le secteur textile du Massachusetts et conduisit à la réduction du temps de travail et à une hausse des salaires (Rodríguez, 2018). La grève plurielle du 8-M (arrêt de travail, de la consommation mais aussi des activités liées à l’éducation et au soin au personnes dans la sphère privée) questionne la valeur même de la vie au sein du système capitaliste. D’où le glissement vers la notion d’exploitation, celle des femmes mais également de la nature. « Nous sommes de plus en plus nombreuses à prendre conscience que le mouvement féministe va de paire avec la lutte anticapitaliste et antispéciste », déclare une militante. Celle-ci insiste toutefois sur le fait que cette tendance dominante au sein des manifestantes ne l’a pas empêchée de défiler, l’an passé, aux côtés de femmes aux convictions bien plus conservatrices.

Quant au collectif des Féministes Indignées de Barcelone, ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux groupes de même type ayant vu le jour en 2011. Son existence même atteste d’une victoire importante dans l’histoire du mouvement féministe : la prise en compte de la spécificité de ses problématiques dans le cadre des mouvements contestataires. Et notamment au sein des milieux de gauche qui, par leur appel à un changement radical de société, se caractérisent par la multiplicité des luttes portées et la nécessité de les articuler. Autre victoire, celle de la prise de conscience du risque élevé de reproduction de la logique de domination patriarcale au sein même de ces organisations progressistes. Des militantes féministes ayant participé au 15-M (du nom de la mobilisation ayant donné lieu au mouvement des Indignés) relayent ainsi la difficulté qu’elles ont eu à faire entendre leur argumentaire dans certaines assemblées locales, notamment dans les villes de Palma ou de Cadix, où était dénoncé le caractère « excluant » de leur combat (Cruells et Ezquerra, 2015). Aujourd’hui, un renversement de la vapeur semble avoir été opéré dans le pays, à la faveur d’une double dynamique: d’une part, la priorité croissante accordée aux questions féministes au sein même des diverses organisations militantes; de l’autre, l’affirmation du féminisme espagnol comme force autonome de premier plan sur le terrain des luttes.

La puissance mobilisatrice du mouvement féministe : une exception dans le paysage militant espagnol actuel

Sur les campus des universités madrilènes, les associations féministes sont de loin celles qui se font le plus entendre. Leur dynamisme et leur capacité de mobilisation contrastent avec la difficulté qu’ont les sections étudiantes des partis et des syndicats, notamment de gauche, à recruter de nouveaux militants. Un reflet de la situation à l’échelle nationale, où les partis politiques peinent à mobiliser, et ce à la veille d’une triple campagne électorale – législatives en avril, municipales et européennes en mai. Le collectif 8-M partage avec Podemos la couleur violette, mais l’association entre les deux mouvements s’arrête là. Interrogées à ce sujet, les militantes réaffirment leur indépendance totale vis-à-vis de toute institution partisane. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée des féministes qui, afin de conjuguer les efforts des diverses assemblées locales et spécialisées, fondèrent en 1977 la structure « Coordinatrice des Organisations Féministes de l’État espagnol ». Celles-ci, majoritairement issues des mouvements de gauche radicale et anarchistes, étaient peu enclines à participer au jeu institutionnel classique, qu’elles percevaient comme un moyen de priver le mouvement féministe de sa « puissance transformatrice et révolutionnaire » (Uría Ríos, 2009). Quatre décennies de collaboration entre militantes féministes et institutions ainsi que la mise en place de politiques publiques favorables à l’égalité entre les sexes ont eut raison de l’influence dominante de tels positionnements. Mais la quête d’autonomie et la nécessité de se constituer comme force politique indépendante des partis n’en restent pas moins essentielles.

Le mouvement féministe espagnol montre donc qu’il est possible de porter une lutte politique en dehors des cadres institutionnels les plus classiques et de s’imposer dans l’agenda de ces derniers. Possible, voire nécessaire, de disputer aux acteurs traditionnels du jeu politique le rôle de force de proposition. Désormais, c’est davantage par leurs réactions aux revendications surgies de la société civile que ceux-ci se distinguent les uns des autres. De fait, le soutien syndical à la grève de 24 heures en est venu à être davantage déterminant pour les syndicats eux-mêmes que pour les organisatrices. L’année dernière, le refus de soutenir la grève de 24 heures de la part deux confédérations syndicales majoritaires, l’Union générale des travailleurs (UGT) et la Confédération syndicale des commissions ouvrières (CCOO), a été perçu par de nombreux observateurs comme une preuve de leur incapacité à appréhender les bouleversements profonds de la société espagnole. Leur crédibilité en tant qu’acteur principal de la lutte pour le progrès social n’a ainsi pas manqué d’être abîmée par cette décision. Cette année, alors que la Confédération générale du travail et la Confédération nationale du travail ont renouvelé leur soutien à la grève de 24 heures, les féministes ont vu les positions de l’UGT et la CCOO évoluer. Quitte à rendre la situation quelque peu confuse, de l’appel à faire grève durant 2 heures à tour de rôle – proposition que la commission du 8-M a qualifié de « honteuse et insuffisante » – à la garantie d’une couverture pour les travailleuses qui décideront d’étendre la mesure à la journée entière. L’attitude des syndicats majoritaires fournit ainsi la preuve d’une nouvelle distribution des rôles et du pouvoir entre la société civile et les acteurs traditionnels.

Manifestation 8M 2018
Manifestation du 8 mars 2018 à Madrid © Irene Lingua

Diversité des femmes, articulation des luttes

Cette revendication d’indépendance est également une exigence liée à l’objectif qui distingue profondément le mouvement féministe actuel de ses précédents historiques : la prise en compte de l’incroyable diversité au sein de ses rangs. Diversité des couleurs politiques, qui alimente sans cesse les débats sur les modes d’actions privilégiés, en premier lieu desquels celui de la non-mixité des cortèges et associations. Mais diversité des femmes avant tout, et par là même des problématiques qui sont les leurs. Organisations de travailleuses du sexe, de femmes racisées, d’agricultrices, de retraitées etc: le 8-M est l’occasion pour toutes de se réunir autour de la matrice commune qu’est la quête d’égalité, sans effacer pour autant leurs différences, et met ainsi à l’honneur l’intersectionnalité des luttes. Aux étudiantes réunies pour débattre ensemble de l’organisation de l’événement se joignent quelques représentantes des salariées de l’Université : des professeures, mais aussi de celles qui chaque jour assurent le service de ménage ou de restauration. La dynamique interne au mouvement féministe est en effet une illustration exemplaire de la fragmentation des revendications au sein de l’ensemble de la société. Sa force est de parvenir à articuler ces dernières, à faire en sorte, selon les mots du sociologue et anthropologue David Veloso, qu’il n’y ait pas à choisir entre le fait d’être une « femme, une gitane ou une pauvre ».

Rompre avec l’image du « joli minois »

Cette année, l’objectif est de rompre avec l’image du « joli minois » (la «cara bonita ») qui a été celle du mouvement féministe au cours des derniers siècles de lutte. Ou plutôt, celle qu’ont bien voulu lui attribuer les médias et personnels politiques dominants, véhiculant ainsi l’idée qu’à l’existence d’une essence féminine particulière répondait celle d’un mode de contestation spécifique, plus « doux », moins révolutionnaire que celui de leurs camarades masculins. Un traitement dénoncé l’an passé encore par certaines manifestantes, qui en assemblées appellent à mettre davantage l’accent sur les actions de « désobéissance civile »: interventions dans le métro madrilène, refus de quitter les locaux de l’université la veille de la manifestation. Toutes sont convaincues qu’en 2019 les rues seront au moins aussi pleines qu’en 2018.