Histoire de la pilule : la conquête de la souveraineté des femmes sur leur corps

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Capture d’écran vidéo France Culture : “depuis la loi Neuwirth : 50 ans de contraception légale en France”

La pilule, ce petit objet qui semble si banal, est assortie d’une riche histoire. Une histoire semée d’embûches mais qui a permis aux femmes de faire un pas vers la souveraineté sur leur corps, leur maternité, leurs désirs. Avant la généralisation de la pilule, les femmes s’en remettaient à des expédients, plus ou moins efficaces, parfois dangereux, pour échapper à la maternité forcée. Pourtant, la loi Neuwirth qui légalise la contraception en 1967 n’a pas marqué les esprits au même titre que la loi Weil. Aujourd’hui, cette méthode de contraception, fortement répandue, est sous le coup de nombreuses critiques. L’ouvrage Histoire de la pilule, libération ou enfermement d’Olivier Faron et de Myriam Chopin, revient sur cette histoire méconnue. Recension.

L’enquête Histoire de la pilule, libération ou enfermement revient sur ces décennies au cours desquelles les femmes ont conquis une souveraineté sur leur corps et leur sexualité, à travers le prisme paradoxalement peu connu de la contraception.

L’histoire de la pilule a partie liée à celle de l’avortement : elle s’inscrit dans un même mouvement qui voit les femmes s’émanciper de la seule sphère reproductive. Aujourd’hui, la pilule entre dans la vie des femmes avant même les débuts de la vie sexuelle, avec des cours dans les établissements scolaire – mis en place de manière très inégale – depuis la loi Aubry (4 juillet 2001), ou à travers son évocation dans des séries ou films. Il ne faudrait cependant pas réduire la contraception aux seules pilules – le stérilet, l’implant ou encore la contraception définitive sont aussi des moyens prisés par les femmes. Néanmoins en France, c’est elle qui s’est progressivement imposée comme le moyen de contraception « star ». Les auteurs de l’ouvrage montrent comment en France, c’est un système « pilulocentré » qui prévaut.

Si la volonté d’éviter la grossesse a toujours fait l’objet de stratégies diverses, l’ignorance quant à l’anatomie féminine n’a longtemps pas permis de distinguer les solutions contraceptives des solutions abortives.

Histoire de la pilule de Myriam Chopin et Olivier Faron, paru en 2022.

Si les mots de Simone Veil dans l’enceinte de l’Assemblée nationale le 26 novembre 1974 et sa loi autorisant l’IVG ont marqué les esprits, la loi Neuwirth laisse un souvenir moins prégnant dans les esprits. Il s’agit pourtant de la loi qui autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale. Elle revient sur la loi de 1920 qui pénalisait tant l’avortement que la contraception.

En 2010, 45% des Françaises utilisent la pilule (un chiffre à la baisse, au profit notamment d’autres dispositifs comme les stérilets ou l’implant comme l’indique Santé publique France). Pour autant, l’histoire de ce comprimé reste méconnue, de même que les débats qui l’ont accompagnée ces dernières décennies. Quand la contraception s’impose, « les femmes deviennent maîtresses de leur procréation », selon les mots de Simone Veil. En ce sens, l’autorisation et la diffusion de ce comprimé constitue l’une des évolutions les plus importantes dans la lutte pour disposer de leur corps.

Le contrôle de la fécondité et sa répression

Les auteurs font remonter les premières traces de solutions contraceptives au IIème millénaire avant notre ère. On les trouve dans des papyrus égyptiens (le papyrus Ebers notamment) qui évoquent « des potions permettant d’éviter des grossesses non désirées ». Si la volonté d’éviter la grossesse a toujours fait l’objet de stratégies diverses, l’ignorance quant à l’anatomie féminine n’a longtemps pas permis de distinguer les solutions contraceptives des solutions abortives (des potions qui ont pour but de « faire revenir les règles »).

Les auteurs soulignent que l’Église s’est historiquement posée comme opposante à la contraception. À cela s’adjoint une monopolisation de « l’expertise » à ce sujet par des hommes – souvent des hommes d’église. Au Moyen-Âge, les pratiques visant à empêcher la fécondation des femmes sont largement condamnées. Selon les auteurs, le siècle des Lumières coïncide avec l’essor de discours médicaux dont l’implication conduit souvent à une « naturalisation » de l’infériorité féminine. « Règles, grossesses, accouchements font de la femme un être pathologique à vie, que l’on doit encadrer depuis qu’elle est en âge de procréer » analysent les auteurs. 

Au début du XXème siècle, les moyens de contraception se diversifient : éponges, gelées spermicides, etc. Mais c’est le coït interrompu qui reste la méthode la plus usitée. L’année 1920 marque un triste tournant avec ce que les mouvements féministes ont qualifié a posteriori de « loi scélérate de 1920 ». Elle interdit la vente de contraceptifs, dans un contexte où les discours natalistes se généralisent, suite à l’hécatombe de la Première Guerre mondiale.

Elle condamne la « propagande » ou la vente en lien avec l’avortement d’une amende ou d’une peine allant un à six mois d’emprisonnement. Le texte autorise néanmoins la vente de préservatifs pour « prémunir des maladies vénériennes ». C’est en 1923 que l’avortement devient un délit. Puis un crime en 1942 : l’avortement comme atteinte à la sûreté de l’État est passible de la peine de mort. Les auteurs reviennent sur l’affaire Marie-Louise Giraud. Il s’agit de la seule faiseuse d’anges ayant été guillotinée en France à la suite d’un procès expéditif en 1943.

Affiche du planning familial étasunien © Yanker poster collection

À la fin des années 1940, les débats sur le contrôle des naissances se répandent en France avec d’une part, l’émergence d’un nouveau courant féministe incarné par Simone de Beauvoir, d’autre part l’activisme de personnalités du monde scientifique et médical, en dialogue avec leurs homologues étrangers. Cette dynamique internationale est mise en relief par les auteurs, qui évoquent notamment Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé qui découvre les plannings familiaux aux États-Unis et qui rencontre Margaret Sanger (fondatrice de l’American Birth Control League qui devient Planned Parenthood). 

Du côté de l’Église, l’encyclique Casti connubii du 30 décembre 1930 écrite par Pie XI indique que seules la continence périodique ou la méthode Ogino (une méthode qui se fonde sur la durée du cycle menstruel et qui consiste à éviter tout rapport sexuel pendant la période de fécondité) sont acceptables. On peut lire dans cette encyclique que « ​​puisque l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête ». Le ton est donné. L’Église n’est pas seule.

La marche vers la légalisation

L’opposition ou la réticence à l’égard de la contraception puisait à des sources diverses. Le scandale qui a entouré l’ouvrage Des enfants malgré nous, le drame intime des couples, publié par le communiste Jacques Derogy en 1956, est emblématique. L’auteur y plaide en faveur de la contraception au nom (entre autres) de la crise du logement, à une époque où les familles les plus fragiles sont encore entassées dans de très petits logements insalubres. Maurice Thorez, Secrétaire général du Parti communiste français (PCF) répond vertement à Derogy dans L’Humanité (mai 1956) : « je ne pense pas que votre ouvrage contribue à libérer la femme ni à servir le communisme », accusant l’auteur de défendre des « théories néo-malthusianistes » et qualifiant l’ouvrage de « réactionnaire ».

Thorez va jusqu’à écrire que « le chemin de la libération de la femme passe par les réformes sociales, par la réforme sociale, et non par les cliniques d’avortement ». Jeannette Vermeersch, membre du bureau du PCF et vice-présidente de l’Union des femmes françaises qualifie quant à elle le contrôle des naissances de « leurre pour les masses populaires, mais c’est une arme entre les mains de la bourgeoisie contre les lois sociales » (L’Humanité, 1956).

En 1960, lorsque Maternité heureuse devient le Mouvement français pour le planning familial, son objectif évolue vers la formation de praticiens aux méthodes contraceptives. Lors de l’élection présidentielle de 1965, François Mitterrand défend l’abrogation de la loi de 1920 en déclarant « ce droit pour une femme de ne pas avoir d’enfants, vous devez l’avoir. Mais il faut aussi que vous ayez le droit d’en avoir avec la possibilité de les élever convenablement ». Si la pilule et plus largement la contraception s’imposent lentement, cet essor ne se fait pas uniformément sur le territoire.

La loi Neuwirth est adoptée en 1967 mais ne sera totalement appliquée qu’en 1972. Il faut attendre deux années de plus pour que la pilule soit remboursée par la Sécurité sociale et que les mineures puissent se la procurer sans autorisation parentale.

En 1967, au moment de la sortie du rapport du Haut Comité consultatif de la population et de la famille sur la régulation des naissances, Robert Debré déclare que « la contraception doit être considérée comme une liberté nouvelle que nous devons respecter et diriger ». Malgré l’opposition de l’Église, des divisions au sein du champ politique, y compris dans les formations (par exemple chez les gaullistes, entre défenseurs de la recherche liée à la contraception et populationnistes) l’idée du passage d’une maternité subie à une maternité voulue continue de faire son chemin et la loi de 1920 apparaît d’autant plus obsolète. La loi Neuwirth est adoptée en 1967 mais ne sera totalement appliquée qu’en 1972. Il faut attendre deux années de plus pour que la pilule soit remboursée par la Sécurité sociale et que les mineures puissent se la procurer sans autorisation parentale.

À cette époque, l’accès à la contraception rejoint des débats plus larges relatifs à la souveraineté des femmes sur leur corps et le contrôle des naissances. Et rapidement, c’est la question de l’avortement qui se fraie un chemin dans le débat public, portée par des acteurs similaires dans les médias et la sphère politique.

Vers une révolution socio-culturelle

Si toute une partie de l’arène politique et médiatique est opposée à cette légalisation, leur combat va très vite se tourner vers l’avortement. La pilule perdra son caractère polémique d’antan. Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception se met en place en regroupant plusieurs mouvements et partis de gauche radicale : Lutte ouvrière (LO), la Ligue communiste révolutionnaire (LCF), le Parti socialiste unifié (PSU) ou le Mouvement pour la libération des femmes (MLF). Une fois cette conquête obtenue, les problématiques liées à la contraception sont reformulées : il s’agit désormais de mettre la femme au centre, et de questionner les rapports conjugaux tels qu’ils se maintenaient alors en place.

Lucien Neuwirth
Lucien Neuwirth, 1981 © INA

Les auteurs de l’ouvrage considèrent que la diffusion de la pilule correspond à une « diffusion classique d’une innovation socio-culturelle dans notre société ». Si rapidement quatre Françaises sur dix choisissent la pilule, ce n’est pas le cas partout dans le monde – 51 % des Égyptiennes préfèrent par exemple le stérilet. Cette diffusion conduit à l’édification d’une forme de norme concernant la contraception : il s’agit d’abord d’une entrée en sexualité par l’intermédiaire du préservatif puis la pilule au moment de relations plus durables. Les auteurs notent ainsi que sur la période de fécondité, la répartition se fait de la manière suivante : 5 ans de vie sexuelle avec un préservatif, 15 sous le régime de la pilule et 10 années avec un dispositif intra-utérin.

Pour ses dernières évolutions, la « pilule du lendemain » mise en vente en France sans prescription médicale date de 1999. La recherche est néanmoins à la traîne, notamment en ce qui concerne l’hypothèse d’une contraception masculine. Les auteurs considèrent qu’« en définitive l’histoire de la pilule est révélatrice des logiques de la recherche et de développement ».

Si la pilule s’impose comme le moyen de contraception le plus utilisé, le moyen génère également des craintes. Dès les années 1980, les commentateurs parlent d’une pill scare en Grande-Bretagne. Les ouvrages surfant sur la peur de la pilule ne disposent que d’une audience limitée mais les scandales sanitaires et leur médiatisation relatifs aux pilules de 3ème et 4ème génération vont, un temps, changer la donne…

Diversification des méthodes contraceptives et nouvelles formes d’émancipation

La grande réussite des auteurs est de donner à voir une chronologie méconnue, souvent totalement imbriquée à l’histoire de la lutte pour l’avortement alors qu’elle en est partiellement autonome. Ainsi, la critique du système pilulo-centré découle de celle d’une institution où, trop souvent, la parole des femmes est reléguée au second plan.

Cet ouvrage permet ainsi de restituer le riche contexte qui entoure la loi Neuwirth, mais aussi de rappeler les critiques de la pilule qui ont émergé. Cette défiance que l’on peut désormais retrouver dans une partie de la presse féministe ne consiste pas dans le rejet de la contraception ou le scepticisme vis-à-vis de celle-ci tels qu’ils s’exprimaient au tournant des années 1970 : il s’agit d’une défiance alimentée par des scandales sanitaires, au regard des critiques de plus en plus répandues de l’industrie pharmaceutique. Ainsi, on peut distinguer une critique d’ordre individuel de la pilule, liée au constat des déséquilibres qu’elle peut engendrer, et une critique plus systémique visant à remettre en cause le pouvoir de l’industrie pharmaceutique.

C’est peut-être ce dernier point qui est l’élément manquant de l’ouvrage : les critiques vis-à-vis de la pilule évoluent au fil du temps. « La pilule n’a plus bonne presse » constatent les auteurs. Ils estiment que « la marche vers une contraception saine et non médicalisée est bien en cours et se traduit en priorité par l’abandon de la pilule et le recours à des pratiques dites douces : méthode Ogino ou encore le retrait que pratiquaient les arrière-grands-parents ».

Myriam Chopin et Olivier Faron semblent ainsi associer le choix dans sa contraception à une forme de retour en arrière dans les techniques du fait d’un scepticisme vis-à-vis des hormones. Si des témoignages de la sorte fleurissent sur Internet, les chiffres témoignent d’une diversification des contraceptions plébiscitées par les femmes, d’une remise en cause du recours systématique à l’hormone mais pas d’une désaffection vis-à-vis de la contraception en tant que tel.

La crise de confiance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique, quant à elle, s’est manifestée plus que jamais lors de la pandémie de Covid. Une partie du scepticisme vis-à-vis des vaccins ne découlait pas uniquement la conséquence d’analyses conspirationnistes : c’était un rapport détérioré à l’institution qui était en cause. Le choix d’une pilule charrie son lot de difficultés : écoulement de sang en continu, variations hormonales parfois difficiles à supporter, baisse de la libido, changement physique, etc. L’incapacité de l’industrie à les conjurer génère un rejet à caractère politique.

Ainsi, la critique du système pilulo-centré découle de celle d’une institution où, trop souvent, la parole des femmes est reléguée au second plan. C’est ce qu’ont récemment illustré, toujours durant la pandémie de Covid, les inquiétudes concernant le vaccin du coronavirus et son effet sur les règles : les femmes qui estiment que le vaccin décale les cycles et engendre des douleurs étaient-elles dans un surcroît de vigilance ou témoignent-elles d’un effet secondaire qui n’avait pas été envisagé lors des tests du vaccin ? Le débat est resté en jachère mais les milliers de témoignages soulignent tant un malaise profond qu’une parole qui s’est libérée – et bien peu relayée.

« Les métiers du lien sont incompatibles avec la pression à l’immédiateté » – Entretien avec Vincent Jarousseau

Vincent Jarousseau est l’auteur de l’ouvrage Les femmes du lien, un roman-photo documentaire consacré aux travailleuses du soin : Valérie, technicienne d’intervention sociale et familiale (TISF), Marie-Basile, aide à domicile ou encore Marie-Claude, aide-soignante. Ces métiers, que la crise sanitaire a permis de rendre plus visibles, restent cependant mal connus, souvent dévalorisés et trop peu soutenus par les responsables politiques. Pourtant, comme le montre Vincent Jarousseau, ces femmes du lien sont au coeur des enjeux sociaux, sanitaires et écologiques auxquels nos sociétés contemporaines sont confrontées. Un livre hommage, qui retrace plusieurs récits de vie et nous invite à actualiser nos imaginaires collectifs.

Le Vent Se Lève – Selon vous, la crise sanitaire a dévoilé l’émergence d’une nouvelle classe ouvrière. Comment la définiriez-vous ?

Vincent Jarousseau – Pendant le premier confinement, c’est-à-dire au tout début de la crise sanitaire, environ 35% des salariés ont continué de travailler. Parmi ces travailleurs essentiels, une grande partie appartenait à la classe dite « servicielle », masculine et féminine. Je désigne par là le backoffice de la société, qui assurait les tâches indispensables pendant que nous étions confinés : les métiers du soin, de la santé et du médico-social au sens large, le secteur du ménage, de la grande distribution, du tri, du transport et enfin, toute la « petite fonction publique » (les policiers, les pompiers, les agents EDF). Toutes ces personnes assurent le fonctionnement courant de la société. La crise sanitaire, mais également, plus tôt, le mouvement des gilet jaunes, ont permis de rendre visible cette nouvelle classe ouvrière. Cela fait dix ans que j’effectue un travail de documentation sur les classes populaires et je remarque qu’il y a une surreprésentation de ces métiers essentiels dans ces milieux.

Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

Quand j’ai réfléchi à ce projet, il était important pour moi de définir les zones géographiques et les professions à étudier, de me fixer des contraintes. Si j’avais travaillé sur une seule zone, je n’aurais pas pu représenter de façon large ces professions. Par exemple, en milieu rural – dans des territoires enclavés où restent, la plupart du temps, les personnes qui n’ont pas fait d’études supérieures – les professions du lien sont occupées par les « femmes du coin ». Ce sont des femmes très ancrées dans leur territoire, à la fois par la profession qu’elles exercent mais aussi par le rôle social qu’elles jouent auprès de leur famille et de l’ensemble des habitants. On comprend dans le récit de certaines de ces femmes, qu’elle ont également un rôle d’aidant auprès de leurs parents. Les hommes, au contraire, sont souvent amenés à travailler plus loin, dans les métiers de la route, dans le petit BTP. Contrairement aux femmes, ils ne sont pas présents en permanence dans le territoire. Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse.

À l’inverse, si l’on prend la région parisienne ou les grandes métropoles françaises, plus de la moitié des salariés dans les professions du lien sont nés à l’étranger, principalement en Afrique et en Amérique du Sud. En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse. On les voit dans les transports en commun sans finalement les connaître, comme Marie-Basile, qui est mère célibataire et qui passe plusieurs heures par jour dans le métro pour se rendre sur son – ou plutôt ses – lieux de travail. C’était très important pour moi de la suivre et de montrer ces longs trajets quotidiens.

LVSL – En quoi cette « nouvelle classe ouvrière » se différencie-t-elle de la classe ouvrière telle que nous la définissions au siècle dernier ?

V. J. – Je dirais que la grande différence se situe dans le rapport au collectif. Tous ces métiers du lien que j’ai voulu montrer dans mon livre (auxiliaires de vie, assistantes familiales, assistantes maternelles ou encore aides soignantes) sont des métiers qui s’exercent de façon très solitaire. Le travail d’une AES (accompagnante éducative et sociale) en Ehpad consiste à aller de chambre en chambre, de pénétrer dans l’espace privé des personnes âgées, avec toutes les précautions que cela implique. La plupart du temps, ces déplacements se font seul, car il n’y a pas assez de personnel pour exécuter ces tâches à deux. La charge de travail est telle que l’on n’a pas le temps de se disperser.

C’est également un secteur très morcelé. Une aide à domicile sur deux en France travaille à son propre compte et est payée avec des CESU (chèques emploi-service). Les autres sont employées soit dans des associations à but non-lucratif, soit dans des entreprises privées à but lucratif. Dans ces deux cas, elles dépendent des départements – et non de l’État -, ce qui explique le morcellement du secteur. Il est donc très compliqué pour les aides à domicile de se mettre en grève, car leur travail ne les amène pas à se rencontrer. Comme me l’expliquaient les femmes grévistes d’une filiale du groupe d’Orpea à Caen, la première barrière au regroupement et à la lutte collective, c’est qu’elles ne se connaissent pas entre elles. La situation est similaire dans l’ensemble des métiers médico-sociaux.

Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

LVSL – Toutes les femmes que vous suivez au cours de votre reportage évoquent, au sujet de la crise sanitaire, à la fois les difficultés inédites – et parfois durables – qu’elles ont dû supporter et le coup de projecteur que cette crise a permis de mettre sur ces métiers essentiels. Diriez-vous que votre ouvrage s’inscrit dans un moment de prise de conscience de l’importance de ces métiers et du rôle de ces femmes dans notre société ?

V. J. – C’est vrai qu’il y a des débuts de mises en récit sur ces questions. Je pense notamment à un nouveau film, Les femmes du square, qui traite des nounous à domicile. Néanmoins, sur le fond, tout reste à faire. Il y a eu quelques très timides avancées sur les rémunérations, qui ont été absorbées par l’inflation, mais aujourd’hui, que ce soit dans les Ehpads, les services d’aide à domicile, de la protection de l’enfance ou de prise en charge des enfants handicapés, le contexte de pénurie de personnels est très inquiétant. Des directeurs de structures sont contraints de refuser des demandes de prise en charge. Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance [à leur entrée à l’hôpital, les patients sont classés sur une grille composée de six niveaux graduels de dépendance, NDLR]. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

Une telle situation est due à des démissions de masse et au manque d’attractivité de ces métiers. Le salaire moyen d’une aide à domicile est de 950 euros par mois. En moyenne, elle doit attendre quinze ans pour atteindre le SMIC mensuel. Pourquoi ? Parce que ce sont des métiers avec un système de comptabilisation des heures très archaïque : on est payé à la tâche. Heureusement, ce n’est pas le cas pour tous les métiers. Une aide-soignante à l’hôpital, par exemple, bénéficie d’un cadre beaucoup plus normalisé, même si les salaires restent très modestes.

Se pose aussi la question du sens dans ces métiers. Le manque de moyens et d’effectifs pour s’occuper d’autant de monde rend ces missions de plus en plus compliquées, avec une énorme contrainte de temps. Les personnes concernées sont pressurisées par une politique du chiffre en contradiction avec leur éthique professionnelle et leur aspiration à bien faire leur travail. Alors que ce sont des métiers où l’évaluation n’existe pas, dans lesquels l’humain est central. Ce qui ressort de cette analyse, c’est que la pression à l’immédiateté n’est pas compatible avec ces professions.

LVSL – En quoi le format que vous avez privilégié, à savoir un mélange entre la bande-dessinée et le documentaire photo, permet-il de rendre compte de cette dualité entre le manque de reconnaissance et de sens, et le caractère essentiel de ces femmes et de ces métiers ?

V. J. – J’utilise ce format dans l’ensemble de mes livres depuis L’illusion nationale. Je souhaite avant tout mettre en avant les personnes que je suis. L’essentiel des textes que l’on peut y lire sont des retranscriptions d’enregistrements. Quant à moi, je ne parle pas ou peu.

Il y a donc un double processus de lecture du livre. Un processus visuel d’abord, puisque la photographie permet d’observer la posture, les gestes, les regards mais aussi l’environnement de mes personnages. Un processus centré sur la parole ensuite. Cela permet une forme d’immersion. Quand on lit le livre, on découvre des mondes que l’on croyait peut-être connaître mais que l’on connaissait peu. C’est un peu comme un film documentaire, mais en format papier.

C’est la nature sociologique et politique de mon travail qui m’a conduit à combiner prises de vues et paroles transcrites au sein de phylactères. Cette forme me permet d’emmener le lecteur au plus près des personnages. Les planches composées de photographies et de mots donnent un accès immédiat aux paroles et aux personnes qui les profèrent – à l’image de ce que peut faire le cinéma. Le roman-photo place le lecteur dans une relation de proximité avec les personnes qui y sont représentées par la photographie.

Mes livres s’inscrivent dans une démarche de documentation du réel à travers le mélange de la création artistique et de la recherche en sciences humaines et sociales. Je m’inspire aussi bien des méthodes du journalisme d’investigation que de la sociologie ou de l’anthropologie, et mes enquêtes s’étalent sur plus de deux années à chaque fois. Le temps long et la confiance sont indispensables pour se familiariser avec les personnes que l’on étudie et s’immerger dans leur environnement. Il faut s’imprégner de leur mode de vie pour les comprendre et les appréhender dans leur complexité.

Les femmes du lien, dessin réalisé par Thierry Chavant

LVSL – Ce travail s’inscrit dans une série d’ouvrages à travers lesquels vous tentez de « créer de nouveaux imaginaires ». Selon vous, quelle peut être la place du portrait et du récit à l’échelle individuelle dans la construction d’un imaginaire collectif, qu’il soit social et/ou politique ?

V. J. – Pour parler des femmes du lien et pour avancer sur ces questions, il me semblait essentiel d’inventer un nouvel imaginaire, semblable à l’imaginaire extrêmement puissant de ce qu’était le monde ouvrier et l’industrie au XXe siècle. Cet imaginaire a été porté par les syndicats, le Parti communiste de l’époque, mais aussi par la culture, notamment le cinéma ou la publicité. D’ailleurs, qu’aujourd’hui encore, les syndicats restent parfois accrochés à cet imaginaire alors qu’il y en a un nouveau.

C’est pour cela, selon moi, qu’il est très important de lier ces nouveaux récits à des récits de vie. Je pense que pour un lecteur, il est primordial de partager les expériences de mes personnages parce que quand on lit leur récit, on s’aperçoit qu’il s’inscrit dans une certaine durée. En effet, le récit de chacune de ces femmes est introduit par une bande-dessinée qui retrace son histoire, depuis son enfance. On peut ainsi percevoir des choses que l’on comprendrait différemment dans un récit théorique. Mon livre à lui seul ne suffira évidemment pas à construire ce nouvel imaginaire, mais peut-être inspirera-t-il d’autres projets. Je pense qu’il est primordial de mener la bataille culturelle par ce biais.

Retracer le récit de ces femmes dans le temps donne permet de comprendre l’évolution de ces métiers, et toutes les difficultés auxquelles ces travailleuses sont confrontées au quotidien.

LVSL – Le député de la Somme, François Ruffin, à l’origine d’une mission d’enquête parlementaire sur les métiers du lien et du documentaire Debout les femmes avec Gilles Perret, apparaît dans votre livre aux côtés de Marie-Basile, une aide à domicile de 53 ans. Il y dit notamment que « ce combat est évidemment féministe. Si ces métiers n’étaient pas occupés essentiellement par des femmes, ils seraient traités d’une autre manière dans la société ». Partagez-vous ce constat ?

V. J. – Oui, tout comme je pense que ce livre est évidemment féministe. Les métiers dont on parle sont des métiers occupés à 90% par des femmes. On peut même monter à 97% si l’on se concentre sur les aides à domicile. Parmi toutes les professions abordées, celle d’éducateur spécialisé est la plus masculine. Pourtant, 65% des éducateurs spécialisés aujourd’hui sont des femmes, tout comme 80 à 90% des élèves en école d’éducateurs. La proportion était complètement inverse il y a trente ans, à l’époque où un éducateur gagnait environ deux fois le SMIC. Aujourd’hui, à formation et missions équivalentes, un éducateur spécialisé touche 1,1 SMIC. D’ailleurs, on constate ce même mouvement de féminisation et de précarisation dans beaucoup de professions.

La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Certaines professions étaient autrefois valorisées et se sont dégradées en même temps qu’elles se sont féminisées. Je pense par exemple aux métiers de l’enseignement. D’autres ont toujours été féminines et n’ont jamais été reconnues à juste titre comme de « vrais » métiers. Si l’on remonte aux années 1950-1960, de nombreuses tâches liées aux soins étaient assurées bénévolement par des femmes. La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Mon travail est donc éminemment féministe car il renvoie à ce qui a été et à ce qu’est encore aujourd’hui la condition de nombreuses femmes. Il y a toujours un risque de retour en arrière. On célèbre aujourd’hui beaucoup le rôle des aidants, ce qui est très bien, mais il y a aussi beaucoup d’aidants qui décrochent car ils se retrouvent en grande difficulté. Il faut faire très attention au phénomène de substitution. Si je prends le programme économique de Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles, l’idée du « salaire maternel » sous-tend un vrai risque de retour en arrière : derrière cette proposition, il y a l’idée de restreindre les femmes à des activités domestiques auxquelles elles étaient traditionnellement assignées, comme s’occuper des enfants, éventuellement handicapés, et des parents.

Les femmes du lien © Vincent Jarousseau

LVSL – Votre ouvrage montre que les métiers du lien nécessitent une certaine intelligence affective et sociale, des compétences techniques et impliquent de grandes responsabilités vis-à-vis des personnes dont ces travailleuses ont la charge. Les difficultés de ces professions aujourd’hui (manque de temps, d’effectif, de rémunération) sont-elles les mêmes que celles des professions médicales ?

V. J. – Oui, il y a de toute façon une logique commune. Néanmoins, il y a quelques petites différences. D’abord, il existe des collectifs de travail à l’hôpital. Ensuite, les métiers de la santé sont régis par la sécurité sociale. C’est le cas par exemple des aides soignantes à domicile, contrairement aux aides à domicile qui font exactement les mêmes tâches, avec le ménage en plus. Ces dernières dépendent de l’APA (Aide personnalisée à l’autonomie) et donc des départements.

Dans le projet de loi grand âge qui a été présenté et rejeté deux fois lors du précédent quinquennat, il y avait également le projet d’une cinquième branche de la sécurité sociale qui aurait permis de grandes avancées, je pense, dans la reconnaissance de ces métiers.

LVSL – Pourquoi, selon vous, s’agit-il plus que jamais de métiers d’avenir ?

V. J. – Il s’agit en effet, selon moi, de métiers d’avenir, mais pas uniquement par rapport au vieillissement de la population, argument qui revient systématiquement dans la bouche des investisseurs de la silver economy, avec les yeux qui brillent…

Au fond, ces femmes du lien prennent soin du vivant. Cette activité s’inscrit pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager.

Je considère que les bouleversements écologiques auxquels nous faisons face nous amènent tout simplement à nous exposer beaucoup plus à des vulnérabilités multiples. Le Covid en a été une des premières manifestations et ce n’est qu’un début. À peu près deux millions de personnes en France on eu un Covid long avec des séquelles qu’il va falloir traiter.

Cet excès de vulnérabilité fait que de toute façon, nous aurons de plus en plus recours à ce type de métier. Au fond, ces femmes du lien, que font-elles ? Elles prennent soin du vivant. C’est une activité qui s’inscrit, de mon point de vue, pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager. C’est une activité à haute valeur, selon des critères qui ne sont pas ceux du PIB, mais du progrès humain et civilisationnel. C’est ce que l’on appelle l’éthique du care. Tout le monde, femmes et hommes, devrait s’approprier le care. Il faut porter haut et fort le fait que nous sommes toutes et tous interdépendants les uns des autres.

Le Mexique ou l’enfer des femmes

La dernière marche du 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès sans précédent à Mexico © María José Martínez

Toutes les trois heures au Mexique, une femme est assassinée. Et toutes les 18 secondes, une autre y est violée. Des chiffres à peine croyables qui sont la conséquence d’une société où le patriarcat est entretenu notamment par l’Église catholique, où l’impunité, quasi-totale, est permise par une corruption endémique et où la violence a été exacerbée par le néolibéralisme et l’impérialisme étasunien. Si la progression du mouvement féministe et l’élection du nouveau président Andrés Manuel Lopez Obrador ouvrent des perspectives positives pour la condition de la femme mexicaine, le chemin à accomplir sera long et difficile.


Une violence contre les femmes normalisée

19h10, station Bulevar Puerto Aéreo, ligne 1 du métro de Mexico : une jeune femme s’apprête à sortir de la rame. Soudain, un homme s’approche d’elle, pointe discrètement un couteau sur ses côtes et lui souffle : « Sors avec moi, il y aura une voiture blanche, monte dedans et si on te demande quelque chose, dis que c’est ton Uber ». La victime se met à suffoquer. Une vieille dame lui demande si elle va bien. Elle ne répond pas. Celle-ci se met alors à crier « Au feu ! Au feu ! ». Les passagers se retournent, un policier arrive, l’agresseur s’enfuit.

Ce qui semble n’être qu’un fait divers est en fait un énième exemple de la violence institutionnalisée contre les femmes au Mexique. Ainsi, en 2018, les autorités ont recensé 3580 féminicides, c’est-à-dire des meurtres de femmes dont leur genre est le mobile direct. Certaines estimations montent même jusqu’à 8000 femmes. Et parmi elles, au moins 86 mineures. Avant l’âge de 17 ans, 40 % des Mexicaines seront victimes d’un viol ou d’une tentative de viol.

Chaque jour en moyenne, 80 viols sont signalés à la police dans le pays tandis que les numéros d’urgences reçoivent 300 appels liés à des faits de violence contre des femmes. Et c’est bien peu comparé aux chiffres estimés. Dans un pays où l’impunité est l’un des principaux fléaux, seuls 2% des délits sont jugés et 94% des agressions sexuelles ne sont pas signalées. La faute à des procédures bien souvent trop complexes et inefficaces et à des policiers corrompus ou refusant d’écouter les victimes avec respect. Parfois même, policiers et violeurs sont les mêmes comme l’explique Tania Reneaum, directrice d’Amnesty International au Mexique.

Hommage à huit victimes de féminicides à Ciudad Juárez, là où leurs corps ont été retrouvés © Iose

En quinze ans, les féminicides ont progressé de 85%. La principale cause de cette augmentation est la guerre contre la drogue, commencée en 2006 pour des motivations électoralistes du parti conservateur alors au pouvoir et sous la pression de l’Empire étasunien et de son complexe militaro-industriel. Cette guerre a entraîné une très forte déstabilisation du pays qui a favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence et la puissance des cartels qui participent au trafic d’être humain. La militarisation de l’État a causé une explosion des violations des droits de l’Homme, particulièrement aux dépends des femmes. Et la corruption systémique, particulièrement prégnante sous le mandat d’Enrique Peña Nieto, a aggravé la défaillance du système judiciaire.

La tristement célèbre ville de Ciudad Juárez est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes

Les meurtres de femmes sont souvent bien plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont généralement mutilés et découpés. Ils sont le fait d’individus isolés qui, profitant de l’impunité, les violent puis les assassinent ou bien des cartels qui les kidnappent, les prostituent et les tuent après plusieurs mois d’exploitation sexuelle. Cela est particulièrement le cas dans le Nord du pays, à la frontière, où de nombreux Américains viennent effectuer du tourisme sexuel à bas coût et où la présence des maquiladoras, ces zones de libres échanges où prospèrent les usines de sous-traitance étasuniennes, favorisent l’immigration interne de femmes pauvres et sans attaches à la recherche d’un emploi, faisant d’elles des cibles faciles. Ainsi, la tristement célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias capitale mondiale du meurtre, est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes.

Une société patriarcale

À la défaillance des institutions s’ajoute la profonde culture machiste et patriarcale. Ainsi, la violence intrafamiliale est normalisée et était majoritairement considérée jusqu’il y a peu comme relevant de la sphère privée. On estime ainsi que près de la moitié des femmes mexicaines sont victimes de violences conjugales. Un sondage révélait que 10 % des hommes mexicains interrogés considéraient tout à fait normal de frapper une femme désobéissante.

Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’église catholique

Le droit des femmes à disposer de leur corps est également restreint par l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse dans tout le pays à l’exception de la capitale depuis 2007. Dans 17 des 32 États du pays, l’avortement conduit même à des peines de prison : jusqu’à trente ans dans l’État de Guanajuato. Il est même arrivé que des femmes se retrouvent en prison pour avoir fait une fausse couche. Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’Église catholique, force réactionnaire dont l’hyperpuissance est manifeste dans un État pourtant laïc. Ainsi, un évêque du Chiapas n’a pas hésité pas à comparer les partisans de la dépénalisation à Hitler quand tous les autres se contentent de simples : « Assassins ! ». Pourtant, ce ne sont pas moins d’un million d’avortement qui ont lieu chaque année, le plus souvent hors de Mexico, donc illégal et entrainant dans 40% des cas des complications. La légalisation de l’avortement dans la capitale fait également de cette enclave l’une des villes où se pratique le plus d’IVG au monde, de nombreuses femmes du reste du Mexique et d’Amérique centrale s’y rendant spécialement pour cela. Une possibilité réservée à celles qui en ont les moyens puisqu’en plus des frais inhérents au déplacement, l’acte est seulement gratuit pour les résidentes du district fédéral.

Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le foulard vert est le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement © ItandehuiTapia

Bien sûr, on retrouve également un écart salarial important : à travail égal, les femmes ont un salaire 27% inférieur à celui des hommes. À cela s’ajoute généralement une participation beaucoup plus importante au travail domestique : 10 à 20h de plus que les hommes sont en moyenne consacrées aux tâches ménagères et 8 à 15h de plus au soin des enfants et des personnes âgées.

L’émergence du mouvement féministe

En réponse à la violence, le mouvement féministe s’affirme de plus en plus rapidement au Mexique © Luisa María Cardona Aristizabal

Face à cette situation terrible, un mouvement féministe relativement important a pris place au Mexique, notamment dans les centres urbains. Ainsi, la marche du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès inédit dans la capitale. Des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants ont battu le pavé avec un mot d’ordre glaçant : « On veut vivre ! ». Autres slogans notables : « Pas une morte de plus », « Ni saintes, ni putes : simplement femmes », « Mon corps, mon choix » ou encore « Avortons le patriarcat ». Principales revendications : la prise de mesures radicales pour lutter contre la violence et les féminicides, l’égalité salariale et, pour la majorité, la légalisation et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse.

En effet, cette mesure ne fait pas l’unanimité chez toutes celles se réclamant du féminisme : le courant féministe chrétien – dont le nom est quelque peu un oxymore – composé essentiellement de femmes relativement âgées, s’y oppose suivant la ligne de l’Église catholique et revendique une vision différentialiste des sexes qui ne remet que peu en question les rôles de genre. À l’inverse, c’est un courant très anglo-saxon, par forcément adapté à la situation mexicaine, qui domine le mouvement féministe dans les universités de la capitale.

Si ce dernier semble avoir eu jusqu’à présent peu d’impact dans la lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes en dehors des campus, il est fortement instrumentalisé par la droite conservatrice et leurs médias pour discréditer le féminisme. Ainsi, nombreuses sont les femmes mexicaines à refuser de se revendiquer comme féministes, considérant celles-ci comme « des extrémistes haïssant les hommes et voulant faire des femmes des lesbiennes ». Cette caricature grossière rencontre malheureusement un certain succès.

Les femmes indigènes sont particulièrement exposées à l’exploitation sexuelle

Les femmes indigènes forment également une avant-garde féministe notable. Victimes de racisme, souvent considérées comme des citoyennes de seconde zone et vivant généralement dans des zones reculées, elles ont par exemple un accès beaucoup plus limité à la contraception. Leur condition économique fragile les expose également beaucoup plus souvent au fléau de l’exploitation sexuelle. L’une de ses portes paroles a notamment été María de Jesus Patricio, dite Marichuy, qui fût la candidate d’organisations indigènes de gauche – et notamment de l’armée zapatiste – à la dernière élection présidentielle.

L’alternance à gauche : vers de nouvelles perspectives

La forte progression du mouvement féministe peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord, un ras-le-bol grandissant face à l’explosion de la violence. Ensuite, par la dynamique mondiale féministe portée notamment par le mouvement #MeToo. Enfin, par l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador – AMLO à la tête du pays en juillet dernier.

Celui-ci ne fait pas l’unanimité dans les rangs féministes. Si certaines militantes soutiennent pleinement le nouveau président voire ont même choisi de rejoindre ses rangs, d’autres ne croient pas en l’espoir de changements réels dans la lutte contre les inégalités de genre pour des raisons qui seront évoquées un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, son élection a ouvert une brèche dans laquelle féministes pro et anti-AMLO ont choisi de s’engouffrer.

En effet, les précédents gouvernements corrompus du PRI, néolibéral et technocratique, et du PAN, conservateur chrétien, s’étaient jusque-là contentés de mesures à la marge pour lutter contre les inégalités et la violence. On citera l’inefficace alerte de genre, un dispositif mis en place dans les États les plus touchés par les féminicides qui prévoyait officiellement une sensibilisation de la police et de la justice et une meilleure surveillance des rues. Des wagons réservés aux femmes dans le métro : une ségrégation spatiale qui choque philosophiquement de nombreuses femmes mais qu’elles voient comme un mal nécessaire face à la gravité de la situation. Ou encore la reconnaissance du féminicide comme circonstance aggravante en cas de meurtre : mesure salutaire mais quasi-dépourvue d’effets face à l’impunité endémique du pays.

La mesure d’AMLO qui suscite le plus de réserve dans le camp féministe est la mise en place de la garde nationale. Elles craignent que ce corps civil entraine un accroissement de la militarisation du pays et in extenso des violations des droits de l’Homme. L’exécutif au contraire y voit la possibilité de retirer peu à peu l’armée du pays au profit de cette garde qui sera spécifiquement formée aux questions féministes.

Un autre sujet de crispation entre une partie du mouvement féministe et AMLO est sa décision de réviser l’attribution du budget réservé à la protection de l’enfance et à l’hébergement des femmes victimes de violence. Il a en effet choisi de réduire les subventions aux associations pour verser une aide directe aux parents seuls et mettre peu à peu sous la tutelle de l’État les refuges de femmes violentées. Une décision qu’il justifie par de trop nombreux détournements d’argent public.

Sous la pression de députés, la légalisation de l’avortement devrait bientôt voir le jour

Se revendiquant « humaniste chrétien », Lopez Obrador a refusé de prendre position sur le sujet de l’interruption volontaire de grossesse mais s’est dit en faveur d’un référendum sur la question et s’est engagé à promulguer une éventuelle loi en faveur de sa légalisation. Une légalisation qui, malgré l’opposition de la majorité de la population, pourrait bientôt voir le jour sous la pression d’un regroupement de députés issus de la Morena – le parti d’AMLO, du PRD (social-démocrate) et du PT (marxiste). Déjà, une loi reconnaissant « le droit de toute personne à son autonomie reproductive, c’est-à-dire à décider de manière libre, responsable et informée à avoir des enfants ou non » va être votée, ouvrant ainsi une première porte à la légalisation.

Entre autres premières mesures d’Andrés Manuel Lopez Obrador en faveur de l’égalité de genre, on notera la mise en place de protocoles destinés à lutter contre le harcèlement sexuel endémique dans les universités – notamment hors de la capitale, l’amnistie de femmes ayant avortée et l’inclusion de perspectives de genre à la totalité des nouvelles lois votées et aux réformes des lois en vigueur. Enfin, les programmes sociaux mis en place et à venir, comme le doublement du salaire minimum en juin dernier, toucheront avant tout les femmes, premières victimes de la précarité.

Féministe revendiquée, Claudia Sheibaum est la nouvelle maire de Mexico © Tlatoani Uriel

Conjointement à l’élection d’AMLO, celle de Claudia Sheinbaum à la tête du gouvernement de Mexico promet une forte politique volontariste au sein du district fédéral. Élue à la tête d’une ville traditionnellement à gauche, la nouvelle maire ne cache pas ses convictions féministes et souhaite faire de la question des femmes une priorité de son agenda politique. Au programme : présence d’un membre du secrétariat local des femmes dans chaque bureau du procureur, formation de la police auxiliaire, ligne téléphonique dédiée aux violences de genre, festivals féministes, mesures pour la réappropriation des femmes de l’espace public etc.

On notera également que le Mouvement de régénération nationale, le parti présidentiel, qui a choisi de dédier 50 % de son budget à l’éducation populaire, a mis en place de nombreuses formations de sensibilisation au droit des femmes et au féminisme.

Dorénavant, le parlement mexicain est l’un des plus paritaires au monde

Enfin, l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador a participé à une forte féminisation du personnel politique. Ainsi, le gouvernement, qui ne comptait que quatre femmes sur trente membres sous la présidence d’Enrique Peña Nieto est dorénavant parfaitement paritaire : une première au Mexique. Surtout, la chambre des députés comporte dorénavant 241 femmes sur ses 500 membres : elle n’était que 114 il y a dix ans. Quant à la chambre haute, elle compte 63 femmes pour 65 hommes. Une parité parlementaire atteinte par peu de pays dans le monde même si l’on regrettera que les postes de pouvoir au sein des chambres aient été majoritairement attribués à des hommes.

Ainsi, le Mexique est confronté à une violence de genre sans mesure qui prend place au sein d’un pays fortement marqué par la culture patriarcale et le machisme. Une situation qui s’insère également dans une société marquée par les inégalités économiques et l’impunité judiciaire permise par une corruption endémique. La faute avant tout de plusieurs décennies de néolibéralisme ayant permis le fiasco de la guerre contre la drogue, le tout organisé par une oligarchie mafieuse avec l’appui au moins tacite de l’Église catholique. La victoire de Lopez Obrador et la progression spectaculaire du mouvement féministe semblent promettre des avancées importantes dans les années à venir mais le chemin reste long dans un pays où l’autorité de l’État reste encore faible et où le puissant conservatisme ne pourra être battu que par une forte bataille culturelle.

Les Invisibles : mettre en lumière la cause des femmes sans-abri

Affiche du film Les Invisibles, @ApolloFilms / DR

Le sujet de la grande précarité et des sans-abri est peu évoqué au cinéma. Celui des femmes à la rue l’est encore moins. En effet, il apparaît difficile d’en faire à la fois un film réaliste et grand public. Le film Les Invisibles, qui connaît actuellement un large succès en salles, vient combler ce vide. Les Invisibles chronique le quotidien d’un centre d’accueil de jour dans une comédie dramatique très réussie, où des actrices confirmées côtoient des comédiennes non-professionnelles avec une expérience de la rue. Retour sur cette belle surprise et les enjeux qu’elle soulève.


La grande précarité, éternelle absente du cinéma populaire français

Le cinéma, comme la télévision, souffre de nombreux biais de représentation. Les CSP+ urbaines y sont légion tandis que les ouvriers et les employés y sont aussi absents qu’en politique. Il apparaît donc logiquement que le cinéma fait quasiment fi des personnes à la rue. De plus, même les décors cinématographiques sont généralement de grands appartements parisiens, comme une toile de fond tristement monocorde de chaque réalisation française. Ainsi, la grande pauvreté ne s’affiche que très rarement à l’écran et encore moins en tant que thématique principale d’un film populaire. On se souvient en vrac de No et Moi de Zabou, Une Époque formidable de Gérard Jugnot, Enfermés dehors de Dupontel ou encore de Le Grand Partage d’Alexandra Leclerc. Au-delà de cette liste non-exhaustive, le SDF n’apparaît qu’en toile de fond, en élément de décor plutôt qu’en véritable protagoniste, en figurant caricatural plutôt qu’en personnage à part entière. Les Invisibles souhaite remédier à cette absence de représentation, posant la question fondamentale de l’invisibilisation symbolique des personnes sans-abri qui se retrouvent effacées de la culture populaire et des images qu’elle véhicule. Un procédé qui fait écho à une autre forme d’invisibilisation cette fois-ci physique et concrète : le mobilier urbain anti-SDF et plus généralement l’ensemble des dispositifs techniques, logistiques et policiers qui visent à éloigner les grands précaires des centres-villes.

Donner directement la parole aux femmes à la rue

Louis-Julien Petit reprend avec Les Invisibles une méthodologie déjà testée dans son premier film Discount, qui dénonçait les conditions de travail dans la grande distribution et suivait la création d’une épicerie solidaire clandestine. Le réalisateur s’appuie sur une enquête sérieuse sur le terrain pour recueillir des témoignages, permettant d’amener de la précision factuelle, et de ne jamais en rester aux idées reçues sur son sujet. Le casting du film témoigne également de cette rigueur puisque  des acteurs professionnels côtoient des acteurs amateurs, dont le parcours fait directement écho aux personnages qu’ils incarnent. Un choix qui n’a rien d’un gadget et accorde au film toute sa légitimité, en donnant directement la parole aux premières concernées. Aux côtés d’Audrey Lamy, Noémie Llovsky et Corine Masiero (qui a elle-même été sans-abri), le casting s’ouvre ainsi à Simone (Veil), Brigitte (Macron), Marie-Josée (Nat), Mimi (Mathy) et de nombreuses autres femmes, ex sans-abri, qui apparaissent dans le film sous des noms d’emprunt. L’ambition n’est pas uniquement cinématographique. Ainsi, ce choix permet de mettre des visages sur ce qui reste trop souvent des données statistiques et la parole est donnée à des femmes qui n’ont jamais pu la prendre. L’acte est éminemment politique, et permet par ailleurs d’illustrer la diversité des parcours de vie, des caractères, des histoires, des réalités qui se cachent derrière l’appellation de “sans-abri”. Le film dessine alors une véritable fresque de la vie de ces femmes sans-abri, happant le spectateur dans un tourbillon d’émotions. Cependant, il ne tombe pas dans la caricature pathétique et le film alterne aussi les passages comiques, véritables rayons d’espoir dans la noirceur dépeinte du quotidien des femmes SDF.

Rendre hommage au travail social

Le titre “Les Invisibles” ne fait pas uniquement référence aux femmes sans-abri dont on suit le quotidien, mais également aux femmes, bénévoles ou salariées, qui les accompagnent. Ces dernières gèrent le centre d’accueil de jour, se battent pour sa survie, s’investissent corps et âmes auprès des personnes accueillies, et alternent entre moments d’espoir et de lassitude, volonté d’y croire et résignation. Louis-Julien Petit n’en reste pas à l’hommage lyrique à ces femmes engagées et entre très concrètement dans les problématiques auxquelles elles font face. On pourrait citer par exemple le cloisonnement des dispositifs administratifs, la rupture de l’accompagnement une fois la personne transférée dans un autre centre ou après son accès au logement classique, l’importance des contrats aidés remis en cause par le gouvernement, l’arrivée de logiques de management quantitatif de l’insertion, le manque permanent de moyens humains et financiers, les appels au 115 qui restent désespérément sans réponse, l’absence de solutions d’hébergement pour de nombreux sans-abri qui passeront finalement la nuit sur le trottoir après avoir espéré un endroit chaud qui ne viendra jamais. Autant de blocages qui renforcent l’épuisement de ces professionnelles à qui l’on demande l’impossible et doivent par ailleurs digérer la violence sociale des situations dont elles sont les témoins au quotidien : les agressions dans la rue, les expulsions de camps de fortune par la police, les discriminations dont est victime leur public, aussi bien dans la recherche de travail que dans la simple possibilité d’évoluer dans l’espace urbain. Une violence décuplée pour les femmes, victimes d’une double peine, et pour qui la rue est synonyme d’une insécurité permanente (ce que racontait très bien le documentaire Femmes invisibles, survivre dans la rue de Claire Lajeunie, sorti en 2015).

Rappeler que le sans-abrisme n’est pas qu’une problématique de logement

Les Invisibles dépasse le discours, plein de bonnes intentions mais incomplet, qui voudrait résumer la question de la grande précarité à la seule construction (bien que plus que jamais nécessaire) de logements sociaux. Le film rappelle, dans la lignée des rapports de la Fondation Abbé Pierre et des retours des associations de terrain, que les sans-abri sont également victimes de logiques d’exclusion plus profondes. Chaque personne à la rue a son histoire, un moment de rupture, sociale, amicale, familiale, qui a accéléré sa précarisation. Derrière cela se cachent souvent d’autres problématiques récurrentes : les difficultés de réinsertion après la prison, les diverses addictions, les parcours d’ASE, les troubles de la santé psychique, le cas des travailleurs.euses du sexe, les difficultés liés aux statuts administratifs sur le territoire français, le cas des travailleurs précaires à temps partiels, etc. Autant d’enjeux qui font écho à des processus structurels de marginalisation de toute une partie de la société ; une boîte noire qu’il est nécessaire d’ouvrir pour comprendre l’intégralité des ressorts de la grande précarité. Mettre en lumière cela permet dès lors d’y apporter des réponses politiques : par exemple en relevant fortement les minima sociaux qui n’assurent pas de vivre, en élargissant leurs conditions d’attribution, en traitant enfin la question des sortants d’institutions, en développant les alternatives à la prison, en offrant une situation administrative stable aux migrants, en sécurisant les emplois précaires, en répondant à la crise de la psychiatrie, etc.

L’étonnant succès du film Les Invisibles, ainsi que le moment médiatique qu’il a créé autour de la question des femmes sans-abri est une étape importante pour faire prendre conscience de ces réalités qu’on essaie trop souvent d’occulter. Louis-Julien Petit parvient à parler à tous en esquissant la vie contemporaine trop méconnue des femmes sans-abri. Aborder ce thème amène à une prise de conscience de l’hypocrisie d’une telle situation en France à notre époque. On gardera longtemps en tête les visages et les récits que cette comédie dramatique positive, humaine, solidaire, mais lucide, nous aura permis de découvrir.

Féminisme : la libération des hommes

© Tom Scholl via Flickr

Le mouvement #MeToo apparu en janvier 2018 a libéré une parole féminine. Ces témoignages poignants ont provoqué un raz-de-marée médiatique qui s’est, entre autre, heurté à une méfiance masculine. Les hommes se sentent soudainement en danger, attaqués dans leur nature profonde. La question est cependant de savoir comment les hommes peuvent participer à l’action féministe et s’ils peuvent bénéficier. Question qui se pose d’autant plus que le caractère systémique du patriarcat pourrait conduire à penser que les hommes portent en eux une forme de culpabilité intrinsèque.C’est ce à quoi tente répondre une nouvelle vague féministe masculine. En France, cette dernière s’est en partie exprimée via les réseaux sociaux.


Le compte Instagram « @Tasjoui », créé par la journaliste Dora Moutot, est aujourd’hui, après #MeToo, un emblème d’une prise de parole féminine française. On ne compte plus les témoignages anonymes qui se bousculent dans la boîte de messagerie du compte. Le sujet ? La sexualité. Ces femmes parlent librement, et souvent avec feu, de leurs expériences et mettent en évidence la domination masculine ancrée dans les rapports sexuels. Des hommes – et des femmes – ont répondu par centaines aux revendications et dénonciations de la jeune femme, la traitant parfois d’hystérique(1). Les accusateurs s’indignent à l’unisson : « Tu vas trop loin, tous les hommes ne sont pas comme ça ! ». Parmi ces individus certains tentent de clore le débat, d’autres tentent de se justifier. Chez ces derniers, on perçoit une forme de malaise. Le tiraillement intérieur des sensations oxymores de coupable/victime est palpable.

“Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité”

La journaliste répond à ces attaques. Elle affirme que ce discours constitue un hors sujet et qu’elle « n’est pas là » pour soigner les consciences ou porter le discours masculin. Son sujet, c’est la sexualité féminine au sein d’une société patriarcale. C’est donner la parole aux femmes. Elle invite donc ces personnes à créer leur propre espace de parole s’ils souhaitent dénoncer d’autres dysfonctionnements sociétaux. Dora Moutot ajoute que « son combat » n’est pas contre les hommes mais bien avec eux : « Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité. (…) S’il y a un mouvement féministe, il faudrait aussi qu’il y ait un mouvement ou une nouvelle forme de masculinité qui émerge, avec des nouveaux leaders de ce nouveau masculin. Pour l’instant les femmes parlent mais les hommes ne se sont pas encore vraiment lancés là-dedans »(2).

Un nouveau compte, sur le modèle de @Tasjoui, voit le jour en septembre sous le pseudonyme @Tubandes. Comment des hommes qui dominent socialement, et notamment sexuellement, les femmes depuis des millénaires peuvent-ils se sentir victimes ? C’est une des questions auxquelles Guillaume, 25 ans, tente de répondre en créant ce havre d’expression masculine. Il s’attèle à la tâche ambitieuse de déconstruction du « mythe de la virilité»(3). Des témoignages anonymes expriment comment ces stéréotypes sont vécus au quotidien par des hommes. Comment, en ne correspondant pas à ces critères « universels », ils ne se sentent pas « homme ». Ceci engendre des réactions diverses variant selon les personnalités. Certains perdent confiance et se replient sur eux-mêmes, d’autres renforcent leur mainmise sur la femme, d’autres tirent sur leurs camarades dans les couloirs de lycées américains(4). Le film Billy Elliot de S. Daldry illustre parfaitement ces propos. Le personnage éponyme se rêve danseur étoile alors que son père, figure masculine par excellence, le pousse à faire de la boxe. Dans le premier quart d’heure du film lorsque Billy est sur le ring, le coach vocifère : « C’est un combat d’homme à homme, pas un cours de danse ! », « On dirait une gonzesse en pleine crise », « Tu fais honte à ton père ». A l’évidence Billy souffre d’une masculinité et d’une virilité qu’on veut lui imposer. Le cas de Billy n’est pas isolé et est toujours d’actualité. Ce phénomène de pressurisation est ancré dans les codes d’une société patriarcale qui fonde le mythe de la virilité. Un homme, ça ne pleure pas, ça ne crie pas à l’aide, ça n’est pas gay, ça a des muscles gonflés, ça domine les femmes. Un homme ça fait de la boxe, pas de la danse classique.

« Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat »

Les témoignages du compte @Tubandes induisent l’idée que le combat féministe offre une porte de sortie à cette condition masculine plutôt que d’y ajouter un problème. Les hommes se sentent en général attaqués dans leur nature par le féminisme, même lorsqu’ils considèrent prôner l’égalité hommes/femmes. Comme si les activistes féministes prévoyaient dans le meilleur des cas de toutes devenir lesbiennes, dans le pire des cas d’exterminer le genre masculin. Or « Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat », poste Guillaume. L’abolition du patriarcat libérerait les hommes de l’image oppressante à laquelle ils pensent devoir se conformer. Le féminisme peut de fait permettre une meilleure compréhension entre les sexes en débarrassant les esprits et les rapports sociaux des préjugés et des stéréotypes.

Le combat masculin de déconstruction du mythe de la virilité apparaît doucement mais sûrement sur la scène médiatique française. Aux Etats-Unis, des mouvements semblables ont pris corps sur les réseaux sociaux. « Man enough » est un mouvement social, créé par l’acteur et réalisateur américain Justin Baldoni, qui s’illustre par une série de conversations filmées autour d’un dîner et explore les fondements de la masculinité traditionnelle. Le réalisateur accueille des personnalités, principalement masculines, d’Hollywood ou activistes afin d’échanger librement sur le sujet. Le mouvement Man Enough invite les hommes à repenser une masculinité qui a « éloigné les individus les uns des autres et généré les fondements des violences faites aux femmes »(5). Le volet #MeToo de cette série, comme son nom l’indique, s’intéresse au rôle des hommes dans ce mouvement. L’épisode a atteint les 2,8 millions de vues sur la page Facebook de Man Enough.

À travers le féminisme, de nouveaux questionnements sociétaux émergent, y compris parmi les hommes. Peu à peu les jeunes générations apprennent à déconstruire des aprioris qui leur ont été inculqués dès la naissance. Ces derniers sont source de frustrations et mal-êtres profonds sur lesquels il est difficile de poser des mots. La libération de la parole, féminine ou masculine, permet de réaliser les effets globaux que ces stéréotypes ont engendrés. La compréhension de ces phénomènes est primordiale pour envisager passer de la parole aux actes et reconstruire une image homme/femme en cohérence avec les aspirations générales.


 

(1) hystérie : Aujourd’hui, son sens commun désigne une personne démesurément agressive, de manière tout à fait importune. Il est amusant de constater que l’hystérie est, en fait, une pathologie considérée comme féminine, le terme signifiant en grec « qui relève de l’utérus ». C’est le corps qui s’exprime de façon théâtrale : convulsions, tremblements, cécité hystérique… Freud, au XIXème siècle, fait pour la première fois le lien entre l’inconscient et l’expression du corps. La femme, dans ce cas, refoule son désir, qui subit une véritable chasse aux sorcières, et le somatise. Il est commun, donc, de penser que l’hystérie est une pathologie uniquement féminine. Or, Freud l’affirmait déjà : l’hystérie intervient également chez les hommes.

(2) Dora Moutot pour Simone Média le 9 septembre.

(3) « Le mythe de la Virilité » : Livre de la philosophe Olivia Gazalé.

(4) Cf article The Boys Are Not Alright de Michael Ian Black pour le New York Times, le 21 février 2018 : https://www.nytimes.com/2018/02/21/opinion/boys-violence-shootings-guns.html

(5) Citation traduite du site Man Enough, rubrique « About »: http://www.wearemanenough.com/

En France et dans le monde, le droit à l’IVG est toujours aussi menacé

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Affiches, lors d’une manifestation féministe en 2016.

 Si l’avortement est légal en France depuis 1975, rappelons que c’est loin d’être le cas dans de nombreux pays et que ce droit ne cesse d’être remis en cause. Retour sur les victoires et les revers de cette lutte au cœur de l’émancipation des femmes.


 

Droit à l’IVG : des victoires et des défaites

De nombreux pays interdisent encore strictement cette pratique, comme les Philippines, le Sénégal, le Nicaragua, le Gabon ou encore Malte pour ne citer qu’eux. D’autres pays, comme la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Soudan ont adopté des législations plus souples qui l’autorise aux personnes dont la vie serait mise en danger par la grossesse. D’autres pays, comme Chypre, donnent accès à l’avortement en cas de problèmes médicaux graves, de viol ou de malformations du fœtus.

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Manifestation pro-choice en Irlande

En 2016, le gouvernement polonais a souhaité restreindre ce droit, mais les nombreuses manifestations ont contraint le gouvernement à abandonner le projet. Parallèlement, en mai de cette année, l’Irlande a été le théâtre d’une de ses plus belles victoires, puisque les électeurs ont massivement répondu « oui » à l’abrogation du 8ème amendement de la Constitution, qui interdisait jusqu’alors tout avortement. Ainsi, la loi devrait maintenant permettre que l’IVG soit pratiquée sans justification pendant les douze premières semaines de grossesses et jusqu’à vingt semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère.

Le mois suivant, c’est en Argentine que le débat a repris une place importante. La Chambre des députés a adopté un projet de loi visant à légaliser l’avortement dans les mêmes conditions. Malheureusement, les sénateurs l’ont rejeté en août, ne laissant la possibilité d’avorter qu’aux femmes ayant des problèmes médicaux ou ayant été victimes de viol. Un choix incompréhensible, étant donné les situations terribles dans lesquelles se retrouvent souvent les patientes qui souhaitent avorter. Notons qu’en Argentine, une cinquantaine de femmes meurent chaque années à la suite d’un avortement clandestin ayant entraîné des complications.**

En France : un droit remis en cause

Face à ces pays où l’avortement reste une question épineuse, on pourrait penser que la situation en France est beaucoup plus avantageuse. Pourtant, bien que notre législation autorise un accès libre et gratuit à l’IVG, ce droit n’est toujours pas inscrit dans la Constitution, restant donc fragile, et est d’ailleurs régulièrement remis en question par des discours conservateurs. De plus, il n’est pas rare que les personnes souhaitant avorter soient confrontées à des paroles culpabilisantes et autres comportements sexistes ou transphobes.

“Il y a une véritable régression en France depuis quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds.”

Aussi, le remplacement du Ministère du droit des femmes par un simple secrétariat d’État, sous le gouvernement Philippe, et la baisse importante du budget qui lui est consacré, ne peut en aucun cas soutenir l’application de la législation. D’ailleurs, des plannings familiaux sont menacés de fermeture. Ils subissent une baisse de subventions, de telle sorte que le planning familial de Toulouse a dû réduire ses permanences, n’en tenant plus que deux par semaines, faute de moyens.

Ce 28 septembre, Place de la Bastille, devant l’Opéra, une poignée de manifestantes étaient venues manifester. Rachel, 61 ans, souligne : « Il y a une véritable régression en France depuis déjà quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds. On se fait grignoter depuis des années et certaines femmes peuvent difficilement avorter en France en 2018 ! Il ne suffit pas de dire “je suis pour l’avortement”, il faut le financer ! »

On pourrait également imaginer qu’en France, l’accès à la contraception ne fasse plus débat. Néanmoins, l’Autre JT démontrait dans un reportage de 2016 que certains pharmaciens refusaient encore de délivrer des pilules du lendemain ou parfois même des préservatifs, invoquant une « clause de conscience » qui n’existe pourtant dans aucun texte de loi. L’Ordre National des pharmaciens avait bien essayé, la même année, de proposer un texte leur en permettant une, qui avait rapidement été abandonné. Il est donc nécessaire de rappeler que lorsqu’ils refusent de délivrer un moyen de contraception, ils le font en toute illégalité.

La “clause de conscience” en question

Dernièrement, le Dr de Rochambeau, gynécologue et Président du Syngof (Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France) a tenu devant les caméras de Quotidien un discours qui a suscité l’indignation de nombreuses associations féministes. Ce dernier, se fondant sur la « clause de conscience » établie par l’article R4127-18 du code de la santé publique, explique qu’il refuse de pratiquer des avortements car il n’est « pas là pour retirer des vies ». Après avoir affirmé que l’avortement était un homicide, il finit par déclarer, non sans fierté, que la loi le protège.

Béatrice, 64 ans, présente au rassemblement à Paris, s’indigne : « C’est un droit menacé en permanence, même en France actuellement, mais de façon vicieuse ! Comment peut-on représenter les gynécologues et déclarer que l’avortement est un homicide ? » Pour ces vétérantes de la lutte pour le droit à l’IVG, les propos du Dr de Rochambeau sont “une insulte aux combats passés”.

S’il s’agit d’un médecin qui exerce de façon libérale, on peut tout de même s’interroger sur le Syngof qui a choisi comme président quelqu’un d’aussi réactionnaire. Ironiquement, cette clause est régulièrement invoquée par certains gynécologues qui refusent de pratiquer des stérilisations définitives. Ainsi, non seulement ils privent leurs patientes de la contraception qu’elles ont demandé, mais leur refusent également l’accès à l’IVG.

“À l’hôpital, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG”

Cette « clause de conscience » dispose que les praticiens sont autorisés à ne pas pratiquer une IVG si cela est contraire à leurs convictions personnelles, mais qu’ils doivent rediriger leurs patientes vers des gynécologues qui la pratiquent. Cependant, l’article L.2212-1 du Code de la Santé publique précise que toute femme enceinte, peu importe son âge, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.

De multiples impacts sur les patientes

De prime abord, la clause de conscience et la loi relative à l’IVG libre et gratuite ressemblent plus à une forme de compromis qu’à un obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Mais quels sont les enjeux d’une telle clause et comment impacte-t-elle la vie des femmes concernées ?
A l’hôpital du Bailleul, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG. Évidemment, l’accès aux soins étant considérablement réduit, les patientes sont redirigées vers les hôpitaux du Mans ou d’Angers.

D’autres hôpitaux, comme celui de Fougères où Olonne-sur-Mer connaissent ou on connu récemment des situations similaires. L’accès à l’avortement est donc incontestablement entravé. On peut facilement imaginer, dans le cas d’une adolescente ne souhaitant pas en parler à ses parents, d’une personne en situation de précarité, ou n’ayant pas le permis, ou de n’importe quelle femme voulant garder secret son IVG – pour des raisons qui lui appartiennent – que devoir se déplacer jusque dans une autre ville puisse être une difficulté importante. 

Le bien-fondé de cette clause de conscience reste à interroger. Si un médecin peut juger qu’il est contre ses convictions de pratiquer une IVG, alors pourquoi ne pourrait-il pas également refuser de pratiquer des soins à des personnes noires, homosexuelles, transgenres, invoquant encore une divergence d’opinion ? L’avortement n’est pas une pratique indépendante des autres, mais un acte médical. Il ne s’agit pas alors d’opinion, mais d’accès aux soins.

La législation avait déjà fait quelques efforts dernièrement, en pénalisant les sites de fausses informations ou en supprimant le délai de réflexion de sept jours. Mais d’après Marlène Schiappa, aucune remise en question de la clause de conscience concernant les IVG n’est prévue à ce jour. Pourtant, il s’agit bien d’une menace pour les femmes. Les médecins préfèrent valoriser leur droit à ne pratiquer des actes médicaux que lorsqu’ils sont en accord avec leur conviction, plutôt que de garantir aux femmes un accès aux soins et une possibilité de disposer de leur corps, comme le prévoit la loi.

En 2018, même en France, les femmes n’ont donc toujours pas le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, puisque leur propre décision dépend toujours du consentement de médecins, protégés par la loi en cas de refus. Le combat pour le droit à l’IVG reste donc toujours d’actualité.

Crédits :

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Droit à l’avortement en Irlande : une victoire historique

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Manifestation pro-choice en Irlande

Le vendredi 25 mai 2018 restera sans doute comme l’un des jours les plus importants de l’histoire de la République d’Irlande. En votant à 66,4 % pour le rejet du 8ème amendement, le peuple irlandais s’est massivement exprimé en faveur de la libéralisation de l’avortement et a ainsi mis fin à l’inacceptable contrôle du corps des femmes inscrit dans la constitution. En effet, cet amendement adopté par référendum en 1983 gravait dans le marbre l’égalité des droits de la mère et de l’enfant à naître. Pour le quotidien The Irish Times, il s’agit du résultat de référendum le plus remarquable depuis l’indépendance, et le Taoiseach, le Premier ministre Leo Varadkar, a salué “un moment historique”. 


La fin du 8ème amendement

Pour reprendre l’expression de la juriste Claire Lagrave, “la forte tradition catholique a toujours imprimé sa marque sur la politique familiale irlandaise”. En effet, pour des raisons historiques, le catholicisme a toujours été un élément essentiel de l’identité et de la culture irlandaises. Cela s’est traduit comme on le sait par une prohibition très restrictive de l’avortement. Criminalisé depuis 1861, sa pratique était passible d’une peine de prison à vie jusqu’en 2013, et de 14 ans depuis. En septembre 1983, le peuple irlandais alla même jusqu’à constitutionnaliser son interdiction en votant à 66,9 % en faveur de l’introduction de l’article 40.3.3 dans Bunreacht na hÉireann, la Constitution irlandaise, dans lequel l’État reconnaissait le droit à la vie des enfants à naître, droit égal à celui de la mère : le fameux 8ème amendement. Le peuple irlandais a affirmé son attachement à cet amendement en refusant par deux fois son assouplissement en 1992 et en 2002.

Cet amendement fait aujourd’hui l’objet de nombreuses polémiques. En effet, il oblige chaque année près de 5 000 Irlandaises à se rendre au Royaume Uni ou à acheter illégalement des pilules sur internet à leurs risques et périls. Sans parler des nombreuses femmes ne disposant des moyens économiques pour partir à l’étranger et choisissant donc de pratiquer elles-mêmes l’avortement par d’atroces mutilations. Du fait de cet amendement, l’Irlande a par ailleurs été l’objet de plusieurs condamnations internationales. Ainsi, en 2010, elle fut condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire A, B et C vs Irlande à la suite d’un fait divers tragique très médiatisé qui avait conduit à la mort d’une femme enceinte à qui l’on avait refusé l’avortement alors que le fœtus n’était pas viable.

Face à des polémiques de plus en plus fortes, le gouvernement a mis en place en juillet 2016 une assemblée citoyenne ayant pour mission d’examiner un certain nombre de sujets, parmi lesquels celui de l’avortement. Après de nombreuses audiences et délibérations, celle-ci s’est exprimée en faveur d’une révision de la législation en la matière, notamment par l’abrogation du 8ème amendement. Une commission parlementaire fut alors mise en place pour préparer le terrain pour la tenue d’un référendum courant 2018.

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Leo Varadkar, Premier ministre irlandais, durant la campagne du “yes”.

Tous les partis politiques de gauche prirent rapidement position en faveur de l’abrogation, tels que le Labour, Sinn Fein, les Verts, les Sociaux-Démocrates, ou encore People Before Profit. Les deux grands partis historiques, Fine Gael et Fianna Fail, tous deux généralement classés à droite du spectre, ne prirent pas position sur la question préférant respecter la liberté de conscience de leurs militants. Néanmoins, leurs leaders respectifs, Leo Varadkar et Michéal Martin, se sont résolument engagés en faveur de l’abrogation de l’amendement. Face à cette unanimité des partis, seul le très conservateur Renua Ireland prit position en faveur du no. La campagne n’en fut pas moins âpre, et l’avortement devint le centre d’attention de tous les débats.

Une large victoire du yes

Avec une participation électorale de 64,13 % et un vote yes à 66,4 %, il s’agit bien d’un véritable plébiscite en faveur du droit à l’avortement, beaucoup plus massif que ce qui avait été prédit par les instituts de sondage. Plus spécifiquement, c’est le caractère homogène du vote qui est notable. Ainsi, sur les 40 circonscriptions électorales, seule celle du Donegal (région rurale du nord est) s’est exprimée en faveur du maintien de l’amendement à 52 %. Le vote yes a même atteint plus de 77 % dans certaines zones de Dublin.

Les sondages de sortie des urnes ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une homogénéité uniquement géographique, mais aussi démographique. De fait, si on note une adhésion quasi unanime chez les jeunes (87 % de yes chez les moins de 25 ans), les aînés restent eux aussi largement favorables au rejet du 8ème amendement, avec 63 % de yes chez les 50-64 ans. De même, 65 % des hommes se seraient exprimés en faveur du rejet, un niveau presque égal à celui des femmes (70 %).

Si cette victoire plébiscitaire peut surprendre au premier abord, il ne faut pas s’y tromper. Elle trouve ses racines dans un processus long et profond. De fait, depuis 1995, le peuple irlandais a accepté coup sur coup la levée de l’interdiction constitutionnelle du divorce ainsi que la légalisation du mariage homosexuel. Alors que la société irlandaise a longtemps été parmi les plus traditionalistes et les plus conservatrices du monde occidental, elle a entrepris depuis les années 80 une véritable révolution discrète des mœurs.

Une évolution progressive des consciences

Et cela s’exprime notamment par la progressive perte d’influence de l’Église catholique au sein de la population irlandaise. Ainsi, tandis qu’en 1973, 91 % des Irlandais déclaraient se rendre au moins une fois par semaine à l’église, ils n’étaient plus que 46 % en 2006, et 25 % parmi les moins de 35 ans. Différents facteurs expliquent ce déclin progressif de l’Église catholique dans la société irlandaise. Le premier est sans aucun doute les nombreux scandales d’abus sexuels sur mineurs qui ont éclaté ces dernières années, et qui ont considérablement délégitimé la parole de l’Église en matière de moralité publique et de protection de l’enfant, notamment exposés dans le rapport Ryan de 2009. La formidable croissance économique du pays depuis les années 1990, ainsi qu’une plus grande exposition aux influences culturelles extérieures, ont également pu jouer un rôle dans cette évolution progressive.

Cette mutation de l’opinion publique irlandaise sur la question de l’avortement s’explique aussi par un certain nombre de scandales qui ont frappé le pays et profondément marqué les consciences. L’affaire Halappanavar en 2012 a constitué un véritable tournant. Savita Halappanavar était une jeune femme d’origine indienne à qui l’on refusa l’avortement sous prétexte que sa grossesse mettait en danger sa santé, et non pas sa vie, et finit par mourir d’une infection foudroyante dans l’hôpital de Galway. Cette affaire eut un très grand retentissement et fut comme un signal d’alarme pour de très nombreuses jeunes Irlandaises sur les dérives auxquelles pouvait mener le 8ème amendement.

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Manifestation en hommage à Savita Halappanavar : “Les croyances des pro-choice ont tué Savita Halappanavar.”

Enfin, cette mutation est aussi le résultat de l’influence jouée par le droit international. En effet, l’Irlande a été reconnue plusieurs fois coupable d’avoir enfreint le droit des femmes en les obligeant à terminer leur grossesse même dans des cas de fœtus non viable, jusqu’à ce qu’il meure in utero, ce qui a pu également faire évoluer les consciences.

Quelles conséquences pour l’Irlande ?

Si ce référendum marque une étape historique dans l’ouverture du droit à l’avortement dans la République d’Irlande, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Maintenant que l’interdiction constitutionnelle a été levée, il reste au Parlement à légiférer pour déterminer les conditions auxquelles sera soumise la pratique de l’IVG.

Le projet de loi qui avait été présenté par le gouvernement avant la tenue du référendum prévoyait une ouverture sans limite jusqu’à 12 semaines de grossesse, une ouverture jusqu’à 24 semaines en cas de risque pour la santé de la mère, et ensuite uniquement en cas de malformation fœtale (des conditions très similaires à celles du droit français). Néanmoins, il se pourrait qu’un certain nombre de députés de la majorité gouvernementale ayant fait la campagne du no cherchent à obtenir des compromis. Au lendemain du scrutin, Katie Fenton, l’une des figures de proue de la campagne du no, a notamment appelé Leo Varadkar à tenir son engagement de n’ouvrir l’avortement que dans des conditions restrictives.

Politiquement, le résultat de ce référendum est une victoire considérable pour le premier ministre Leo Varadkar, arrivé au pouvoir il y a moins d’un an. Alors que c’était la première fois que les Irlandais étaient appelés aux urnes depuis sa prise de pouvoir, cette victoire bien plus large que ce que prédisaient les sondages renforce considérablement le jeune leader de Fine Gael, le parti au pouvoir. Ainsi, la formation a gagné environ 7 points de pourcentage dans les intentions de vote depuis sa nomination. Dans ces conditions, Varadkar pourrait être tenté de provoquer des élections anticipées pour asseoir son leadership. Ce renforcement pourrait se révéler d’une importance cruciale à l’heure où le futur de l’Irlande du Nord n’a toujours pas été éclairci dans le cadre des négociations du Brexit.

Il reste encore de nombreux anachronismes dans la constitution irlandaise qui mériteraient un dépoussiérage. Mais l’attention semble aujourd’hui se tourner davantage vers l’Irlande du Nord, où la législation en matière d’IVG, demeure l’une des plus strictes d’Europe : la victoire dans le sud de l’île a en effet suscité un nouvel espoir chez de nombreux militants, au nord. Mais le bras de fer s’annonce serré avec le gouvernement de Theresa May, qui compte dans sa majorité le Democratic Unionist Party (DUP), un parti nord-irlandais ultra-conservateur farouchement opposé à toute libéralisation de l’avortement. De quoi alimenter encore un peu plus les tensions dans cette petite province, alors que de plus en plus de Nord-Irlandais se disent favorables à une réunification avec le sud de l’île en cas de Brexit.

Crédits :

http://assets.nydailynews.com/polopoly_fs/1.3787256.1517302085!/img/httpImage/image.jpg_gen/derivatives/article_750/ireland-abortion.jpg.

http://img.timesnownews.com/story/1527359835-irelandabortion.jpg.

http://freethinker.co.uk/images/uploads/2012/11/Savita-Halappanavar-630×355.jpg.