Voitures électriques : la leçon de politique industrielle de la Chine à l’Occident

Voitures électriques de la marque BYD au salon de l’auto de Munich en 2023. © Matti Blume

Dépassant Tesla, le géant chinois BYD est devenu fin 2023 le plus gros producteur de voitures électriques au monde. Des années durant, il a prospéré sur un modèle néo-fordiste d’intégration verticale, lui assurant un contrôle sur l’ensemble de la chaîne de production – profitant de la dynamique de délocalisation et de sous-traitance qui prévalait en Occident. Les subventions étatiques de l’État chinois ont fait le reste et BYD pose désormais un sérieux défi aux Occidentaux, dans un contexte de transition énergétique où la voiture électrique est amenée à jouer un rôle croissant. Un enjeu que les États européens feraient bien de prendre à bras-le-corps, plutôt que d’accroître leurs dépenses militaires et d’attiser la psychose d’un nouveau conflit mondial. Par Paolo Gerbaudo, traduction Piera-Simon Chaix.

À la fin des années 1970, les voitures japonaises de marques encore méconnues telles que Toyota, Mazda, Datsun et Honda submergeaient les marchés occidentaux. La haute qualité des produits, les performances en matière de consommation d’essence et les prix raisonnables ont – dans le contexte du contrecoup des chocs pétroliers – rendaient ces marques extrêmement populaires. Les parts de marché des fabricants nationaux ont alors diminué, tandis qu’entrepreneurs et syndicats s’insurgeaient face à cette concurrence considérée comme déloyale.

Face au « choc japonais », les pays occidentaux répliquèrent par des mesures protectionnistes. Pour limiter l’impact concurrentiel sur leur industrie automobile, les États-Unis et le Royaume-Uni ont négocié avec le Japon des quotas volontaires à l’importation, tandis que les pays européens adoptaient des mesures du même ordre. Mais ce n’était qu’un premier pas vers une transformation en profondeur de l’industrie occidentale. Dans une tentative désespérée pour regagner leur compétitivité internationale perdue et pour apaiser les revendications grandissantes de leurs travailleurs, des entreprises du secteur automobile commencèrent à imiter leurs rivaux japonais dans le monde entier. La « méthode Toyota », exposée par l’ingénieur industriel en chef de l’entreprise, Taiichi Ohno, devint l’implacable mantra de tout manager industriel digne de ce nom – alors même que les business schools d’Amérique du Nord commençaient à enseigner les méthodes Kaizen et Kanban de la production dite « à flux tendu ».

Cette évolution culturelle, parfois décrite comme un processus plus large de « japonisation », a servi de catalyseur à l’adoption de ce que les sociologues ont fini par appeler les « stratégies de management post-fordistes ». Centrées sur la flexibilité et la réduction des coûts, ces stratégies rejettent les modèles de production à intégration verticale sur lesquels se reposaient les leaders américains et européens du secteur automobile dans les années 1950. 

Près de cinquante ans après ce « choc japonais », l’industrie automobile contemporaine est à présent confrontée à un bouleversement bien plus systémique, que nous pourrions appeler le « choc du véhicule électrique chinois ». Jusqu’à encore récemment, l’industrie automobile chinoise, considérée comme une pâle copie des modèles occidentaux et japonais, attirait peu l’attention. Pourtant, elle a fini par atteindre une qualité remarquable dans le secteur stratégique des véhicules électriques, tout en proposant des prix compétitifs. En 2023, les 3 millions de véhicules à nouvelle énergie (catégorie réunissant véhicules électriques à batterie et véhicules hybrides, ndlr) du géant chinois BYD ont permis à ce dernier de coiffer Tesla au poteau sur le nombre de voitures électriques vendues. Et cette même année, les exportations chinoises de véhicules à nouvelle énergie ont augmenté de 64 %. Grâce à de bonnes ventes de véhicules à moteurs à combustion interne et à la hausse de la demande russe induite par les sanctions occidentales, la Chine a déjà dépassé le Japon en tant que plus gros exportateur d’automobiles du monde.

Ventes trimestrielles mondiales de véhicules électriques (2018-2023).

Les stratégies adoptées par les gouvernements occidentaux face à ce nouveau défi concurrentiel, dans un secteur depuis longtemps considéré comme un baromètre des prouesses économiques, sont une question centrale pour le XXIè siècle. Aux États-Unis comme dans l’Union européenne, la percée des véhicules électriques chinois a suscité des accusations de pratiques déloyales. Annonçant en septembre dernier une enquête sur les liens entre aide étatique et succès chinois dans ce secteur, Ursula Von der Leyen a affirmé que celle-ci résultait d’une « manipulation de marché ». Dans le même ordre d’idées, Joe Biden s’est engagé à empêcher les véhicules électriques chinois d’« inonder [le] marché [américain] », tandis que Donald Trump a décrit l’impact des voitures électriques chinoises comme un « bain de sang » économique.

Derrière ces remarques incendiaires se trouve une transformation industrielle non moins significative que celle impulsée par les fabricants japonais d’autrefois. La percée de l’industrie des véhicules électriques chinois a non seulement été permise par de généreuses subventions gouvernementales, mais aussi par de profonds changements de stratégie et d’organisation – en particulier par la résurgence notable de l’intégration verticale, que ce soit au niveau de chaque entreprise ou de l’État.

BYD constitue une manifestation emblématique de cette évolution. L’entreprise a en effet cherché à contrôler tous les aspects de la chaîne de valeur, depuis la technologie des batteries – son cœur de métier originel – jusqu’aux puces électroniques, en passant par les mines de lithium et les rouliers (navires transportant des voitures, ndlr). Enfin, l’entreprise bénéficie d’un coût de la main-d’œuvre significativement plus faible en Chine qu’au Japon, en Allemagne ou aux États-Unis.

Cette approche néo-fordiste a permis à BYD de tirer les coûts vers le bas, tout en coordonnant et en accélérant l’innovation pour plusieurs composants essentiels. De plus, cette approche a permis à l’entreprise d’atténuer les incertitudes opérationnelles et de remédier aux pénuries de différents facteurs et services entrants, comme celle des puces électroniques qui se prolonge depuis 2020.

En parallèle, le gouvernement chinois favorisait l’intégration verticale au niveau national. L’objectif fixé par le plan « Made in China 2025 » – dont l’ambition est de renforcer la suprématie technologique chinoise – est que 80 % de la chaîne de valeur des véhicules électriques soit effectivement située au sein du pays. Bien que le modèle soit susceptible de changer en fonction de l’évolution des relations au sein de l’entreprise, ce tournant vers une « réintégration » et un « re-internalisation » est lourd d’enseignements pour l’avenir de la politique industrielle.

La révolution du véhicule électrique

Selon la célèbre formule du théoricien du management américain Peter Drucker, l’industrie automobile est « l’industrie des industries ». Pendant plus d’un siècle, la fabrication de voitures s’est érigée en baromètre du développement industriel, mesuré à l’aune de la complexité des facteurs entrants, des industries complémentaires nécessaires et des exigences élevées en termes de capital et de connaissances.

La production automobile est non seulement dépendante des secteurs de l’extraction, des produits chimiques, de l’acier et de l’électronique, mais aussi d’une armée de techniciens et d’ouvriers, de machines et d’usines. C’est une industrie qui est confrontée à une barrière économique démesurée et implique des risques entrepreneuriaux majeurs. Tout ceci explique pourquoi relativement peu de pays peuvent prétendre rejoindre le club fermé des fabricants automobiles. Ces obstacles sont encore plus importants lorsqu’il est question de véhicules électriques.

Les véhicules électriques, de même que d’autres technologies « vertes », ne sont pas entièrement nouveaux. Au tournant du vingtième siècle, certaines des premières automobiles étaient propulsées par de rudimentaires batteries plomb-acide ; un tiers des voitures qui circulaient à New York en 1900 étaient électriques. Mais les véhicules à essence ont pris le pas grâce à une meilleure autonomie et à une vitesse plus importante – sans compter son coût de fonctionnement moindre, permis par un pétrole abondant et bon marché. Ces dernières années, cette suprématie du moteur thermique a été sérieusement remise en question.

Outre des performances plus sportives (à l’encontre de la perception du grand public), les véhicules électriques ont des coûts de fonctionnement plus faibles, coûtent moins cher en maintenance et en réparation, sont plus commodes à utiliser et font moins de bruit. Les économies réalisées sur ses coûts de fonctionnement sont éloquentes : les coûts de recharge des véhicules électriques devraient « diminuer les coûts énergétiques d’un véhicule de 50 à 80 % à l’horizon 2030 par rapport à un véhicule à essence comparable ». Bien sûr, en parallèle du déploiement technologique et infrastructurel, des désavantages majeurs perdurent : un coût initial d’achat important, une autonomie moindre, un temps de recharge long et, dans de nombreux pays, des bornes de recharge en nombre limité. 

Les batteries électriques constituent – pour reprendre un terme qu’affectionnent les économistes de l’innovation – une « technologie habilitante » des véhicules électriques, mais elles constituent aussi leur goulet d’étranglement potentiel. La batterie lithium-ion, inventée en 1991, a pu se prévaloir de sa taille plus réduite et de sa puissance supérieure pour prendre la place de sa prédécesseure au plomb-cadmium, permettant la naissance de produits jusqu’alors impensables : smartphones, tablettes, aspirateurs, voire des véhicules dits de « micro-mobilité » tels que des vélos et scooters électriques. Le recours à la batterie lithium-ion pour alimenter les véhicules électriques a eu des conséquences proprement révolutionnaires. Depuis son invention, sa densité énergétique a été multipliée par trois, tandis que le coût par kilowatt-heure baissait de plus de 90 %.

La même technologie qui, dans les années 1990, faisait fonctionner les téléphones Nokia et Motorola sert à présent à propulser des voitures, et même des bus. Sans compter que les améliorations permises par la variante lithium-fer-phosphate – sur lesquelles le chinois BYD a une grande avance technologique -, ainsi que le passage d’un électrolyte liquide à un électrolyte solide pour les batteries lithium-ion, pourraient encore améliorer les capacités des batteries.

La place centrale qu’occupent les batteries dans le secteur des véhicules électriques explique pourquoi la construction de gigafactories (immenses usines de fabrication capables de produire des batteries dont le stockage total se chiffre en milliards de watts-heures) est devenue si cruciale, de même que l’accès au lithium. Ce métal alcalin n’est pas rare dans la croûte terrestre, mais son extraction n’est économiquement viable que dans les quelques rares endroits du monde où sa concentration est suffisante. Le Chili, l’Argentine et l’Australie sont à ce titre les nations les mieux pourvues. Afin de sécuriser leur accès à cette matière première, certaines entreprises de véhicules électriques s’immiscent à présent directement dans le secteur de l’extraction du lithium, par l’achat de parts ou en tant qu’actionnaire unique.

Le nouveau Henry Ford

L’émergence de l’industrie automobile chinoise a engendré environ 140 marques différentes de véhicules électriques, mais seule une poignée d’entre elles peuvent jouer sur le terrain de BYD – qui, en 2023, est devenu le plus important fabricant de véhicules électriques au monde devant Tesla. L’entreprise a été fondée à Shenzhen en 1995 par Wang Chuanfu, un orphelin issu de la région rurale pauvre d’Anhui, qui a étudié la chimie et la science des matériaux. Par de nombreux aspects, le fonctionnement de l’entreprise évoque singulièrement une résurgence électrifiée de la logique fordiste de production de masse : un processus de production à forte intensité de main-d’œuvre, une immense armée d’ouvriers et des méthodes tayloristes d’organisation scientifique de la production.

Surtout, BYD accorde une attention toute fordiste à l’intégration verticale. En son temps, Henry Ford avait acquis des mines de fer et de charbon pour produire de l’acier, des plantations de caoutchouc au Brésil pour produire des pneus (avant que l’invention de la vulcanisation n’élimine le besoin en caoutchouc d’origine naturelle), des mines de sable de silice blanc pour fabriquer les pare-brises, les vitres et les rétroviseurs des voitures et même des forêts pour les pièces de la voiture réalisées en bois. Aujourd’hui, BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium. L’entreprise fabrique également les essieux, les transmissions, les habitacles, les freins et les suspensions des voitures « en interne ». En réplique aux immenses usines Ford de Highland Park et de River Rouge, BYD a construit de gigantesques usines industrielles destinées à la production de batteries et d’autres composants essentiels, et à l’assemblage des voitures. Quatre d’entre elles se trouvent dans la ville d’origine de BYD, Shenzhen, et vingt autres en Chine, tandis que plusieurs nouvelles usines sont en cours de construction à l’étranger, de la Hongrie au Brésil.

BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium.

Pendant toute la première partie du vingtième siècle, l’intégration verticale a permis à Ford et à d’autres entreprises de réduire leurs coûts d’intermédiation, de contrôler la production et de coordonner l’innovation tout au long des différentes étapes de la fabrication, depuis l’acquisition de caoutchouc et d’acier jusqu’à la standardisation des pièces et des fournisseurs. Une production importante et des salaires élevés dans le contexte d’un marché oligopolistique ont assuré des profits stables dans un environnement macroéconomique en expansion, pendant une période qui, entre la Deuxième Guerre mondiale et la fin des années 1960, a constitué l’ère dorée du fordisme.

La crise pétrolière des années 1970 a mis en évidence la rigidité d’un tel modèle industriel, alors que l’inflation des salaires et la demande en véhicules plus performants ont mis un frein à la compétitivité des fabricants d’automobiles états-uniens. Les industriels occidentaux se sont alors inspirés du modèle d’entreprises japonaises comme Toyota, qui pratiquait une production flexible à flux tendu en s’appuyant sur un réseau de fournisseurs et du personnel externe pour absorber les chocs du marché, externalisant la production de composants. Les fabricants japonais d’automobiles ont divisé la chaîne de montage en îlots de production supervisés par des équipes distinctes. Cette logique organisationnelle a permis de discipliner plus efficacement la force de travail et de désorganiser les syndicats, dont les pouvoirs de négociation se sont effondrés lorsqu’ils se sont avérés incapables de menacer d’arrêter le travail des différentes étapes de la production.

L’externalisation s’est accompagnée de la délocalisation d’une bonne partie de la chaîne de valeur vers des pays où le coût de la main-d’œuvre était moins élevé. L’économiste Raphaël Chiappani a ainsi pu déclarer que « depuis la fin des années 1980, les fabricants d’automobiles en Europe, au Japon et aux États-Unis, tels que General Motors, Ford, Toyota, Honda, Volkswagen, Audi et Daimler Chrysler, ont délocalisé et augmenté la part de leur production automobile vers des pays émergents afin de tirer partie de coûts de production moindres. » Tout cela a entraîné une « division internationale du travail », ou plutôt une « fragmentation internationale », c’est-à-dire que les différents pays se sont spécialisés dans différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de leur avantage concurrentiel. Dans la perspective d’améliorer la qualité tout en réduisant les coûts, cette évolution a également eu pour conséquence de rendre les fabricants d’automobiles vulnérables aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Un risque qui devrait continuer à s’accroître en cette période de tensions géopolitiques mondiales.

Le retour de l’intégration verticale

Les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement mondiale sont devenues encore plus apparentes après la pandémie, dans un contexte d’une concurrence sécuritaire accrue. Des termes comme « délocalisation » et « internalisation » ont fait leur apparition dans le débat public. BYD constitue, à cet égard, une manifestation contemporaine fascinante de « re-internalisation » de la production nationale – et des relations que ce mouvement entretient avec les nouvelles politiques industrielles dans leur ensemble. L’entreprise adopte une structure typique de conglomérat intégré verticalement, avec une entreprise centrale (BYD Company) qui contrôle plusieurs filiales : BYD Auto, BYD Electronics, BYD Semiconductors, BYD Transit Solutions et BYD FinDreams (la branche responsable de la production des batteries et de différentes pièces de voiture). Si l’intégration verticale est un modèle partagé avec d’autres concurrents du domaine des véhicules électriques, comme Tesla, BYD a atteint d’un degré d’intégration bien plus élevé que l’entreprise d’Elon Musk, qui acquiert 90 % de ses batteries auprès de sociétés comme Panasonic ou CATL (entreprise chinoise, leader mondial des batteries, ndlr). $

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques.

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques. À travers sa filiale BYD Semiconductors, l’entreprise contrôle aussi la production de puces électroniques, ce qui s’est révélé un atout indéniable à partir de 2020, lorsque la pénurie de puces consécutive à la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a commencé. La société de Wang Chuanfu produit également ses propres pièces en métal et en plastique, a acquis des parts de Shengxin Lithium Group, le premier groupe chinois d’extraction du lithium, et cherche à acheter des mines au Brésil. BYD s’assure ainsi un contrôle sans précédent de son cycle de production. Selon l’entreprise, seuls les pneus et les fenêtres sont entièrement sous-traités. Un rapport du New York Times a mis en lumière que pour la fabrication de sa berline Seal, BYD a produit les trois quarts des pièces. Cette performance impressionnante est sans commune mesure avec le tiers des pièces que Volkswagen parvient à produire pour une voiture électrique comparable, et assure à BYD un avantage comparatif de 35 % en termes de coûts.

BYD est également de plus en plus active dans les étapes situées « en aval » de l’industrie automobile, c’est-à-dire la vente et les services. L’entreprise vient récemment de faire son entrée dans le secteur naval avec le lancement de BYD Explorer 1, un roulier capable de transporter 5000 voitures. Le navire n’est que le premier d’une flotte vouée à l’expansion pour permettre à BYD d’avoir la mainmise sur la livraison de ses produits. Comme dans le modèle fordiste, la stratégie d’intégration verticale de BYD nécessite beaucoup de main-d’œuvre : en seulement deux ans, le nombre d’employés de l’entreprise a doublé pour atteindre 570.000 travailleurs en 2023 (à peine en-dessous des 670.000 employés de Volkswagen et bien davantage que les 370.000 de Toyota).

Court-circuitant le modèle japonais d’une production largement automatisée impliquant des machines coûteuses, BYD a depuis longtemps fait le choix de s’appuyer sur une main-d’œuvre manuelle comparativement peu coûteuse, amenée à réaliser une myriade de microtâches. Cette faible « intensité capitalistique » s’est jusqu’à présent révélée une très bonne recette pour augmenter les revenus et les profits. Mais tout cela est susceptible de changer avec l’augmentation des coûts du travail dus à de la concurrence entre les entreprises automobiles.

Actifs totaux et nombre d’employés des plus grands fabricants automobiles (2023).

Quelles leçons tirer de la politique industrielle chinoise ?

La réussite de BYD, cependant, s’appuie sur une politique industrielle au long cours. Bien que ses efforts répétés pour atteindre un « développement intensif » dans l’industrie automobile se soient souvent soldés par des déceptions, la Chine a finalement été capable d’exploiter ce que l’économiste Alexander Gerschenkron nomme « l’avantage du retour en arrière ». Tirant des leçons d’autres pays d’Asie du Sud comme le Japon ou la Corée, la Chine a engagé des politiques d’État « développementalistes » afin de passer de la production de biens bas de gamme à des biens haut de gamme, en accordant une importance particulière aux technologies « vertes ».

Les véhicules dit de « nouvelles énergies » (hybrides, électriques et hydrogène, ndlr) ont fait leur apparition dans l’agenda politique avec le dixième plan quinquennal (2001-2005). Cependant, ce n’est qu’à la suite de la crise financière de 2008 qu’ils ont « été désignés comme une industrie émergente stratégique, aux côtés du solaire et de l’éolien. » L’année 2015 a constitué un point de bascule important de la politique industrielle des véhicules électriques avec le lancement du plan « Made in China 2025 », annoncé par Xi Jimping et le premier ministre Li Keqiang. Le plan précise que « la production est le cœur de l’économie nationale, la racine à partir de laquelle le pays s’élance, l’outil de la fortification nationale et le ferment d’un pays plus fort. »

Les véhicules électriques font partie des secteurs clefs considérés comme essentiels pour la réussite à venir du pays, comme les circuits intégrés, l’équipement aérospatial et les nouveaux matériaux. Le plan recommandait en particulier que 80 % de tous les facteurs entrants nécessaires à l’industrie des véhicules électriques proviennent de Chine afin de garantir un niveau élevé d’« indépendance » dans la production des véhicules électriques. Cette incitation à un approvisionnement national a énormément façonné les stratégies de production engagées par les entreprises nationales.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu. De plus, les entreprises chinoises surclassent leurs concurrents traditionnels en matière de coûts de production. La banque suisse UBS a ainsi estimé que BYD bénéficie d’un avantage de 25 %. Comme tous les pays, la Chine doit importer des matières premières, en particulier du carbonate de lithium depuis le Chili et l’Argentine et du cobalt depuis la République démocratique du Congo, mais elle contrôle par ailleurs des éléments essentiels de l’approvisionnement en matières critiques : plus de la moitié de la production mondiale de lithium, plus de 60 % de la production de cobalt et 70 % des terres rares proviennent de Chine. En outre, l’industrie chinoise produit plus de 70 % des pièces des cellules de batteries et des cellules de batteries.

Les deux tiers de la production mondiale de batteries ont lieu en Chine, CATL et BYD représentant plus de 50 % de la production mondiale. Cette impulsion vers une chaîne de valeur indépendante et largement autosuffisante s’est avérée visionnaire pour permettre d’anticiper les perturbations auxquelles fait face la chaîne de valeur mondiale à cause des événements climatiques extrêmes, des guerres et des rivalités croissantes entre grandes puissances. La part importante de la chaîne de valeur des véhicules électriques qu’elle contrôle offre à la Chine un avantage comparatif significatif vis-à-vis de ses concurrents, tout en lui permettant de défendre une suprématie en matière d’innovation et de propriété intellectuelle qu’elle devrait certainement atteindre dans les années à venir.

Le gouvernement chinois a encouragé ces évolutions en finançant généreusement les domaines des sciences et des technologies, par exemple avec le « Programme 863 ». Sous l’influence de l’ingénieur automobile Wan Gang, ministre de la Science et de la Technologie entre 2007 et 2018, la Chine a largement soutenu le secteur des véhicules électriques. Des joint-ventures, comme celle de SAIC-Volkswagen, ainsi que des acquisitions de fournisseurs de voitures occidentaux, ont permis au gouvernement chinois d’assurer des transferts de technologies détenues par des entreprises étrangères. Le gouvernement a également accordé des bourses ou des prêts à des entreprises automobiles pour, entre autres, créer des usines de production et prévenir les banqueroutes. L’instrument politique incontournable, cependant, est bien le recours à la subvention.

On estime ainsi qu’entre 2009 et 2017, le gouvernement chinois a dépensé 60 milliards de dollars en subventions destinés aux véhicules électriques. Les subventions destinées aux consommateurs, composées en partie de crédits d’impôt nationaux et de crédits d’impôt octroyés par les gouvernements locaux, ont été plus généreuses que les 7.500 dollars de crédits d’impôt mis en place par l’Inflation Reduction Act de Joe Biden. Les 23 gouvernements locaux chinois (19 provinces et 4 zones métropolitaines) gèrent 70 % des dépenses publiques. Leur politique industrielle consiste à soutenir les producteurs locaux en leur octroyant des bourses, des crédits à taux faibles, des fonds de sauvetage et du foncier. En outre, ils visent aussi les entreprises locales lors des passations de marchés, par exemple en passant commande de voitures fabriquées par l’entreprise automobile locale pour achalander la flotte de taxis de la région.

De plus, de nombreuses entreprises du secteur automobile sont des sociétés d’État. Celles qui sont détenues nationalement sont coordonnées par la commission de supervision et d’administration de Biens publics relevant du conseil des Affaires d’État (SASAC) et sont supposées contribuer à la mise en œuvre des objectifs gouvernementaux. Certaines entreprises d’État, telles que SAIC, BAIC et Chery, sont détenues par des gouvernements provinciaux, réputés pour le soutien qu’ils accordent à des industries défaillantes afin de protéger les emplois et les capacités de production.

Le soutien politique accordé aux « champions locaux » par les autorités provinciales et les interventions incitatives du gouvernement central ont la réputation de provoquer une surcapacité structurelle, à l’image de ce qui a eu lieu dans le secteur de l’aciérie au milieu des années 2010, lorsque le gouvernement central a finalement été contraint d’imposer des fermetures et des regroupements. S’il est possible d’envisager la surcapacité comme une perte économique, elle stimule également une lutte darwinienne pour la survie entrepreneuriale et l’innovation technologique, qui irrigue la compétitivité internationale des champions à l’export. C’est ce que nous réserve à présent le secteur des véhicules électriques, touché par de graves fragmentations. La guerre des prix qui ne saurait tarder va s’intensifier à mesure que les subventions diminueront progressivement et que la demande domestique chinoise continuera d’être faible. Cependant, en offrant aux gagnants éventuels la possibilité d’effectuer de plus grandes économies d’échelle, ce moment de vérité est susceptible de rendre les véhicules chinois encore plus compétitifs à l’international.

L’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement.

Le choix de BYD et, plus largement, du gouvernement chinois, d’embrasser une politique industrielle orientée par l’État et de recourir à une production verticalement intégrée reflète une tendance notable, bien que récente, au sein de l’économie mondiale. Joe Biden fait lui-même écho à cette tendance en s’engageant à subventionner l’industrie, tandis qu’à l’inverse, l’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement. L’enquête actuelle menée par l’UE sur les véhicules électriques chinois aboutira certainement à la recommandation d’augmenter les droits à l’importation, qui s’élèvent actuellement (avec un modéré 9 %) à un tiers des droits pratiqués aux frontières des États-Unis.

En mars 2024, l’UE a commencé à enregistrer les véhicules électriques chinois passés en douane, ce qui signifie que ces droits de douane pourraient être rétroactifs. Les droits à l’importation n’offriront cependant qu’un répit passager si aucune réflexion plus approfondie sur la structure changeante de la production mondiale n’est menée. Les pays occidentaux devraient réaliser que dans de nombreux secteurs, tels que celui des véhicules électriques, ils sont, pour la première fois dans l’histoire moderne, en mode « rattrapage » vis-à-vis de leurs concurrents plus avancés, qu’ils considèrent aussi comme des rivaux géopolitiques clés. Plutôt que de concentrer leur attention sur l’augmentation des dépenses militaires et d’attiser la psychose d’une nouvelle guerre mondiale, les pays occidentaux devraient bien plutôt prendre au sérieux le défi technologique et militaire lancé par la Chine.

À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres

https://www.piqsels.com/en/public-domain-photo-zkmsz
©CC0

Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.


Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.

Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser

Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.

http://4.bp.blogspot.com/-jhELwZfE20c/UpibQITW_KI/AAAAAAAAAEk/VYuGVwY--Is/s1600/13_+Charles+Chaplin,+Les+Temps+modernes+(Modern+Times)+(1936)+%C2%A9+Roy+Export+S_A_S,+courtesy+Mus%C3%A9e+de+l%E2%80%99%C3%89lys%C3%A9e,+Lausanne.jpg
© Roy Export S_A_S

Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques.  Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.

L’emploi comme compensation d’un travail aliénant

Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].

Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.

Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur

Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.

Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.

De l’abrutissement à la souffrance mentale

Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.

Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.

La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail

C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].

« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »

Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.

La séparation de la carte et du territoire

David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.

C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?

Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.

La bataille néolibérale contre le règne de la loi

Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].

Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.

Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droitest un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].

Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.

Adam Smith ou l’utopie du marché

La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».

Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.

Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).

La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme

https://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_Luca_Pacioli#/media/Fichier:Pacioli.jpg
Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500

« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.

Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.

Désintoxiquer les esprits de la bureaucratie

https://www.flickr.com/photos/shaneh/3208053908
©CC0

La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.

Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.


David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care (musée du soin).

[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.

[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997

[7] Alain Supiot, op. cit., p. 491

[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard

[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020

[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020

[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod

[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.

[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003

[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard

[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020

[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367

[18] Ibid.

[19] David Graeber, Bureaucratie, 2015, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2015

[20] Alain Supiot, op. cit., p. 381

[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.

[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013

[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27

[24] Alain Supiot, op. cit., p. 178

[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.

[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174

[27] Alain Supiot, op. cit., p. 488

[28] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1996

[29] Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Guillaumin, Paris, 1851

[30] Alain Supiot, « Le rêve de l’harmonie par le calcul », Le Monde Diplomatique, février 2015, issu de son ouvrage La gouvernance par les nombres

[31] Christophe Dejours, op. cit., p. 76

“Macron est l’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie” – Entretien avec Fabien Escalona

Fabien Escalona est politiste, rattaché à l’Institut d’études politiques de Grenoble et à l’UPMF. Il est également chroniqueur politique dans les colonnes de Mediapart depuis la campagne présidentielle de 2017. Auteur d’une thèse récemment parue sur la reconversion partisane de la social-démocratie à la fin des années 1970, il revient pour nous sur les évolutions de la famille social-démocrate depuis l’après-guerre et sur les développements politiques récents, notamment l’élection d’Emmanuel Macron.


LVSL – Les années 1945-1975 sont généralement considérées comme l’âge d’or de la social-démocratie. Pourriez-vous revenir sur ce que vous qualifiez de « régime social-démocrate keynésien » ?

Fabien Escalona – Je n’emploie pas le terme d’âge d’or mais plutôt celui d’apogée, dans la mesure où même dans ces années-là, il y a quand-même eu des phases parfois longues où les partis sociaux-démocrates étaient dans l’opposition. Et puis c’est une période dont il ne faut pas exagérer le caractère progressiste : sur le plan économique tout n’était pas rose et il subsistait tout un ensemble de dominations sexistes, patriarcales, etc. On a souvent tendance à idéaliser, sous une forme nostalgique, ces années-là. Il faut se garder de le faire.

Je parle d’apogée parce que, sur la longue durée, c’est la période où les partis sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest ont globalement obtenu leurs meilleurs résultats électoraux. C’est à ce moment qu’ils ont eu la plus grande marge de manœuvre, où leur originalité est la plus forte. C’est la raison pour laquelle je parle de « régime social-démocrate keynésien », dans une allusion au régime d’accumulation du capital dont parle l’école de la régulation. On peut aussi employer le terme de configuration social-démocrate, c’est-à-dire un certain agencement entre un projet, une doctrine, des politiques publiques, une coalition d’électeurs, un type d’organisation du parti et l’inscription de ces dimensions dans un contexte donné.

Ce régime social-démocrate avait une grande cohérence. Cohérence interne avec le keynésianisme, l’appui sur les classes moyennes et populaires et des organisations héritées des partis de masse. Tout cela s’inscrivait bien dans le paysage politique de la Pax Americana (l’équilibre entre les deux superpuissances) et dans le contexte des accords de Bretton-Woods qui apportaient une certaines stabilité internationale dans le domaine économique, dans un contexte de haute croissance et d’apogée du fordisme, cercle vertueux entre production de masse et consommation de masse.

Pour autant, les salariés demeuraient en position subalterne dans les entreprises. On restait dans le cadre du capitalisme, l’ordre social n’était pas subverti. Mais c’est à cette période que la social-démocratie a poussé le plus loin son agenda de défense des salariés et de progrès social.

LVSL- Vous faîtes de la crise économique des années 1970 le facteur principal du déclin de la social-démocratie et l’élément déclencheur de ce que vous appelez la « reconversion » des partis sociaux-démocrates.

Fabien Escalona – Oui. Il y a à la fois l’épuisement du régime fordiste et keynésien avec le déclin de la productivité, l’internationalisation des chaînes de valeur, etc. On observe également des changements de compositions des classes populaires avec, par exemple, le déclin de la classe ouvrière historique. Beaucoup de bouleversements de moyen-terme se révèlent dans les années 1970. Surtout, on observe un déclin qui va s’avérer durable des taux de croissance. C’est un phénomène majeur car les taux de croissance élevés permettaient le déploiement et le renforcement de l’État social tout en se préservant du conflit direct avec les détenteurs de capitaux et les milieux d’affaires.

LVSL – Au début des années 1980, l’aile gauche du Labour britannique tente de prendre le pouvoir au sein du parti. En France, en 1983, une partie du PS défend la sortie du système monétaire européen et la poursuite d’une politique de gauche. Aurait-on pu imaginer une reconversion « vers la gauche » de la social-démocratie ?

Fabien Escalona – La première chose qu’il faut dire, c’est qu’il y a eu des tentatives. Une grande offensive de l’aile gauche au Royaume-Uni, derrière la figure  de Tony Benn dont était proche Jeremy Corbyn. Ce qui est amusant, c’est qu’on rencontre souvent l’idée que les socialistes français auraient toujours été en retard dans leur mue social-libérale par rapport aux autres partis sociaux-démocrates européens. En réalité, le moment de retournement des socialistes français intervient en 1983, au moment même où l’aile gauche du parti travailliste britannique est très forte et parvient à imposer un agenda radical au parti.

C’est un exemple du fait qu’il y a eu des tentatives de radicalisation vers la gauche de l’agenda égalitaire social-démocrate. Ces tentatives ont échoué. Tout n’était pas écrit, mais aucune tentative n’a réussi : c’est quelque chose qui doit interpeller et inviter à aller un peu au-delà du procès en trahison de la social-démocratie. Non, tous ces gens n’étaient pas des « traîtres », certains ont essayé et s’y sont cassé les dents. Pourquoi ? Parfois pour des raisons conjoncturelles, par exemple un leadership défaillant.

À cause aussi, parfois, d’une désynchronisation entre les moments où les ailes gauche sont fortes et les moments où elles auraient eu de réelles opportunités politiques. Dans le cas du SPD allemand, l’aile gauche était très forte au début des années 1980, notamment au sein des jeunesses socialistes. Mais le vrai moment où cette aile gauche a une opportunité, c’est lors de la réunification, au cours de laquelle toutes les cartes sont rebattues. Or c’est à ce moment que l’aile gauche décline et s’épuise dans des batailles internes.

Mais il y a surtout des raisons structurelles à ces échecs. D’abord des raisons institutionnelles : si l’on prend l’exemple du Labour, l’organisation fédérale du parti suppose d’être fort à la fois dans les sections locales, dans les syndicats, au Parlement, etc. Cela rendait plus difficile une prise de pouvoir de l’aile gauche. Dans le cas français, le leader socialiste avait beaucoup de marge de manœuvre et il était très facile pour lui de mettre au pas l’aile gauche.

LVSL – À un journaliste qui l’interrogeait sur sa principale réussite politique, Margaret Thatcher aurait répondu « Tony Blair et le nouveau travaillisme. » La reconversion de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une victoire culturelle de la droite ?

Fabien Escalona – Oui et non. Si on regarde la dimension socio-économique, c’est en partie le cas. Le New Labour ne présente pas de rupture par rapport au régime économique mis en place par Margaret Thatcher et John Major. On peut faire cette constatation pour d’autres pays. Mais il faut nuancer. J’ai essayé de montrer, dans mon travail, que la social-démocratie a su intégrer un certain nombre de revendications qui n’étaient pas d’ordre économique mais concernaient la place des femmes, des minorités au sens large ou encore l’écologie. La façon dont la social-démocratie a intégré ces demandes est peut-être insuffisante, il n’empêche qu’elle l’a fait, mieux et beaucoup plus tôt que beaucoup d’autres partis de gauche, notamment les partis communistes.

De ce point de vue, la social-démocratie a embrassé des revendications d’égalité et de liberté qui appartiennent de plein droit à une sorte de schème de revendications démocratiques, comme le disent Mouffe et Laclau que vous appréciez (rires). De ce point de vue, la social-démocratie, en même temps qu’elle cédait du terrain sur le plan de l’économie politique, s’est montrée capable de s’emparer de questions autrefois considérées comme mineures par le mouvement ouvrier. Cela explique aussi son succès, sans cela on ne comprend pas pourquoi ces gens qui auraient trahi et ont effectivement déçu beaucoup de gens sur les sujets économiques, ont pu reproduire leur légitimité électorale à des niveaux suffisants pour se maintenir en tant qu’alternative électorale. Cela, ce n’est pas une victoire de la droite.

LVSL – Est-ce aussi la traduction de changements sociologiques au sein de l’électorat social-démocrate ?

Fabien Escalona – Oui, des changements sociologiques que la social-démocratie a su épouser. C’est une adaptation active à l’environnement, les sociaux-démocrates ne se sont pas contentés de maintenir le statu quo.

LVSL- On observe tout de même, depuis quelques années, un affaissement électoral des partis sociaux-démocrates, voire un véritable effondrement dans certains cas (français notamment). Qu’est-ce qui l’explique ? Est-ce la crise économique ?

Fabien Escalona – En grande partie, oui. L’affaissement électoral est continu des années 1970 aux années 2000. On le sait, c’est documenté. Depuis les années 2010, il se passe quelque chose de nouveau : une accélération remarquable de ce déclin électoral. Plus on avance dans le temps, plus la probabilité est grande qu’un parti social-démocrate fasse le pire score de son histoire. Et puis il y a des cas d’effondrement partisan : les cas français, grec, néerlandais, islandais, etc. La crise de 2008 est une vraie césure. C’est l’épuisement d’un cycle. Les élites dirigeantes ont gagné du temps, via la dette et l’expansion de la finance.

Il s’agit de tout un ensemble d’artifices, comme le montre très bien le sociologue allemand Wolfgang Streeck, destinés à prolonger la durée de vie du régime néolibéral. Mais le cycle s’achève. Les politiques d’austérité ont mis en jeu les conditions de vie de la population, notamment celles des classes moyennes et des jeunes issus des classes moyennes. En Espagne, en Grèce et en France, ce sont les classes moyennes instruites qui subissent la précarité ou vivent dans la peur de basculer dans la précarité, et qui se détournent de la social-démocratie.

LVSL – En France, dans le discours d’Emmanuel Macron sur la nécessité de dépasser le clivage droite/gauche et d’accompagner les évolutions de la société, ne retrouve-t-on pas l’influence de la Troisième voie blairiste ?

Fabien Escalona – Il y a un peu de ça. La Troisième voie à la sauce blairiste se caractérise par la négation du conflit. Dans la mesure où le clivage droite/gauche suppose le conflit et la compétition entre deux visions représentant des intérêts et des convictions divergents, le geste de Blair a été de substituer à cette dichotomie « latérale » (droite/gauche) une dichotomie temporelle : conservateurs/progressistes. On retrouve cette rhétorique chez Macron. C’est une façon de délégitimer toutes les oppositions, puisqu’elles appartiennent nécessairement au passé. Alors les tenants de la Troisième voie s’arrogent le droit de définir ce qui relève du progrès. Macron est une sorte d’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie, poussée jusqu’à son évolution ultime, qui fait qu’on coupe les quelques liens qui pouvaient rester avec une culture de gauche.

LVSL – Justement, à une époque où ce modèle entre en crise, comment expliquer qu’Emmanuel Macron remporte l’élection présidentielle ?

Fabien Escalona – C’est une bonne question. C’est quelqu’un qui est issu du système et qui parvient à se présenter comme celui qui va bousculer voire faire sortir du jeu des élites qui ont déçu. Il joue sur deux tableaux. D’une part il capitalise sur un rejet des élites dirigeantes qui était ancré au sein même des fractions les plus intégrées de l’électorat. D’autre part, il joue sur la thématique du « on va gouverner avec les meilleurs ». Cette construction rhétorique s’est doublée d’un discours beaucoup plus habile que celui des sociaux-démocrates en phase terminale type Hollande ou Valls, qui a d’abord consisté à tenir bon sur la question du libéralisme culturel.

Je rappelle qu’il n’a pas approuvé la déchéance nationalité. Il a tenu bon sur un libéralisme culturel qui unit assez fortement l’électorat de gauche dans toute sa diversité. D’autre part, il a défendu une politique néolibérale non pas en promettant du sang et des larmes comme Fillon ou Thatcher mais en mettant en avant la promesse d’une émancipation par le marché. On peut considérer que c’est une ruse de plus du néolibéralisme mais ça n’avait jamais été tenté avec autant de brio dans le champ français. Son discours sur les auto-entrepreneurs ou les « blocages » de la société française était sur le mode « même si vous ne pouvez pas intégrer le salariat, je vous propose une autre voie qui en plus vous accordera plus d’autonomie. »

Il a été très malin, à la fois dans son discours sur la classe politique et dans une forme nouvelle de promotion des réformes néolibérales. Je rappelle toutefois que sa victoire repose sur un socle électoral fragile. 24% au premier tour, ce n’est pas un succès énorme. On vit encore dans un pays dont la structure sociale n’a pas été totalement bouleversée par la crise, ce qui explique qu’il a pu bénéficier d’un socle électoral, fondé notamment sur les classes moyennes et les personnes âgées, qui lui a permis d’être élu.

LVSL – Dans L’illusion du bloc bourgeois, Stefano Palombarini et Bruno Amable envisagent plusieurs scénarios, notamment l’émergence d’un nouveau bloc dominant qui serait soit un « bloc bourgeois » (alliance du centre gauche et du centre droit), soit un bloc souverainiste, soit enfin une réunification de l’ancien bloc de gauche. Qu’en pensez-vous ?

Fabien Escalona – J’ai apprécié ce livre, que j’ai d’ailleurs chroniqué pour Mediapart pendant la présidentielle. Je trouve malgré tout que c’est très « économiste » comme livre. Il manque d’autres dimensions, pour rendre compte des dynamiques de la droite radicale par exemple. Il me semble que l’opposition droite/gauche demeure difficile à contourner. Dans le champ français, on voit bien que la proposition d’un « souverainisme des deux rives » a échoué. La constitution d’un bloc souverainiste m’apparaît donc difficile. Toutefois, la constitution d’un « néo-bloc de gauche » est tout aussi délicate, en raison du dilemme stratégique très compliqué qu’est le rapport à l’intégration européenne.

Malgré tout, il existe peut-être un autre enjeu qui peut faciliter les choses : l’écologie. C’est un enjeu qui n’est pas si conflictuel dans la société, il peut permettre d’élargir de façon assez forte la base sociale de la gauche telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il peut contribuer, avec la question démocratique, à lier les différents segments du bloc de gauche. Pour ce qui est de la construction européenne, une des voies possibles est, comme l’a fait la France insoumise durant la campagne, de poser que c’est le peuple souverain qui aura le dernier mot. S’il s’agit d’opposer une stratégie de sortie à une stratégie de modification interne du sens de la construction européenne, il ne peut pas y avoir d’accord entre les différentes composantes de la gauche. En revanche, défendre un recours au peuple en cas de blocage politique me semble être la ligne de crête qui permet de rapprocher le plus possible les deux positions.


À lire aussi :

« Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme. » Entretien avec Roxane Lundy

« Macron représente le bloc bourgeois. » Entretien avec Romaric Godin