« Nous avons tout à gagner à opposer le féminisme au néolibéralisme » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra

Depuis les mobilisations spectaculaires du 8 mars 2018, l’Espagne connaît une vague féministe sans précédent. Parallèlement, le pays est confronté à la percée d’une force réactionnaire, Vox, qui s’oppose ouvertement aux politiques d’égalité entre les femmes et hommes. Dernière polémique en date, une proposition du parti d’extrême-droite qui enflamme les débats : le « véto parental », ou la possibilité pour les parents de retirer leurs enfants des ateliers organisés sur le temps scolaire qui pourraient s’avérer « contraires à leurs convictions » : éducation sexuelle, sensibilisation aux violences de genre, etc. Pour amplifier la dynamique féministe et contrer les poncifs réactionnaires, Clara Serra a publié en 2019 Manual ultravioleta, un ouvrage pédagogique destiné à déconstruire les préjugés sur le genre et le féminisme. L’ancienne députée de la Communauté de Madrid pour Podemos puis Màs Madrid était présente à notre université d’été pour débattre avec Clémentine Autain. Nous l’avons interviewée à la suite de cette rencontre. Propos recueillis par Vincent Dain.


LVSL – En juin 2019, le tribunal suprême espagnol a revu à la hausse la condamnation de la « Manada », ce groupe de cinq hommes coupables de viol sur une jeune femme lors des ferias de San Fermin en 2016. Cette affaire avait scandalisé l’Espagne et provoqué de gigantesques manifestations. Peut-on dire que la question des violences faites aux femmes a été l’élément déclencheur de la grande vague féministe que connaît le pays ?

Clara Serra – Je pense que cette question a été un élément très important. La mobilisation féministe en Espagne a atteint son point culminant lors des manifestations du 8 mars en 2018 et en 2019, mais en réalité le détonateur a été la manifestation massive du 7 novembre 2015, qui préfigurait une arrivée en force du mouvement féministe. Cette manifestation s’opposait précisément aux violences machistes, et ce bien avant l’affaire de la Manada. La question de la violence interpellait d’ores et déjà beaucoup de monde en Espagne.

Cela dit, la question des violences n’est pas le seul élément, je pense que la question du care, la prise de conscience du fait que les femmes sont les principales victimes des coupes budgétaires et de la dégradation des services publics, ont eu un immense pouvoir de mobilisation, notamment lors de la grève du 8 mars. Notre devise, « si nosotras paramos, se para el mundo » (« si nous nous arrêtons, le monde s’arrête ») faisait davantage référence au travail invisibilisé du care qu’à la question des violences.

LVSL – La publication de votre livre, Manuel ultraviolet, s’inscrit dans le sillage de cette montée en puissance du mouvement féministe. Elle intervient après la parution d’un autre ouvrage, Leonas y Zorras en 2018. Quel est l’objectif de ce nouveau livre et qu’est-ce qui le distingue du premier ?

C.S. – Le livre précédent était conçu comme une discussion au sein de la gauche. C’était, pourrait-on dire, un ouvrage interne, dans lequel j’essayais de débattre des stratégies possibles sans forcément évoquer leur mise en pratique. L’objectif était plutôt de participer aux débats qui traversent le féminisme, dans le cadre de celles et ceux qui font partie de la gauche, pour déterminer comment agir efficacement en dehors de nos cercles. Disons que ce nouveau livre, Manuel ultraviolet, est davantage un exercice de mise en pratique de ce que je considère être un féminisme accessible à la lecture et à la compréhension de chacun. Il s’agit de fournir des outils indispensables pour l’époque que nous vivons.

Et pas seulement parce que nous sommes au cœur d’une vague féministe : nous sommes aussi confrontés à l’essor d’une réaction contre le féminisme. Ce livre est pensé dans un moment où nous voyons émerger une réponse organisée contre le féminisme et les avancées des dernières années. Il se donne donc pour objectif de contrecarrer les préjugés et les caricatures sur le féminisme, qui sont brandies par la droite et qui pénètrent dans le sens commun. Je crois que beaucoup de gens veulent être féministes mais ne disposent pas des éléments pour répondre à certaines critiques de la droite et de l’extrême-droite à l’égard du féminisme. Ce livre entend donc mettre des outils à disposition de tout le monde.

LVSL – Analysez-vous l’émergence de Vox [ndlr, le parti d’extrême droite qui a réalisé 15% aux dernières élections de novembre 2019] comme une réaction aux mobilisations féministes en Espagne ?

C.S. – C’est l’un des éléments explicatifs, bien que Vox n’existe pas uniquement pour cela. Le féminisme n’est pas sa seule et unique cible. Mais je crois que c’est effectivement l’un de ses principaux ressorts de mobilisation. On peut déceler dans le discours de Vox un appel adressé aux hommes, une invitation à s’engager dans une bataille contre les féministes, en défense de l’identité masculine. Ce n’est pas le cas de tous les mouvements d’extrême droite, mais on l’observe clairement pour Vox. Santiago Abascal le met en scène de la façon la plus caricaturale possible, lorsqu’il plaide par exemple pour l’usage des armes à feu et prône l’idée selon laquelle les « vrais hommes » sont ceux qui sont en mesure de protéger leurs familles avec un revolver. Vox est en ce sens une opération de défense d’une masculinité en crise.

LVSL – Vous plaidez en faveur d’un féminisme hégémonique ou transversal, capable d’infuser dans l’ensemble de la société. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de la société espagnole cherchent à se définir comme féministes. C’est le cas du parti politique de centre-droit Ciudadanos par exemple, mais aussi d’entreprises qui s’évertuent à en faire un produit marketing dans une manœuvre de pinkwashing. Faut-il l’interpréter comme l’illustration de l’hégémonie du féminisme, ou comme une dilution de la radicalité du message ?

C.S. – Nous devons interpréter les tentatives d’appropriation comme les effets inévitables et naturels d’un féminisme qui tend à devenir hégémonique. Ces tentatives sont prévisibles, il fallait s’y attendre. C’est ce qui arrive quand une idée gagne du terrain. Les gens sont de plus en plus nombreux à vouloir porter le maillot de l’équipe en vogue. Nous devons nous interroger et nous demander quelle attitude politique adopter face à ces appropriations. Mais ces effets ne peuvent pas être perçus comme une mauvaise nouvelle, dès lors que la gauche entend poursuivre sur la voie de l’hégémonie. Si l’on y voit une mauvaise nouvelle, c’est que nous avons renoncé à livrer la bataille pour la conquête du sens commun. La question est désormais de déterminer comment nous allons continuer à mener cette bataille pour le sens commun alors qu’apparaissent ces tentatives d’appropriation. Il faut tout à la fois éviter que ces acteurs cooptent totalement le féminisme, et faire en sorte que le mouvement continue d’attirer davantage de gens.

En Espagne, on observe en ce sens deux mouvements antithétiques. D’un côté, Ciudadanos tente de se montrer sous un jour féministe, ce qui démontre que le mouvement féministe continue de croître, même si ceux qui disent nous rejoindre ne sont pas précisément ceux que nous attendions. D’un autre côté, Vox cherche à instaurer un duel, une bataille entre deux camps clairement définis : les féministes et les antiféministes. Nous ne souhaitons pas nous laisser enfermer dans ce duel où les deux blocs seraient figés, nous souhaitons élargir notre camp. C’est une période un peu délicate.

Nous devons donc aborder ces tentatives d’appropriation avec beaucoup d’intelligence politique, ce qui exige toujours d’évoluer dans une tension : élargir le mouvement et continuer d’inviter les gens à y participer, et dans le même temps être l’avant-garde qui lutte constamment pour définir ce que signifie être féministe.

Si Ciudadanos souhaite être féministe, alors bienvenue à eux, mais nous les invitons dans la foulée à débattre des demandes que le féminisme met aujourd’hui à l’agenda, et qui sont des demandes que les libéraux de Ciudadanos ne peuvent assumer. C’est une façon d’exacerber les contradictions présentes dans leur camp.

LVSL – Sur quelles demandes faudrait-il dès lors insister ?

C.S. – On peut par exemple mettre l’accent sur le renforcement des services publics, l’arrêt des privatisations, la défense des droits sociaux, l’égalisation des congés paternité et maternité, ou encore l’abrogation des réformes du marché du travail qui impactent en priorité les femmes, etc. Ce sont des thèmes qui mettent immédiatement en difficulté tous ceux qui, du jour au lendemain, ont commencé à se dire féministes.

LVSL – Il s’agirait d’endosser un féminisme résolument opposé au néolibéralisme ?

C.S. – Tout à fait. Plutôt que d’opposer un féminisme radical, anticapitaliste, à un féminisme néolibéral, nous avons tout à gagner à opposer le féminisme en lui-même au néolibéralisme. C’est selon moi la bonne stratégie. C’est la raison pour laquelle on gagne à les affronter sur le terrain du néolibéralisme, qui est au cœur de leur pensée et qu’ils défendront toujours avant tout, afin de faire exploser leurs contradictions internes. Si on les accepte dans le mouvement sous l’étiquette de « féministes néolibérales », on leur fait cadeau du label féministe et on place le débat à l’intérieur du féminisme entre anticapitalistes et néolibéraux. Nous devons chercher à nous placer sur le terrain qui nous est le plus favorable.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez particulièrement sur l’importance des mythes dans l’enracinement de la culture patriarcale. En quoi faut-il les prendre au sérieux ?

C.S. – Le problème auquel nous faisons face est profondément enraciné dans notre culture et dans notre civilisation, il en est au cœur même. Le patriarcat est partie intégrante de la construction de la culture occidentale. On considère généralement que notre culture et les éléments qui édifient notre manière de voir le monde naissent en Grèce. Et quand on s’intéresse à la façon dont on se raconte la réalité, dont on établit les divisions fondamentales à partir desquelles on distingue la nature et la culture, on observe à quel point existait d’ores et déjà une manière de concevoir le monde qui assigne les femmes à une place donnée et les hommes à une autre. Ce qui implique que cette division entre les femmes et les hommes ne pourra disparaître qu’au prix d’immenses efforts.

Quand je m’intéresse aux mythes, c’est aussi pour adresser un message à ceux qui considèrent que les inégalités et l’exclusion des femmes a bien existé à un moment de notre histoire, mais que nos sociétés contemporaines auraient surmonté ces affronts. C’est une idée qui revient fréquemment : nos ancêtres traitaient affreusement mal les femmes, mais cette époque serait révolue. Il faut donc prendre conscience que le problème a des racines profondes, que les mythes, les contes, les légendes qui alimentent notre culture, y compris dans ses aspects les plus anciens, nous servent à identifier des fondements du patriarcat.

LVSL – C’est ce qui vous amène à tisser un lien entre la mythologie grecque et la problématique des mères célibataires…

C.S. – Dans le livre, de manière générale, j’ai essayé de mettre en relation un fait actuel avec des récits qui nous semblent plus lointains. Les faits qui sont évoqués peuvent être plus ou moins violents, de l’enfer que subissent les femmes de Ciudad Juarez au Mexique aux difficultés rencontrées par les mères célibataires.

Ces mères célibataires représentent un problème pour le système patriarcal, l’exclusion dont elles sont victimes n’est pas un épiphénomène de notre économie et de notre société. C’est un caillou dans la chaussure de la société patriarcale et de ses fondements millénaires. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée à la place de ces mères célibataires dans les mythes grecs, qui les soupçonnent d’être à l’origine du mal dans le monde. La mythologie grecque nous raconte qu’il existait un temps où les femmes pouvaient avoir des enfants par elles-mêmes, sans l’intermédiaire d’un homme. Mais cette maternité autonome est invariablement associée à la guerre, au désordre et au chaos. Jusqu’au moment où surgit un homme qui, en instaurant le modèle de la famille patriarcale, met de l’ordre dans la société. Les mythes grecs expliquent que pour que cessent la guerre et l’instabilité au profit de l’ordre et de la paix, les femmes doivent renoncer à leur autonomie dans la maternité. Cet exemple me semble éloquent.

LVSL – Dans la continuité des mythes, vous vous saisissez d’exemples issus de la culture populaire contemporaine pour mettre en relief leurs aspects patriarcaux. C’est notamment le cas lorsque vous illustrez la notion d’ « identité des indiscernables » de la philosophe Celia Amoros à travers les Schtroumpfs…

C.S. – En Espagne, la droite affirme que le féminisme est une forme de communautarisme, une manière de réifier et de collectiviser les femmes. À ce prétendu communautarisme, elle oppose un discours sur la liberté individuelle. Mais s’il y a bien un système qui a collectivisé les femmes, c’est le patriarcat ! La culture patriarcale transforme les femmes en un seul objet unifié. La philosophe féministe espagnole Celia Amóros parle à ce propos d’une identité des indiscernables : une femme vaut pour représenter n’importe quelle autre. Dès qu’une femme est mise en scène, elle incarne les attributs dont nous disposons toutes, à la différence des hommes, qui sont quant à eux dépeints dans toute leur diversité. Les hommes conçoivent dès lors très bien la possibilité d’être différents les uns des autres, mais les femmes apparaissent comme interchangeables et par conséquent inégales aux hommes.

De nombreux exemples l’illustrent dans le monde de la culture, les Schtroumpfs en sont un parmi les dessins animés, mais on peut en retrouver dans les contes, dans les films. Bien souvent, les personnages qui révèlent une pluralité de caractères sont les hommes : l’un est sympathique, l’autre est aventurier, etc. Ce sont les hommes qui démontrent qu’ils peuvent être autre chose que seulement des hommes. Les femmes, en revanche, sont cantonnées à leur rôle de femme. Par conséquent, il suffit qu’il y en ait une, pas besoin d’en mettre plusieurs en scène, car elles seraient fondamentalement identiques. De ce fait, dans l’imaginaire de beaucoup d’enfants, ce sont les hommes qui se répartissent les qualités et les caractères. Le cas des Schtroumpfs est assez édifiant : la fille s’appelle Schtroumpfette, alors que les garçons ont des noms qui reflètent leurs traits de personnalité. Mais elle, c’est la Schtroumpfette, car elle est la féminité, et rien d’autre. Il en va de même au cinéma, où l’on en vient parfois à parler de « la fille du film », comme si son rôle se limitait à sa présence en tant que femme.

LVSL – Cet enracinement de la culture patriarcale dans les contes se manifeste aussi dans le petit chaperon rouge. Comment ?

C.S. – Ces dernières années, avant même l’affaire de la Manada, des réflexions intéressantes se sont développées en Espagne sur les violences faites aux femmes, à l’image du travail de Nuria Barjola, qui analyse dans son livre Microphysique sexiste du pouvoir les conséquences d’un fait divers qui a bouleversé le pays : l’enlèvement, la séquestration, le viol et le meurtre de trois petites filles qui faisaient de l’autostop, dans la municipalité d’Alcasser, en 1992. Le traitement de cette affaire est un cas paradigmatique de l’endoctrinement que ma génération a subi, dans les années 1990, pour nous inciter à avoir peur. À la suite de cette affaire, qui a reçu un écho médiatique incommensurable, il est devenu impossible pour les jeunes filles de faire de l’autostop.

C’est un peu comme si l’affaire d’Alcasser avait occupé la même fonction que le conte du Petit chaperon rouge : rappeler aux femmes qu’elles ont des raisons de se méfier, qu’elles doivent avoir peur lorsqu’elles sortent dans la rue. Lorsque ce message passe par le conte, il se normalise, car on le relate aux petites filles comme si de rien n’était : on banalise l’idée que nous vivons dans une société qui fournit des raisons d’avoir peur, on leur apprend qu’il y a des loups en liberté dans la nature, qu’il ne faut pas parler aux inconnus, ni coucher avec des gens que l’on ne connaît pas sous peine d’être dupée car ils ont nécessairement de mauvaises intentions. On leur raconte que les petites filles exemplaires doivent rentrer directement à la maison ou chez leur grand-mère sans faire de détour, sans s’arrêter pour parler au loup.

Si l’on y pense un moment, c’est tout de même curieux qu’une société transmette ce message terrifiant aux petites filles sans même poser les questions féministes qu’il sous-tend : pourquoi y-a-t-il des loups et comment traite-t-on ce problème ? Comment faire en sorte que ce ne soit pas aux filles de se protéger des loups mais aux agresseurs de disparaître ? Le conte du petit chaperon rouge s’inscrit dans une culture patriarcale car il ne soulève pas cette question, bien au contraire, il l’évacue avant même de l’avoir posée.

LVSL – Lorsqu’on évoque les expressions les plus matérielles et les plus manifestes du patriarcat (les inégalités de revenus, par exemple) les solutions à mettre en place sont largement documentées et débattues. Mais lorsqu’entrent en jeu des ressorts culturels plus diffus, solidement incorporés dans les mentalités, les remèdes semblent plus complexes à envisager. La culture peut-elle jouer un rôle central dans une démarche contre-hégémonique ? Peut-on mettre en valeur des références alternatives, pensons à Fifi Brindacier par exemple, en contrepoint du Petit chaperon rouge, pour contribuer à briser les carcans des assignations de genre ?

C.S. – Le terrain des mythes et de la culture est effectivement plus complexe, d’autant plus que lorsqu’on envisage des solutions, on a parfois tendance à vouloir interdire, et c’est un problème. Car si la seule solution qui nous vient à l’esprit consiste à empêcher les petites filles de lire Le petit chaperon rouge, c’est une politique féministe vouée à l’échec. Il en va de même lorsqu’on pense à interdire les chansons machistes, à ne plus lire les auteurs de l’histoire de la pensée qui ont défendu des positions misogynes, c’est le cas de bon nombre d’entre eux.

Je pense que la meilleure solution consiste à adopter une démarche positive : à produire. Les politiques culturelles destinées à faire émerger des contre-exemples, une contre-culture qui vient disputer les modèles traditionnels, me semblent donc particulièrement efficaces. Bien souvent, on ne se rend pas compte à quel point on construit davantage l’hégémonie depuis l’émotionnel que depuis le rationnel. Prenez le cas d’un enfant qui, à l’école, entend dire par sa professeure qu’il ne faut pas traiter les filles comme des êtres inférieurs, mais qui lorsqu’il rentre chez lui regarde des films où joue à des jeux vidéo qui lui présentent le modèle exactement inverse, c’est peine perdue. Investir le terrain culturel me semble donc absolument crucial pour construire un monde différent.

LVSL – L’un des thèmes centraux du livre est le féminisme du care (feminismo de los cuidados). Vous plaidez pour une reconfiguration profonde de notre manière de concevoir l’économie depuis un point de vue féministe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.S. – Le terrain de l’économie est une illustration du projet radical et profondément transformateur du féminisme. L’économie, telle qu’elle est enseignée dans les écoles, est toujours axée sur le marché. Le travail y est par conséquent défini dans le cadre d’un marché du travail, et il équivaut en ce sens à l’emploi. Le féminisme critique met l’accent sur l’existence d’une autre forme de travail, qui ne se résume pas à l’emploi. Une forme de travail qui n’est pas rémunérée, qui ne fait pas l’objet d’un échange sur le marché du travail, mais qui, pourtant, s’avère indispensable au bon fonctionnement et à la stabilité de la société. Il s’agit du travail du care : l’entraide, le soin apporté à autrui.

Ce travail du care, Aristote considérait qu’il était au cœur de l’économie, car l’économie était alors associée au foyer, à la sphère domestique, à la satisfaction des nécessités matérielles immédiates qui permettait ensuite aux individus de faire de la politique ou d’échanger des biens sur le marché. Il est curieux de constater que les activités proprement économiques selon Aristote, concentrées dans le travail du care, aient été invisibilisées et dévalorisées au point de devenir l’anti-économie dans la théorie classique. Cela nous révèle l’immense cécité d’une société qui relègue dans le domaine de l’invisible une question pourtant centrale.

Je crois donc que l’objet de l’économie d’un point de vue féministe, diffère sensiblement de celui de l’économie classique : le marché. Il en découle une question éminemment politique : quelles sont nos priorités, sommes-nous capables de donner de la visibilité à ces activités du care qui demeurent extérieures à l’agenda politique ? comment faire en sorte que les parlements et les gouvernements s’en saisissent ? La politisation du care, qui ne doit pas reposer uniquement sur les femmes mais devenir l’affaire de tous, me semble révolutionnaire : elle change notre manière de concevoir la société. C’est pourquoi nous en avons beaucoup parlé en Espagne ces dernières années.

LVSL – Le dernier chapitre de votre livre s’intitule « Les hommes peuvent-ils être féministes ? ». Les hommes ont-ils intérêt à s’extraire du patriarcat et des avantages que leur procure leur position de domination ?

C.S. – La philosophe féministe espagnole Celia Amoros dépeint le patriarcat comme un système hiérarchique qui oppose les hommes entre eux. C’est un point de vue un peu différent de celui de Carole Pateman. Pateman adresse une critique aux théories classiques du contrat social et démontre que le contrat social est avant tout un contrat sexuel, passé entre les hommes, pour asseoir leur pouvoir sur les femmes et se les répartir entre eux – un pouvoir qui se cristallise dans des institutions telles que le mariage.  Pour Celia Amoros, il ne s’agit pas tant d’un contrat, mais plutôt d’une compétition, un état de nature pourrait-on dire, qui oppose les hommes les uns aux autres pour déterminer qui accédera au pouvoir sur les femmes. De ce point de vue, les femmes constituent en quelque sorte un butin de guerre, à travers lequel les hommes exhibent et mettent en scène leur pouvoir auprès des autres hommes.

Dès lors, nous vivons dans une société patriarcale qui constitue aussi un terrain de compétition pour les hommes entre eux. Il existe des relations de domination patriarcale parmi les hommes, qui apprennent dès l’enfance qu’il y a des chefs, des dominants, et qu’il s’agit souvent de ceux qui ont le plus facilement accès aux femmes, ou de ceux qui sont les plus présomptueux quant à leurs relations avec les femmes. Il y a clairement une hiérarchie qui s’opère, et c’est pourquoi on devrait inviter les hommes à se demander s’ils n’ont pas tout à gagner à défendre le féminisme. Car je ne crois pas que beaucoup d’hommes soient véritablement heureux de vivre dans une société où ils peuvent constamment être dominés, humiliés par d’autres hommes, une société dans laquelle il faut faire preuve de vigilance à tout instant pour ne pas perdre ses galons de masculinité parce que les hommes sont très vite suspectés et accusés d’être des « pédales », de s’écarter de la masculinité. L’anthropologue féministe Rita Segato, qui est à mon avis une autrice-clé sur ce sujet, a bien analysé en quoi la masculinité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle doit être constamment reconquise et réaffirmée publiquement. Est-ce un monde désirable pour les hommes ? Je pense que beaucoup d’entre eux diraient que non, qu’ils ne veulent pas continuellement démontrer qu’ils ne sont pas « féminins », qu’ils ne veulent pas vivre sous la perpétuelle menace de perdre leur statut. C’est une réalité douloureuse pour beaucoup d’hommes. Nous les femmes sommes soumises à d’innombrables carcans, mais je crois que les hommes y sont eux aussi enfermés. Se libérer des carcans, c’est aussi une libération pour les hommes.

« De la femme de sport à la sportive » – Entretien avec Julie Gaucher

Portrait promotionnel de Julie Gaucher et première de couverture de son ouvrage : De la "femme de sport" à la sportive. Une anthologie
Portrait promotionnel de Julie Gaucher et couverture de son ouvrage : De la “femme de sport” à la sportive. Une anthologie — © Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher est docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Lyon 1 (Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport). Elle propose des chroniques littéraires pour le blog « Écrire le sport », afin de donner de la visibilité à la littérature à thématique sportive. L’historienne a publié deux essais sur le sport, L’Écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant (L’Harmattan, 2005), et Ballon rond et héros modernes. Quand la littérature s’intéresse à la masculinité des terrains de football (Peter Lang, 2016). Nous la rencontrons suite à la parution de son nouvel ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive. Une anthologie (Éditions du Volcan, juin 2019), pour interroger les rapports de la littérature à la pratique sportive féminine dans l’histoire contemporaine. Entretien réalisé par Arthur Defond et François Robinet.


LVSL – Vous avez publié en juin dernier votre ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive – Une anthologie, un recueil de textes que vous analysez et mettez en lien pour retracer l’histoire du sport féminin. Le titre interroge quant au choix du vocabulaire. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « femme de sport » ou sportswoman, et par « sportive », ainsi que le passage de l’une à l’autre comme le suggère votre ouvrage ? Pour montrer cette évolution, vous passez par une sélection de textes ; comment avez-vous constitué cette anthologie ?

Julie Gaucher — L’expression « femme de sport » est empruntée au baron de Vaux qui trace les portraits de ces femmes au XIXe siècle. C’est une période où la pratique sportive émerge en dehors des fédérations, qui n’existent pas encore, et en dehors des compétitions (bien qu’il existe des concours informels). Les sportswomen sont des aristocrates qui investissent la pratique dans une logique de classe et non de performance. Leur pratique tient de l’activité mondaine passant par l’équitation, le tir à l’arc ou encore la chasse à courre, qu’elles pratiquent avec les hommes. On est dans une logique touche-à-tout, distractive et élitiste. La sportive n’apparaît que pendant la Première Guerre mondiale via la création de fédérations sportives féminines.

C’est ainsi qu’en 1904, Boulenger peut dire des femmes qu’elles ne sont  « pas encore sportives ». Mais des figures émergent, notamment de nageuses avec de premiers clubs (L’Ondine de Lyon et L’Ondine de Paris, 1906), et des traversées de grandes villes à la nage. Les sportives sont aussi présentes dans les domaines de l’équitation et du tennis. Avec la natation, le sport s’ouvre à une plus grande diversité de pratiquantes, notamment en terme de classes sociales comme le développe la thèse d’Anne Velez : Les filles de l’eau. Une histoire des femmes et de la natation en France (1905-1939), soutenue en 2010.

En ce qui concerne le choix des textes, il découle de mon parcours universitaire. J’ai commencé mes études en suivant un double cursus : lettres et STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). En maîtrise, je me suis intéressée à la figure de la sportive dans la littérature, sujet que j’ai continué à approfondir dans ma thèse soutenue en 2008. J’ai appliqué une approche genrée de la littérature. Le jour de la soutenance, on m’a proposé de mettre en valeur ce « trésor » littéraire, ce que je fais une dizaine d’années plus tard. Une anthologie est forcément une sélection avec ses partis-pris, mais la démarche est celle d’une chercheuse. J’ai retenu les textes les plus importants, les plus significatifs, mais aussi les moins connus, ceux pourtant essentiels qui ne sont plus accessibles. Cette sélection n’a pu se faire qu’après de nombreuses lectures et une longue fréquentation du corpus. Il ne faut pas négliger les contraintes au niveau des droits d’auteur pour les extraits les plus récents, même si l’accueil a souvent été bon du côté des auteurs.

LVSL — Au travers de l’anthologie que vous présentez, on peut découvrir deux étapes majeures : d’abord, le personnage de la femme sportive qui devient fréquent dans les poèmes du début du XXe siècle ; puis une légitimation de la sportive dans la littérature des années 1980.

Julie Gaucher — L’histoire du sport a longtemps été écrite à travers les seuls textes des acteurs, des médecins ou des entraîneurs. Pourtant, la littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires. Dans mon ouvrage, ces textes sont mis en regard avec d’autres types de discours (notamment médicaux) afin de voir comment ils entrent en écho.

« La littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires »

On le sait peu mais le sport a été très présent dans la littérature des années 1920 aux années 1950, avec l’organisation de prix littéraires comme celui de la Fédération française de football présidé un temps par Jean Giraudoux. La recherche, en littérature, de nouvelles figures héroïques s’explique par la lassitude vis-à-vis des figures du dandy décadent ou du soldat (après-guerre, les “gueules cassées” sont une réalité !). Certains écrivains ayant participé à la guerre ont la volonté de réinvestir le corps, cette fois dans la joie de vivre. Ils se mettent donc au sport et veulent en témoigner dans la littérature : un nouveau modèle de héros littéraire apparaît, le sportif. En franchissant les portes des stades, les écrivains remarquent également les sportives, figures qu’ils ne peuvent plus ignorer et dont ils s’emparent dans leurs romans.

Les années 1950 sont un tournant avec l’essor de la radio puis de la télévision : la littérature et la presse ne sont plus l’usine à rêve qu’elles étaient, et le domaine du sport est investi par l’image. En même temps, dans les années 1970, la pensée marxisante envisage le sport comme un opium du peuple, ce qui entraîne un désintérêt pour les choses du corps. C’est Guy Lagorce qui ouvre une nouvelle voie avec Les Héroïques (1979, Prix Goncourt de la nouvelle).

Les sportives sont une réalité sociale dès les années 1920. Certaines militantes luttent pour que les femmes trouvent leur place dans le domaine sportif, à l’exemple d’Alice Milliat, et elles doivent faire face à de nombreuses résistances (comme en témoignent les textes de l’anthologie). Dans les années 1980 au contraire, la place de la sportive sur le terrain de sport n’est plus contestée, même si cela est plus difficile dans certaines activités comme la boxe ou la perche. Pour autant, le combat n’est pas fini, notamment au regard des médias : il y a toujours une sous-représentation du sport féminin, une érotisation des corps, le discours journalistique survalorisant la beauté plutôt que la performance, et une minorité de femmes dans les instances dirigeantes.

LVSL — On voit au sein des textes que la question de la féminité est centrale, en lien avec la représentation du corps qu’il soit érotisé ou dominé par les questions de mode vestimentaire. De plus, il y a semble-t-il une tension entre la femme sportive masculinisée et la femme sportive érotisée.

Julie Gaucher — On retrouve cette dualité chez Montherlant dans Le Songe (1922), avec un idéal de l’androgyne. Sa sportive, qui excelle dans l’« ordre du corps », ne doit pas tomber dans « l’ordre de la chair » : athlète, elle est une figure androgyne d’excellence ; en devenant amante, elle est moquée, ridiculisée. La perspective est pour le moins misogyne, mais quoi de plus étonnant de la part de l’auteur des Jeunes filles (1936) et des Lépreuses (1939) ? Cependant, il est essentiel de passer par ces textes pour comprendre comment les choses se construisent, en mêlant une approche militante à une méthode scientifique.

On retrouve également un jeu des auteurs, voire une critique, avec par exemple l’abbé Grimaud qui va jusqu’à comparer les sportives à des prostituées, parce que les corps sont donnés à voir comme ils ne l’ont jamais été. Un corps de femme doit être caché, masqué. Si les sportives doivent faire des compétitions, il faut savoir dans quelles tenues et devant qui. C’est inconcevable qu’elles exercent devant un public, puisque la nudité doit être réservée à l’alcôve, à l’intimité, et donc au mari. Aujourd’hui, cela va être repris de façon ludique ou amusée par des auteurs qui vont jouer sur cette forme de sensualité avec la transpiration et l’effort qui peuvent rappeler un rapport sexuel.

Julie Gaucher — Portrait réalisé par Arthur Defond pour LVSL, durant son entretien à la Librairie des Volcans à Clermont-Ferrand
Portrait de Julie Gaucher durant son entretien à la Librairie des Volcans | © Arthur Defond pour LVSL

LVSL — L’inégalité entre les femmes et les hommes devant le sport transparaît notamment dans votre ouvrage au travers des recommandations du corps médical et des manuels de bonne conduite, ces derniers étant souvent publiés par des femmes aux XIXe et XXe siècle. Tandis que les mouvements féministes émergents ne semblent alors jamais revendiquer l’accès au sport, il serait intéressant de comprendre comment la pratique sportive féminine a pu exister par la littérature.

Julie Gaucher — En effet, les acteurs du XIXe et du XXe siècles ont été amenés à réagir face à la pratique sportive des femmes, par laquelle ces dernières échappaient au contrôle masculin. Les premières fédérations sportives, masculines, ont fait un premier choix d’exclure inconditionnellement les femmes, mais se sont vite rendues compte qu’elles parvenaient à s’organiser seules pour pratiquer le sport. En réaction à cette prise de liberté, les fédérations ont alors décidé d’intégrer les femmes, en encadrant leur pratique dans une forme de mise sous tutelle.

Le corps médical permet alors de nouvelles justifications – qui se veulent scientifiques, rationnelles et justifiées par une observation médicale du corps – à la limitation du sport pour les femmes. On retrouve ainsi au XIXe siècle des thèses selon lesquelles l’utérus, à l’origine du mot hystérie, serait baladeur dans le corps des femmes, provoquant des crises d’hystérie en cas de mouvements trop intenses. Le discours médical intervient ainsi pour s’accaparer le corps des femmes et limiter davantage leur rôle social.

Malgré les avertissements, les femmes continuent de manifester leur envie de faire du sport et la pratique finie par être acceptée sous conditions : elle doit être encadrée et modérée, et on doit lui privilégier des activités comme l’éducation physique. De plus, il ne s’agit pas à l’époque d’accepter la recherche de performance, la pratique d’un sport raisonné doit au contraire permettre aux femmes de se forger un « bon corps » de mère.

Les manuels de bonne conduite au XIXe siècle sont écrits notamment par des femmes soi-disant aristocrates, mais qui appartiennent en réalité à la bourgeoisie (comme Blanche-Augustine-Angèle Soyer, qui écrit sous le pseudonyme de « Baronne Staffe »  Mes secrets en 1896 ou encore Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic en 1907), et donnent aux bourgeois qui voudraient gravir l’échelle sociale les codes pour y parvenir. Dès lors, le but est simplement de respecter les codes en vigueur et de vendre des livres :  ces autrices ne cherchent pas à les remettre en cause dans une logique qui serait émancipatoire.

LVSL — Comment le combat féministe dans le sport est-il parvenu à s’exprimer à travers la littérature ?

Julie Gaucher — Des sportives vont produire dès le XIXe siècle des écrits dans lesquels elles réclament pour elles-mêmes le droit à la pratique sportive, sans volonté militante ou politique. Leur action en revanche ne doit pas être minorée : elles ont montré, par leur exemple, en dehors de tout discours militant, qu’il était possible pour des femmes de pratiquer le sport. Elles sont en ce sens les premières à avoir fait tomber des barrières.

Les premières militantes du sport féminin ne sont en outre pas des écrivaines. J’ai accordé une place à Alice Milliat en rapportant une interview de 1927. Actrice majeure qui a œuvré pour la reconnaissance de la pratique sportive féminine, elle a aussi dirigé la première fédération féminine française (Fédération des sociétés féminines sportives de France, créée en 1917). Tandis qu’au début du XXe siècle, Pierre de Coubertin refuse que les femmes participent aux Jeux olympiques, cette dernière va alors créer la Fédération sportive féminine internationale (1921) et organiser des Jeux mondiaux réservés aux femmes, qui continueront d’exister jusqu’en 1934, les portes des stades olympiques s’étant ouvertes aux femmes.

Également, une figure importante de la sportive a pu se détacher dans l’entre-deux guerres avec Violette Morris, qui inspire la littérature et que l’on peut qualifier de sportive transgressive : water-polo, natation, football, courses automobiles – elle aurait subi une mastectomie pour entrer plus facilement dans son cockpit –, lancer de poids et de disques, etc. Elle bat de nombreux records sportifs, y compris masculins. Exclue de la Fédération française sportive féminine pour son homosexualité (elle a notamment entretenu une relation avec Joséphine Baker) et son port du pantalon, elle sera d’ailleurs utilisée en contre-exemple de la sportive par Marie-Thérèse Eyquem.

LVSL — Le sport féminin semble aujourd’hui se démocratiser sur le petit écran, avec notamment la coupe du monde féminine de football en 2019. L’Insee pointait pourtant en 2015 une inégalité persistante tant dans la pratique sportive entre femmes et hommes que dans le choix des sports, où l’on observe que les femmes restent très minoritaires dans les sports collectifs alors qu’elles dominent par exemple en gymnastique. Quel rôle peut encore jouer la littérature au XXIe siècle pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès au sport ?

Julie Gaucher — Effectivement, le sport féminin devient de plus en plus accessible, à la télévision notamment. Une place est donnée aux sportives, mais il faut savoir comment on en parle. En juin 2019, au JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, on pouvait voir un reportage sur les footballeuses qui « tricotent sur le gazon » et qui « caressent la balle avec douceur »…

Concernant la pratique du sport par les femmes, on retrouve en effet un écart qui demeure, avec 50% des femmes de 16 à 24 ans qui ont déjà pratiqué une activité sportive, contre 63% des jeunes hommes. La progression peut passer par les supports comme la télévision, en montrant par exemple des joueuses de football, parce que si on ne les montre pas, ça ne viendra pas à l’idée des petites filles d’aller pratiquer le foot. Il faut savoir quelle figure d’excellence on donne à voir aux enfants.

« Ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement »

Dans ce sens, on observe une véritable rénovation de la littérature jeunesse avec des éditeurs comme Talents Hauts (il y en a d’autres) qui montrent justement que d’autres modèles de genre sont possibles, et que les petites filles ne sont pas nécessairement les princesses qui vont attendre le prince charmant mais qu’elles peuvent aussi être du côté de l’action. Je chronique d’ailleurs des ouvrages pour le blog « Écrire le sport » (que vous pouvez trouver sur Twitter), dont certains en littérature jeunesse. J’essaie par là de donner de la visibilité à ces textes, que j’aime faire découvrir à des parents ou à des enseignants.

En fait, il y a beaucoup de choses qui sont en train d’émerger. Pour changer ce qui se passe aujourd’hui dans les terrains de sport, il faut faire évoluer la mentalité des enfants et donc également faire de l’éducation auprès des parents. En effet, il faut se rendre compte que ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement. Si elles peuvent bien sûr pratiquer la danse ou la gymnastique, il faut que ce soit un vrai choix et pas la seule activité qui leur soit accessible.


Couverture, De la femme de sport à la sportive. Une anthologie, Julie Gaucher
© Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher, De la « femme de sport » à la sportive. Une anthologie

Le Crest, Les Éditions du Volcan, 2019, 400 pages, 23,50 €

Voir sur le site de la maison d’édition.

 

 

 

 

 

Violences sexuelles au sein des universités françaises : entre prise de conscience et culte du silence

© Marine B. @aimepoint

À partir des années 1970, nous avons assisté à une progressive libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles. Cette mise en lumière des rapports de violence dans le cadre des relations hommes-femmes dans les cercles sociaux nous aura permis de faire le constat que cela concerne aussi bien la sphère privée que de nombreuses sphères publiques. Récemment, depuis la vague qui a secoué l’industrie du cinéma avec le mouvement MeToo, d’autres champs sont marqués par de nouvelles révélations toujours plus accablantes comme la politique (Affaire DSK, Affaire Baupin, etc.) ou journalisme (Ligue du LOL). La délivrance de cette parole se fait progressivement, lentement et bien d’autres sphères sont concernées par ces violences. Nous avons travaillé sur un cas qui reste encore dans l’ombre : celui de l’université. Institution d’excellence, le système universitaire français se fait encore très silencieux sur les nombreuses histoires de violences sexuelles qu’il abrite.


Notre travail a débuté avec un appel à témoin, sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, théâtre de nombreux scandales et où la parole des femmes a tendance à s’émanciper plus facilement. Cet appel, massivement relayé, nous a permis de pouvoir nous figurer de manière assez large l’ampleur du phénomène. Plus d’une trentaine de personnes ont accepté de témoigner de manière anonyme.

Parmi les témoignages recueillis, l’écrasante majorité des victimes sont des femmes, de diverses universités en France. Étudiantes en licence, master ou en doctorat, toutes relatent des agressions sexuelles allant du harcèlement jusqu’au viol. Quant à l’agresseur, il a toujours été question d’un homme. Pour la majorité des victimes, l’agresseur s’avère être un étudiant de l’université, personnage charismatique et reconnu par ses pairs. D’autres évoquent des membres du personnel de l’université (services de santé, administration etc.), et même des professeurs ou chargés de travaux dirigés.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide. Ce désistement de l’université, que cela concerna les équipes enseignantes ou administratives, et même le personnel de santé, est une récurrence de nos témoignages. Certaines ont même du faire face à la menace d’une exclusion de l’institution si cette affaire venait à être rendue publique et donc ternir la réputation de l’établissement.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide.

Présentes dans tous les milieux socio-professionnels, les violences sexuelles ne sont pas prises en charge de manière égale sur tout le territoire. L’enseignement supérieur ne déroge pas à la règle. De même, il existe peu de données qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, si ce n’est le résultat de l’enquête « ViRaGe[1] », opération menée par l’Institut National des Études Démographiques (INED) de février à novembre 2015 auprès d’un échantillon de 27 268 personnes issues de la population étudiante de quatre universités françaises. Nos témoignages ont pu révéler que toutes les universités françaises étaient concernées par ce phénomène, bien loin des quatre de l’étude ViRaGe. Cela s’explique d’une part par l’absence totale de prévention contre les violences sexuelles et le manque de soutien de la part de l’institution aux associations féministes qui souhaitent militer, et d’autre part l’inexistence d’une structure pouvant accueillir, accompagner et protéger les victimes de ces agressions. La demande de celles-ci est pourtant claire : l’université a bien son rôle à jouer.

À ce jour, aucune des personnes interrogées n’a souhaité porter plainte. Pour certaines d’entre elles, il a été question de pression de la part de membres de l’administration, qui ne souhaitaient pas voir l’université mise en cause, pour d’autres, ce fut le découragement face au parcours judiciaire.

Depuis plusieurs années, de nombreuses associations telles que le Clasches[2] mettent en lumière les violences sexuelles au sein des universités françaises. En réponse, les pouvoirs publics ont tenté de mettre en oeuvre un semblant de politique de prévention et de traitement du harcèlement sexuel. On peut ainsi citer la loi du 6 août 2012[3] mais également celle du 4 août 2014[4]. Après les révélations d’une série d’affaires visant l’enseignement supérieur et la recherche par Mediapart au printemps 2019, le gouvernement a mis en place un projet de loi le 4 juillet, modifiant le fonctionnement des procédures disciplinaires dans les affaires de violences sexuelles à l’université. Cependant, aujourd’hui encore, ces mesures sont jugées totalement insuffisantes pour prévenir les agressions sexuelles et la demande de la part des étudiants de doter l’université de structures de prévention et d’accompagnement des victimes se fait de plus en plus forte.

L’université : le danger d’un carrefour des cercles sociaux

Alice Debauche, maîtresse de conférences en sociologie rattachée à l’université de Strasbourg et chercheuse associée à l’unité Démographie, Genre et Sociétés à l’INED, travaille sur les violences contre les femmes et en particulier les violences sexuelles. Dans le cadre d’une enquête ViRaGe réalisée avec une équipe de chercheurs, elle a étudié ce phénomène au sein des universités. Cette enquête visait alors à répondre à quatre interrogations : Combien de personnes subissent aujourd’hui en France des violences dans le couple, au travail, dans l’espace public ? Les femmes et les hommes sont-ils concernés de la même manière ? Quelles sont les conséquences de ces violences sur l’état de santé, les parcours scolaires, professionnels et familiaux ? À qui parle-t-on de ces violences ?

Il faut bien saisir, selon elle, le fait que l’université se trouve être un petit monde au sein duquel sont enchevêtrés différents types de liens sociaux[5]. On y retrouve finalement des formes de violences sexuelles qui ne sont pas forcément spécifiques à l’université et que l’on peut retrouver dans d’autres espaces : les agressions entre étudiants qui se connaissent s’apparentent aux agressions que l’on peut retrouver au sein de cercles d’amis, de cercles de relations sociales classiques. On constate également des agressions qui ressemblent à ce que l’on peut retrouver dans l’espace public, harcèlement et agressions de rue, parmi les différents témoignages à notre disposition. On observe aussi des cas d’agressions conjugales, et, enfin, des cas d’agressions qui s’apparentent à celle que l’on retrouve sur un lieu de travail. C’est ce qui fonde, en quelque sorte, la spécificité de l’université : un espace social au croisement de plusieurs types d’espaces sociaux. Cette spécificité est l’une des raisons des difficultés de la lutte contre les agressions sexuelles à l’intérieur de l’institution universitaire.

Pour comprendre les diverses formes d’agressions, comme les violences conjugales, ou celles qui prennent place sur le lieu de travail, les agressions d’un étudiant sur un autre ont été reconnues juridiquement beaucoup plus tôt. Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, et des premières formes de violences sexuelles qui ont été reconnues, on trouve, en premier lieu, l’inconnu dans la rue, l’agresseur que l’on ne connaît pas, qui ne fait partie d’aucun cercle social. Ce n’est que progressivement qu’émerge la reconnaissance des violences sexuelles entre personnes qui se connaissent, les cercles d’amis proches et éloignés, et cela peut concerner les agressions sexuelles entre étudiants. Quand on consulte les témoignages des années 1970-1980, on retrouve ce cas de figure assez fréquemment. Plus tard, dans les années 1990, on commence à reconnaître les agressions en famille et dans le couple. Les violences sexuelles telles qu’on les retrouve au sein du lieu de travail sont les dernières à être reconnues : il y a des débats dès les années 1990, mais c’est véritablement le mouvement MeToo qui va permettre sa reconnaissance. Si on prend un peu de recul historique, indique Alice Debauche, c’est quand il n’y a pas d’enjeux hiérarchiques qu’il est plus aisé de reconnaître l’existence de ces violences. Autrement, la parole des victimes est très souvent remise en question.

Nous sommes face à des violences de genre, de manière assez large : il n’y a pas systématiquement de domination par l’âge, et dans l’immense majorité des cas, l’agresseur est un homme, la victime une femme, ce qui fait appel à toutes les représentations[6] liées à la sexualité. La violence, souvent, n’est même pas physique : il faut comprendre que de toute façon, les relations entre les hommes et les femmes sont asymétriques, et donc les relations amicales, sexuelles et amoureuses aussi.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, et, si l’on procède par analogie, poursuit Alice Debauche, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail. Or, il se trouve qu’à l’heure actuelle, les dispositifs sont assez médiocres, comparé à ce que l’on peut trouver au sein d’une entreprise classique. Il est étonnant de constater que même lorsque l’agression a lieu dans les locaux, les services universitaires ne prennent pas leurs responsabilités. Lorsque ces agressions se déroulent en dehors, juridiquement, il est difficile pour elle d’agir, mais lorsque l’agression a lieu au sein de la structure, elle peut poursuivre les agresseurs. Dans le cadre d’une agression qui a eu lieu à l’extérieur, certaines actions internes pour protéger la victime sont également possibles. Mais il y a beaucoup de résistance : d’une part, les acteurs considèrent que cela relève d’affaires privées, auquel cas, on arrive bien souvent à la conclusion que l’université n’a pas de rôle à jouer, ce qui est évidemment faux. D’autre part, nous faisons face à une forme de conservatisme du corps administratif ou enseignant qui a tendance à résumer la situation par « j’ai vécu ça à mon époque, il n’y a pas de raison que la situation change aujourd’hui ». Et quand cela concerne les étudiants, il y a une forme de tolérance, due au cercle social qui les concerne, qui met en jeu des types de sociabilité souvent festifs.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail.

En décembre 2017, Alice Debauche a participé à un colloque sur les violences sexistes et sexuelles au sein des universités[7], en présence de la ministre qui s’était engagée à ce que toutes les universités se dotent de dispositifs d’accompagnement et d’aide aux victimes. Malgré ces engagements ministériels, les universités sont encore dans l’attente, car sans moyen ni financement, il est impossible d’avancer.

Et après ?

À l’issue de ce travail, nous avons rencontré l’association de la B.A.F.F.E qui milite principalement au sein de Sorbonne Université, et qui fut créée afin de répondre à un besoin de mise en place de dispositifs d’accueil et de prévention des violences sexistes à l’université. Malgré la mise en place de la mission égalité telle qu’elle a été prévue par la loi de 2013, l’inefficacité de cette mesure fait débat. Peu d’étudiants sont sensibilisés à ces questions et ,aujourd’hui, au sein de cette association, de nombreuses mesures sont prises afin de combler ce vide : par la circulation d’une charte antisexiste « qui dépasserait le cadre de la simple profession de foi de l’université, mais qui évoquerait très concrètement l’existence de ces agressions » ainsi que par « la mise en place de dispositifs plus concrets, que cela concerne la prévention mais aussi l’accompagnement des victimes, afin de sensibiliser les étudiants, le corps enseignant et l’administration au sujet de ces violences sexuelles qui s’exercent dans le cadre universitaire ». Pour la B.A.F.F.E, il est nécessaire de mettre en place des groupes de travail sur les violences sexuelles et cela en parallèle de la mise en place d’une cellule d’accompagnement des victimes. Ces deux dispositifs comprendraient une aide juridique, d’une part, mais également une aide médicale, afin de ne pas laisser de victimes s’isoler. L’externalisation de cette structure présente plusieurs avantages : d’une part, il y a un souhait d’indépendance vis-à-vis de l’université et d’éventuelles pressions, ce qui permettrait de créer un climat de confiance pour la victime. « Nous avons une idée assez précise de ce qu’il peut se passer, grâce à la mise en place d’un formulaire anonyme qui nous permet de recueillir différents témoignages. Il est rare que les personnes nous laissent des contacts, c’est malheureux, mais nous pouvons au moins dresser un tableau de la réalité. Quand on a affaire à des affaires qui mettent en cause les professeurs, par exemple, la domination hiérarchique intervient, en plus de la domination de genre. Quand cela concerne les étudiants, on a un genre de profil-type qui apparaît : le leader charismatique, qui a beaucoup d’amis et qui est très reconnu et qui exerce une domination sur des personnes vulnérables. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université ». Il est important, selon l’association, que l’institution universitaire prenne ses responsabilités vis-à-vis de ce qu’il peut arriver en son sein, que cela concerne le corps enseignant ou l’administration. Les mesures qualifiées de « punitives » (telle que la mise en place d’examen terminal pour la victime, le rejet de la part des enseignants, changement de master ou d’université etc.) ne doivent plus avoir lieu. Il serait impératif, pour l’association, de mettre en place des mesures conservatoires, une fois les personnels au courant de la situation, pour faire en sorte que la victime ne soit plus en lien avec son agresseur, durant l’entièreté de son cursus. « Il est très important de comprendre que les victimes, dans la plupart des cas, font face à des troubles importants, comme des états de stress post-traumatique, des dépressions, des tentatives de suicide etc.. Nous préconisons une solution à deux volets, en quelque sorte : une phase de prévention, d’information et de sensibilisation des étudiants, du corps enseignant et du corps administratif, de souligner que certains comportements n’ont pas lieu d’être, de souligner leur anormalité. Le second volet, évidemment, se pose plus précisément après l’agression, et il faut donc mettre en place très concrètement des cellules d’aide, avant décision juridique ou disciplinaire. C’est conserver la victime, la protéger, et non plus la punir. Nous faisons face, très souvent, à des victimes qui abandonnent leur cursus universitaire, car elles sont encore en lien avec leur agresseur, ou qui ne rencontrent pas suffisamment de compréhension de la part de l’université. On ne veut plus que cela arrive. Les étudiants sont bien souvent précaires et il n’est pas possible pour tout le monde de mettre ses études en pause. Ces cellules permettraient de trouver des solutions envisageables pour la victime, qui lui conviennent, et qui la protègent. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université »

Selon la B.A.F.F.E, les difficultés rencontrées relèvent surtout de la perception de ces agressions. « Il y a un véritable culte du silence, car la libération de la parole des victimes est vue comme une atteinte à l’université dans son ensemble… Nous devons toujours rester dans l’abstrait et la théorie, c’est assez handicapant pour mener des actions concrètes. Par ailleurs nous faisons face à beaucoup de condescendance, comme nous faisons partie du corps étudiant, alors que nous menons des actions qui ne devraient pas relever des étudiants. C’est le rôle de l’université de les protéger. »

 

[1] Violences et Rapport de Genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.

[2] Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur.

[3] Loi n° 2012-954 relative au harcèlement sexuel.

[4] Loi n° 2014-873 concernant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein des espaces publics.

[5] Ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens entre eux.

[6] Les représentations sociales, centrales dans le domaine des sciences sociales, se réfèrent, grossièrement, à la représentation collective d’une catégorie sociale (ici les femmes). Les historiens comme George Duby évoquent plus largement la notion « d’imaginaire ».

[7] Colloque international, Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur et la recherche : de la prise de conscience à la prise en charge, Paris, 4 décembre 2017, organisé par l’ANEF (Association Nationale des Études Féministes), la CPED (Conférence Permanente Égalité Diversité), le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les universités Paris Diderot, Aix-Marseille, Le Mans et Paris 8.

Judith Butler : « Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur »

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©Miquel Taverna

Les gender studies ont généré des débats croissants depuis leur apparition et les différentes vagues féministes ont accru leur importance. Judith Butler est l’une des principales théoriciennes de ce courant. Nous avons pu l’interroger sur ses principaux concepts, ainsi que sur le regard qu’elle porte sur l’avenir politique – à l’heure où la question de la reformulation de la masculinité est devenue capitale pour qui veut combattre le patriarcat. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Traduction par Valentine Ello.


LVSL – Vous êtes née dans une famille juive traditionnelle dans l’Ohio. Votre oncle a été emprisonné parce qu’il était transsexuel et il est mort en prison. Vos cousins ont été expulsés de leurs foyers parce qu’ils étaient homosexuels et on vous a amenée chez un psychiatre à l’âge de 15 ans quand vous avez annoncé votre homosexualité. Comment déconstruisez-vous le genre dans votre histoire personnelle difficile ? Pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas, comment vous décririez-vous ?

Judith Butler – Les auto-descriptions ne sont pas mon fort. Mon oncle était vraisemblablement intersexué, mais il a fini par devenir une sorte d’attraction à force d’être constamment analysé par les autorités médicales et psychiatriques. Je ne l’ai jamais connu car il a été interné avant ma naissance et on m’a dit qu’il n’était plus conscient. C’était un mensonge, j’aurais pu le rencontrer, mais mes parents ne voulaient pas que les enfants entrent en contact avec lui. J’ai un cousin homosexuel qui sait ce qui s’est réellement passé. Ce cousin a été tout bonnement excommunié. Certaines familles font des dons financiers qu’elles requalifient ensuite de prêts, et quand ces derniers deviennent des dettes impossibles à rembourser, on les met dans la catégorie des crimes. Ce n’est pas une surprise, la criminalité a toujours été utilisée contre nous à la moindre occasion. Mes parents et grands-parents étaient terrifiés que l’antisémitisme surgisse à tout moment, ils pensaient que s’assimiler aux normes américaines était le seul moyen de se protéger. Ils ont continué à respecter les fêtes religieuses et certains respectaient le shabbat, mais avec le temps, la judéité a été déconnectée de la plupart des rituels (pas tous) et est devenue un ethos communautaire.

LVSL – L’un de vos concepts principaux que vous développez dans Trouble dans le genre est l’idée de performativité du genre. Pourriez-vous revenir sur ce concept pour nos lecteurs et nos lectrices ?

JB – L’idée de la performativité du genre a évolué avec le temps. Quand je l’ai présentée pour la première fois, je m’intéressais à la façon dont les gens répétaient certains gestes, et comment ces gestes semblaient exprimer et amplifier la façon dont ils percevaient leur genre. Mais il était clair qu’ils ne créaient pas entièrement ces gestes qu’ils répétaient. Ils ne leur étaient pas entièrement propres, même s’ils étaient personnalisés. Ils exprimaient des gestes qui avaient été effectués auparavant, d’une manière qui établissait une sorte de solidarité tacite avec celles et ceux qui avaient effectué ces gestes. En même temps, ils modifiaient et transformaient ces gestes, improvisaient les actes, les mouvements, les gestes qu’ils reproduisaient.

LVSL – Concernant la performativité du genre, certaines interprétations de votre théorie sont clairement volontaristes. Peut-on choisir son propre genre ? Quel est le lien entre nos corps et notre genre ?

JB – Il y a des moments où nous choisissons notre genre, par exemple, quand nous allons au tribunal pour demander un changement de genre. À ce moment, nous faisons le choix légal et même politique de la reconnaissance du genre auquel il nous semble appartenir. Il y a donc un choix au niveau légal et politique – dois-je faire la demande ou non ? – mais les choses sont différentes quand il s’agit du ressenti profond de qui nous sommes en termes de genre. Beaucoup de gens, si ce n’est la plupart, qui cherchent à changer légalement de genre, ont le sentiment que leur genre est une partie inaltérable de leur identité, et qu’il ne l’ont donc pas choisi. En ayant recours à la loi, ils choisissent de faire reconnaître cette partie non-choisie d’eux et affirment que c’est ce qu’ils sont.

LVSL – Le féminisme ne constitue pas un mouvement unifié. Que pensez-vous des mécanismes néolibéraux de réappropriation (les grandes marques qui vendent des produits féministes, mais aussi le combat de Beyoncé ou Rihanna pour les droits des femmes) ? Comment analyser cette réalité idéologique ? Pensez-vous qu’elle contribue à diluer la puissance critique du féminisme ?

JB – Il y a beaucoup de féminismes différents, et nous devons être critiques et distinguer lesquels font réellement progresser les idéaux fondamentaux du mouvement. Les différentes formes de féminisme libéral qui se concentrent sur le développement individuel abandonnent souvent la nature collective et la puissance du mouvement. Mais pour les jeunes femmes et filles qui vivent à des endroits où le mouvement féministe est inconnu, cela peut-être assez fort de voir Beyoncé chanter et affirmer son corps de manière puissante. Je crois que certaines athlètes comme Serena Williams ou Megan Rapinoe le font aussi. On n’a pas besoin d’aimer tout ce qu’elles disent pour voir que la représentation publique de leur force fait une différence pour d’autres femmes à travers le monde.

LVSL – Les vagues féministes ont commencé à grandir dans de nombreux pays, comme en Espagne. Le sujet de la masculinité toxique est parfois dans l’agenda politique. Que diriez-vous à ces hommes qui doivent réorganiser leur propre construction de genre ?

JB – Je serais méfiante vis-à-vis de toute mesure ressemblant à une autocorrection stalinienne ou une autocritique maoïste. Mais je pense qu’il y a chez les hommes beaucoup de pactes non codifiés et implicites par rapport aux violences faites aux femmes. Ils voient des maris battre leurs femmes ou leurs copines et ils détournent le regard. C’est un moment où un homme donne la permission à un autre homme d’exercer de la violence envers une femme. Détourner le regard est un geste qui ne prend pas toujours la forme d’une tête qui tourne dans une autre direction. Il implique à la fois le déni et l’octroi de l’impunité. Mais certains hommes brisent ce lien de fraternité et l’interrompent, élèvent la voix, interviennent ou expliquent clairement que la violence envers les femmes est inacceptable. Dans et par cet acte, cette série d’actes, une version différente de la masculinité est formulée. Il s’agit de s’assurer que l’acte qui brise le lien fraternel est également un acte qui crée de la solidarité avec les femmes. Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur ! Elles ont besoin de solidarité sur une base d’égalité. Tant que l’oppression de genre ne sera pas vaincue, nous aurons besoin des féministes pour prendre les choses en main.

LVSL – En réaction à la vague féministe, on voit un nombre croissant de mouvements culturels, en particulier sur les réseaux sociaux, qui revendiquent la défense de l’identité des hommes et de la masculinité. Comment expliquez-vous cette recrudescence ? À quoi ressemblerait un féminisme hégémonique capable de neutraliser ce genre de réaction ?

JB – Il me semble que cette défense des hommes et du masculinisme agit comme si l’opposition à la violence masculine était une opposition aux hommes tout court. Ou que l’opposition aux inégalités de genre est une simple opposition aux hommes en tant que tels. Mais cet argument présuppose qu’il ne peut y avoir d’hommes sans violence masculine ni inégalités de genre, que mettre fin à la violence et aux inégalités reviendrait à abolir les hommes. Il est inconcevable pour eux que les hommes seraient toujours des hommes s’ils entraient dans une nouvelle forme de virilité ou de masculinité fondée sur l’égalité et la non-violence. C’est une défense réactionnaire d’hommes qui pensent que la violence fait partie intégrante de l’homme.

LVSL – Vous parlez des manifestations en tant que formes d’expression incarnées, des manières de porter des revendications politiques, même lorsque le discours est absent ou n’est pas la principale forme d’expression, vous utilisez la performativité du genre comme point de départ pour parler des populations précaires et du rassemblement des corps en tant que protestation. Vous combinez vos deux théories de la performativité et de la précarité avec les travaux de Hannah Arendt, Giorgio Agamben et Emmanuel Levinas de façon à évaluer de manière critique et de s’adresser à la place Tahrir, Occupy, Black Lives Matter, et aux autres mouvements de contestation. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont ces deux théories sont connectées ?

JB – Beaucoup des manifestations majeures des dernières années ont attiré l’attention sur l’état précaire auquel sont confrontés les corps dans les rues. Ils en font l’expérience dans la rue, à la maison, aux frontières, sur le lieu de travail, dans l’espace public ou, effectivement, dans les camps de détention ou les prisons. L’une des nombreuses manières d’exprimer la rage et de dire l’injustice de cette précarité vécue est précisément par le rassemblement, c’est-à-dire en devenant pluriels et en exprimant leur opposition, l’expression étant parfois vocale mais elle peut parfois passer par un large éventail de moyens, y compris le mouvement, les gestes, les images ou le son. Tous les sens du corps contribuent à la manière dont l’opposition est formulée et dont la revendication est faite. Levinas parlait de la demande que l’Autre me fait, contre ma volonté, et qui est une demande éthique. Ma question est la suivante : lorsque des corps sont expulsés, qu’ils sont apatrides ou sans moyens de subsistance de base, ils formulent leurs revendications avec leurs corps et les moyens qu’ils sont et qu’ils ont – c’est parfois le fait de filmer de façon spontanée des violences policières avec un téléphone portable. Et pourtant, ceux qui sont en-dehors de la scène sont concernés par ces revendications, ils doivent être sensibles à ce qui est exprimé, manifesté, communiqué, et cela les exhorte à traduire par un langage politique auquel ils sont habitués (principalement parlementaire) la réalité de ceux qui expriment des revendications politiques de différentes manières.

LVSL – Nous vous avons également entendu dire : « Il est plus facile de continuer à se battre si l’on sait que l’on n’est pas seul, que l’on dépend des autres ». Que pensez-vous de l’idée d’une fragmentation défendue par l’activisme actuel et comment le néolibéralisme a fragmenté l’identité de la classe ouvrière ? Pensez-vous que nous ne sommes plus à la recherche d’une histoire commune pour unir différentes personnes autour d’un unique objectif, mais que nous essayons d’exagérer nos particularités pour combler l’angoisse du présent dépourvu d’identité de classe ? Comment construire alors cette unité qui fait que nous dépendons les uns des autres ?

JB – Les anciennes idées d’unité ne sont plus, mais ce serait une erreur de penser que tout ce qui nous reste en conséquence est l’état fragmenté de différentes identités. L’idée de l’alliance est une façon de penser la solidarité qui permet à la différence d’être un facteur mobilisateur plutôt que paralysant. Cette forme de politique identitaire qui affirme qu’on ne peut se représenter que par sa spécificité ne laisse pas de place à la création d’alliances. Je comprends le besoin d’insister sur la singularité, en particulier dans un contexte de populations autochtones dont les histoires ont été effacées avec beaucoup de leurs ancêtres. Mais il faut néanmoins s’interroger sur les conditions historiques communes que nous traversons, le déplacement néolibéral des travailleurs, la destruction des droits humains, l’augmentation des niveaux de pauvreté et les formes néolibérales d’individualisme qui font que la solidarité semble encore plus lointaine. Nous devons créer des formes de solidarité transrégionales et translinguistiques qui insistent sur la justice économique, en luttant contre les effets dévastateurs du capitalisme sans reléguer au rang des luttes secondaires le féminisme, l’activisme queer et trans et les luttes pour l’égalité raciale et la liberté. Nous ne devons donc pas revenir à une unité simple, mais plutôt nous battre pour former un réseau toujours plus puissant de solidarités axées sur la lutte contre la destruction de la planète et pour un salaire vivable. Nous avons besoin de nombreux mouvements travaillant de concert pour éclairer chaque aspect de cette constellation. Cela ne veut pas dire que nous sommes du même avis ou que nous parlons la même langue, mais que nous acceptons le fait que nous vivons ensemble sur cette planète et que cela nous oblige à démanteler les forces de destruction et d’oppression pour créer une vie plus vivable pour tous. Une fois que la gauche sera plus affûtée face aux forces économiques dévastatrices qui œuvrent contre nous, la version sécuritaire du fascisme et la résurrection destructrice du patriarcat, nous n’aurons pas une nouvelle langue, mais un nouvel activisme de traduction qui rassemble les langages politiques de la vie.

Féminicides : les cris que nous n’entendons pas

© Florine Gatt

109 féminicides. La formule est connue, « tous les trois jours une femme meurt sous les coups de son conjoint ». Nous sommes bien en France, en 2019 et un imposant cimetière de femmes s’étale sous nos pieds. Le sujet se trouve enfin sur le devant de la scène, depuis le lancement du Grenelle des violences faites aux femmes le 3 septembre. Mais pourquoi avons-nous attendu si longtemps avant d’en parler ? Tribune de Florinne Gatt.


Un terme spécifique pour un crime systémique

Un féminicide désigne le meurtre d’une femme en étroite relation à son genre. Il s’agit donc d’un crime dont le motif est profondément misogyne. Dans son acceptation mondiale, le féminicide regroupe ainsi de nombreux types de meurtres et de violences, allant de la sélection des fœtus ou des enfants à la naissance, aux divers crimes d’honneur. On constate plusieurs occurrences depuis le XIXème siècle mais sa naissance est véritablement actée par la publication en 1992 de Feminicide : the Politics of Woman Killing de Diana E.H. Russell et Jill Radfordi. L’ouvrage regroupe une série d’essais sur ce qu’elles définissent comme un paroxysme des violences faites aux femmes aux États-Unis.

Un certain nombre d’événements entérinent définitivement le terme outre-Atlantique. Le combat des mères de Ciudad Juarez au Mexique pour retrouver les quelques 600 jeunes femmes disparues depuis 1993 en est l’exemple le plus frappant. La création de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes en 1999 par l’ONU donne alors un coup de projecteur sur le phénomène. En effet, la date choisie du 25 novembre rend hommage aux trois sœurs Mirabal, assassinées en 1960 pour avoir refusé les avances du dictateur de République Dominicaine et s’être opposées à lui. En Amérique latine, dix-huit pays ont introduit le terme dans leur code pénal depuis 2007, créant une législation jusqu’alors manquante pour lutter contre ces violences.

Du vocabulaire et des lois

En France, la création de cette catégorie spécifique de crime est controversée. Les associations féministes militent pour son acceptation qui permet de replacer des crimes individuels dans une logique systémique. Les professionnels du droit sont plus sceptiques, puisque, contrairement aux états d’Amérique latine, la France dispose déjà d’un arsenal judiciaire qui reconnaît le sexisme comme circonstance aggravante, bien que cette dernière soit en fait très récente et peu mobilisée. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme considère quant à elle, dans un rapport publié en 2016, qu’il n’est pas judicieux de reconnaître légalement le féminicide, dans la mesure où cette introduction pourrait porter atteinte au principe d’égalité devant la loi. Cependant, ce rapport encourage l’utilisation systématique du terme dans le langage courant, les média et la diplomatie pour souligner son caractère particulier.

Ce phénomène est compris et considéré dans le cadre plus large des violences conjugales. C’est ainsi que les chiffres auxquels nous avons accès, ceux du gouvernement ou ceux des différents collectifs féministes, adoptent souvent une même méthodologie. Celle-ci exclut les meurtres dans lesquels les protagonistes n’ont jamais été en couple, les affaires dont les informations sont insuffisantes pour caractériser un féminicide, les cas liés à des maladies où l’auteur tue sa victime pour abréger ses souffrances ou parce que lui-même malade ne pourra plus s’en occuper. Notre compréhension des féminicides s’effectue donc dans le cadre de la relation de couple et nous avons souvent en tête le scénario – finalement très rare – d’une femme battue qu’un dernier coup, un peu trop fort, emportera. Cela signifie d’une part que ces chiffres déjà colossaux (121 femmes tuées en 2018, 104 au 9 septembre 2019) cachent en réalité d’autres victimes. D’autre part, contrairement à cet imaginaire collectif, la plupart des meurtres sont prémédités, organisés et effectués le plus souvent à l’arme à feu ou au couteau.

Un problème sans solutions ?

La politique des gouvernements successifs s’est longtemps contentée de campagnes de prévention, de numéro d’écoute (3919) et de beaux discours. Citons par exemple l’annonce d’un Grenelle des violences conjugales après le 75ème féminicide, celui de Laura dans les Yvelines le 6 juillet. Cette réaction tardive fait suite à de nombreux mois de mobilisation militante exigeant une réaction du gouvernement. Le Grenelle se déroule du 3.9.19 (comme le numéro vert oui !) au 25 novembre, la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Que de coïncidences.

Côté chiffresii, sur les 530 millions du budget alloué à l’égalité femmes-hommes, 79 millions sont mobilisés pour lutter contre les violences conjugales, sous forme de subventions distribuées à des associations surchargées et souvent impuissantes. En comparaison, en 2018, l’Espagneiii a réuni 200 millions d’euros pour lutter contre le phénomène. La création du « Fonds Catherine », censé combler le manque de moyens, est malheureusement aussi inefficace (1 million promis) que symbolique : il y a autant de femmes victimes de violences conjugales que de personnes prénommées Catherine. Le gouvernement en ferait-il trop ? C’est l’avis d’un certain nombre de masculinistes au bout du rouleau qui refusent de participer à « la guerre des genres »iv orchestrée par les féministes, et qui signent des pétitions demandant à Marlène Schiappa « d’arrêter la politique du tout-coupable contre l’homme » puisque « la majorité des violences conjugales sont réciproques et initiées par les femmes »v. C’est vrai qu’il faut y penser, avant de dépenser tout le budget de l’état pour aider des femmes qui orchestrent elles-mêmes leurs assassinats. L’indécence de ces propos traduit l’ignorance d’un phénomène de violence systémique, et le chemin qu’il reste à accomplir pour que la population française réalise l’état d’urgence des violences conjugales.

Mur en hommage aux femmes mortes des suites de violence conjugale à Milan © Noémie Cadeau

L’omniprésence des féminicides

L’histoire regorge de meurtres de femmes. Les filles manquantes abandonnées à la naissance du fait de leur genre, les jeunes femmes sacrifiées, les épouses discrètement assassinées dans la chambre conjugale sont légion depuis l’Antiquité. Jusqu’à la Révolution, le mari possède l’autorité maritale sur sa femme, qui lui permet de la traiter comme bon lui semble. La justice n’ayant aucun droit de regard sur l’organisation des foyers, seuls les religieux pouvait éventuellement sévir s’ils constataient un excès de mauvais traitements. 1791 voit la première loi de protection des femmes et des enfants contre les coups du père et mari. D’autres mesures sont adoptées petit à petit, trop lentement, jusqu’à aujourd’hui, où l’appareil juridique et les moyens mis en œuvre sont toujours insuffisants pour lutter efficacement contre le problème.

Le féminicide n’est pas un sujet nouveau, il est un sujet délibérément ignoré. Notre culture en déborde littéralement. Pourquoi connaissons-nous le héros grec Hercule mais avons oublié son épouse Mégara qu’il a tuée ? Pourquoi nous souvenons-nous d’Achille et de son talon, plutôt que de sa responsabilité dans le sacrifice de la troyenne Polyxène dont il était amoureux ? La manière dont nous regardons la mort des femmes dans la fiction est révélatrice d’un système qui refuse de considérer le meurtre des femmes dans sa dimension misogyne et systémique. Combien d’œuvres policières, tous média confondus, commencent par le meurtre d’une femme ? Leur banalité, leur récurrence devraient nous alerter.

Le féminicide n’est pas un sujet nouveau, il est un sujet délibérément ignoré. Notre culture en déborde littéralement.

On pourrait penser la même chose à la lecture du Parfum de Patrick Suskind, où la question de l’identité de genre des victimes n’est jamais questionnée. Parce qu’il semble finalement logique et banal qu’un homme vole la vie et le parfum de jeunes filles par frustration sexuelle. Si Jean-Baptiste Grenouille avait assassiné des hommes le roman aurait eu quelque chose de sulfureux, de transgressif. Il n’est en fait qu’un exercice de style sur la description olfactive, dans une mise en scène qui oublie les victimes pour se concentrer sur le bourreau. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Le meurtre de femme fait sensation – surtout s’il se double de violence sexuelle – mais il n’interroge jamais. Ce traitement du féminicide permet aux artistes, journalistes, spectateurs, et lecteurs masculins de se rassurer sur leur virilité. En refusant de s’interroger sur la responsabilité du système patriarcal, en faisant reposer le crime sur les épaules de l’individualité et d’une virilité déviante, nous organisons collectivement la perpétuation des féminicides.

La logique du manque de moyens

La petite monnaie du gouvernement pour lutter contre les violences faites aux femmes ne suffira pas. Le rapport de référence, Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ?, estime le budget annuel nécessaire pour permettre de faire sortir efficacement les femmes victimes des violences conjugales à 506 millions d’euros. Ce chiffre est un pallier minimum qui permettrait seulement le fonctionnement des structures déjà existantes afin d’aider les victimes officiellement identifiées par un dépôt de plainte ou un signalement médical. Le budget réel intégrant l’ensemble des femmes victimes est en fait estimé à 1 milliard d’euros. Il serait temps de s’interroger sur les raisons de ce manque de moyens lorsque le gouvernement refuse d’augmenter l’enveloppe dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, et annonce deux jours plus tard la création d’un fonds de 5 milliards d’euros pour financer la French tech.

Pour les auteurs d’un autre rapport datant de 2016, « le manque de financements pour les droits des femmes n’est pas un hasard, et il est à replacer dans un contexte dans lequel le rapport entre femmes et argent est tabou et complexe. Il n’est pas non plus étonnant au regard de l’inégal partage du pouvoir politique et financier, puisque l’essentiel des postes de pouvoir, et en particulier les postes qui contrôlent les leviers financiers, est occupé par des hommes »vi. Le rapport remarque également que la lutte pour les droits des femmes repose presque exclusivement sur du bénévolat, la forme traditionnelle du travail des femmes, c’est-à-dire non rémunéré et déconsidéré. Même les responsables du Haut conseil à l’Égalité femmes-hommes sont bénévoles alors que les postes équivalents dans une institution similaire telle que le Haut conseil de la Famille sont rémunérés à hauteur de 4000 euros par mois. Ainsi, même s’il reste la condition nécessaire pour venir rapidement en aide aux victimes, la résolution d’un tel problème ne peut se régler uniquement sur le plan financier mais bien par une remise en question générale du fonctionnement sexiste de notre société.

Ce qu’il faut vouloir, c’est la disparition de la domination masculine

Derrière les batailles lexicales, juridiques et théoriques sur la pertinence ou non d’utiliser le terme de féminicide, derrière les formules et les rapports, il y a des femmes, des vies. Leur mort n’est pas soudaine, elle n’est pas surprenante, la majorité des articles sur la page « Féminicides par compagnon ou ex » mentionnent un signalement à la police. Les autorités ne peuvent pas dire qu’elles ne savaient pas. Nous ne pouvons pas dire que ces vies ont été volées, qu’elles n’auraient pas dû mourir. Le féminicide a quelque chose de l’ananké grec, d’une fatalité implacable à laquelle sont soumises les femmes et qui se nomme patriarcat. Tout dans nos parcours de femmes limite les possibilités d’échapper à la violence. Nos corps comme des objets affichés en grand format dans les villes, notre impossible sérénité dehors, notre surcharge de travail à l’intérieur de nos foyers, notre parole réduite au silence, notre inexistence au pouvoir, notre habitude de la soumission, notre difficulté à porter plainte.

Si nous voulons espérer déjouer la tragédie des féminicides, il nous faut parvenir à changer ce destin, et ce ne sont pas quelques associations sous-subventionnées qui pourront protéger l’ensemble des femmes pour le compte d’un État démissionnaire. Citons l’expérience d’Irene, jeune activiste se promenant dans une rue de Hendaye un soir d’été. Elle entend des cris provenir d’un appartement, elle appelle la police qui refuse d’intervenirvii. Les institutions ne protègent pas les femmes ; mais elles protègent les agresseurs. L’État en tant que structure animée par des hommes ne peut concevoir le problème et lutter contre, car l’État en tant que structure patriarcale couvre les siens. Cette impunité dont bénéficient les hommes est visible et valable à tous niveaux, de l’insulte de rue, au viol classé sans suite en passant par l’inégalité salariale.

Un état d’urgence pour la protection des femmes

Chaque féminicide est un cri étouffé dans le silence général. Le collectif Féminicides par compagnon ou ex évoque le concept de “terrorisme patriarcal” pour souligner l’écart de moyens mis en œuvre pour garantir la santé et la sécurité des citoyens et citoyennes. Le patriarcat tue mais ni le gouvernement ni la société civile dans son ensemble ne font rien pour endiguer le phénomène. Les militantes sont épuisées, parfois jusqu’au burn-out, à l’instar d’Anaïs Bourdet. La fondatrice de Paye ta Shnek a annoncé au début de l’été l’arrêt de la publication des témoignages de harcèlement de rue après sept années passées à développer le projet, à lire les témoignages, à venir en aide aux victimes, à modérer des commentaires ultra-violent et à constater que rien ne changeait. Le patriarcat tue mais lorsque les associations réclament un milliard d’euros, un chiffre réaliste, on peut encore lire ou entendre “on ne peut pas payer des laves vaisselle a tout le monde, mesdames”. Le gouvernement n’est à blâmer que dans la mesure où il est le reflet d’une société profondément sexiste. Le patriarcat tue, il est temps d’arrêter de compter nos mortes et d’exiger une protection.

Et nous exigeons une protection pour toutes les femmes. Diana E.H. Russell et Jill Radford consacrent une partie de leur ouvrage fondateur aux liens entre féminicides et racisme. Les femmes asiatiques ciblées par des criminels, les femmes noires tuées par les structures esclavagistes et les femmes américaines natives disparues sont doublement victimes. Les chiffres en France ne prennent pas en compte de critères raciaux et nous ne disposons pas d’informations pour tirer quelque conclusion que ce soit. Néanmoins nous devons avoir en tête ces données. Il faut aussi prendre en compte les féminicides de femmes transgenres, complètement invisibilisés en France, tout comme aux États-Unis. Pensons-y particulièrement à l’heure où Lexieviii, qui décompte, relaie et rend minutieusement hommage à ces femmes dont personne ne parle, vient elle-même de subir une agression transphobe dans une rue de Paris. Nous devons exiger que les femmes ne soient plus seules face à la violence. Nous devons nous mobiliser en tant que société, car sans cela, rien ne changera.

 

i. Russell, Radford, Feminicide – The Politics of Woman Killing, Twayne Pub; First Printing edition (June 1, 1992) : http://www.dianarussell.com/f/femicde(small).pdf

ii. Marlène Schiappa a avancé elle-même le premier chiffre de 530 millions qui correspond à un budget global dont la répartition est très opaque. Les 79 millions d’euros correspondent à une reconstitution du budget dans le rapport « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ? » publié en 2018 par cinq organisations : www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-ou_est_argent-vf.pdf

iii. En 2017, dans le cadre d’un Accord d’État pour la lutte contre la violence de genre, l’Espagne c’est-à-dire les différents échelons (gouvernement central, communautés autonomes et municipalités) s’est engagé à réunir 1 milliard sur cinq ans. L’existence et la distribution de cet argent sont controversées et il est très difficile de se faire un avis précis sur les moyens réels mis en œuvre. Néanmoins, la volonté de prendre en charge et de protéger les victimes dès leur signalement par un médecin est bien présente et ce depuis plus longtemps que la France, puisque l’Espagne s’est doté peu à peu de moyens juridiques solides et a réussi à faire baisser drastiquement son taux de féminicides.

iv. Lu sur le compte instagram @paye_ta_feministe supprimé suite aux signalements

v. Pétition supprimée sur change.org mais visible sur le compte instagram @preparez_vous_pour_la_bagarre qui la dénonce

vi. Le Conseil économique social et environnemental, la Fondation des femmes, le Fonds pour les femmes en Méditerranée, le Haut conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, le Comité ONU Femmes France et W4 France, « Où est l’argent pour les droits des femmes ? Une sonnette d’alarme », p.24

vii. Visible en story à la une sur le compte instagram d’@irenevrose

viii. Posts dédiés sur le compte instagram @aggressively_trans

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pa%C3%B1uelazo_por_el_derecho_al_aborto_legal,_seguro_y_gratuito_-_Santa_Fe_-_Santa_Fe_-_Argentina_-_Hospital_-_Iturraspe_-_LaraVa_22.jpg
©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

« La pensée du développement est née d’un imaginaire de la domination » – Entretien avec Jacques Ould Aoudia

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Jacques Ould Aoudia est chercheur indépendant en économie politique du développement[1], chargé de mission au ministère des Finances à la Direction de la Prévision puis à la Direction générale du Trésor. En 2003, il rejoint l’Association Migrations et Développement (M&D), créée par des migrants marocains vivant dans le Sud de la France pour soutenir des projets portés par les villageois dans leurs régions d’origine. Aujourd’hui son action se poursuit autour de trois axes : le développement local des régions du Souss Massa et Drâa Tafilalet, l’intégration des migrants dans leur pays d’accueil et le renforcement du lien entre territoires marocains et français. LVSL a souhaité l’interroger sur sa perception des grands enjeux de développement, des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial et évoquer avec lui l’écologie et les questions de genre qui reconfigurent la problématique du développement. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dominique Girod.


LVSL – Comment qualifieriez-vous les problématiques du développement et des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial actuel ? À l’heure de la montée en puissance des revendications des femmes et d’un défi écologique majeur, faut-il changer de paradigme pour penser le développement ?

Jacques Ould Aoudia – Mille fois oui. Mais d’abord, vu du Sud, ce ne sont pas les questions de l’écologie et de revendications des femmes qui sont les plus brûlantes. Ce sont massivement les questions de l’emploi de jeunes et notamment des jeunes femmes, et, dans certaines zones, l’insécurité, la faim… Bien sûr, les enjeux écologiques qui frappent tout spécialement les deux rives de la Méditerranée restent présents mais avec une conscience collective encore inégale. Il en est de même avec la montée des revendications de femmes.

Avant tout, je voudrais préciser les termes que j’utilise pour partitionner le monde : Nord et Sud. La partition claire proposée par Alfred Sauvy dans les années 1950, à savoir les pays industrialisés, le bloc soviétique et le Tiers monde, n’a plus cours avec l’émergence au Sud de pays puissants, l’effondrement de l’URSS et la désindustrialisation des pays riches. Cette désignation Sud-Nord a pour moi le mérite d’être parlante, même si elle est imprécise.

Aujourd’hui, le changement climatique est devenu une question incontournable grâce à la prise de conscience et à la mobilisation des sociétés, surtout au Nord. C’est un magnifique facteur d’espoir porté par les plus jeunes. L’école publique en Europe a fait un bon travail en sensibilisant en profondeur les nouvelles générations. Quant à la question du genre, je vais y venir, mais je voudrais d’abord évoquer deux autres phénomènes importants qui bouleversent les relations Nord-Sud. D’abord le basculement du monde, c’est-à-dire la modification des rapports de force internationaux avec l’arrivée à la table où s’écrivent les règles du monde de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent n’y étaient pas invités[2]. Je pense à la Chine mais aussi aux autres pays d’Asie du Sud-Est et à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il y a donc émergence de nouvelles voix et une reconfiguration des rapports de force, laquelle provoque de fortes réactions des dirigeants des États-Unis aujourd’hui.

Apparaît un autre phénomène dont on parle moins : en quarante ans, les populations ayant reçu une éducation moderne[3] ont connu une croissance exponentielle. Des personnes capables d’avoir une voix qui porte, avec les moyens numériques, au-delà du quartier, de la famille. Si au Nord la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est amorcée depuis longtemps, les régions du Sud, avec d’importants écarts entre elles, connaissent une croissance fulgurante de ces effectifs. Le monde en devient totalement différent, en raison de l’évolution qualitative de la population : plus urbaine, plus instruite, largement connectée. Et cela signe l’émergence de l’individu au Sud, là où la soumission était la règle : soumission aux aînés, aux pouvoirs, aux traditions, ce qui n’empêche d’ailleurs pas des crispations identitaires. Les conséquences sur la gouvernance des sociétés sont immenses : les pays qui resteront attachés à des gouvernances autoritaires et centralisées verront des difficultés à gouverner des territoires où émergent des centaines de milliers de gens qui sortent désormais de la culture où l’on baisse les yeux devant l’autorité. Des personnes capables et volontaires pour agir comme individu ou citoyen, pour s’encapaciter : c’est-à-dire pour revendiquer une place dans la société, sur le plan social, culturel, politique. Parmi ces personnes, – avec des variations entre régions et cultures – les femmes ont une place décisive. L’entrée des femmes dans l’espace public est à la fois signe et cause de changement.

Au plan de la gouvernance, même si le système patriarcal[4] perdure, il n’est plus exclusif, et se trouve traversé, contrarié et enrichi par d’autres façons d’exprimer des préférences individuelles, et, plus difficilement, collectives. Cela crée du trouble, car cohabitent deux systèmes, y compris au sein des individus. Les multiples émergences dont j’ai parlé obligent à revoir en profondeur la pensée du développement. Celle-ci a été conçue au Nord dans un imaginaire de domination. Les pays du Sud allaient rattraper ceux du Nord et converger vers son système de démocratie et de marché. C’est cela qui craque aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Changeons d’échelle. L’association Migrations et Développement (M&D) a mené une opération intitulée « Jeunes des 2 Rives ». Qui sont ces jeunes, quelles sont ces deux rives ? Pour vous, membre sénior de M&D, quel enseignement en tirer ?

JOA – M&D mène de nombreux projets au Maroc et en France. Elle s’est engagée dans le projet « Jeunes des 2 Rives » qui vise à prévenir les dérives vers l’extrémisme violent de jeunes des deux rives de la Méditerranée. Le projet est né dans l’émotion des attentats de 2015, il a mûri pendant des mois avant d’être proposé à l’Agence française de développement. Par son soutien, l’AFD a permis de déployer le projet au Sud de la France – où est implantée notre association autour de Marseille – ainsi qu’au Maroc dans la région de Souss-Massa et en Tunisie. Nous voulions amorcer une recherche-action sur la prévention des dérives violentes à partir du constat suivant : les pouvoirs publics au Nord comme au Sud passent à côté de mutations profondes portées par les jeunesses. Sur la rive sud de la Méditerranée, comme partout dans le Sud, on l’a vu, on assiste à l’émergence de l’individu. Mais j’y vois une émergence contrariée : les jeunes ont acquis un niveau d’éducation bien plus élevé que celui de leurs parents, mais ces capacités nouvelles ne rencontrent pas d’opportunités en termes de travail, de reconnaissance sociale, citoyenne ou culturelle. Une forte tension s’exerce dans la jeunesse entre les opportunités promises ou rêvées et la réalité.

Un autre phénomène, mondial, concerne les mutations dans le travail. Si, pendant les deux siècles derniers, le Nord a eu comme horizon le salariat et l’a organisé, le Sud suit une autre voie. Voici quelques chiffres saisissants : au Maroc, sur 12 millions d’actifs, deux millions sont salariés formels, dont 0,8 millions travaillent pour l’État[5]. La très grande majorité est donc en dehors d’un système formel de relation au travail. Le salariat inventé à la fin du XIXe siècle en Angleterre était un progrès qui rompait la relation de dépendance personnalisée entre travailleur et patron. Le salariat a produit du droit et le syndicalisme a permis de l’enrichir. Désormais la pensée libérale rompt le lien entre travail et salariat pour promouvoir des formes nouvelles : l’ubérisation en est le symbole. Cela détruit la sécurité salariale qu’offrait le salariat, faisant de chaque individu un entrepreneur de lui-même.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Comment définissez vous la gouvernance[6] ? Migrations & Développement a le souci d’accompagner les acteurs de terrain pour le changement. Pouvez-vous nous en parler ?

JOA – Je voudrais d’abord poser le fondement même de l’action de M&D : notre action vise à soutenir le désir de changement des acteurs sur le terrain, un désir prêt à passer à l’action. C’est finalement une position confortable, qui consiste à soutenir la volonté de changer de nos partenaires. On est dans un espace de responsabilité réciproque, on quitte une position de surplomb. C’est cela qui m’a fait rejoindre, en 2003, cette association créée en 1986 et dirigée par des acteurs de la diaspora.

Concernant la thématique de la gouvernance, n’oublions pas que dans le discours dominant, le mot gouvernance est là pour évacuer le politique et réduire la conduite d’une société à des dispositions techniques. En réalité, ce qui nous importe c’est le politique, c’est-à-dire comment les sociétés, à tous les niveaux (village, quartier, ville etc.), gèrent la chose publique notamment grâce aux nouvelles capacités dont on a parlé. Prises dans ce sens, les questions de développement ont une dimension de gouvernance majeure.

Par exemple, M&D s’est lancée dans le soutien à l’agroécologie[7] dans trois espaces de la grande région du Souss-Massa, au centre-sud du Maroc. L’agroécologie suppose la formation de paysannes et de paysans, il y a une partie technique, mais il n’y a aucun espoir de diffuser ces expériences si on néglige la dimension collective et le travail sur le sens de ce changement de pratique. En Amérique latine, des organisations paysannes puissantes portent le discours de l’agroécologie. La dimension collective y est très forte, et c’est par elle que se modifie le rapport à la culture, à la commercialisation, à l’alimentation. Ce sont des thèmes hautement politiques. On ne peut pas seulement les aborder sous l’angle technique. Il faut formaliser l’expression collective qui émane de l’agroécologie, créer des organisations, pour accompagner son extension. Et là, on est dans la gouvernance de l’extension de l’agroécologie.

LVSL – On sait que les problématiques de genre sont devenues maintenant incontournables dans tout appel à projets. Est-ce une opportunité ou une injonction ? Comment la question de la condition des femmes ou du féminisme résonne-t-elle pour vous ?

JOA – C’est une injonction, un point de passage obligé. Tout appel à projet requiert désormais un volet sur l’environnement et un volet sur les femmes. C’est par ces voies que les bailleurs essaient d’influer la transformation du réel qu’ils financent.

M&D s’attache au changement dans des sociétés traditionnelles qui vivent dans des conditions rudes sur les plans social, climatique, dans des villages de montagne haut perchés. Ces sociétés très enclavées tiennent grâce aux traditions, par nature ambivalentes : c’est grâce à elles qu’elles ont résisté dans un univers hostile, et elles sont aussi un frein au changement. On doit donc être prudents quand on soutient le changement, dans des sociétés qui ont élaboré des solutions sophistiquées pour vivre avec la rareté en terre, en eau, en énergie. Notre intuition, corroborée par nos observations mais pour lesquelles nous manquons encore d’outils de formalisation, est que le rôle des femmes dans le changement est central. Les femmes ont un rôle à jouer différent, y compris et peut-être surtout dans ces sociétés traditionnelles, pour bouger et faire bouger les choses.

Au fond, nous cherchons à soutenir les dynamiques qui émergent du terrain, empiriquement. Dans les sociétés traditionnelles, les conditions sont dures, les familles nécessairement soudées autour des nécessités vitales, et il n’est pas simple de poser les questions en termes d’exploitation. Ainsi, dans la région de Souss-Massa, on cultive le safran depuis 300 ans. Vu du Nord, on aime à penser que cette culture est une activité de femmes. Elles font en effet la cueillette et le recueil des pistils à la récolte, en novembre, après que les hommes ont travaillé les champs pendant dix mois sur douze. En réalité la culture du safran est un travail de famille.

LVSL – Manuela Carmena[8], l’ancienne maire de Madrid, voit une évolution dans la gouvernance, l’innovation, le développement, à travers l’expertise et les compétences propres aux femmes. En se libérant, en se formant, en se professionnalisant, elles acquièrent et forgent des compétences nouvelles propres à revitaliser l’action. Qu’en pensez-vous ?

JOA – Historiquement, dans les villages du monde entier, ce sont les hommes qui ont eu le pouvoir de décider : hommes, âgés, riches. Il y a 30 ans, le fondateur de M&D a proposé : « On soutient les projets des villageois, (d’électrification), en passant par une association villageoise formalisée dans laquelle les jeunes pourront avoir leur place, les migrants et les pauvres ». Les femmes ont pu être progressivement intégrées en tant que présidentes d’association, mais pas en tant que villageoises. Aujourd’hui, elles font leur chemin dans la gouvernance villageoise. Et le problème se pose maintenant au niveau des communes (de 30 à 80 villages). Là, l’État a posé des quotas d’élues. Mais cela reste encore formel, elles siègent mais ne parlent pas. Nous travaillons avec celles qui veulent prendre la parole dans ces enceintes. En tout cas il faut continuer d’élargir les espaces mixtes tout en respectant les traditions qui font tenir les sociétés.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Le renouvellement de la pensée féministe s’est fait notamment par le développement des studies[9] et avec le déploiement de l’écoféminisme[10]. Comment cela peut-il inspirer votre action et peut-être redéfinir certaines problématiques ?

JOA – J’y vois l’avenir de M&D, un chantier qu’il faut ouvrir. Les bailleurs sont demandeurs de renouvellement de l’approche du genre, trop bureaucratisée et quantitative. Sur la question des studies, je pense que ces nouvelles pratiques sur le terrain ont besoin d’être conceptualisées. En retour, les recherches académiques nourriront les pratiques. Notre travail doit amorcer l’innovation, mais il faut que l’innovation puisse se diffuser. Pour essaimer, il faut travailler et trouver des mises en mots recevables et signifiantes pour une large variété d’acteurs sociaux, et leur transmettre aussi des outils et des méthodes.


[1] Ses publications : – SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Ed. L’Harmattan, 2018. – « Jeunesses et radicalisation sur les deux rives de la Méditerranée » (avec Aouatif El Fakir), Gallimard, Le Débat n°197, 2017. – « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3. – « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud », Gallimard, Le Débat n°178, janvier-février 2014.

[2] Voir Bertrand Badie : Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[3] Par opposition à l’éducation dans les systèmes traditionnels, essentiellement ruraux.

[4] Pour le Maroc, voir Mohamed Tozy : Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999

[5] Haut-Commissariat au Plan, Maroc.

[6] Jacques Ould Aoudia définit la gouvernance comme étant un « système de décision pour la conduite d’un groupe (au niveau national par exemple ) ou d’une organisation (hôpital, entreprise, club de foot..). Voir à ce sujet « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? » https://jacques-ould-aoudia.net/introduction-du-texte-la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement-jacques-ould-aoudia-avec-la-collaboration-de-nicolas-meisel-publie-en-no/    Et « Le miroir brisé de la bonne gouvernance »  https://jacques-ould-aoudia.net/le-miroir-brise-de-la-bonne-gouvernance-quelles-consequences-pour-laide-au-developpement/

[7] L’agroécologie est un ensemble de théories et de pratiques agricoles inspirées par les connaissances écologiques, scientifiques et empiriques. Elle concerne l’agronomie, mais aussi des mouvements sociaux ou politiques.

[8] Parce que les choses peuvent être différentes, Manuela Carmena, 2016, éditions Indigènes. On peut aussi se référer à l’essai Three Guineas, de Virgnia Woolf, qui dès 1938 soulignait la situation d’outsider des femmes vis-à-vis du pouvoir, du savoir et de l’action politique ; cette situation donnerait aux femmes une responsabilité et des appuis particuliers pour s’impliquer de façon novatrice dans la vie sociale.

[9] Les studies (cultural-, postcolonial-, gender-, subaltern-studies) se caractérisent par le fait que les populations minorisées, exploitées, dominées s’emparent des outils intellectuels, critiques et transformants, pour mener par elles-mêmes leur émancipation.

[10] L’écofémisme s’attache à préserver et articuler les différentes vulnérabilités (écologiques, économiques, psychologiques…), à construire une vision intégrée de ces problématiques et à trouver un mode d’intervention global et transversal.

 

Actualité du panafricanisme, féminisme, Union africaine… entretien avec Aya Chebbi

Aya Chebbi © Louis Scocard

À l’occasion du Women 7 (W7), Aya Chebbi, émissaire à la jeunesse auprès de l’Union africaine, était à Paris pour y rencontrer les organisations de la société civile des pays du G7. À quelques mois du sommet du G7 qui se tiendra à Biarritz fin août, le Women 7 se fixe l’objectif de s’assurer que des engagements concrets en faveur de l’égalité femmes-hommes seront pris dans l’ensemble du processus. Présentée comme « une jeune diplomate voulant bousculer l’Union africaine », elle est désignée par le magazine Arabian Business comme l’une des 40 Arabes de moins de 40 ans les plus influents. Entretien réalisé par Louis Scocard.


Le Vent se Lève – Vous vous définissez comme une « panafricaniste féministe activiste » et avez été nommée en 2018 émissaire de la jeunesse auprès de l’Union africaine, quelles vont être vos missions ?

Je suis l’envoyée du président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki. Mon mandat est de deux ans. Ma mission est premièrement d’être la voix de la jeunesse africaine auprès de la Commission et auprès des États membres. Ensuite, c’est de faire le plaidoyer par rapport à la charte de la jeunesse africaine que plusieurs pays ont signée et ratifiée auprès des autres qui ne l’ont pas signée. Mais surtout, le plus important pour moi, c’est l’agenda 2063 qui a un plan d’action sur 10 ans et de nombreuses missions. C’est notamment à moi de faire le plaidoyer pour l’implémentation de ces actions sur le terrain. L’une d’entre elles concerne les jeunes et les femmes. Je dois aussi veiller à la coordination et à l’harmonisation des 8 départements de la Commission. Enfin, m’assurer de la participation inclusive et de l’engagement des jeunes aux États membres et à la Commission.

La Charte de la jeunesse a été adoptée en 2006. C’est un document dont on est très fiers, car il est progressiste. Il comprend presque tous les droits auxquels peuvent aspirer les citoyens africains : politiques, sexuels, sociaux… Mais depuis 2006, nous n’avons pas vraiment d’évaluation des mesures adoptées depuis, donc nous ne savons pas où nous en sommes par rapport aux droits des jeunes. Malheureusement, peu de gens savent que ce document existe en Afrique.

Cette Charte représente le travail de la société civile et des jeunes Africains qui ont entrepris un plaidoyer pour avoir une Charte de la jeunesse et qui ont fait partie du comité qui a développé ce document avant qu’il soit adopté par les États membres en 2006.

LVSL – Est-ce à dire que les dirigeants africains seraient trop vieux ?

Ils sont trop vieux. La moyenne d’âge des dirigeants africains est de 66 ans. Le problème, ce n’est pas forcément leur âge, mais plutôt l’écart entre les dirigeants et la population dont la moyenne d’âge est de 25 ans. Cet écart cause de nombreux problèmes, notamment de compréhension et de gestion des problématiques. Actuellement, on gère les problèmes sociétaux avec la mentalité et les outils des années 1950, 1960. Mais la jeunesse africaine d’aujourd’hui ne veut plus de frontières, souhaite une économie verte, une e-gouvernance, et de tout ce qui représente un progrès par rapport aux années 1960. À l’époque, c’était « comment peut-on bâtir des États ? » alors qu’aujourd’hui, justement, nous ne voulons pas de ces frontières. La vision a donc changé.

LVSL – Ne pensez-vous pas que le problème vient d’ailleurs et que l’ensemble du système politique africain tend à maintenir les mêmes personnes au pouvoir ? Comme on a pu le voir au Rwanda avec Paul Kagamé, en Algérie avec Abdelaziz Bouteflika, et la volonté de Pierre Nkurunziza au Burundi et Faure Gnassingbé au Niger de prolonger leur mandat ?

La jeunesse africaine doit s’impliquer dans la gouvernance pas nécessairement en devenant président ou parlementaire. C’est important aussi, mais si on participe chaque jour, en tant que citoyen, à la gouvernance : pour influencer sur la politique, sur les budgets, à des échelles locales, municipales et régionales, cela peut fonctionner. La majorité de la jeunesse africaine ne participe pas, car il y a ce sentiment partagé d’être marginalisés et d’être exclus du leadership. Si tous les jeunes participent, s’impliquent dans le secteur public, dans les universités, et s’engagent politiquement, les politiciens actuels ne pourront plus rester en place.

LVSL – La jeunesse africaine représente aujourd’hui près de ⅔ de la population du continent. Comment développe-t-on un continent où la jeunesse occupe une si grande place démographique ?

Je suis en train de créer 4 modèles pour mettre en place un mécanisme d’engagement pour les jeunes.

Le premier : l’information. Les jeunes ne sont déjà pas informés de l’existence de la Charte de la jeunesse, ni de l’agenda 2063, ni des instruments que leur propre pays a signé comme la Zone de libre-échange continental (ZLEC ou Continental Free Trade Agreement) qui va être mis en œuvre au sommet à Niamey, au Niger au mois de juillet. C’est un espace où le marché sera ouvert en Afrique, ce qui est une première. Cette zone devrait créer des milliers d’emplois et les jeunes ne le savent même pas ! Comment vont-ils bénéficier de ces instruments s’ils ne sont pas au courant de ce qui a été signé par leurs propres dirigeants ? La communication est primordiale.

Le deuxième : on pense que l’Union africaine c’est Addis-Abeba (son siège), mais l’UA appartient à tous les États membres ! J’aimerais lancer des centres de l’Union africaine dans chacun des États membres comme un espace d’innovation, de créativité, d’information afin de comprendre ce qu’est l’Union africaine.

Le troisième : c’est le volet Paix et Sécurité. J’organise déjà des tables rondes au Soudan ou encore en Algérie, avec des activistes qui ont participé à des transitions politiques dans leur pays, le Sénégal, le Burkina Faso, la Tunisie, la Gambie, le Zimbabwe… Pour créer du partage de connaissances, mais aussi pour commencer à influencer le conseil de Paix et Sécurité de l’Union africaine où la jeunesse n’est pas écoutée. Pour moi, il est important que les jeunes comprennent comment l’UA et la Commission fonctionnent. Je suis peut-être l’envoyée, mais je ne peux rien faire sans la mobilisation des populations. Il est important d’ouvrir la porte et d’apporter de nouvelles voix au sein de la Commission, mais aussi de l’influencer pour qu’elle comprenne qu’elle ne peut pas continuer sans écouter la jeunesse africaine. C’est important d’avoir leurs recommandations. Cela prendra du temps, mais je crois que nous sommes plus intéressés par l’action que les réunions ou les sommets. J’espère réussir à créer un vrai dialogue intergénérationnel pour comprendre que l’on doit travailler ensemble. Nous sommes, les jeunes, des produits du système africain et si nous nous retrouvons, demain, à la tête des pays, nous ne pourrons rien faire, car nous ne comprendrons pas le système. Ce mécanisme de communication intergénérationnel sera une plateforme en ligne pour permettre à tous les jeunes de se faire entendre.

Le quatrième : faire en sorte que même après mon mandat (2020), il y ait une vraie continuité et que tout ce que nous avons accompli ne soit pas vain.

LVSL – Aujourd’hui dans le monde, naître pauvre et femme rend la tâche deux fois plus compliquée. On sait qu’en Afrique, les femmes sont bien plus touchées par la pauvreté et encore le chômage, certaines pratiques demeurent d’actualité comme l’excision… Comment fait-on pour lutter contre tout cela à un niveau continental surtout lorsque les pays africains présentent tant de disparités, que ce soit au niveau du développement économique, démographique ou encore social ?

Nous avons différentes campagnes au sein de l’Union africaine sur ces questions. Par exemple, contre le mariage précoce et forcé ou encore contre le FGM (pour Femal Genital Mutilation ou mutilations génitales féminines en français). Pour chacun de ces sujets, un pays est désigné pour s’occuper de cette problématique. Le Burkina Faso pour les mutilations génitales féminines, la Zambie pour le mariage précoce et forcé. L’Union laisse la responsabilité aux pays désignés pour mener le plaidoyer, faire campagne et établir une stratégie continentale. Mais le problème, c’est que les États membres ont la bonne volonté, mais ne savent pas comment la traduire dans la réalité et souvent, ils ne travaillent pas avec les jeunes et sans les jeunes, il n’y aura pas de changements. Si on veut vraiment faire un changement par rapport à ces violences contre les femmes, il faut travailler sur la communauté et ce sont les jeunes qui sont en première ligne !

Je ne crois pas à la différenciation Afrique du Nord – Afrique du Sud du Sahara. C’est la vision panafricaniste que je défends : nous sommes un continent. Mais il y a ce récit selon lequel l’Afrique du Nord serait plus développée. Il faut savoir qu’en Libye, il y a des conflits tribaux comme au Kenya. Moi, j’ai subi des pratiques traditionnelles qui m’ont traumatisée alors que les gens ne suspectent même pas qu’elles ont lieu en Tunisie. Même en Europe on retrouve des mutilations génitales féminines !

La chose commune en Afrique, c’est que l’on a des régimes politiques qui se ressemblent, les systèmes sont partout les mêmes. La jeunesse représente 65 % de la population africaine, c’est donc à elle de faire ce travail d’unification en défendant une vision panafricaniste. Durant les 9 dernières années de ma vie, j’ai visité 30 pays africains pour former des jeunes en blogging, à la non-violence, aux mobilisations afin qu’ils puissent soutenir les mouvements citoyens dans leur pays. Il ne s’agit pas de faire quelque chose d’énorme, mais juste de créer un espace où les Africains puissent se rendre compte que l’on partage la même histoire, les mêmes défis, alors il n’y a pas d’autre solution que la solidarité.

Si on observe l’histoire, on voit que l’Union africaine est basée à l’origine sur des valeurs de panafricanisme. Dans les années 1950 et 1960, les mouvements panafricains ont réussi à s’organiser alors qu’il n’y avait pas Whatsapp, Facebook ou Twitter. Dans les années 1960, dix pays africains ont obtenu l’indépendance. Ce n’était pas grâce aux colonisateurs qui leur auraient octroyé leur liberté. Non : la solidarité des peuples a joué. En 2019, pourquoi on n’arriverait pas à s’organiser alors que nous avons tous les outils, toutes les technologies ? Cela devrait être plus facile. Il faut réunir les jeunes autour d’un espace panafricain.

Dans un forum que j’avais organisé, un Ghanéen m’avait dit : « Je suis venu en tant que Ghanéen, je repars en Africain ». Pour moi : c’est ça.

LVSL – L’Aide publique au Développement (APD) pose la question de l’influence des pays occidentaux sur le continent africain. Comment s’assurer qu’elle ne compromette pas l’autonomie de l’Union africaine ?

Actuellement, il y a des réformes qui passent au sein de l’Union africaine. L’année dernière, le président de l’Union, Paul Kagamé (président du Rwanda), avait entrepris une série de réformes visant à accroître l’indépendance financière de l’UA. Aujourd’hui, la Commission est majoritairement financée par l’Union européenne. C’est une vraie question qui se pose dans l’espace panafricain et dans l’Union africaine : la volonté d’être financièrement indépendants à 100%. On essaie également d’influencer les budgets, pas forcément pour les accroître, mais pour contrôler la distribution de ces fonds. Où l’argent va-t-il ? Est-ce qu’il va dans les poches des organisations traditionnelles, bien établies, ou dans les nouvelles organisations, jeunes ? L’argent a été manipulé pendant des années. Surtout les associations féministes qui n’arrivent même pas à travailler avec les jeunes féministes qui proposent une nouvelle vision plus moderne du féminisme. Pour moi, ce n’est pas vraiment une question d’argent. On a d’ailleurs plus d’argent avec les remittances (envois de fonds) de la diaspora qui représente le triple. Donc le montant de l’APD ne change pas énormément notre économie. Néanmoins, c’est une aide précieuse et un soutien énorme pour la société civile et pour des projets de santé et d’éducation dont on a besoin.

Pour moi ce n’est donc pas le montant, mais la forme et la distribution. Où va l’argent ? Aux communautés ? Aux groupes féministes ? Aux mouvements de jeunes qui ne sont pas enregistrés et qui, de fait, ne reçoivent pas d’aides financières ?

LVSL – L’Union africaine revendique depuis longtemps son désir de créer une Banque centrale africaine pour s’affranchir de l’aide financière de l’Occident. Dans quelle mesure le projet peut-il aider ?

On a déjà la BAD (la Banque africaine de Développement). Quant à une BCA, cela n’aidera pas à financer l’aide. En revanche, la BAD finance de nombreux projets de développement, mais l’argent ne passe pas toujours par cette structure financière puisqu’il existe des liens entre certains pays qui permettent de passer outre.

LVSL – Quel rôle peut avoir la France dans le développement actuel de l’Afrique et plus précisément celui des jeunes ?

Que ce soit la France ou un autre pays européen, ils doivent commencer par considérer l’Afrique comme partenaire égal.

LVSL – Que penser du rôle de la France dans l’accueil des jeunes migrants et du fait que le président de la République Emmanuel Macron ne se soit pas montré favorable ni ouvert à l’aide des ONG qui sauvent des milliers de vies chaque année en Méditerranée ? On se rappelle notamment du refus du gouvernement français d’accueillir l’Aquarius.

Première chose : les Africains doivent rester en Afrique parce qu’ils veulent y rester et parce qu’il y a de l’espoir, pas parce qu’ils sont empêchés d’aller ailleurs. La libre circulation devrait être un droit pour tous.

Deuxième chose : nous faisons tous partie des Nations unies et nous avons des conventions, la Déclaration des droits de l’Homme… Pour moi, chaque pays européen doit les respecter. On peut rentrer dans les questions concernant les frontières… Mais une fois que le jeune arrive, est-ce qu’il est protégé ? Est-ce que son droit est respecté ? Même en Libye ! C’est une question difficile. Ça ne concerne pas seulement l’Europe. En Afrique du Sud aussi il y a des problèmes liés à la xénophobie, en Libye par exemple, il y a de l’esclavage. Tout ce que je demande à la France ou à d’autres pays, c’est de respecter les droits humains et la déclaration des droits de l’Homme.

LVSL – La jeunesse tunisienne avait grandement utilisé les réseaux sociaux pour mener à bien sa révolution. Pensez-vous que la révolution algérienne fait écho au printemps arabe ? Comment expliquer qu’elle arrive aussi tard par rapport aux autres pays arabes ?

Il y a eu la première vague de révolutions en 2011, avec plusieurs pays. 8 ans après, on peut comprendre que ça ait mis du temps. En Tunisie on avait commencé notre processus révolutionnaire en 2006 ! Mais à l’époque personne n’avait entendu notre appel. En Tunisie, nous étions prêts en 2011 et c’est pourquoi nous avons notre résultat aujourd’hui. C’est la jeunesse qui décide quand il est bon de faire un changement positif. Nous avons choisi le début des années 2010. Les Algériens ont décidé que le temps du changement était en 2019.

Les révolutions ont des éléments déclencheurs et c’est souvent au moment des élections. Quand les élections approchent, c’est là que les esprits se réveillent et réclament un changement. C’est sûrement pour cela que les Algériens se sont autant mobilisés ces dernières semaines. Nous sommes fiers des jeunes Algériens.

Le Mexique ou l’enfer des femmes

La dernière marche du 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès sans précédent à Mexico © María José Martínez

Toutes les trois heures au Mexique, une femme est assassinée. Et toutes les 18 secondes, une autre y est violée. Des chiffres à peine croyables qui sont la conséquence d’une société où le patriarcat est entretenu notamment par l’Église catholique, où l’impunité, quasi-totale, est permise par une corruption endémique et où la violence a été exacerbée par le néolibéralisme et l’impérialisme étasunien. Si la progression du mouvement féministe et l’élection du nouveau président Andrés Manuel Lopez Obrador ouvrent des perspectives positives pour la condition de la femme mexicaine, le chemin à accomplir sera long et difficile.


Une violence contre les femmes normalisée

19h10, station Bulevar Puerto Aéreo, ligne 1 du métro de Mexico : une jeune femme s’apprête à sortir de la rame. Soudain, un homme s’approche d’elle, pointe discrètement un couteau sur ses côtes et lui souffle : « Sors avec moi, il y aura une voiture blanche, monte dedans et si on te demande quelque chose, dis que c’est ton Uber ». La victime se met à suffoquer. Une vieille dame lui demande si elle va bien. Elle ne répond pas. Celle-ci se met alors à crier « Au feu ! Au feu ! ». Les passagers se retournent, un policier arrive, l’agresseur s’enfuit.

Ce qui semble n’être qu’un fait divers est en fait un énième exemple de la violence institutionnalisée contre les femmes au Mexique. Ainsi, en 2018, les autorités ont recensé 3580 féminicides, c’est-à-dire des meurtres de femmes dont leur genre est le mobile direct. Certaines estimations montent même jusqu’à 8000 femmes. Et parmi elles, au moins 86 mineures. Avant l’âge de 17 ans, 40 % des Mexicaines seront victimes d’un viol ou d’une tentative de viol.

Chaque jour en moyenne, 80 viols sont signalés à la police dans le pays tandis que les numéros d’urgences reçoivent 300 appels liés à des faits de violence contre des femmes. Et c’est bien peu comparé aux chiffres estimés. Dans un pays où l’impunité est l’un des principaux fléaux, seuls 2% des délits sont jugés et 94% des agressions sexuelles ne sont pas signalées. La faute à des procédures bien souvent trop complexes et inefficaces et à des policiers corrompus ou refusant d’écouter les victimes avec respect. Parfois même, policiers et violeurs sont les mêmes comme l’explique Tania Reneaum, directrice d’Amnesty International au Mexique.

Hommage à huit victimes de féminicides à Ciudad Juárez, là où leurs corps ont été retrouvés © Iose

En quinze ans, les féminicides ont progressé de 85%. La principale cause de cette augmentation est la guerre contre la drogue, commencée en 2006 pour des motivations électoralistes du parti conservateur alors au pouvoir et sous la pression de l’Empire étasunien et de son complexe militaro-industriel. Cette guerre a entraîné une très forte déstabilisation du pays qui a favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence et la puissance des cartels qui participent au trafic d’être humain. La militarisation de l’État a causé une explosion des violations des droits de l’Homme, particulièrement aux dépends des femmes. Et la corruption systémique, particulièrement prégnante sous le mandat d’Enrique Peña Nieto, a aggravé la défaillance du système judiciaire.

La tristement célèbre ville de Ciudad Juárez est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes

Les meurtres de femmes sont souvent bien plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont généralement mutilés et découpés. Ils sont le fait d’individus isolés qui, profitant de l’impunité, les violent puis les assassinent ou bien des cartels qui les kidnappent, les prostituent et les tuent après plusieurs mois d’exploitation sexuelle. Cela est particulièrement le cas dans le Nord du pays, à la frontière, où de nombreux Américains viennent effectuer du tourisme sexuel à bas coût et où la présence des maquiladoras, ces zones de libres échanges où prospèrent les usines de sous-traitance étasuniennes, favorisent l’immigration interne de femmes pauvres et sans attaches à la recherche d’un emploi, faisant d’elles des cibles faciles. Ainsi, la tristement célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias capitale mondiale du meurtre, est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes.

Une société patriarcale

À la défaillance des institutions s’ajoute la profonde culture machiste et patriarcale. Ainsi, la violence intrafamiliale est normalisée et était majoritairement considérée jusqu’il y a peu comme relevant de la sphère privée. On estime ainsi que près de la moitié des femmes mexicaines sont victimes de violences conjugales. Un sondage révélait que 10 % des hommes mexicains interrogés considéraient tout à fait normal de frapper une femme désobéissante.

Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’église catholique

Le droit des femmes à disposer de leur corps est également restreint par l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse dans tout le pays à l’exception de la capitale depuis 2007. Dans 17 des 32 États du pays, l’avortement conduit même à des peines de prison : jusqu’à trente ans dans l’État de Guanajuato. Il est même arrivé que des femmes se retrouvent en prison pour avoir fait une fausse couche. Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’Église catholique, force réactionnaire dont l’hyperpuissance est manifeste dans un État pourtant laïc. Ainsi, un évêque du Chiapas n’a pas hésité pas à comparer les partisans de la dépénalisation à Hitler quand tous les autres se contentent de simples : « Assassins ! ». Pourtant, ce ne sont pas moins d’un million d’avortement qui ont lieu chaque année, le plus souvent hors de Mexico, donc illégal et entrainant dans 40% des cas des complications. La légalisation de l’avortement dans la capitale fait également de cette enclave l’une des villes où se pratique le plus d’IVG au monde, de nombreuses femmes du reste du Mexique et d’Amérique centrale s’y rendant spécialement pour cela. Une possibilité réservée à celles qui en ont les moyens puisqu’en plus des frais inhérents au déplacement, l’acte est seulement gratuit pour les résidentes du district fédéral.

Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le foulard vert est le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement © ItandehuiTapia

Bien sûr, on retrouve également un écart salarial important : à travail égal, les femmes ont un salaire 27% inférieur à celui des hommes. À cela s’ajoute généralement une participation beaucoup plus importante au travail domestique : 10 à 20h de plus que les hommes sont en moyenne consacrées aux tâches ménagères et 8 à 15h de plus au soin des enfants et des personnes âgées.

L’émergence du mouvement féministe

En réponse à la violence, le mouvement féministe s’affirme de plus en plus rapidement au Mexique © Luisa María Cardona Aristizabal

Face à cette situation terrible, un mouvement féministe relativement important a pris place au Mexique, notamment dans les centres urbains. Ainsi, la marche du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès inédit dans la capitale. Des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants ont battu le pavé avec un mot d’ordre glaçant : « On veut vivre ! ». Autres slogans notables : « Pas une morte de plus », « Ni saintes, ni putes : simplement femmes », « Mon corps, mon choix » ou encore « Avortons le patriarcat ». Principales revendications : la prise de mesures radicales pour lutter contre la violence et les féminicides, l’égalité salariale et, pour la majorité, la légalisation et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse.

En effet, cette mesure ne fait pas l’unanimité chez toutes celles se réclamant du féminisme : le courant féministe chrétien – dont le nom est quelque peu un oxymore – composé essentiellement de femmes relativement âgées, s’y oppose suivant la ligne de l’Église catholique et revendique une vision différentialiste des sexes qui ne remet que peu en question les rôles de genre. À l’inverse, c’est un courant très anglo-saxon, par forcément adapté à la situation mexicaine, qui domine le mouvement féministe dans les universités de la capitale.

Si ce dernier semble avoir eu jusqu’à présent peu d’impact dans la lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes en dehors des campus, il est fortement instrumentalisé par la droite conservatrice et leurs médias pour discréditer le féminisme. Ainsi, nombreuses sont les femmes mexicaines à refuser de se revendiquer comme féministes, considérant celles-ci comme « des extrémistes haïssant les hommes et voulant faire des femmes des lesbiennes ». Cette caricature grossière rencontre malheureusement un certain succès.

Les femmes indigènes sont particulièrement exposées à l’exploitation sexuelle

Les femmes indigènes forment également une avant-garde féministe notable. Victimes de racisme, souvent considérées comme des citoyennes de seconde zone et vivant généralement dans des zones reculées, elles ont par exemple un accès beaucoup plus limité à la contraception. Leur condition économique fragile les expose également beaucoup plus souvent au fléau de l’exploitation sexuelle. L’une de ses portes paroles a notamment été María de Jesus Patricio, dite Marichuy, qui fût la candidate d’organisations indigènes de gauche – et notamment de l’armée zapatiste – à la dernière élection présidentielle.

L’alternance à gauche : vers de nouvelles perspectives

La forte progression du mouvement féministe peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord, un ras-le-bol grandissant face à l’explosion de la violence. Ensuite, par la dynamique mondiale féministe portée notamment par le mouvement #MeToo. Enfin, par l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador – AMLO à la tête du pays en juillet dernier.

Celui-ci ne fait pas l’unanimité dans les rangs féministes. Si certaines militantes soutiennent pleinement le nouveau président voire ont même choisi de rejoindre ses rangs, d’autres ne croient pas en l’espoir de changements réels dans la lutte contre les inégalités de genre pour des raisons qui seront évoquées un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, son élection a ouvert une brèche dans laquelle féministes pro et anti-AMLO ont choisi de s’engouffrer.

En effet, les précédents gouvernements corrompus du PRI, néolibéral et technocratique, et du PAN, conservateur chrétien, s’étaient jusque-là contentés de mesures à la marge pour lutter contre les inégalités et la violence. On citera l’inefficace alerte de genre, un dispositif mis en place dans les États les plus touchés par les féminicides qui prévoyait officiellement une sensibilisation de la police et de la justice et une meilleure surveillance des rues. Des wagons réservés aux femmes dans le métro : une ségrégation spatiale qui choque philosophiquement de nombreuses femmes mais qu’elles voient comme un mal nécessaire face à la gravité de la situation. Ou encore la reconnaissance du féminicide comme circonstance aggravante en cas de meurtre : mesure salutaire mais quasi-dépourvue d’effets face à l’impunité endémique du pays.

La mesure d’AMLO qui suscite le plus de réserve dans le camp féministe est la mise en place de la garde nationale. Elles craignent que ce corps civil entraine un accroissement de la militarisation du pays et in extenso des violations des droits de l’Homme. L’exécutif au contraire y voit la possibilité de retirer peu à peu l’armée du pays au profit de cette garde qui sera spécifiquement formée aux questions féministes.

Un autre sujet de crispation entre une partie du mouvement féministe et AMLO est sa décision de réviser l’attribution du budget réservé à la protection de l’enfance et à l’hébergement des femmes victimes de violence. Il a en effet choisi de réduire les subventions aux associations pour verser une aide directe aux parents seuls et mettre peu à peu sous la tutelle de l’État les refuges de femmes violentées. Une décision qu’il justifie par de trop nombreux détournements d’argent public.

Sous la pression de députés, la légalisation de l’avortement devrait bientôt voir le jour

Se revendiquant « humaniste chrétien », Lopez Obrador a refusé de prendre position sur le sujet de l’interruption volontaire de grossesse mais s’est dit en faveur d’un référendum sur la question et s’est engagé à promulguer une éventuelle loi en faveur de sa légalisation. Une légalisation qui, malgré l’opposition de la majorité de la population, pourrait bientôt voir le jour sous la pression d’un regroupement de députés issus de la Morena – le parti d’AMLO, du PRD (social-démocrate) et du PT (marxiste). Déjà, une loi reconnaissant « le droit de toute personne à son autonomie reproductive, c’est-à-dire à décider de manière libre, responsable et informée à avoir des enfants ou non » va être votée, ouvrant ainsi une première porte à la légalisation.

Entre autres premières mesures d’Andrés Manuel Lopez Obrador en faveur de l’égalité de genre, on notera la mise en place de protocoles destinés à lutter contre le harcèlement sexuel endémique dans les universités – notamment hors de la capitale, l’amnistie de femmes ayant avortée et l’inclusion de perspectives de genre à la totalité des nouvelles lois votées et aux réformes des lois en vigueur. Enfin, les programmes sociaux mis en place et à venir, comme le doublement du salaire minimum en juin dernier, toucheront avant tout les femmes, premières victimes de la précarité.

Féministe revendiquée, Claudia Sheibaum est la nouvelle maire de Mexico © Tlatoani Uriel

Conjointement à l’élection d’AMLO, celle de Claudia Sheinbaum à la tête du gouvernement de Mexico promet une forte politique volontariste au sein du district fédéral. Élue à la tête d’une ville traditionnellement à gauche, la nouvelle maire ne cache pas ses convictions féministes et souhaite faire de la question des femmes une priorité de son agenda politique. Au programme : présence d’un membre du secrétariat local des femmes dans chaque bureau du procureur, formation de la police auxiliaire, ligne téléphonique dédiée aux violences de genre, festivals féministes, mesures pour la réappropriation des femmes de l’espace public etc.

On notera également que le Mouvement de régénération nationale, le parti présidentiel, qui a choisi de dédier 50 % de son budget à l’éducation populaire, a mis en place de nombreuses formations de sensibilisation au droit des femmes et au féminisme.

Dorénavant, le parlement mexicain est l’un des plus paritaires au monde

Enfin, l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador a participé à une forte féminisation du personnel politique. Ainsi, le gouvernement, qui ne comptait que quatre femmes sur trente membres sous la présidence d’Enrique Peña Nieto est dorénavant parfaitement paritaire : une première au Mexique. Surtout, la chambre des députés comporte dorénavant 241 femmes sur ses 500 membres : elle n’était que 114 il y a dix ans. Quant à la chambre haute, elle compte 63 femmes pour 65 hommes. Une parité parlementaire atteinte par peu de pays dans le monde même si l’on regrettera que les postes de pouvoir au sein des chambres aient été majoritairement attribués à des hommes.

Ainsi, le Mexique est confronté à une violence de genre sans mesure qui prend place au sein d’un pays fortement marqué par la culture patriarcale et le machisme. Une situation qui s’insère également dans une société marquée par les inégalités économiques et l’impunité judiciaire permise par une corruption endémique. La faute avant tout de plusieurs décennies de néolibéralisme ayant permis le fiasco de la guerre contre la drogue, le tout organisé par une oligarchie mafieuse avec l’appui au moins tacite de l’Église catholique. La victoire de Lopez Obrador et la progression spectaculaire du mouvement féministe semblent promettre des avancées importantes dans les années à venir mais le chemin reste long dans un pays où l’autorité de l’État reste encore faible et où le puissant conservatisme ne pourra être battu que par une forte bataille culturelle.

Le 8 mars espagnol : la grande grève féministe

© Irene Lingua

Alors que de nombreux pays s’apprêtent à célébrer la Journée internationale des femmes le 8 mars prochain, en Espagne, les organisatrices de l’événement préfèrent parler d’une grande « grève féministe ». Un mot d’ordre qui l’an passé avait conduit près d’un demi-million de personnes à descendre dans la rue à Madrid et contribué à placer le mouvement féministe aux avant-postes de la mobilisation politique dans le pays.


Le 8 mars 2018, des centaines de milliers d’espagnoles ont défilé ensemble, à Madrid et dans 120 autres localités. Le temps d’une journée, elles ont occupé l’espace public, y faisant résonner les slogans de « la révolution sera féministe ou ne sera pas ! » et de « si nous faisons grève, le monde s’arrête ». Une manifestation monstre, dont les images n’ont pas manqué de faire réagir à l’étranger, où le 8 mars n’est souvent qu’une Journée internationale de plus. Force était de constater le caractère exceptionnel du mouvement féministe espagnol.

Un an plus tard, les organisations féministes souhaitent entériner la dynamique qui voit les effectifs des cortèges augmenter chaque année. Elles mobilisent ainsi leurs forces pour faire du 8 mars un rendez-vous annuel immanquable et l’occasion de rendre visible le travail accompli au cours de l’année. Commissions dédiées, mise en place de partenariats, important effort de communication et de levée de fonds, recrutement de volontaires masculins pour l’élaboration d’un repas solidaire, etc : l’objectif est de convertir cette Journée internationale des femmes, officialisée par les Nations-Unies en 1977, en une démonstration de force qui fasse de la cause féministe un sujet incontournable pour qui entend participer au débat public. L’enjeu du 8-M (l’abréviation qui désigne la journée du 8 mars en Espagne) est donc avant tout de gagner en visibilité afin de s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. Une stratégie qui a porté ses fruits en 2018, à en juger par la réaction des médias et du personnel politique qui, d’un bout à l’autre du spectre idéologique, n’ont eu d’autre choix que de prendre position par rapport aux revendications ainsi portées sur le devant de la scène.

De l’arrêt de travail au refus de la consommation

Mais la manifestation, aussi impressionnante soit-elle, ne résume pas à elle seule l’ambition des associations féministes pour cette journée du 8 mars. Celle-ci doit également être celle d’une « grève féministe » (« huelga feminista ») de 24 heures. La rhétorique vise ici à dépasser la conception traditionnelle de la grève en l’étendant à d’autres secteurs que celui du monde du travail, mais qui lui sont étroitement liés : ceux de la consommation, de l’éducation et du soin aux personnes. Ce renouveau du concept de « grève générale » découle de la prise de conscience que les femmes, historiquement davantage tenues à l’écart du travail salarié que les hommes, l’ont ainsi également été des appels à la grève. Repenser l’idée de grève et de « secteur productif », en élargir l’acception pour y intégrer ces autres dimensions, est nécessaire à la valorisation de la place des femmes dans l’économie nationale. À la dénonciation des écarts salariaux, de près de 15% (Eurostat, données 2015 sur le salaire horaire brut moyen) et du « plafond de verre » s’ajoute donc celle de l’invisibilisation et de la dévalorisation du travail « gratuit » au sein du système capitaliste. Quant à l’appel à ne réaliser aucun acte de consommation, il a été repris cette année à l’occasion de la Saint-Valentin. La journée du 14 février 2019 n’a pas seulement été celle des cœurs en plastique, du sexisme bienveillant et de la consécration de la « femme-objet » dans les campagnes publicitaires. Elle a permis aux organisatrices du 8-M de communiquer autour de l’événement via des slogans comme « nous sommes amoureuses de la grève », mais aussi de sensibiliser sur le thème de la « grève de la consommation », révélateur des continuités entre combat féministe et lutte anticapitaliste.

Féminisme et anticapitalisme, les deux revers d’une même médaille ?

Celles qui ont participé au mouvement des Indignés en 2011 ont revendiqué avec force cette convergence. En témoigne cette phrase d’introduction au manifeste du collectif Féministes Indignées de Barcelone : « La société patriarcale et capitaliste nous opprime. » L’affichage de telles affinités ne manque pas de susciter la polémique. Il attire les critiques des tendances libérales et conservatrices qui se revendiquent également du féminisme, entendu alors comme l’exigence d’égalité formelle entre les sexes. L’an passé, les franges les plus libérales ont en effet fermement condamné l’emploi du terme « anticapitaliste » dans le manifeste de la Commission 8-M et dénoncé par là même l’orientation « idéologique » de l’événement. Cela n’a pas empêché les rédactrices du manifeste de 2019 de conserver le même discours. Un discours qui appelle à un changement radical de l’ensemble des relations sociales, qui rejette dans un même mouvement les inégalités entre les sexes et l’exploitation par le travail, et qui n’oublie pas le rôle plus que déterminant qu’ont joué les femmes dans l’histoire des grèves ouvrières et des avancées sociales, s’inscrivant ainsi dans la lignée des animatrices du mouvement « du pain et des roses » qui en 1912 bouleversa le secteur textile du Massachusetts et conduisit à la réduction du temps de travail et à une hausse des salaires (Rodríguez, 2018). La grève plurielle du 8-M (arrêt de travail, de la consommation mais aussi des activités liées à l’éducation et au soin au personnes dans la sphère privée) questionne la valeur même de la vie au sein du système capitaliste. D’où le glissement vers la notion d’exploitation, celle des femmes mais également de la nature. « Nous sommes de plus en plus nombreuses à prendre conscience que le mouvement féministe va de paire avec la lutte anticapitaliste et antispéciste », déclare une militante. Celle-ci insiste toutefois sur le fait que cette tendance dominante au sein des manifestantes ne l’a pas empêchée de défiler, l’an passé, aux côtés de femmes aux convictions bien plus conservatrices.

Quant au collectif des Féministes Indignées de Barcelone, ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux groupes de même type ayant vu le jour en 2011. Son existence même atteste d’une victoire importante dans l’histoire du mouvement féministe : la prise en compte de la spécificité de ses problématiques dans le cadre des mouvements contestataires. Et notamment au sein des milieux de gauche qui, par leur appel à un changement radical de société, se caractérisent par la multiplicité des luttes portées et la nécessité de les articuler. Autre victoire, celle de la prise de conscience du risque élevé de reproduction de la logique de domination patriarcale au sein même de ces organisations progressistes. Des militantes féministes ayant participé au 15-M (du nom de la mobilisation ayant donné lieu au mouvement des Indignés) relayent ainsi la difficulté qu’elles ont eu à faire entendre leur argumentaire dans certaines assemblées locales, notamment dans les villes de Palma ou de Cadix, où était dénoncé le caractère « excluant » de leur combat (Cruells et Ezquerra, 2015). Aujourd’hui, un renversement de la vapeur semble avoir été opéré dans le pays, à la faveur d’une double dynamique: d’une part, la priorité croissante accordée aux questions féministes au sein même des diverses organisations militantes; de l’autre, l’affirmation du féminisme espagnol comme force autonome de premier plan sur le terrain des luttes.

La puissance mobilisatrice du mouvement féministe : une exception dans le paysage militant espagnol actuel

Sur les campus des universités madrilènes, les associations féministes sont de loin celles qui se font le plus entendre. Leur dynamisme et leur capacité de mobilisation contrastent avec la difficulté qu’ont les sections étudiantes des partis et des syndicats, notamment de gauche, à recruter de nouveaux militants. Un reflet de la situation à l’échelle nationale, où les partis politiques peinent à mobiliser, et ce à la veille d’une triple campagne électorale – législatives en avril, municipales et européennes en mai. Le collectif 8-M partage avec Podemos la couleur violette, mais l’association entre les deux mouvements s’arrête là. Interrogées à ce sujet, les militantes réaffirment leur indépendance totale vis-à-vis de toute institution partisane. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée des féministes qui, afin de conjuguer les efforts des diverses assemblées locales et spécialisées, fondèrent en 1977 la structure « Coordinatrice des Organisations Féministes de l’État espagnol ». Celles-ci, majoritairement issues des mouvements de gauche radicale et anarchistes, étaient peu enclines à participer au jeu institutionnel classique, qu’elles percevaient comme un moyen de priver le mouvement féministe de sa « puissance transformatrice et révolutionnaire » (Uría Ríos, 2009). Quatre décennies de collaboration entre militantes féministes et institutions ainsi que la mise en place de politiques publiques favorables à l’égalité entre les sexes ont eut raison de l’influence dominante de tels positionnements. Mais la quête d’autonomie et la nécessité de se constituer comme force politique indépendante des partis n’en restent pas moins essentielles.

Le mouvement féministe espagnol montre donc qu’il est possible de porter une lutte politique en dehors des cadres institutionnels les plus classiques et de s’imposer dans l’agenda de ces derniers. Possible, voire nécessaire, de disputer aux acteurs traditionnels du jeu politique le rôle de force de proposition. Désormais, c’est davantage par leurs réactions aux revendications surgies de la société civile que ceux-ci se distinguent les uns des autres. De fait, le soutien syndical à la grève de 24 heures en est venu à être davantage déterminant pour les syndicats eux-mêmes que pour les organisatrices. L’année dernière, le refus de soutenir la grève de 24 heures de la part deux confédérations syndicales majoritaires, l’Union générale des travailleurs (UGT) et la Confédération syndicale des commissions ouvrières (CCOO), a été perçu par de nombreux observateurs comme une preuve de leur incapacité à appréhender les bouleversements profonds de la société espagnole. Leur crédibilité en tant qu’acteur principal de la lutte pour le progrès social n’a ainsi pas manqué d’être abîmée par cette décision. Cette année, alors que la Confédération générale du travail et la Confédération nationale du travail ont renouvelé leur soutien à la grève de 24 heures, les féministes ont vu les positions de l’UGT et la CCOO évoluer. Quitte à rendre la situation quelque peu confuse, de l’appel à faire grève durant 2 heures à tour de rôle – proposition que la commission du 8-M a qualifié de « honteuse et insuffisante » – à la garantie d’une couverture pour les travailleuses qui décideront d’étendre la mesure à la journée entière. L’attitude des syndicats majoritaires fournit ainsi la preuve d’une nouvelle distribution des rôles et du pouvoir entre la société civile et les acteurs traditionnels.

Manifestation 8M 2018
Manifestation du 8 mars 2018 à Madrid © Irene Lingua

Diversité des femmes, articulation des luttes

Cette revendication d’indépendance est également une exigence liée à l’objectif qui distingue profondément le mouvement féministe actuel de ses précédents historiques : la prise en compte de l’incroyable diversité au sein de ses rangs. Diversité des couleurs politiques, qui alimente sans cesse les débats sur les modes d’actions privilégiés, en premier lieu desquels celui de la non-mixité des cortèges et associations. Mais diversité des femmes avant tout, et par là même des problématiques qui sont les leurs. Organisations de travailleuses du sexe, de femmes racisées, d’agricultrices, de retraitées etc: le 8-M est l’occasion pour toutes de se réunir autour de la matrice commune qu’est la quête d’égalité, sans effacer pour autant leurs différences, et met ainsi à l’honneur l’intersectionnalité des luttes. Aux étudiantes réunies pour débattre ensemble de l’organisation de l’événement se joignent quelques représentantes des salariées de l’Université : des professeures, mais aussi de celles qui chaque jour assurent le service de ménage ou de restauration. La dynamique interne au mouvement féministe est en effet une illustration exemplaire de la fragmentation des revendications au sein de l’ensemble de la société. Sa force est de parvenir à articuler ces dernières, à faire en sorte, selon les mots du sociologue et anthropologue David Veloso, qu’il n’y ait pas à choisir entre le fait d’être une « femme, une gitane ou une pauvre ».

Rompre avec l’image du « joli minois »

Cette année, l’objectif est de rompre avec l’image du « joli minois » (la «cara bonita ») qui a été celle du mouvement féministe au cours des derniers siècles de lutte. Ou plutôt, celle qu’ont bien voulu lui attribuer les médias et personnels politiques dominants, véhiculant ainsi l’idée qu’à l’existence d’une essence féminine particulière répondait celle d’un mode de contestation spécifique, plus « doux », moins révolutionnaire que celui de leurs camarades masculins. Un traitement dénoncé l’an passé encore par certaines manifestantes, qui en assemblées appellent à mettre davantage l’accent sur les actions de « désobéissance civile »: interventions dans le métro madrilène, refus de quitter les locaux de l’université la veille de la manifestation. Toutes sont convaincues qu’en 2019 les rues seront au moins aussi pleines qu’en 2018.