D’ici 2050, l’Union européenne vise la neutralité carbone. D’ici 2050, l’Union européenne vise également l’ouverture à la concurrence dans le domaine du ferroviaire. Depuis des décennies, elle exerce une pression croissante sur l’État français pour qu’il mette à bas le monopole de la SNCF. Dans La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIe siècle (Le bord de l’eau, 2024), Chloé Petat, co-rédactrice en chef du média Le temps des ruptures, analyse ce processus et met en évidence son incompatibilité avec la transition écologique. Extrait.
Le fret, levier incontournable de la transition écologique
L’Union européenne et la France se sont fixés d’importants objectifs de réduction des gaz à effet de serre : pour la France, atteindre la neutralité carbone en 2050 avec une réduction de 37,5% de ses émissions d’ici 2030. L’Union européenne, quant à elle, avec le plan « Ajustement à l’objectif 55 » souhaite réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Elle va même plus loin dans le Green Deal avec un objectif de fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050. L’Union européenne souhaite devenir le « premier continent neutre pour le climat ».
Pour ce faire, l’Union se fixe plusieurs objectifs de réduction dans un certain nombre de secteurs. Les transports, qui représentent aujourd’hui 30% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, sont forcément dans son viseur : « la décarbonation du secteur des transports est essentielle pour atteindre les objectifs climatiques de l’Union européenne ». Parmi les différents transports, toujours au niveau national, 72% des émissions sont attribuables au transport routier, alors que le transport ferroviaire n’est responsable que de 1% des émissions totales.
En effet, en comparaison, un TGV émet cinquante fois moins de CO² par kilomètre que la voiture, vingt-cinq fois moins qu’en covoiturage et huit fois moins qu’en bus. Un train de fret émet dix fois moins de CO² par kilomètre que le nombre de poids lourds nécessaire pour transporter le même total de marchandises. Toutefois, les trains roulant majoritairement à l’électricité, les émissions dépendent fortement du mix énergétique du pays et de sa décarbonation.
La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat, en violation de l’article 107 du TFUE
Du fait de son faible impact écologique, l’Union s’est fixé comme objectif d’augmenter, voire de doubler la part modale actuelle du transport ferroviaire. Cet objectif est nécessaire pour permettre les mobilités tout en réduisant leur impact écologique. Pour autant, l’Union et la France ne se donnent pas réellement les moyens de réduire les émissions dans le secteur des transports.
Au-delà de ses impacts climatiques, le transport routier est source de nombreuses externalités négatives dont la collectivité paie le coût : bruits, pollution, accidents routiers, embouteillages etc. Selon l’Alliance 4F, groupement qui réunit les acteurs du fret ferroviaire, sur la période 2021-2040, ces externalités coûteront entre 16 et 30 milliards d’euros. En Europe, ce coût est estimé à 987 milliards par an, dont 19% est imputable au transport de marchandises. Il faut aussi mentionner la destruction des surfaces agricoles, pour pouvoir y réaliser des infrastructures routières : le réseau ferroviaire occupe 2% des surfaces de transport, quand la route en occupe 70% au niveau européen.
Autre élément majeur à prendre en compte : la consommation d’énergie. Nous vivons dans une société où le coût de l’énergie ne cesse d’augmenter, comme en témoignent les augmentations successives auxquelles nous faisons face depuis plusieurs années. Nous devons également, dans une perspective écologique, réduire notre dépendance aux énergies fossiles.
Le secteur des transports est très énergivore, surtout le transport routier : pour un kilogramme équivalent pétrole, un camion peut transporter une tonne de marchandises sur 50 kilomètres, alors que le ferroviaire peut en transporter 130. En effet, le train dispose d’une capacité de transport plus importante, et le réseau français est majoritairement électrifié. Un nouvel avantage du ferroviaire, vers lequel nous devons tendre : l’électrification des secteurs, grâce à un mix énergétique décarboné, permettrait une réduction importante de l’impact carbone, et de la dépendance aux énergies fossiles. Pour autant, il faudra paradoxalement produire davantage d’énergie : il faut donc pouvoir adopter le bon mix énergétique en réduisant la part des énergies fossiles, tout en capitalisant, augmentant à la fois la part de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables, en adéquation avec les besoins réels.
Aux origines du démantèlement
Un autre scénario serait de réduire nos déplacements, réduisant ainsi les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports. Cette option est utopique. Même si les déplacements des pays occidentaux se réduisaient, nous ne pourrions empêcher la mobilité croissante des autres pays du monde, notamment ceux en développement. Cela semble d’autant plus utopique au regard des prévisions démographiques : le Conseil général des Ponts et Chaussées indique qu’un Français parcourait 14 000 kilomètres par an en 2000, et 20 000 en 2050. Comment conjuguer l’augmentation de la demande de transports et nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre ? Dans le secteur des transports, le ferroviaire est le meilleur candidat.
Depuis les années 1950, alors qu’elle était majoritaire, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006, n’a fait qu’accentuer ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens.
Aujourd’hui, le bilan est sans appel : c’est un fiasco et la part modale du transport de marchandises par train est de 9% contre 89% pour la route.
Pire, Fret SNCF est aujourd’hui accusé par la Commission européenne d’avoir bénéficié de subventions allant à l’encontre du principe de la concurrence libre et non faussée. Afin de la satisfaire, Clément Beaune a annoncé en mai 2023 la prochaine réforme de Fret SNCF1, qui va lui porter un coup de grâce et causer la banqueroute de notre entreprise nationale, synonyme également de plus de camions sur la route.
L’Union souhaite que la part modale du fret atteigne 30% d’ici la fin de la décennie en cours : c’est effectivement ce qu’il faut viser, mais la stratégie de l’Union européenne pour y arriver est inadaptée. Il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne.
Le fret se rapproche du ravin
La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence en ne respectant pas l’article 107 du TFUE : on parle de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards d’euros, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de mai 2024, pas encore été rendu2.
Comment l’Union européenne peut-elle se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre dans le domaine des transports, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions aboutissent au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ?
Pour faire passer la pilule à la Commission, le gouvernement en la personne de l’ancien ministre délégué des Transports, Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de Fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse son contenu, on se rend compte qu’il va plutôt contribuer à pousser Fret SNCF dans le ravin, qui n’en est d’ailleurs pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue.
L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe) mais toujours rattachées à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion n’ait pas été communiquée. Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions.
Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financièrement. Au total, 23 des lignes les plus rentables que l’entreprise exploite aujourd’hui seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence. La nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans. Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros et permettent à Fret SNCF de garder aujourd’hui la tête hors de l’eau. Les employés seraient les premiers à en subir les conséquences, du fait des réduction d’emplois et des réallocations des travailleurs vers les sociétés privées.
Comment Fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement.
Le rapport de la commission d’enquête du Sénat publié en 2023, précédemment cité, dénonce fortement ce plan, qui n’empêchera d’ailleurs pas la Commission de prendre des mesures pénalisantes, lorsqu’elle aura rendu les conclusions de son enquête. Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 semble encore davantage un horizon inatteignable. […]
D’autres solutions s’offrent à nous. Face au libéralisme à toute épreuve, nous devons faire preuve de pragmatisme et penser de nouvelles réformes ambitieuses, au risque de voir le secteur ferroviaire s’effondrer. Pour répondre aux grands enjeux de notre temps : la transition écologique, le désenclavement des territoires, la réduction du coût des transports pour les foyers, ou encore le respect du droit aux vacances et à l’accès aux mobilités. La France et l’Union européenne doivent changer de cap. Des solutions existent : coûteuses oui, mais ce sont des investissements à amortir sur le long terme et qui seront suivis d’effets considérables pour la collectivité en matière écologique. Ce livre propose de nombreuses solutions, qui sont à notre portée : il ne reste plus qu’à.
Notes :
1 Cette réforme va finalement entrer en vigueur en janvier 2025.
2 Cette réforme va entrer en vigueur en janvier 2025 et va séparer FRET SNCF en 2 entités, et ouvrir à la concurrence 23 de ses flux les plus rentables.
Le secteur des chemins de fer italien est souvent cité comme l’exemple par excellence du succès des politiques de libéralisation du marché. Dans les années quatre-vingt-dix, la division des rôles entre le gestionnaire du réseau (Rfi, Rete ferroviaria italiana) et le gestionnaire des transports (Trenitalia) est réalisée avec un double objectif : d’une part, la mise en œuvre des politiques communautaires européennes visant à accroître la compétitivité, d’autre part la transformation du secteur ferroviaire vers un mode de gestion d’entreprise privée, afin de le rendre rentable. Une vision qui établit une différence manifeste avec toute autre perspective concevant la mobilité comme un service public à garantir, même en l’absence de profit. Par Giorgio De Girolamo, Lorenzo Mobilio et Ferdinando Pezzopane, traduit par Letizia Freitas [1].
Dans la droite ligne de cette approche, les conditions de travail du personnel ferroviaire et la dimension réglementaire de la Convention collective nationale accusent un retard considérable comparées à d’autres services publics (si l’on tient compte également de la taille de Fs, Ferrovie dello Stato, l’entreprise ferroviaire publique au statut de société anonyme par actions au capital détenu à 100% par l’État italien, Rfi et Treniralia sont des filiales de FS, ndlr). La recherche constante de réduction des coûts s’est imposée, au détriment des travailleurs de Trenitalia et de Rfi.
Responsable des infrastructures, Rfi a progressivement réduit sa masse salariale, passant de 38 501 employés en 2001 à 29 073 en 2022, un quart de moins en une vingtaine d’années. Une diminution principalement motivée, non pas par une absence de besoin en main d’œuvre, mais par l’externalisation du travail de construction et de manutention, confié à d’autres entreprises à travers un système d’appels d’offre et de sous-traitance.
Actuellement – selon les estimations des syndicats – 10 000 travailleurs externalisés opèrent sur les chemins de fers italiens. Il apparaît évident que cette gestion de la manutention rend la sécurité accessoire et les accidents, non pas des évènements tragiques et occasionnels, mais de tristes et amères certitudes. La stratégie de Rfi basée sur des coûts réduits et la rapidité d’exécution des travaux repose sur une dégradation structurelle des conditions de travail, qui se répercute sur la sécurité de tous les travailleurs FS, leur santé et la sécurité du service fourni. Avec des conséquences qui se transforment trop souvent en actualités dramatiques, comme dans le cas de Brandizzo (accident ferroviaire dans lequel un train de la ligne Turin-Milan, a tué cinq ouvriers qui travaillaient sur les rails, le 31 aout 2023, ndlr).
Dans cette phase de renouvellement de la Convention collective nationale de travail (Ccnl) – arrivée à échéance le 31 décembre 2023 – une assemblée autogérée de conducteurs de train et de chefs de bord s’est mise en place, avec un rôle de premier plan inédit. Cette assemblée a proposé – à travers deux grèves, dont l’une d’une durée de 24 heures, le 23 et le 24 mars, et une participation supérieure à 65 % au niveau national (et des pics à 90 % dans certaines régions) – une plateforme de renouvellement de la Ccnl alternative à celle formulée par les syndicats signataires.
Une initiative qui ouvre des pistes de réflexion sur la place centrale du transport public ferroviaire dans un monde se voulant plus durable. Un horizon qui rend également possible une convergence avec les revendications des mouvements écologistes. Cette convergence des mouvements sociaux serait en mesure, et ce ne serait pas la première fois, de redonner de la force à une négociation collective affaiblie.
Nous en avons discuté avec Lorenzo Mobilio, Rsu (Rappresentanza sindacale unitaria) di Napoli-Campi Flegrei et membre de la coordination nationale de l’Union syndicale de base (Usb) qui participe à ce processus d’assemblée.
La grève du rail des 23 et 24 mars, d’une durée de 24 heures, n’est pas la première grève du secteur. En novembre 2023, la restriction du droit de grève demandée par le ministre Matteo Salvini avait fait scandale. Elle avait été réitérée en décembre par ordonnance, puis a été récemment annulée par le Tar Lazio (Tribunale amministrativo regionale de Lazio) pour excès de pouvoir. Ce conflit démarre donc dès 2023. Pourriez-vous préciser les processus qui ont conduit à cette grève, et ses implications en termes de participation ?
Le mouvement de grève actuel dans le secteur ferroviaire est né de la création en septembre 2023 de l’assemblée nationale PdM (personale di macchina, conducteurs de train) et PdB (personale di bordo, personnel de bord).
« L’assemblée a vu le jour spontanément, à l’initiative de militants inscrits auprès des fédérations syndicales et de travailleurs non-inscrits, tous néanmoins en désaccord avec la politique des syndicats signataires des conventions collectives du secteur. »
En septembre nous avons fait naître cette assemblée et nous avons conçu des étapes intermédiaires, comme un questionnaire qui a reçu plus de 3 000 réponses. À partir de ce questionnaire, nous avons mis en place une plateforme pour recueillir les revendications, puis nous l’avons transmise à tous les syndicats, qu’ils soient ou non signataires. Seuls Confederazione unitaria di base (Cub), Unione sindacale di base (Usb) et Sindacato generale di base (Sgb) ont répondu à l’appel. Chacun de ces syndicats a ensuite créé sa propre plateforme, ainsi que des assemblées autonomes qui ont tenté de négocier pour faire émerger un projet unique, à même de rassembler toutes les sensibilités présentes autour de la table
L’assemblée du PdM et du PdB, a alors décidé de lancer la première action de grève de 2024, centrée sur le renouvellement de la convention collective nationale. La première grève a donc eu lieu le 12 février et n’a duré que 8 heures, c’est la règle dans le secteur ferroviaire. En revanche les suivantes peuvent durer vingt-quatre heures. Le premier jour de grève a été très suivi, avec une participation de 50 à 55 % dans toute l’Italie. C’est un nombre significatif si l’on considère que la grève avait été lancée par une nouvelle entité (l’assemblée PdM et PdB), déclarée par trois syndicats, et que de nombreux collègues, en vertu de la loi 146/1990 (définissant les règles sur l’exercice du droit de grève dans les services publics essentiels et sur la sauvegarde des droits protégés par la Constitution, ndlr) considèrent la grève comme un outil peu adéquat.
Après le 12 février, l’objectif de l’assemblée a été de déterminer une nouvelle date pour une grève de 24 heures. Nous avons retenu un jour férié, car il n’y a pas de service minimum à assurer pour les trains régionaux et les trains de marchandises. En revanche, c’est le cas pour les trains interurbains et à grande vitesse, mais avec un service minimum plus réduit par rapport à un jour de semaine. Un choix qui, selon nous, garantirait une plus grande participation, et en effet les chiffres ont été plus élevés que ceux du 12 février. Le taux de participation était de 65 à 70 % sur tout le territoire national, avec des pics à 90 % dans certaines régions, comme la Campanie.
Les grèves des derniers mois ont déjà produit des résultats. Il est bon de rappeler que les négociations pour le renouvellement de la Ccnl ont débuté en août 2023. Nous avons vu que les syndicats signataires ont commencé à réviser certaines de leurs demandes, en les adaptant – bien qu’encore très partiellement – à ce qui est ressorti de l’assemblée du PdM et du PdB.
Sur votre plateforme, il est fait référence aux shifts désormais insoutenables que les conducteurs de train et les chefs de bord sont contraints d’effectuer. Il est clair que des shifts fatigants, ou plutôt épuisants, représentent un problème de sécurité non seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les voyageurs. De quoi parle-t-on ?
Tout d’abord, il est utile de rappeler que les conducteurs de train et les chefs de bord sont justement responsables de la sécurité du trafic ferroviaire et du convoi. Pourtant ces dernières années, l’entreprise nous a considérés uniquement comme des travailleurs à exploiter jusqu’à la limite de la durée du travail établie par la législation européenne. La loi sur la durée du travail et les directives européennes prévoient une durée de travail maximale de 13 heures, avec 11 heures de repos.
À ce jour, la réglementation établit une durée de travail quotidienne maximale de 10 heures et jusqu’à 11 heures pour les trains de marchandises. Ces derniers temps, l’entreprise a essayé de nous pousser à travailler jusqu’à la limite. En oubliant qu’il fallait veiller à garantir au personnel garant de la sécurité un certain repos physique et psychologique, afin qu’un train puisse circuler en toute sécurité.
Ils ne tiennent même pas compte du fait que lorsque vous allez dormir hors site, le temps de repos réel est bien inférieur à 8 heures, avec peut-être 5 heures de sommeil effectif.
« Ainsi, les conducteurs de train et le chef de bord n’auront pas bu ou ne se seront pas drogués – sur ces aspects l’entreprise effectue des contrôles répétés – mais ils ne se seront certainement pas non plus reposés. »
Nos shifts se succèdent sur 24 heures, pour une moyenne de 38 heures de travail hebdomadaire. Cela signifie qu’il peut y avoir des semaines au cours desquelles nous travaillons 44 heures, d’autres pendant lesquelles nous travaillons 30 heures, mais nous ne pouvons pas aller en deçà. Malgré ce que déclarent certains ministres, nous n’avons pas de repos le week-end. En réalité, nous avons droit au repos le week-end une seule fois par mois, car il est généralement calculé sur une base de 6 jours travaillés et parfois nous n’avons même pas deux jours de repos complets à la fin de notre service.
Au fil des années, nos conditions de travail se sont dégradées et les résultats sont visibles : on constate une augmentation des sauts d’arrêt en gare, qui ne sont donc pas desservis, des passages alors que la signalisation est rouge et d’autres symptômes de distraction. Tout cela se produit lorsqu’il n’y a qu’un seul conducteur de train pendant la journée, alors que la nuit, heureusement, il y en a encore deux. Par nuit, nous entendons la plage horaire allant de minuit à 5 heures du matin. Si un train part à 5 heures, il n’y a qu’un seul conducteur, qui pour pouvoir prendre son poste à cette heure-là, se sera certainement réveillé au moins à 3 h 30. Ce shift – étant de jour – peut durer jusqu’à 10 heures et donc, vous vous réveillez à 3h30 du matin en travaillant peut-être jusqu’à 14h00 ou 14h30. De plus, au lieu d’embaucher, l’entreprise préfère avoir recours aux heures supplémentaires.
En termes d’horaires, nous avons demandé de travailler 36 heures par semaine au lieu de 38. Pour le travail de jour, nous souhaitons la suppression du maximum de 10 heures par jour, contre un maximum de 8. Nous avons prescrit un maximum de 6 heures de travail la nuit – la nuit s’entendant de minuit à 6h00 et non 5h00- avec un nombre maximum de quatre nuits par mois, des périodes de repos hebdomadaires de 58 heures, deux jours complets de repos et un repos entre un shift et le suivant d’une durée de 16 heures contre 14 actuellement.
Un autre problème à ne pas sous-estimer : les horaires des repas prévoient seulement 30 minutes pour manger, en comptabilisant le temps nécessaire pour se rendre au restaurant en gare. Par conséquent, de nombreux collègues apportent leur propre repas et ne mangent pas sur site. Dans le cadre des revendications, nous avons demandé une augmentation du temps pour se restaurer qui tiennent compte des horaires d’ouverture des restaurants.
En référence à la question de la sécurité : comme vous le mentionniez, les trains de jour circulent actuellement avec un seul conducteur, une situation qui, ces dernières années, a conduit à une série d’accidents dus à des malaises soudains. Que proposez-vous ?
Au sujet du double conducteur, il y a eu une vive discussion sur ce qu’il fallait intégrer à la plateforme. Certains proposaient un retour au double conducteur, d’autres étaient partisans de créer une figure intermédiaire entre le conducteur et le chef de bord, qui serait habilitée à conduire. Ces derniers jours, la question de la sécurité est redevenue centrale, car un conducteur a perdu la vie alors qu’il conduisait.
Je crois qu’il est important de rappeler que le délai pour porter secours aux conducteurs et au personnel de bord en cas de malaise, a été établi par l’entreprise selon les délais généraux qui prévoient l’arrivée d’une ambulance en 8 minutes en ville et dans les centres urbains, en 20 minutes dans les espaces extra-urbains. Ce sont des délais calculés pour des cas fondamentalement différents. En 20 minutes, le temps nécessaire pour sauver un être humain d’une crise cardiaque, il est peu probable qu’une ambulance parvienne à secourir du personnel dans un train situé en dehors d’un centre-ville.
Pour cette raison, la présence d’un second conducteur ou d’un autre travailleur autorisé à conduire est cruciale, car en cas de malaise cela permettrait au train d’être amené en toute sécurité jusqu’à la gare, sans interruption soudaine et en réduisant les délais d’intervention du personnel médical.
« Nous parlons d’un enjeu fondamental pour la sécurité, non seulement des travailleurs, mais aussi des voyageurs. Pour l’heure, en cas de malaise du conducteur, il existe peu de contre-mesures et c’est le cas dans presque toute l’Europe, étant donné que la plupart des compagnies ferroviaires fonctionnent avec un seul conducteur. »
Toujours sur le plan de la sécurité et du travail, il nous semble important de souligner que l’espérance de vie des conducteurs de train est actuellement, selon diverses études – dont celle menée par l’Université Sapienza de Rome – égale à 64 ans, donc inférieure à l’âge de départ à la retraite fixé à 67 ans. Quels raisonnements avez-vous conduit sur les aspects liés à la sécurité sociale ?
Ce nombre provient d’une étude réalisée par la revue des conducteurs de train In Marcia, l’Université Sapienza de Rome, la Région Toscane et l’Asl Toscane (Azienda sanitaria locale de Toscane). Cette étude indépendante, publiée en 2010, a révélé que l’espérance de vie des conducteurs de train était, en effet, de 64 ans. Précédemment en tant que catégorie professionnelle, nous avions droit à la retraite à 58 ans. En 2012, avec la loi Fornero, nous avons été regroupés avec toutes les autres catégories. On n’a même pas reconnu la pénibilité de notre travail, ce qui nous aurait octroyé une réduction de trois ans sur l’âge de départ à la retraite.
Aucun syndicat n’a appelé à la grève en 2012. De ce fait, depuis il n’y a pas eu d’évolution, la pénibilité de notre travail n’a pas été reconnue et la loi nous permettant de prendre notre retraite à 58 ans n’a pas été rétablie. Aucun gouvernement n’a pris en charge ces questions. Notre exigence – minimale, nous tenons à le préciser – est d’entrer dans la catégorie des métiers pénibles.
Qu’en est-il du versant économique de la convention collective ?
Sur l’aspect de la rémunération, nous n’avons pas voulu porter de revendications excessives. Nous avons déjà vécu des renouvellements contractuels avec des syndicats qui, avant la hausse de l’inflation, sont restés sur des augmentations barémiques du salaire minimum de l’ordre de 30 euros bruts par mois. Cependant, la rémunération des conducteurs de train et des chefs de bord se compose de nombreux éléments supplémentaires (et variables, ndlr), ce qu’on appelle les compétences complémentaires, qui une fois additionnées, créent une différence pouvant atteindre 500 euros par mois.
En réalité, ces compétences complémentaires stagnent depuis près de vingt ans : elles n’ont été ni augmentées ni réévaluées avec l’inflation. Alors que d’autres entreprises, y compris semi-publiques, ont appliqué des augmentations et des ajustements à l’inflation, sans passer par un renouvellement contractuel. Nous n’avons rien eu de tout cela et, bien qu’il y ait une renégociation de la convention en cours qui dure depuis août 2023, ni les syndicats signataires ni l’entreprise n’ont encore parlé de rémunération
« Nous, nous demandons à récupérer la valeur économique perdue au cours de ces vingt années sur les compétences complémentaires et d’adapter les salaires à l’inflation, ce qui correspond à une augmentation de 500 euros nets, de l’ordre de 800 euros bruts. »
Cela peut sembler être une grosse somme, mais ces compétences font partie de notre salaire et n’ont pas été ajustées depuis vingt ans. C’est le minimum qu’on est en droit d’exiger.
Les transports publics sont également au cœur des revendications des mouvements écologistes, qui demandent d’y investir beaucoup plus de ressources, notamment en raison des effets positifs sur l’emploi « vert ». En Italie pour tout le secteur, filière industrielle comprise, une étude de Cassa Depositi e Prestiti (Caisse des Dépôts et Consignations) estime un potentiel de 110 000 emplois par an. Les mobilisations de ces mouvements dans des pays comme l’Allemagne les ont amenés à se joindre aux syndicats – notamment avec Ver.di, le premier syndicat du secteur des services – pour le renouvellement des conventions collectives. Partagez-vous l’idée d’un lien étroit entre les transports publics et la transition écologique et pensez-vous qu’une convergence de deux luttes différentes -seulement en apparence- pourrait servir les deux causes ?
Nous pensons que le transport ferroviaire pourrait avoir un impact très positif sur l’environnement, en particulier le transport de marchandises, car on peut encourager le transport ferroviaire de marchandises, ce qui réduirait le fret routier. Ce n’est pas ce à quoi on assiste. Il y a encore trop peu d’entreprises dans ce domaine, qui par ailleurs entrent sur le marché avec la même logique de réaliser du profit sur le dos des travailleurs, avec une réglementation moins exigeante que la nôtre.
Pour le transport de passagers, il est tout aussi important de réaliser des investissements afin de diminuer le nombre de voitures sur les routes, mais dans des régions comme la Campanie, la Sicile, la Sardaigne, etc. nous connaissons le mauvais état du réseau ferroviaire – on pense de manière complètement irrationnelle à construire des infrastructures à la fois nuisibles à l’environnement et inutiles dans l’état actuel des chemins de fer siciliens, comme le pont sur le détroit (projet de pont suspendu sur le détroit de Messine visant à relier la Sicile et la Calabre, ndlr).
En tant qu’Usb, notre plateforme est plus large que celle de l’assemblée. Parmi nos revendications figure la protection de la fonction du service ferroviaire en tant que service public.
« Cela signifie investir des ressources dans des zones où il n’y a aucun retour économique : quand votre priorité est d’assurer une mission de service public, vous dépensez cet argent quand même. »
Lorsque le secteur ferroviaire est orienté vers la privatisation, la gestion privée devient incompatible avec une logique de service public et d’écologie. Le privé essaie d’économiser là où il le peut, en heures de travail, en sécurité, et exprime en amont une préférence pour le transport routier parce qu’il coûte moins cher. Pour l’Usb il pourrait donc facilement y avoir cette convergence. Dans nos revendications, elle existe déjà implicitement. Les opportunités futures ne manqueront pas pour l’expliciter et la mettre en œuvre.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Italia sous le titre : « Il profitto fa deragliare i treni ».
Le 27 août dernier, un spectaculaire éboulement dans la vallée de la Maurienne a entraîné la fermeture de la ligne ferroviaire reliant Paris à Milan. Cet incident intervient au cœur des débats entourant la construction du tunnel Lyon-Turin, mettant en lumière les défis auxquels sont confrontés les projets ferroviaires d’envergure dans le contexte de la transition écologique.
Le réseau ferroviaire français connaît depuis plusieurs décennies une phase de déclin. Entre 1980 et 2021, le réseau exploité est passé de 34 362 à 27 057 kilomètres soit une diminution de plus de 21%. Dans ce contexte, l’expansion du réseau repose principalement sur la construction de lignes à grande vitesse qui représentent aujourd’hui 8% du réseau ferré. Les dernières lignes mises en service sont les projets Ligne Nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL, Le Mans – Rennes) Sud Europe Atlantique (SEA, Tours – Bordeaux) en 2017, et le contournement Nîmes Montpellier en 2019. Cette tendance est toutefois remise en cause par l’abandon ou la modification des projets de grande vitesse sur fond de contestation des grands projets.
Entre 1980 et 2021, le réseau exploité a diminué de plus de 21%.
L’avenir incertain du réseau ferroviaire français
Les anciens plans de développement du réseau ferroviaire ont été très ambitieux. En 1991, le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse prévoyait un développement massif de plus de 3500 kilomètres de lignes nouvelles desservant l’ensemble du territoire pour 180 milliards de francs (49 milliards d’euros actuels). Sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le Grenelle de l’Environnement prévoyait également un développement important des LGV. Ces projets avaient pour triple objectif de promouvoir des modes de transport plus respectueux de l’environnement, de réduire les temps de trajet vers les régions enclavées et de stimuler l’emploi et l’économie.
Projets de lignes nouvelles, Rapport de présentation du schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, mai 1991
Aujourd’hui, le gouvernement semble opter pour une approche plus mesurée du développement de la grande vitesse. Le 24 février 2023, Elisabeth Borne, alors Première ministre et ancienne ministre des transports, déclarait retenir le scénario « planification écologique » du rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures (COI) comme référence pour les discussions futures. Cette proposition de programmation inscrit l’évolution du réseau sur la longue durée, prévoyant des abandons, des reports et des modifications substantielles des projets existants.
Carte réalisée par l’auteur
Parmi les projets en cours, seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse. À quinze ans, une partie des nouvelles lignes normandes est prévue, tandis qu’à vingt ans, la section sud du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) menant jusqu’à Dax, la LGV entre Béziers et Perpignan, ainsi que le projet Lyon-Turin pourraient être réalisés.
Plus nombreux sont les projets renvoyés à un horizon lointain, s’étendant au-delà de quatre quinquennats. C’est le cas du prolongement de la LGV de Dax jusqu’à la frontière espagnole, du développement de nouvelles lignes en Normandie, notamment le projet du « Y de l’Eure ». Dans l’ouest, le projet initial de Ligne nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL), qui prévoyait plusieurs sections de nouvelles lignes vers Nantes, Brest et Quimper, est remis en question sur fonds d’abandon du projet de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et est favorisé par les améliorations techniques apportées aux lignes existantes.
Seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse.
De plus, de nombreux projets conçus dans le contexte d’expansion du réseau ont évolué ou ont été annulés, comme le projet Rhin-Rhône, le Poitiers-Limoges ou la nouvelle ligne Paris-Lyon par Orléans et l’Auvergne, en raison de leurs coûts élevés ou des améliorations apportées aux lignes existantes. Ces annulations progressent en raison des défis associés aux lignes à grande vitesse, mettant en évidence les difficultés de réalisation des projets ferroviaires dans le contexte actuel.
La LGV, un transport coûteux mais structurant
Le ferroviaire, en raison de ses caractéristiques techniques, implique en effet une infrastructure lourde et exigeante en termes d’espace. Au-delà des rails, il est nécessaire de prévoir un espace adéquat pour le gabarit des trains, le matériel de signalisation, des caténaires électrifiées et leurs poteaux et d’éventuels talus pour limiter les nuisances sonores. Il en est de même des autres infrastructures gourmandes en surface : gares, aiguillages, centres de contrôle et stations électriques. De plus, il faut tenir compte des contraintes liées au tracé des voies ferrées, en particulier les courbes et les dénivelés, qui ont un impact direct sur la vitesse des déplacements ferroviaires. Enfin, les voies ferrées nécessitent une intégration adéquate avec les cours d’eau, les routes, les espaces naturels et le bâti.
Les Lignes à Grande Vitesse (LGV) imposent des contraintes supplémentaires visant à optimiser leur vitesse maximale. Elles se traduisent par une réduction des inclinaisons et des dénivelés, l’élimination des passages à niveau et une signalisation particulière. En conséquence, les LGV incluent de nombreux ouvrages d’art tels que des ponts et des tunnels pour minimiser l’impact de l’environnement sur la ligne. Tout est mis en œuvre pour garantir des trajets rectilignes et étanches ce qui a un coût significatif. Les 340 kilomètres de la LGV Sud Europe Atlantique (SEA) entre Tours et Bordeaux (302 kilomètres de LGV et 38 kilomètres de raccordement) ont coûté 7,7 milliards d’euros, soit 22,6 millions d’euros par kilomètre. De même, les 182 kilomètres de la LGV Bretagne-Pays de la Loire (BPL) entre Le Mans et Rennes ont coûté 3,3 milliards d’euros, soit 18,1 millions d’euros par kilomètre.
L’intérêt des lignes nouvelles, en particulier les Lignes à Grande Vitesse (LGV), n’est pas nouveau. Le développement de la grande vitesse ferroviaire a permis d’obtenir des gains de temps significatifs là où il a été déployé. Il a également contribué à désengorger les axes en voie de saturation comme le Paris-Lyon-Marseille, ouvrant la voie à une augmentation du trafic, notamment fret et régional.
Cependant, la grande vitesse ferroviaire suscite également de nombreuses critiques. En privilégiant des arrêts espacés pour minimiser les périodes de freinage et d’accélération, elle crée un « effet tunnel » qui isole de nombreuses régions, en particulier les zones rurales et les villes intermédiaires, favorisant les phénomènes de métropolisation. De plus, la construction de LGV requiert la mobilisation d’importants espaces, parfois naturels ou agricoles. En période de contraintes budgétaires, les coûts élevés associés à la construction des LGV sont remis en question, notamment en comparaison du manque d’investissement dans les lignes régionales. Les nouveaux projets ferroviaires suscitent donc une opposition significative, en raison d’un coût économique et environnemental élevé.
Lyon-Turin, l’exemple des dilemmes des grands projets ferroviaires
Le projet de ligne nouvelle entre Lyon et Turin cristallise le débat actuel sur les projets de grande vitesse ferroviaire. S’étendant sur 270 kilomètres de l’est de Lyon au nord de Turin, ce projet, dont les prémices remontent aux années 1980, comporte un tunnel de base de 57,5 kilomètres sous les Alpes. Ce projet vise à répondre à deux enjeux : d’une part l’augmentation attendue – et surtout souhaitée – du report modal du trafic de marchandises des camions vers le train et d’autre part une réduction des temps de trajet entre la France et l’Italie.
L’actuel tunnel ferroviaire, construit en 1871, est le plus ancien tunnel encore en service de l’arc alpin. En raison de sa structure – un tunnel monotube sans sorties de secours – il présente un certain nombre de limitations en termes de sécurité. Dans cette configuration, malgré d’importants travaux de réhabilitation réalisés il y a quelques années, le gestionnaire italien a imposé diverses restrictions qui interdisent, entre autres, le croisement ou la poursuite des trains transportant des marchandises dangereuses. Une note de SNCF Réseau datant de 2018 indique que ces dispositions limitent le nombre de circulations à 62 par jour, 54 si les croisements entre trains de marchandises et de voyageurs sont interdits, et 42 si une restriction de sécurité empêche la présence simultanée de deux trains dans le tunnel. Pour Transportail, si cette limite est fortement impactée par la fermeture du tunnel six heures par jour, une réduction de la durée de fermeture du tunnel pourrait permettre d’atteindre virtuellement 84 circulations par jour en l’absence de toute fermeture. Aujourd’hui , les jours de trafic les plus chargés voient environ 40 circulations, ce qui limite la marge pour une augmentation du trafic. Le projet Lyon-Turin pourrait permettre d’atteindre 162 circulations par jour dans une infrastructure aux normes actuelles.
La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité du Lyon-Turin que de ses coûts économiques et écologiques potentiels.
Plus généralement, l’ensemble de la ligne atteint ses limites. En raison des fortes pentes, parmi les plus importantes du réseau français, la capacité de chargement des trains est limitée à 1600 tonnes, nécessitant la présence de deux voire trois locomotives supplémentaires De plus, la section en aval, entre Chambéry et Montmélian, est également saturée avec le croisement des circulations nationales, régionales, urbaines et fret. En 2018, lors de sa journée la plus chargée, elle a vu passer 155 trains. Les infrastructures présentent également divers points inadaptés, notamment avec la présence de passages à niveau ou la traversée de villes, ce qui réduit les vitesses et, par conséquent, les capacités. C’est dans ce cadre plus large que doit être pensé l’amélioration du réseau pour penser un report modal massif.
Le projet d’un nouveau tunnel et de voies supplémentaires en aval de la ligne apparaît donc nécessaire pour accroître significativement le trafic ferroviaire et réduire la congestion routière transalpine. Cette ligne permettrait également d’améliorer considérablement les temps de trajet. En ce qui concerne le transport de voyageurs, le gain de temps serait d’une heure à une heure et quart avec un trajet théorique Lyon-Turin en 2h04 au lieu des 3h22 actuelles, plaçant Paris à 4h15 de Milan sans arrêt. Ce gain de temps couplé à une hausse capacitaire ouvrirait la voie à un transfert de passagers de l’avion vers le train pour les déplacements vers le nord de l’Italie. Toutefois, si le projet du nouveau tunnel venait à se concrétiser, il n’est pas garanti qu’il attirerait naturellement une clientèle significative. Comme le soulignait déjà la Cour des comptes en 2012, les prévisions d’augmentation du trafic, sur lesquelles repose le projet Lyon-Turin, ont été révisées à la baisse. Par conséquent, la Cour recommandait alors des mesures contraignantes en faveur du transfert modal vers le train afin de concrétiser les avantages potentiels d’une telle infrastructure.
La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité de ce projet que de ses coûts économiques et écologiques potentiels. En 2012, la Cour des comptes estimait le coût global du chantier à 26,1 milliards d’euros, soit près de 96,7 millions d’euros par kilomètre. Cependant, ce chiffre est sujet à d’importantes évolutions en raison des incertitudes liées au tracé et à l’évolution des coûts sur une période de plus d’une décennie. Pour mettre cela en perspective, le seul tunnel était estimé à 9,6 milliards d’euros en 2019, tandis que le tunnel de base du Saint-Gothard en Suisse, long également de 57 kilomètres, coûtait environ 7,6 milliards d’euros en 2016.
Sur le plan environnemental, le projet de Lyon-Turin entraînerait l’artificialisation d’environ 1.500 hectares selon la Confédération paysanne. Il soulève également des préoccupations concernant l’eau. Le creusement du tunnel et les travaux connexes entraîneraient une consommation d’eau importante et une modification de l’hydrologie des vallées, ce qui nécessiterait de trouver de nouvelles sources d’eau pour approvisionner les villages. Selon les partisans du projet, le drainage aux abords du chantier représenterait de 0,6 à 1 mètre cube d’eau par seconde, soit de 20 à 30 millions de mètres cube par an, des chiffres équivalents à 1 à 2 % du débit de l’Avre, affluent de l’Isère. Enfin, l’empreinte carbone du projet est estimée à 10 millions de tonnes de CO2. Les partisans du projet avancent que cette empreinte carbone pourrait atteindre la neutralité en 15 ans, tandis que la Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait entre 25 et 50 ans pour y parvenir.
Le projet Lyon-Turin illustre donc le dilemme écologique entre la volonté de transférer d’importants volumes de trafic routier et aérien de passagers et de marchandises d’une part, et les conséquences environnementales négatives de ce projet. Cependant, si le projet du tunnel était finalement privilégié, il serait essentiel de le construire le plus rapidement possible pour ne pas prolonger davantage la situation actuelle, qui favorise le statu quo du trafic routier, faute de décision politique claire.
La ligne nouvelle Provence Côte d’Azur, de la LGV à l’amélioration de l’infrastructure
Les évolutions du projet de Ligne nouvelle Provence Côte d’Azur (LN PCA) illustrent les difficultés de concilier l’amélioration du réseau avec une desserte équilibrée des territoires. Ce projet consiste en une amélioration des infrastructures entre Marseille et Nice. Initialement envisagé dès 1991 en complément de la LGV Méditerranée entre Lyon et Marseille, le projet a été révisé pour répondre aux besoins des zones métropolitaines.
L’infrastructure ferroviaire du littoral sud-est est devenue inadaptée aux besoins de la région. La ligne Marseille-Nice a été construite en 1860 et atteint ses limites avec 50% de trains retardés et une vitesse moyenne de 80 km/h. Les nœuds ferroviaires de Marseille, Toulon et Nice connaissent également une saturation croissante, notamment au niveau de goulets d’étranglement. C’est le cas du nœud marseillais où convergent les trois lignes vers le Nord, l’Occitanie et la Côte d’Azur vers une gare en cul-de-sac. En parallèle, la Côte d’Azur fait partie des territoires les plus éloignés du réseau national. Nice (7e agglomération de France, 963 000 habitants) se situe à 5h33 de Paris, Toulon (9e agglomération, 596 000 habitants) à 4h59. En parallèle, l’offre aérienne permet, à un prix similaire voire inférieur, de desservir plus rapidement Paris (1h20 en moyenne) et les autres agglomérations françaises. Aujourd’hui, la liaison aérienne Paris-Nice est la première liaison au sein de l’hexagone avec 2,9 millions de voyageurs en 2022 auxquels on peut ajouter les plus de 1,4 million de voyageurs se rendant de Nice vers d’autres destinations métropolitaines (Lille, Nantes, Bordeaux, Mulhouse, Lyon, Toulouse principalement).
Pour remédier à ces difficultés, différents projets ont visé à agir sur le gain de temps et l’augmentation capacitaire. Parmi ces deux enjeux, les projets de ligne nouvelle constituent les projets les plus sensibles et cristallisent les débats. La difficulté consiste entre deux choix : d’une part favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, et d’autre part, un trajet desservant un chapelet de métropoles sur la côte, favorable aux liaisons régionales, au risque de diminuer drastiquement le gain de temps. Deux grandes familles de scénarios en découlent lors du débat public en 2005-2008, : ceux des « Métropoles du Sud » (Nice-Marseille via Toulon, Nice à environ 4h de Paris, Toulon à 3h20) préférés par le Var et ceux « Côte d’Azur » (trajet direct vers Nice, Nice à environ 3h30 de Paris) préférés par les Alpes-Maritimes mais plus destructeurs d’espaces viticoles. En 2009, le projet « Métropoles du Sud » est retenu (Nice à 3h50 de Paris, 180 kilomètres de lignes, 15 milliards d’euros).
Le projet connaît en 2012 une importante évolution à la faveur de la desserte régionale et change de nom de « LGV PACA » à « Ligne nouvelle PCA ». En 2013, la commission Mobilité 21 acte la décision de privilégier les liaisons locales et d’améliorer les infrastructures existantes à la place du projet de ligne nouvelle. Le projet est alors phasé en deux étapes, tout d’abord une désaturation des nœuds (horizon 2030) et ensuite des lignes nouvelles (post-2030) réduites à deux portions, entre Aubagne et Toulon et entre Le Muy et Cannes.
Faut-il favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, ou desservir un chapelet de métropoles sur la côte ?
En 2018, le comité d’organisation des infrastructures acte la priorité aux transports du quotidien et propose un phasage en 4 étapes privilégiant l’amélioration du réseau existant (nouvelles haltes, réorganisations des voies, augmentation du nombre des voies). Elle prévoit notamment la traversée souterraine de Marseille en phase 2 permettant un gain de temps de 15 à 20 minutes pour les trajets au-delà de Marseille (Paris-Nice en 5h15, Paris-Toulon en 4h45), qui s’intègre dans le projet de développement d’un service express régional métropolitain pour la cité phocéenne. La création de la ligne nouvelle est reléguée à la phase 4 prévue après 2038. En avril 2021, le projet est évalué à 3,5 milliards d’euros pour les deux premières phases, les phases 3 et 4 sont évaluées à 10,8 milliards d’euros. En 2022, le COI prévoit dans son scénario « planification écologique » une nouvelle planification à horizon 2043 de la phase 4.
La complexité de l’opération a orienté le projet à l’origine de LGV jusqu’à Nice vers un projet d’amélioration des trajets régionaux. Cette nouvelle orientation présente de véritables améliorations du réseau – notamment par l’augmentation du nombre des voies et la construction de la gare souterraine de Marseille – permettant, à terme, de désaturer les nœuds marseillais, toulonnais et niçois. Toutefois, les grands projets d’amélioration de la desserte et de lignes nouvelles, fortement restreints ont été renvoyés ad vitam. Cette évolution illustre les difficultés à mettre en place des projets majeurs structurants, dans un domaine aussi complexe et long que le ferroviaire.
Bordeaux-Toulouse, le dernier grand projet ferroviaire ?
Dans le paysage ferroviaire, la LGV Bordeaux-Toulouse apparaît comme le dernier grand projet en cours de réalisation. Au-delà d’une meilleure desserte entre ces deux métropoles, elle s’inscrit dans un projet plus large de desserte du sud-ouest. Sa mise en service est attendue d’ici une dizaine d’années.
La ligne de Bordeaux à Toulouse constitue un axe historique du réseau ferroviaire français. La Loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France du 11 juin 1842 qui prévoit l’organisation du réseau ferroviaire selon « L’étoile de Legrand » propose déjà un axe de Bordeaux à Marseille par Toulouse. Cet itinéraire a été préféré pour la grande vitesse à une ligne directe Paris-Limoges-Toulouse du fait du choix de desservir les métropoles de l’Ouest. Envisagé dans le schéma directeur de 1991, ce dernier prévoit une LGV « Grand-Sud » reliant Bordeaux à la Côte d’Azur par Toulouse permettant de desservir Toulouse en 2h48.
Ce projet vise ainsi historiquement à améliorer la desserte de Toulouse depuis le reste du pays. Aujourd’hui, alors que Toulouse se situe à 4h18 de Paris en train, la capitale occitane reste la seconde destination intérieure en avion avec un trajet Paris-Toulouse en 1h15 (2,15 millions de passagers en 2022 et plus d’un million pour les autres destinations intérieures). Il va toutefois connaître un développement autour des enjeux d’amélioration des capacités du réseau. En effet, les projets de réseaux express métropolitains, notamment à Bordeaux et Toulouse, demandent une augmentation importante des capacités du réseau où cohabitent déjà difficilement fret, trains régionaux et grandes lignes.
Les premiers projets de LGV ont permis de réduire drastiquement le temps de trajet de Paris à Toulouse. D’environ 6h depuis la fin des années 1960 (via Limoges), il diminue à 5h30 en 2014 (via Bordeaux) pour atteindre actuellement environ 4h15 avec le prolongement de la LGV jusqu’à Bordeaux. Depuis les années 2000 le projet est régulièrement remis en avant d’être intégré au « Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest » (GPSO), un projet plus large comprenant la branche Bordeaux-Toulouse, une branche vers l’Espagne et des aménagements ferroviaires au nord de Toulouse (AFNT) et au sud de Bordeaux (AFSB). Prévu par le Grenelle de l’environnement en 2009 avec trois branches à partir de la LGV Paris Bordeaux (une pour Toulouse, une pour l’Espagne, une pour Limoges), il est déclaré d’utilité publique en 2016, tandis que les deux autres branches sont remises à plus tard.
Aujourd’hui, le projet est composé de deux phases, la phase 1 prévoit les aménagements toulousains et bordelais ainsi que les LGV vers Dax et Toulouse et la phase 2 prévoit le prolongement de Dax à la frontière espagnole par la côte basque. Alors que les travaux sur les nœuds bordelais et toulousains sont prévus pour 2024, les deux lignes nouvelles sont encore à l’étude. La ligne nouvelle est estimée à 6,6 milliards d’euros sur les 18 milliards d’euros des deux phases du GPSO et prévoit 222 kilomètres de LGV incluant 55 kilomètres communes à Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Il prévoit également la création de deux gares TGV en périphérie d’Agen et de Montauban. Le projet prévoit un gain de temps de 49 minutes avec les arrêts intermédiaires entre Bordeaux et Toulouse soit un trajet Paris-Toulouse en environ 3h25 avec arrêts.
Le projet connaît toutefois de nombreuses critiques tant sur son coût financier et écologique que sur ses prévisions de trafic et de gain de temps, ce qui amène ses opposants à défendre plutôt une modernisation de la ligne actuelle. Aussi, la commission d’enquête d’utilité publique rend en 2015 un avis défavorable en raison d’une faible rentabilité et d’une faible analyse des impacts sur l’environnement. Les études portant sur des alternatives à la ligne nouvelle prévoient la possibilité de gagner une dizaine de minutes sur la ligne actuelle ou d’une vingtaine de minutes avec la création de seulement 50 kilomètres de lignes. Toutefois, ces projets présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel comparé à leurs avantages (2,1 milliards d’euros pour l’amélioration de la ligne actuelle, 3,8 à 4,9 milliards d’euros pour les optimisations plus importantes contre 6,6 milliards d’euros pour le projet actuel). Face aux volontés de développer les réseaux urbains et régionaux, l’espoir d’un maintien voire d’une augmentation du trafic fret et surtout les fortes attentes d’une réduction des temps de trajets à partir du Sud-Ouest, ces alternatives n’ont pas été préférées au projet actuel.
Les projets alternatifs à la LGV Bordeaux-Toulouse présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel et des avantages plus faibles.
Le GPSO constitue aujourd’hui l’un des derniers grands projets ferroviaires dont la réalisation semble prochaine. Projet emblématique du développement du ferroviaire, il bénéficie d’un portage politique fort. Ainsi, lorsqu’en 2021 le maire de Bordeaux Pierre Hurmic évoquait son souhait de « tout mettre en œuvre pour arrêter ce projet insensé » en soulignant les réticences des élus du Lot-et-Garonne, de la Gironde et du Pays Basque, ce sont les présidents de la région Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, le maire de Toulouse et le président de Bordeaux Métropole qui ont réaffirmé leur soutien au projet.
Face aux coûts et aux calendriers, la nécessaire planification du réseau
La durée étendue de ces projets – plusieurs décennies – souligne la nécessité de prendre en compte les enjeux de saturation dès le stade de la planification. Le projet Lyon-Turin, conçu dans les années 1980-1990 et prévu entre 2030 et 2050 en fonction des décisions politiques, illustre cet impératif. Par exemple, le laps de temps entre l’approbation du schéma directeur de la ligne Tours-Bordeaux (LGV SEA) en 1992 et l’ouverture de la ligne en 2017 a duré 25 ans. À l’heure où le développement des réseaux de RER métropolitains et la volonté d’accroître le transport de fret exercent une pression sur les infrastructures existantes, il est impératif d’engager une logique de planification, d’autant plus compte tenu des montants financiers engagés.
La construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables.
Sur le plan financier, le coût des projets de grande vitesse apparaît comme un argument en faveur de la réallocation de ces fonds vers des projets de lignes régionales et métropolitaines, qui seront également fortement sollicitées et présentent des masses financières moindres. En pratique, ces projets doivent coexister car la création de nouvelles lignes libère des voies pour le trafic quotidien. Il est toutefois difficile de défendre ce point de vue tant que les investissements dans le ferroviaire restent limités et comptés.
Enfin, il est essentiel de comprendre que la construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables. A ce titre, il est intéressant de rappeler qu’alors que le réseau ferroviaire s’est réduit de plus de 15% en trente ans, le réseau routier a augmenté d’autant, avec plus de 150 000 kilomètres de routes en plus.
Moteurs du développement du réseau ferroviaire depuis un demi-siècle, les grands projets ferroviaires offrent d’importants avantages en termes de gain de temps et d’efficacité du réseau, mais ils ne sont pas exempts de coûts, tant sur le plan environnemental que social. Ils favorisent l’augmentation des déplacements entre les grands pôles d’activités au détriment des espaces traversés ou évités. Cependant, il est crucial de considérer ces projets comme des éléments structurants visant à soulager le réseau existant, et de les évaluer au cas par cas en prenant en compte leur impact sur le long terme, tant en termes de coûts que d’avantages.
Le 27 novembre 2022, le Président de la République annonçait un ambitieux projet de développement de RER métropolitains dans 10 grandes agglomérations françaises. Inspirés du modèle francilien, ces réseaux visent à répondre aux défis de mobilité, d’écologie et de cohésion territoriale. Cependant, la concrétisation de cette vision requiert des efforts considérables en matière d’investissements, de coordination et de modernisation ferroviaire.
Un Réseau Express Régional, aussi appelé Service express métropolitain (SEM) et plus récemment Service express régional métropolitain (SERM), est défini par le Comité d’Orientation des Infrastructures (COI) comme « une offre ferroviaire destinée aux voyageurs offrant une fréquence à l’heure de pointe inférieure à 20 minutes et en heure creuse inférieure à 60 minutes ». Ce type de réseau englobe donc deux éléments fondamentaux : un réseau ferroviaire orienté vers les voyageurs et une desserte fréquente. À cela s’ajoutent des aspects tels que la diamétralisation, comme observée en région parisienne, où les lignes traversent le cœur de la ville, ainsi que le recouvrement, impliquant l’utilisation de différentes lignes pour desservir les mêmes gares. Le recouvrement et la diamétralisation répondent aux besoins de déplacement entre zones résidentielles périphériques et pôles d’activité, parfois également situés en périphérie. Cette approche permet ainsi d’éviter les interruptions de trajet induites par les réseaux en étoile traditionnels tout en favorisant l’interconnexion.
Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile.
En France, le RERrenvoie avant tout au réseau qui dessert Paris depuis les années 1970. Aujourd’hui composé de cinq lignes, il demeure le réseau le plus fréquenté d’Europe, accueillant jusqu’à 1,3 million de voyageurs par jour. Son émergence résulte d’un vaste effort d’ingénierie visant à moderniser et à connecter les lignes suburbaines préexistantes. L’acte de naissance du RER est la jonction des lignes du RER A et B à la station de Châtelet-Les Halles, symbole de la mise en réseau du RER. Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile.Plusieurs réseaux reprennent les principes du RER francilien. On peut mentionner le RER métropolitain de Bordeaux, le Réseau Express Métropolitain Européen de Strasbourg, les tram-train de Nantes et Lyon, ainsi que le réseau franco-suisse du Léman Express. Cependant, ces réseaux se démarquent du RER francilien par un développement et des investissements nettement moins importants.
Un transport de masse écologique
La volonté de développer des SERM répond aux enjeux liés à l’évolution territoriale. En France, la concentration des populations dans des agglomérations attractives et l’attachement au logement périurbain ont engendré un éloignement entre les lieux de résidence et les pôles d’activité. Cette tendance a engendré des déplacements pendulaires de plus en plus longs et fréquents, amplifiant les disparités socio-territoriales. La carence en alternatives de transport adaptées a propulsé l’automobile en tant que seule réponse viable à ces besoins, au prix d’une augmentation du trafic et d’une exacerbation de la pollution. Ce phénomène contraint ainsi une part significative de la population à affronter des itinéraires congestionnés et d’importantes factures de carburant.
La mise en place de RER métropolitains constitue une réponse à ces nouveaux besoins. Le transport ferroviaire est adapté au mass transit et à l’intermodalité, tout en demeurant l’un des modes de transport les plus écologiques. L’infrastructure ferroviaire existante, héritée du XIXe siècle et organisée sous la forme d’étoiles avec les métropoles comme centres névralgiques, est d’ailleurs propice à ce type de projets. Ces étoiles ferroviaires couvrent de vastes portions des zones urbaines et assurent la liaison avec les espaces ruraux environnants. Plusieurs pays étrangers, notamment l’Allemagne, l’ont d’ailleurs bien compris et ont développé des RER autour de leurs grandes métropoles.
Dans son schéma directeur de 2020 «Étoiles ferroviaires et services express métropolitains », SNCF Réseau met en lumière les enjeux liés à la création de SERM s’inspirant du modèle francilien tout en adaptant les approches aux particularités locales. Au total, 24 SERM potentiels ont été identifiés par la SNCF Réseau : 10 métropoles à fort potentiel (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Nantes, Nice, Rennes, Strasbourg et Toulouse), 10 métropoles à potentiel (Toulon, Rouen, Dijon, Montpellier, Tours, Angers, Le Mans, Besançon, Chambéry, Reims) et 4 zones transfrontalières à développer (Metz-Nancy-Luxembourg, Pays Basque, Annemasse-Genève, Mulhouse-Bâle).
Ce schéma directeur expose un certain nombre de caractéristiques inhérentes à la mise en place d’un SERM. Avant tout, il est nécessaire d’instaurer un service intégré dans les déplacements métropolitains, en mettant particulièrement l’accent sur l’intermodalité (correspondances avec les réseaux urbains, parkings), l’intégration tarifaire au sein du réseau de transport interurbain (pass unique) et la mise en place de nouvelles haltes ferroviaires pour rapprocher les arrêts des espaces d’activités.
Une seconde caractéristique majeure des RER métropolitains réside dans la fréquence élevée du service, un élément crucial pour garantir sa prévisibilité et son adoption par les usagers. Cette exigence implique une amplitude horaire étendue, allant de 6h à 21h du lundi au samedi, avec des horaires de service prolongés jusqu’à minuit les vendredis et samedis. Le schéma directeur préconise également une fréquence soutenue, avec un train toutes les 15 à 30 minutes minimum en heure de pointe, toutes les 30 minutes minimum en heure creuse, et au moins un train par heure le dimanche. Cette cadence est en effet une nécessité pour que le train réponde aux besoins de la population et éviter la congestion aux heures d’affluence.
La mise en place de ce type de service soulève de nouveaux enjeux pour le réseau ferroviaire. Il nécessite l’acquisition de matériel roulant approprié, doté d’une capacité importante et de performances d’accélération et de freinage adaptées aux arrêts fréquents. SNCF Réseau suggère également la possibilité d’organiser le réseau à travers des méthodes de recouvrement et de diamétralisation. Elle rappelle toutefois que ces approches ne sont pas « pas une fin en soi » mais uniquement un « levier » à disposition de la réseau.
Grands travaux et gros sous
L’enjeu majeur de la mise en place des SERM réside néanmoins dans leur intégration au sein du réseau ferroviaire existant. L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises. Or, de nombreuses étoiles ferroviaires de grandes métropoles sont déjà saturées. Plusieurs solutions sont envisageables pour y faire face, notamment une optimisation des circulations (centralisation de la gestion des circulations, amélioration de la signalisation, nouveaux systèmes de signalisation ERTMS optimisés). Cependant, seule la mise en place de nouvelles infrastructures peut efficacement répondre à l’augmentation prévue du trafic. Celle-ci peut impliquer la réorganisation des voies et des croisements pour isoler les différents flux de circulation – SNCF Réseau parle de fonctionnement en « tubes » – et, dans certains cas, la création de nouvelles voies pour faire face à l’accroissement du trafic. Ainsi, la coexistence de services métropolitains, régionaux, nationaux et de fret, tous en demande de développement, ne pourra se concrétiser que par la construction de nouvelles infrastructures permettant d’anticiper un trafic ferroviaire sans précédent.
L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises.
Au cours d’une vidéo postée le 27 novembre 2022, le président de la République a annoncé son projet en matière de SERM : « Pour tenir notre ambition écologique, je veux qu’on se dote d’une grande ambition nationale : dans dix grandes agglomérations, dans dix métropoles françaises, de développer un réseau de RER, un réseau de trains urbains ». S’il n’a précisé les contours exacts de sa vision, ni les villes retenues, le projet a depuis gagné en clarté. En février 2023, la Première ministre a affirmé la création d’un Plan d’avenir pour les transports doté de 100 milliards d’euros en faveur du développement ferroviaire d’ici 2040, avec un budget annuel de 4,5 milliards d’euros alloué à la régénération du réseau ferroviaire.
Une récente proposition de loi, adoptée en première lecture par l’Assemblée Nationale le 16 juin 2023, est venue définir les SERM dans le code des transports : ceux-ci sont décrits comme « une offre multimodale de services de transports collectifs publics qui s’appuie sur un renforcement de la desserte ferroviaire et intègre, le cas échéant, la mise en place de services de transport routier à haut niveau de service ainsi que la création ou l’adaptation de gares ou de pôles d’échanges multimodaux ». Elle a pour objectif une « amélioration de la qualité des transports du quotidien, notamment à travers des dessertes plus fréquentes et plus fiables des zones périurbaines, le désenclavement des territoires insuffisamment reliés aux centres urbains et la décarbonation des mobilités. »
Beaucoup d’acteurs à faire travailler ensemble
Les projets de SERM devront découler d’une collaboration entre les Régions (autorités organisatrices des mobilités) et l’État. La Société du Grand Paris, forte de son expérience dans la réalisation du Grand Paris Express, deviendra la Société des Grands Projets et sera chargée de contribuer à la conception, à la gestion de projet et au financement des futurs SERM, en collaboration avec SNCF Réseau. Un amendement adopté par les députés prévoit la mise en place d’au moins 10 SERM dans les dix prochaines années.
Bien que les contours du développement des futurs SERM se précisent, de nombreuses zones d’incertitude persistent quant à leur mise en œuvre. Le financement des SERM n’a pas encore été totalement défini. Le rapporteur du projet de loi évoque une somme de 20 à 25 milliards d’euros sur une période de 10 ans, au sein des 100 milliards d’euros d’investissements promis par Elisabeth Borne pour le secteur des transports. Les Contrats de Plan État-Région (CPER) pour la période 2023-2027 prévoient quant à eux une enveloppe de 800 millions d’euros pour financer les premières études, une somme qui peut tout juste couvrir les études préliminaires, mais qui demeure insuffisante pour des réalisations à court terme. A ce titre, Régions de France souligne la nécessité d’un investissement plus important de la part de l’État afin de concrétiser l’ambition d’un développement ferroviaire. Cette nécessité se renforce d’autant plus que les Régions sont déjà engagées financièrement dans d’autres projets ferroviaires et font face à des ressources limitées.
La querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains.
Le manque de financement de la part de l’État s’ajoute à des projets largement inaboutis. Les premiers réseaux en cours de lancement, à Bordeaux, à Strasbourg et le Léman Express, essuient quelques difficultés dûes à un manque d’anticipation. Ainsi, le réseau strasbourgeois ne remplit pour l’instant pas toutes ses promesses en raison d’un manque de personnel. Un point pourtant prévisible, mais que la SNCF a trop tardé à reconnaître selon la CGT. Au-delà de ces trois SERM, « la grande majorité des projets n’en est encore qu’à des stades d’études d’opportunité ou préliminaires » signale le rapport du Comité d’Orientation des Infrastructures en décembre 2022. De plus, plusieurs projets de SERM dépendent d’opérations majeures qui ont été repoussées, telles que le Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest (Toulouse, Bordeaux et le Pays Basque), la Ligne Nouvelle Provence Côte d’Azur (Marseille, Toulon, Nice), le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise et la Ligne Nouvelle Paris Normandie (Reims).
Comité d’Orientation des Infrastructures, Investir plus et mieux dans les mobilités pour réussir leur transition – Rapport de synthèse : stratégie 2023-2042 et propositions de programmation, page 69, décembre 2022. Carte réalisée par l’auteur.
Le souhait partagé de mettre en place des réseaux ferroviaires métropolitains en s’inspirant du modèle du RER francilien souligne l’impératif de concevoir des projets clairs et efficaces pour répondre aux besoins des métropoles et proposer des alternatives à la voiture, tout en répondant aux enjeux environnementaux et sociaux des territoires. Cependant, ces projets ne pourront être concrétisés sans un effort substantiel visant à moderniser le réseau ferroviaire hérité du XIXe siècle.
Outre l’adaptation des infrastructures, la mise en place de ces projets nécessitera aussi l’acquisition de rames supplémentaires et l’embauche de personnels en nombre suffisant pour les faire fonctionner. Etant donné le temps nécessaire pour tous ces aspects, la querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains. Face à cette situation, de nombreux élus locaux et acteurs économiques critiquent vivement la lenteur des arbitrages et font part de leurs inquiétudes concernant les investissements nécessaires.
Enfin, si ces futurs réseaux métropolitains constituent une bonne réponse aux besoins de transports décarbonés dans les grandes agglomérations, leur mise en place ne doit pas occulter des questions plus larges sur les mobilités et l’urbanisme. D’une part, les RER métropolitains doivent s’articuler avec une politique d’urbanisme intelligente, visant la densification autour des nœuds de transports plutôt que l’encouragement à une nouvelle vague d’étalement urbain. D’autre part, l’impératif d’amélioration des transports ferroviaires urbains ne doit pas faire oublier les campagnes, où la voiture reste souvent le seul moyen de déplacement. Autant de chantiers sur lesquels le gouvernement semble encore avoir un train de retard.
Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?
En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.
En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.
En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.
Le fonctionnement du fret ferroviaire
Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.
Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.
Réalisation personnelle
Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).
Réalisation personnelle
Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.
Réalisation personnelle
Un déclin plus marqué que chez nos voisins
Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.
Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle
Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.
Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle
On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire.
Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.
D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.
La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.
Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.
La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).
L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.
Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.
Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.
Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret
Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.
Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.
Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !
Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot
Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »
Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques
Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.
Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.
Les solutions pour relancer l’activité
Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.
Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.
Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.
Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.
Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.
Notes :
1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE 2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre. 3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT 4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009