Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire

Sophie Baby © HT
Sophie Baby © HT

Le 17 juillet 1936, une tentative de coup d’État contre le gouvernement républicain du Frente popular plonge l’Espagne dans une guerre civile. Ce conflit extrêmement violent, faisant plus de 500 000 victimes et presque autant de réfugiés, se solde trois ans plus tard par la victoire du camp nationaliste, grâce à l’aide militaire de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. À sa tête, le général Franco impose une dictature et dirige le pays durant près de quarante ans, jusqu’à sa mort, le 20 novembre 1975. Si les crimes du franquisme n’ont jamais été jugés, la Transition démocratique faisant le choix de la réconciliation, son héritage est encore défendu en Espagne par des fondations voire des mouvements politiques, à l’image du parti d’extrême droite Vox, voire par la droite du Partido popular (PP). Comment expliquer alors l’absence de jugement et de condamnation du franquisme dans un pays devenu depuis les années 1980 une démocratie consolidée, et intégrée à l’Union européenne ? Cette interrogation guide l’ouvrage de Sophie Baby, Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire (La Découverte, 2024). Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, l’historienne avait déjà publié un ouvrage très remarqué sur Le Mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982) (Casa de Velázquez, 2012). Dans ce nouveau livre, elle éclaire les fractures de la société espagnole contemporaine à la lumière de cette période, et des « autres possibles » non advenus, comme le jugement du franquisme par un tribunal international ou l’exhumation de ses victimes. Nous en reproduisons ci-après quelques bonnes feuilles.

On a vu dans les chapitres précédents combien le modèle espagnol de réconciliation, imputé à la transition, s’inscrivait dans la continuité de réflexions menées depuis plusieurs décennies tant par l’opposition républicaine traditionnelle à l’étranger que parmi les voix critiques à l’intérieur de la péninsule ; le chemin emprunté par la démocratisation espagnole avait été débattu et esquissé depuis longtemps, même si tout n’était pas, contrairement aux dires du dictateur, « atado y bien atado », « ficelé et bien ficelé » à l’heure de sa mort le 20 novembre 1975. La science politique a mis à juste titre l’accent sur la grande incertitude propre aux processus de transition vers la démocratie, les acteurs agissant dans un bruissement d’expectatives en perpétuel changement face à un avenir imprévisible : l’histoire n’était en rien prédictible. Et si ce qui constitue le substrat culturel de la transition avait été forgé et consolidé antérieurement, autour de la volonté partagée de réconciliation nationale, ses contours n’étaient pas tracés et auraient pu être autres […]. Ce qui se déployait avec force depuis vingt ans était l’absolue nécessité d’en finir avec les déchirures héritées de la guerre civile et avec le cycle de violences débuté dans les années 1930. La transition était donc pensée non seulement comme un processus de démocratisation, mais aussi comme un processus de sortie de guerre à retardement. Sortir de la guerre comme condition de possibilité de la fondation de la démocratie : tel fut le double enjeu de la transition. […]

Mais la réhabilitation morale des combattants de la liberté et de la démocratie contre le fascisme, au cœur de la refondation de l’Europe post-1945, était imprononçable, tandis que la responsabilité était entièrement portée sur l’État, entité abstraite et collective, et jamais dirigée vers des individus qui auraient mérité châtiment : la faute des uns comme des autres était absoute. Le célèbre communiqué du gouvernement socialiste émis à l’occasion du quarantième anniversaire du soulèvement, le 18 juillet 1986, marqua l’apogée d’un tel modèle réconciliateur fondé sur l’équivalence des souffrances et des légitimités : « Une guerre civile n’est pas un événement que l’on commémore », affirmait-il. S’il désirait « rendre hommage et honorer la mémoire de tous ceux qui, en tout temps, contribuèrent par leur effort et pour beaucoup, leur vie, à la défense de la liberté et de la démocratie en Espagne », il tenait aussi à montrer son « respect à ceux qui, depuis des positions distinctes de celles de l’Espagne démocratique, ont lutté pour une société différente, pour laquelle beaucoup ont également sacrifié leur propre vie ». L’essentiel était que « plus jamais, pour aucune raison, pour aucune cause, le spectre de la guerre et de la haine ne revienne hanter notre pays, assombrir notre conscience et détruire notre liberté » et que « le 50e anniversaire de la guerre civile scelle définitivement la réconciliation des Espagnols ».

D’autres possibles : juger et exhumer

Peu nombreux furent ceux qui élevèrent la voix contre le récit dominant de la réconciliation, qui imposait que l’amnistie soit mutuelle pour garantir la pacification sociale, que les légitimités qui s’étaient affrontées se taisent, que l’égalité et l’attention humanitaire soient les seuls arguments valides pour remédier aux injustices du passé. Est-ce à dire qu’il ne restait plus rien des velléités d’exiger des comptes aux responsables de la dictature ?

Des intellectuels réunis autour de la revue critique Cuadernos de Ruedo ibérico, publiée depuis Paris, s’insurgèrent en 1975 contre le mode opératoire annoncé de la transition, qui n’était selon eux qu’une succession de renoncements de la part de l’opposition. L’écrivain basque Luciano Rincón dénonça l’octroi de « concessions aussi scandaleuses […] que l’offre d’une amnistie “pour tous” persécutés comme persécuteurs, torturés comme tortionnaires, sous prétexte d’être tous des citoyens ». « Et en plus, aujourd’hui, on nous demande qu’on se réconcilie avec nos propres assassins et avec les complices de la répression », renchérit l’universitaire Juan Martínez Alier dans un article intitulé « Contre la réconciliation ». « Qui amnistiera l’amnistiant ? », s’interrogeait-il, regrettant l’absence de débat au sein de la gauche alors que l’amnistie réciproque envisagée reviendrait « pour le franquisme et ses successeurs à se laver les mains […] de centaines de milliers de morts », ce qui pourrait à l’inverse, estimait-il, être « une bonne arme pour attaquer la droite ».

Il faut exiger des responsabilités politiques non seulement aux policiers tortionnaires mais aussi aux organisateurs et complices de la répression. Pourquoi ? Non par soif de vengeance, mais parce que la demande de responsabilités politiques va de pair avec une discussion nécessaire et un éclaircissement total de la répression de 1936 à aujourd’hui […]. Une fois les faits éclaircis et les faits débattus, une fois la droite collaboratrice du franquisme discréditée pour son rôle dans la répression, alors oui on pourra leur octroyer une grâce ou une amnistie, et nous pourrons nous réconcilier.

Enquêter, éclaircir les faits, pointer les responsabilités comme condition préalable de la réconciliation : Martínez Alier anticipait un protocole d’action qui fit ensuite florès, sous le nom de droit à la vérité, mais heurtait de front l’absorption des légitimités fondatrice du processus d’ouverture démocratique. L’historien Carlos Fuertes Muñoz souligne combien, dans les villages, « pardonner n’était pas tâche aisée ». La soif de justice resurgissait ponctuellement dans les publications de l’opposition, comme en 1974 quand un militant défendait la position du PSOE contre l’accusation de vouloir « faire table rasse du passé lorsque, sans remonter à la guerre civile, il y a trop de comptes à rendre et de linge sale à laver pour que le peuple soit trahi, alors qu’il ne demande depuis trente-huit ans qu’une seule chose : Justice ». Mais aucune modalité d’exercice de cette justice n’était plus abordée. Quant à l’élite intellectuelle de Ruedo Ibérico, si elle avait pu constituer dans les années 1960 le cœur battant d’un antifranquisme renouvelé, son lectorat s’était réduit à une peau de chagrin, sa marginalisation politique étant à la mesure de son indépendance critique.

Deux types d’initiatives reflètent ces autres possibles au-delà de l’étroitesse du tracé gouvernemental. Elles faisaient fi de l’échelon national pour se déployer par-delà les frontières ou, à l’inverse, dans les recoins des villages.

C’est donc bien du côté des marges qu’il faut chercher les propositions alternatives, rendues inaudibles par l’écrasante hégémonie du discours réconciliateur dans l’espace public : marges géographiques – exils, périphéries péninsulaires et rurales-, marges sociales, marges politiques. Deux types d’initiatives reflètent ces autres possibles au-delà de l’étroitesse du tracé gouvernemental. Elles faisaient fi de l’échelon national pour se déployer par-delà les frontières ou, à l’inverse, dans les recoins des villages. La première tenta d’incarner l’exigence de justice par la figure du tribunal international. La seconde se concentra, localement et parfois avec le soutien des réseaux de l’exil, sur les corps des disparus.

Un tribunal international pour l’Espagne ?

Deux tentatives de constitution d’un tribunal international pour l’Espagne sont décelables dans les sources, l’une émanant en 1972 des syndicats de l’opposition, l’autre en 1978 de révolutionnaires issus de l’exil.

Le Tribunal syndical international contre la répression franquiste

La première tentative a été exhumée par Roldán Jimeno à partir d’un câble diplomatique confidentiel perdu dans la masse révélée par Wikileaks. En provenance de l’ambassade des États-Unis à Madrid, daté du 14 juin 1974, le télégramme informait Washington du projet d’un tribunal international sur la répression franquiste. […]

Le point de départ réside dans le « procès des 1 001 », ces dirigeants syndicaux des Commissions ouvrières (CC.OO.) arrêtés en juin 1972 lors d’une réunion clandestine. L’annonce du procès, qui commença le jour même de l’assassinat par l’ETA du chef du gouvernement, l’amiral Luis Carrero Blanco, le 20 décembre 1973, s’accompagna d’une intense campagne menée par le Parti communiste, qui mobilisa ses réseaux internationaux pour obtenir la clémence des juges. Dans le cadre de cette mobilisation, fut lancé un appel unitaire des syndicats espagnols clandestins « pour la constitution d’un Tribunal syndical international contre la répression franquiste », dont l’initiative revient aux détenus eux-mêmes. Marcelino Camacho et Nicolás Sartorius, parmi d’autres, avaient rédigé un communiqué en août 1972 depuis les geôles de Carabanchel, suivant la longue tradition d’écrits envoyés par les prisonniers à l’opinion publique internationale depuis le lancement de la campagne pour l’amnistie. […]

L’appel des détenus, relayé en Europe par des représentants des CC.OO., fut entendu par les trois grands syndicats italiens qui, lors d’une réunion romaine en novembre 1972, adhérèrent au projet. […] Un an plus tard, les syndicats britanniques se rallièrent à leur tour et, avec le soutien du Labour, Londres fut choisie pour qu’y siège en 1974 le « Tribunal international pour juger les violations par le régime de Franco de la Charte des droits de l’homme », désormais déconnecté du procès des leaders des CC.OO. Les partis socialistes français allemand et italien avaient tour à tour refusé d’héberger le tribunal, signale le câble diplomatique révélé par Wikileaks. Le document insiste sur les rivalités existantes au sein de la gauche européenne, entre socialistes et communistes, qui pourraient expliquer in fine l’échec du projet. […]

L’orientation syndicale du tribunal se reflète dans l’attention prioritaire qui devait être accordée à la « répression syndicale », dans le droit fil du « procès des 1 001 », avant les questions plus classiques de la violation des droits et libertés et du statut des prisonniers politiques. Il s’agissait aussi d’enquêter sur les « firmes multinationales » opérant en Espagne et les conditions de travail qui s’y déployaient, suivant la tonalité anti-impérialiste prise par les gauches européennes. Les diplomates s’inquiétaient de ces « connotations anti-américaines » ciblant des entreprises comme les géants de l’automobile Ford, General Motors et Chrysler.

Le tribunal devait être constitué « d’éminents juristes de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de France, d’Italie et des pays scandinaves », garantissant par leur expertise et leur autorité la recevabilité des conclusions. Le mode opératoire n’était pas celui d’un procès en juridiction universelle mais celui d’une « commission d’enquête ». Le mot « tribunal » était d’ailleurs préféré en anglais à celui de « trial », procès, à la signification plus clairement judiciaire. […] Le projet s’inscrivait ainsi dans la longue tradition des commissions d’enquête juridiques analysée dans les chapitres précédents, tout en innovant dans la forme choisie. Il faut y voir la patte de ce qui en constitua, sans nul doute, le référent : le Tribunal Russell.

L’expérience menée en 1967 par le philosophe et mathématicien britannique Bertrand Russell pour juger les crimes états-uniens commis au Vietnam, était en effet revenue dans l’actualité par le biais du Tribunal Russell II sur la répression au Brésil et en Amérique latine, dont les sessions célébrées à Rome et Bruxelles entre 1974 et 1976 coïncidèrent avec le projet espagnol. Tout comme les États-Unis avaient été déclarés coupables du crime de génocide à l’égard du peuple vietnamien par le tribunal présidé par Jean-Paul Sartre, les gouvernements dictatoriaux du Brésil, du Chili, de l’Uruguay et de Bolivie furent déclarés en 1976 coupables de crimes contre l’humanité et de violations graves, répétées et systématiques des droits humains.

Le Tribunal syndical espagnol était, comme ces tribunaux, pensé comme un jury d’opinion, constitué d’intellectuels et de personnalités reconnues – ici, des juristes. La procédure était conçue comme une instruction judiciaire à partir de témoignages recueillis et vérifiés sans constituer pour autant une cour pénale – en ce sens ils avaient pour antécédent non pas tant le tribunal de Nuremberg, qui en était la référence historique, que la CICRC créée en 1950 par David Rousset (voir supra, chapitre 1). […] Faire le procès d’un système était bien ce qu’ambitionnaient les syndicalistes à l’origine de l’idée du Tribunal syndical. Ils furent suivis quelques années plus tard, en pleine transition, par les promoteurs d’un second projet de tribunal international du franquisme.

Entre révolution et héritage républicain

Ce second projet fut porté par un groupe révolutionnaire d’extrême gauche, le Parti communiste espagnol (marxiste-léniniste) (PCE (m-l)), fondé en 1964 entre Bruxelles, Paris et Genève par des exilés en rupture avec la ligne pacifiste et réconciliatrice du PCE. Le parti partageait avec d’autres organisations d’extrême gauche une ligne radicale de dénonciation de la répression franquiste, jusqu’à réclamer l’épuration des « corps répressifs » et la poursuite en justice des responsables des exactions. Mais cette exigence de justice pénale concernait les crimes dont leurs militants étaient victimes à la fin du franquisme : les crimes de la guerre civile et de la grande répression des années 1940 ne figuraient pas dans leur bréviaire révolutionnaire internationaliste et anti-impérialiste. Les partis de la gauche radicale n’avaient cure de la Seconde République et de sa mémoire. Le PCE (m-l) fait ici figure d’exception. […]

L’Appel républicain aux peuples d’Espagne renouait ainsi avec la rhétorique républicaine traditionnelle : Franco s’était vendu à Hitler et Mussolini, qui avaient mené une guerre sanglante contre l’Espagne

Ce retour à la République s’accompagna d’un regain de revendications plus anciennes, où la dénonciation de la continuité de la répression était articulée à celle d’un système criminel né du soulèvement de juillet 1936. L’Appel républicain aux peuples d’Espagne renouait ainsi avec la rhétorique républicaine traditionnelle : Franco s’était vendu à Hitler et Mussolini, qui avaient « mené une guerre sanglante contre l’Espagne […], semé la terreur et la mort et instauré une dictature fasciste qui brisa toutes les avancées démocratiques, toutes les transformations sociales et toutes les perspectives de progrès qui s’étaient ouvertes en Espagne pendant la période républicaine ». S’y ajoutait une tonalité anti-impérialiste plus en vogue, qui accusait le dictateur d’avoir livré l’Espagne aux « monopoles étrangers » et à l’« impérialisme américain » tandis que « la Monarchie de Juan Carlos s’était confirmée comme étant le franquisme sans Franco », « une monarchie fasciste » qu’il fallait renverser au profit d’un retour à la « légitimité républicaine ». La question des responsabilités passées, écrasée sous celle des crimes d’alors, resurgit ainsi avec cette réaffirmation de la légitimité républicaine – à l’encontre du processus d’absorption des légitimités porté par la réconciliation. […]

La forme révolutionnaire des tribunaux populaires, incarnation de la justice du peuple, rencontra celle du tribunal international et le 28 novembre 1978, se réunit à Madrid une Junte promotrice du Tribunal civique international contre les crimes du franquisme. […] Une véritable politique mémorielle était précocement envisagée : aujourd’hui des plus ordinaires, elle était pour l’heure inaudible en Espagne, noyée par l’écrasante hégémonie réconciliatrice et empêchée par l’efficacité répressive.

La répression fut en effet immédiate et implacable : la police fit irruption dans l’hôtel madrilène où se déroulait la réunion de présentation et procéda à l’interpellation de vingt-cinq participants, parmi lesquels un certain nombre de personnalités, relâchées après plusieurs heures, voire plusieurs jours de garde à vue.

Maintenir vivace la solidarité internationale

Une seconde dynamique, internationale, connut néanmoins un succès plus significatif. Une Commission européenne du Tribunal fut créée à Paris le même jour que la réunion de la Junte promotrice à Madrid, et des sessions de présentation du Tribunal furent organisées ailleurs en France et en Europe. À Genève, où Julio del Vayo avait vécu (il y est enterré) et avait entretenu de vastes réseaux dans les milieux onusiens des droits humains, la présentation organisée le 2 décembre, jour anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, présidée par le secrétaire suisse de la LDH, réunit plus de trois cents personnes, dont un vice-président de I’ONU, un ministre, plusieurs députés. Les sections suisse et française du Tribunal semblent avoir été les plus actives, d’après les traces trouvées dans les archives, où figure un bulletin publié entre 1979 et 1982 par la section française, animée par Marie-Paule Molins, qui nous éclaire sur ses activités.

Les intellectuels souscrivant au Tribunal furent ceux qui étaient classiquement engagés dans la dénonciation du franquisme, depuis le temps même de la guerre comme l’écrivain hispaniste Jean Cassou, le cinéaste Joris Ivens qui avait tourné en Espagne aux côtés d’Ernest Hemingway, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, ou l’ancien résistant et déporté Claude Bourdet. S’y ajoutaient les acteurs dont l’engagement au service de la défense des droits humains remontait aux luttes pour la décolonisation, en particulier à la guerre d’Algérie : ainsi des avocats Gisèle Halimi, Yves Dechezelles, Jean-Jacques de Felice, Henri Leclerc, pour la plupart affiliés à la Ligue des droits de l’Homme (de Felice en fut vice-président en 1983-1996, Leclerc président en 1995-2000) et investis dans le Mouvement d’action judiciaire (MAJ qu’ils avaient créé en 1968 pour défendre les droits des prisonniers. À leurs côtés le directeur de la Cimade, André Jacques , investi dans la défense du statut des réfugiés espagnols en France, et des membres d’Amnesty International. […] Le but, stratégique, était selon Pablo Mayoral « d’internationaliser et de généraliser la dénonciation de la dictature et des crimes qui avaient eu lieu, et qui continuaient ». Mais les soutiens politiques restèrent minimes.

L’ambition innovante du projet disparut ainsi au profit d’actions inscrites dans la continuité de la solidarité antifranquiste des décennies précédentes, sous le nom-étiquette de Tribunal international contre les crimes du franquisme. […]

En 1981, la tentative de coup d’État du 23-F démontra a posteriori la validité de la thèse soutenue par le PCE (m-l) – de la continuité du fascisme dans les institutions – et revivifia l’idée d’une Espagne en danger : l’espoir de retrouver alors la flamme perdue des mobilisations transnationales contre le franquisme fut néanmoins éphémère, rendu vite obsolète par le triomphe des socialistes aux élections de 1982. La secrétaire du Tribunal félicita Felipe González pour sa victoire, espérant qu’elle soit l’occasion d’une « rupture authentique avec le franquisme », réclamant à nouveau épuration de l’armée, sanction des « policiers tortionnaires » et que justice soit rendue pour les « dizaines de victimes tombées sous les balles des forces répressives ou sous les coups des bandes de tueurs fascistes ».

L’organisation d’hommages sembla constituer une forme de compensation à l’impossible réparation morale : « Face à l’absence de volonté de faire le procès du franquisme, souligne Pablo Mayoral, nous reconvertîmes nos efforts dans les hommages susceptibles de réunir de nombreuses forces politiques et des gens de la culture ». L’ultime mention du Tribunal figure dans les signataires de l’appel à un grand rassemblement organisé à Madrid autour du 27 septembre 1985, date anniversaire des dernières exécutions du franquisme, par le PCE (m-l) pour rendre hommage aux « victimes du franquisme qui continuent d’attendre, dix ans après la mort du dictateur, leur réhabilitation ». À la classique rhétorique antifasciste s’ajoutait alors un tout nouveau référent, destiné à marquer profondément le mouvement mémoriel espagnol : « Le peuple argentin qui à peine sorti d’une dictature relativement brève, exigeait du gouvernement le procès des membres des Juntes militaires responsables des crimes et des “disparus”. » La dernière tentative de faire le procès international du franquisme dans la lignée des tribunaux d’opinion des années 1960-1970, s’achevait ainsi avec l’entrée dans l’ère González. Le Tribunal international à peine ébauché sombra dans l’oubli et ne connut aucune postérité, ni parmi les militants de la mémoire ni parmi les historiens.

Retrouver ses morts : la quête silencieuse des villageois

Il s’inscrivait dans une attention plus globale portée aux victimes de la dictature et en particulier, aux morts. À Valence, le 1er novembre 1978, jour des morts, l’adhésion au Tribunal fut discutée après un hommage rendu aux républicains fusillés dans le cimetière de Paterna. Une trentaine de familles de victimes s’était réunie pour discuter de leur volonté de récupérer la propriété des tombes, d’ériger un monument en l’honneur des « martyrs antifascistes et républicains fusillés », et de leur dédier des rues dans les villages. L’hommage aux morts, empêché pendant des décennies, devenait possible avec la disparition de Franco. Il était, pour leurs proches, un devoir, un geste qu’il leur fallait accomplir. Non plus au sein du seul espace de l’intimité familiale, où photographies et souvenirs des disparus étaient présents même s’ils pouvaient être soustraits à la vue des visiteurs par peur des représailles, mais aussi là où gisaient leurs restes, abandonnés depuis quarante ans au cycle de la nature. Les fosses communes, où avaient été balancés les corps des fusillés à l’arrière ainsi que ceux des soldats de l’armée républicaine tués au front, devinrent le lieu situé, ancré dans la terre, de la dette des vivants envers les morts. Il fallait rendre leur humanité à ces morts jetés « comme des chiens », par un processus de « dignification » de la fosse ; en la signalant en la distinguant de l’espace dévolu à la nature, en y laissant une plaque, un monument comportant les noms, et parfois en exhumant les restes osseux pour les réinhumer « dignement », dans des cercueils, au cours d’une cérémonie rituelle. Et ainsi, réintégrer ces parias dans la « communauté des morts ».

Le « cycle d’exhumations » de la transition

Les exhumations de fosses communes au cours de la transition sont un objet historique récent: jusqu’à il y a peu, on pensait généralement que la première exhumation d’une fosse de républicains avait eu lieu en l’an 2000, quand Emilio Silva, fondateur de la principale association mémorielle, l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), avait entrepris de retrouver les restes de son grand-père. Le mouvement de récupération de la mémoire historique s’insurgeait même contre l’inertie de la transition, coupable d’avoir imposé le « pacte d’oubli » et d’avoir empêché toute forme de réhabilitation des morts. Pourtant, c’est précisément la vague d’exhumations postérieure à cette excavation considérée comme pionnière qui fit resurgir, peu à peu, l’existence d’exhumations antérieures, traçant des connexions intimes, mises en lumière par Zoé de Kerangat : « Les exhumations de la transition sont intégrées dans le cycle mémoriel actuel », affirme l’historienne, et « sont revenues à la vie depuis la phase postérieure », constituant « un même processus non linéaire de mémoire ». […]

Douze mille cadavres la plupart non identifiés, soit plus d’un tiers des trente-quatre mille corps recensés, furent ainsi exhumés des « fosses de la défaite » et gisent aux côtés du dictateur qui les fit fusiller.

La quête des corps de la guerre d’Espagne et de la répression s’inscrit dans une histoire longue, où quatre périodes se dégagent. La première vague, du temps même de la guerre et de l’immédiat après-guerre, concernait exclusivement les combattants du camp franquiste et les victimes de la violence républicaine à l’arrière. Elle fut strictement encadrée par les autorités du nouveau régime afin d’éviter les excavations informelles et les profanations de sépultures. Elle fut un « élément clé de la consolidation idéologique de la dictature », selon l’anthropologue Francisco Ferrándiz, intégrée à la martyrologie héroïque, glorifiée par des funérailles, des commémorations, des hommages, des monuments aux « caídos », les « tombés ». C’est d’ailleurs l’érection d’un monument paroxystique, la basilique de Valle de los Caídos, qui donna lieu au second cycle d’exhumations du franquisme. Prévu dès le premier anniversaire de la « Victoire », le 1er avril 1940, pour perpétuer la mémoire « des héros et martyrs de la Croisade », le monument fut inauguré en 1959 après plus de quinze ans de travaux titanesques, effectués notamment par des milliers de prisonniers républicains. Près de cinq cents transferts de restes furent organisés, depuis le printemps 1959 jusqu’en 1983, pour remplir les cryptes de la basilique. Loin d’abriter uniquement le premier des martyrs, José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange, et les restes de morts du camp franquiste, pour lesquels les familles avaient donné leur accord, les niches furent également remplies par des ossements de morts républicains, suivant les velléités de l’Église de donner une coloration inclusive à la basilique, vingt ans après la fin de la guerre civile. Douze mille cadavres la plupart non identifiés, soit plus d’un tiers des trente-quatre mille corps recensés, furent ainsi exhumés des « fosses de la défaite » et gisent aux côtés du dictateur qui les fit fusiller.

En marge de cette colossale entreprise d’État, des témoignages récents révélèrent que, sous le franquisme, quelques fosses avaient été exhumées de-ci, de-là, dans la clandestinité, pour donner au défunt une sépulture dans le caveau familial. Mais il fallut attendre la mort de Franco pour que se déroule le troisième temps de la quête des morts – avant la quatrième étape, amorcée en l’an 2000. Paloma Aguilar situe ce « cycle d’exhumations » entre 1978 et 1980, avec un pic significatif en 1979. La politiste en recense plus d’une centaine pour les trois régions étudiées (Navarre, La Rioja, Estrémadure), Serge Murillo en dénombre treize pour l’Aragon, Javier Giráldez Díaz une vingtaine pour l’Andalousie. Leur nombre est donc loin d’être négligeable et sans nul doute, destiné à s’accroître à mesure des enquêtes de terrain. On peut néanmoins les interroger depuis l’énonciation de la marginalité : en dépit de leur nombre, elles furent tues et ignorées jusque bien avancées les années 2000 et c’est effectivement en regardant du côté des « marges du régime de vérité qu’elles purent émerger ». Comment dès lors interpréter cette quête des disparus postérieure à la mort de Franco et le silence qui l’a entourée ? En quoi menaçait-elle l’ordre restaurateur transitionnel au point d’en devenir invisible ?

Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir