Élections législatives : le Bloc québécois en défense du Québec face au Canada

© Louis Hervier Blondel pour Le Vent Se Lève

L’impétueux Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, fort de sa popularité dans les sondages, a cru bon de déclencher en plein été des élections fédérales anticipées. Donné largement en tête, il ne cesse depuis de disputer dans les sondages la première place aux Conservateurs, crédités chacun d’environ 32%. Au Québec, le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, ont peiné à imprimer dans la campagne. Il a suffi que le Canada anglophone taxe les lois québécoises de « racistes et xénophobes » pour que la province et ses électeurs se souviennent du peu de cas que le ROC – Rest of Canada  –  fait à la nation québécoise et à sa singularité en Amérique du Nord. 

Tous les commentateurs et acteurs de la vie politique canadienne l’attendaient. Cela faisait plusieurs mois qu’une petite musique s’était installée sur la colline parlementaire à Ottawa. Puis, au zénith dans les sondages, assuré d’emporter une majorité absolue, Justin Trudeau a déclenché courant août des élections fédérales anticipées. Largement élu en 2015 face au très conservateur Premier ministre Stephen Harper, Justin Trudeau n’a pas réussi à capitaliser sur ce que d’aucuns ont appelé la Trudeaumania. Le libéral n’a de fait remporté qu’une majorité relative aux élections suivantes en 2019. Sauvé par la piètre campagne menée par son adversaire conservateur, le Saskatchewanais Andrew Scheer, il n’a pas convaincu en majorité les Québécois qui ont offert 32 sièges au Bloc québécois.

Créé en pleine ascension indépendantiste au tout début des années 1990, le Bloc québécois est un parti social-démocrate et écologiste qui défend sur le plan fédéral les intérêts et uniquement ceux du Québec. De fait, il ne présente des candidats que dans les 78 circonscriptions que compte le Québec sur les 338 du Canada. La victoire dans un tiers des circonscriptions québécoises était inespérée pour les bloquistes. Largement balayés par la vague orange – du Nouveau parti démocrate (NPD) – lors des élections fédérales de 2011, le Bloc québécois vivotait en l’absence de discussions autour de la souveraineté du Québec. Depuis la défaite lors du référendum de 1995, qui a vu le camp du Oui perdre l’accès à l’indépendance à seulement quelques milliers de voix, le camp souverainiste avait beaucoup perdu de sa superbe dans la Belle province, et ce d’autant plus que le Parti québécois, équivalent provincial du Bloc québécois, ne captait plus qu’un gros quart de l’électorat lors des élections provinciales.

Yves-François Blanchet, un leader charismatique à la tête du Bloc

Après une décennie de traversée du désert, moribond et sans ressources financières, le Bloc québécois s’est présenté devant les électeurs québécois en 2019 avec une volonté claire de ne pas donner un blanc-seing à Justin Trudeau. Aidés par le charisme de leur leader, Yves-François Blanchet, ils ont réussi au-delà de toutes leurs espérances. Non seulement ils sont arrivés deuxième juste derrière le Parti libéral du Canada (PLC) de Trudeau au Québec avec plus de 32% des suffrages, mais ils ont également privé Trudeau de la majorité absolue. Cette victoire toute relative de Justin Trudeau a empêché les libéraux d’avoir les mains libres au parlement canadien. La plupart des lois ont dû faire l’objet d’âpres débats avec le Bloc québécois et le NPD, et, ce faisant, ont permis aux premiers de défendre les intérêts du Québec. 

De fait, le Québec continue d’avoir des aspirations singulièrement différentes du reste du Canada. Tant en matière de laïcité, de langues officielles, d’environnement, de luttes sociales ou de répartition des compétences, le Québec assume ses différences en tant que nation distincte du reste du Canada. Le sujet du plus gros contentieux entre Québec et Ottawa est la loi 21 dite sur la laïcité. Inspirée des lois françaises en la matière, le gouvernement provincial du nationaliste de centre-droit François Legault a souhaité légiférer. La loi dispose que le Québec est un État laïc et oblige, à quelques exceptions, que l’ensemble des fonctionnaires servent le public à visage découvert tout en interdisant tout signe ostentatoire. Si elle est approuvée par plus des deux-tiers des Québécois, la loi fait depuis l’objet d’un vif rejet au reste du Canada. Champion du multiculturalisme depuis que Pierre Eliott Trudeau, le père de Justin, en a fait un étendard dans les années 70, le Canada et les Canadiens considèrent qu’il s’agit d’une loi, sinon raciste, du moins particulièrement discriminante envers les citoyens de confession musulmane. De nombreux intellectuels au rang desquels Charles Taylor ou Will Kymlicka, se sont émus qu’une telle loi puisse voir le jour au Canada. Aussi, et depuis son adoption courant 2019, le gouvernement fédéral et Justin Trudeau lui-même n’écartent pas l’idée de contester, au nom du gouvernement canadien, la loi sur la laïcité de l’État du Québec. 

Le Québec, qu’il s’agisse de laïcité, de défense du français ou de l’environnement se démarque singulièrement du reste du Canada.

Le deuxième contentieux entre le Québec et le ROC – Rest of Canada – nom donné pour marquer la différence entre les deux sociétés, concerne le destin des langues officielles et tout particulièrement la place du fait français. En diminution depuis plusieurs décennies, avec à peine plus de 20% de locuteurs sur l’ensemble du pays, le français recule dorénavant y compris au Québec, principalement à Montréal et dans ce qu’on appelle le 450 – prononcez quatre cinq zéros – la banlieue qui entoure l’île de Montréal, au profit de l’anglais et de tierces langues. François Legault ainsi qu’Yves-François Blanchet et l’ensemble du Bloc québécois réclament que la compétence en matière de langues officielles et en immigration soient davantage concentrées à Québec pour la bonne et simple raison qu’elles permettraient de limiter considérablement la progression de l’anglais. Cela passe par une plus forte immigration francophone ou encore par l’élargissement de la loi 101, qui protège la langue française au Québec, à l’ensemble des entreprises de juridiction fédérale. De leur côté, les partis fédéraux et en particulier le Parti libéral du Canada ne prennent pas la mesure de l’urgence de la défense du français. La promesse d’une nouvelle loi fédérale sur les langues officielles à la suite des élections de 2019 ne s’est pas concrétisée à la veille du déclenchement des élections fédérales cet été, malgré les prises de parole de la ministre libérale en charge de ce sujet, Mélanie Joly. 

Enfin, l’antagonisme s’est accru entre le Québec et le reste des provinces par son rejet des projets d’oléoducs et autres pipelines censés transporter les hydrocarbures et le sable bitumineux de l’Alberta. Des projets comme Énergie Est ont vu une très forte opposition se dresser au Québec, où les enjeux environnementaux sont davantage pris en compte. La réalité énergétique de la province, qui dépend en bonne partie de l’hydro-électricité, gérée par l’entreprise Hydro-Québec et le réchauffement climatique, qui voit des hivers de plus en plus rigoureux et des étés de plus en plus caniculaires, ont augmenté les différences de perception entre les Québécois et les Canadiens. Déjà, au milieu du XXe siècle, André Siegfried, dans Le Canada, puissance internationale, montrait par la sociologie les différences de perception entre les francophones et les anglophones, soit entre les Français et l’Anglais dans leur rapport à la nature et à l’agriculture. 

Les Deux solitudes entre francophones et anglophones

Aussitôt les élections déclenchées, François Legault, ancien indépendantiste, aujourd’hui qualifié de nationaliste, a invité les Québécois à se détourner de Justin Trudeau, des écologistes et des néo-démocrates, qu’il accuse d’être centralisateurs et de priver le Québec de ses prérogatives. Les moyens alloués au système des garderies ou au système de santé ont fait plusieurs fois la Une des journaux québécois où Legault s’est comme rarement un Premier ministre provincial l’a fait immiscé dans la campagne fédérale en invitant les électeurs à se tourner vers Erin O’Toole et les conservateurs, qui ont promis de ne pas contester la loi sur la laïcité et de respecter les compétences provinciales. 

Cette sortie du Premier ministre a été mal vécue par Yves-François Blanchet et le Bloc québécois qui, malgré le relatif effacement de l’enjeu indépendantiste au sein de leur plateforme électorale, auraient bien souhaité voir François Legault venir à la rescousse des seuls véritables défenseurs des intérêts du Québec. Depuis le déclenchement des élections, les bloquistes ont, avec beaucoup de difficultés, cherché à accrocher les électeurs avec un sujet clivant mais fédérateur au Québec, comme la loi 21 en 2019, sans pour autant parvenir à imprimer. Les hésitations de Blanchet sur un nouveau franchissement du fleuve Saint-Laurent à Lévis, dans la proche banlieue de Québec, ont ajouté à la confusion. Seul son charisme et sa maîtrise des sujets lors des débats en français ont évité au Bloc québécois de descendre dans les coups de sonde. Les aspirations majoritaires des Québécois se recoupent avec le programme bloquiste, mais le souverainisme n’imprime plus au sein de la majorité de la population, tandis que nombreux sont ceux à considérer qu’un vote pour le Bloc québécois est un vote inutile puisqu’il n’obtiendra jamais la majorité absolue.

«Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. »

Le troisième débat des chefs – en anglais – est venu remettre les pendules à l’heure. Animé par la modératrice Shachi Kurl, présidente de l’institut de sondages Angus Reid, la première question de la soirée, à destination d’Yves-François Blanchet, a choqué jusqu’aux plus fédéralistes des Québécois. « Vous niez que le Québec a un problème de racisme, pourtant vous défendez des législations comme les projets de loi 96 sur le renforcement du français et 21 sur la laïcité, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte. Mais pour ceux hors de la province, s’il vous plaît, expliquez-leur pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires ». Cette sortie, puis celle de la cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, qui a invité Yves-François Blanchet à « s’éduquer » au sujet du racisme systémique supposément présent au Québec, ont totalement renversé le cours de la campagne. L’absence de réponse des autres leaders pour défendre le Québec lors du débat a fini d’ulcérer le leader du Bloc québécois qui s’est prononcé en ces termes à la suite du débat : « Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. Et quand on veut parler des francophones hors Québec et des Acadiens, on se fait ratatiner comme une crêpe. Tirez-en les conclusions que vous voulez. »

Le lendemain, alors que le vote anticipé démarrait pour une durée de trois jours, l’attaque subie contre le Québec lors du débat en anglais et sans qu’un leader vienne défendre la province, à l’exception d’Yves-François Blanchet, a totalement rebattu les cartes. Durant plusieurs jours, l’ensemble des Unes des journaux papiers et télévisés ont été consacrés à l’antagonisme persistant entre le Canada et le Québec, entre les Deux solitudes, titre de l’ouvrage du romancier canadien Hugh MacLennan au sujet de l’indifférence et de l’incompréhension mutuelles entre les Québécois et le reste des Canadiens. Plafonnant péniblement aux alentours de 25% des suffrages avec à peine plus de 20 sièges prévus, le Bloc québécois a passé les 30% et est en passe de maintenir, sinon d’améliorer son score et d’empêcher Justin Trudeau d’obtenir une majorité absolue. De fait, de nombreuses circonscriptions québécoises, au moins une dizaine, sont chaudement disputées entre le Bloc québécois et le PLC, selon les agrégateurs de sondages Si la tendance se maintient et 338Canada

À quelques heures du résultat, qui promet de longues heures d’attentes, tant de nombreuses circonscriptions sont indécises entre les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et les bloquistes au Québec, il est de fait prouvé que Justin Trudeau a d’ores-et-déjà perdu son pari. Avoir convoqué des élections en pleine pandémie et en l’absence de renouvellement programmatique, si ce n’est faire le choix de voter progressiste, ne semble, d’après les dernières tendances, pas avoir permis à Trudeau de se démarquer. Si les élections devraient voir les libéraux de nouveau remporter une majorité relative, il n’est pas impossible que le Bloc québécois coiffe au poteau les libéraux au Québec. Conscient que le traitement réservé au particularisme québécois est très dommageable pour l’attractivité du Québec en Amérique du Nord, où huit millions de francophones sont entourés de 350 millions d’anglophones, Yves-François Blanchet souhaite, dès le début des travaux parlementaires de la prochaine législature, redorer le blason du Québec et s’appuyer sur la France pour contribuer à un changement de paradigme. Mais ce qui est déjà certain, c’est que le rêve d’un Québec souverain, tombé aux oubliettes depuis des années, semble s’être réveillé. 

Macron en Tunisie : entre silences et faux-semblants

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le Président de la République française s’est rendu en Tunisie pour une visite d’État du 31 janvier au 1er février. Dans un pays en pleine effervescence sociale et politique, marqué par de sérieux troubles économiques, il semble que les promesses et les déclarations d’intention des gouvernements français et tunisiens ne satisfassent plus personne au sein de la population.


La visite du chef de l’État était  très attendue des deux côtés de la Méditerranée. Les tweets d’Emmanuel Macron en témoignent : 

Tout comme le cortège balisé de drapeaux tricolores qui l’attendait à Tunis, traversant les rues de la capitale dont les chaussées ont été repeintes pour l’occasion. Une image idyllique de Tunis, bien loin de la réalité des quartiers où vivent les populations de classes moyennes et populaires, dont la visite n’est bien sûr pas incluse dans le programme du Président. Celui-ci, déjà saturé par l’agenda économique, culturel et diplomatique, a tourné le dos aux enjeux sociaux et démocratiques en se réfugiant derrière l’affirmation d’une solidarité de surface et des cérémonies d’apparat.

Un chapitre économique sous tension

Les thématiques économiques ont été au centre de cette visite, avec la tenue du premier forum économique franco-tunisien et de nombreuses déclarations ayant trait à la situation financière du pays lors du discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ainsi, il a réaffirmé son intention de consacrer 1,2 milliards d’euros, entre 2016 et 2020, à différents dispositifs d’aide en Tunisie. De même, près de 500 millions d’euros devraient suivre les deux années suivantes.

Macron en Tunisie, par Sophie Imren

Le gouvernement a également promis 50 millions d’euros sur trois ans pour un fonds de « soutien au développement, à l’entreprise et aux initiatives de la jeunesse en Tunisie ». Ainsi, comme Emmanuel Macron l’a déclaré, il s’agit pour lui de « doubler dans les cinq ans les investissements français en Tunisie ». Pourtant, le Président n’a donné aucune précision chiffrée quant à la reconversion de la dette tunisienne en projets de développement. À l’heure où l’endettement avoisine les 70% du PIB et où le remboursement de la dette extérieure a plus que doublé depuis 2016, cela devrait être la priorité de l’aide française. Ainsi, comme le soutient Ghazi Chaouchi, député du courant démocrate :

« Pour que la Tunisie puisse sortir de la crise économique, il faudrait annuler la dette de 800 millions d’euros envers la France ! »

Les propositions d’investissement français ont donc déçu compte tenu de l’ampleur de la crise, alors que la plupart des élus et des citoyens tunisiens attendaient des annonces plus ambitieuses pour lutter contre l’inflation galopante du pays et sa balance commerciale largement négative. Entre colère et résignation, le député indépendant Riadh Jaidane note que quatre des huit textes signés entre les deux gouvernements mercredi sont des déclarations d’intention : « C’est insuffisant. Il faut du concret. Le président Macron dit que la Tunisie est un modèle qui doit être soutenu pour réussir. Qu’il le prouve. »

La problématique des liens culturels

La dimension culturelle était aussi au centre des préoccupations présidentielles, avec l’inauguration à l’Ariana (quartier résidentiel de Tunis) de l’Alliance française de Tunis, une institution privée dédiée au rayonnement de la langue française et à son enseignement. Selon Meriem Abdelmalek, directrice de l’Alliance de l’Ariana, cela correspond à « une forte demande de la population pour la culture française ». Cette volonté de redynamisation de l’enseignement du français en Tunisie est aussi soutenue par Emmanuel Macron devant les députés tunisiens : « La francophonie vous appartient au moins autant qu’elle appartient à la France », de même que son objectif de doubler d’ici 2020 le nombre de personnes apprenant le français en Tunisie. Néanmoins, ces annonces semblent résonner de façon paradoxale alors que les parents d’élèves et les enseignants des écoles françaises de Tunisie ont fait grève dès le jeudi 1er février contre une réduction budgétaire de 33 millions d’euros de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE). Ainsi, comme le souligne la diffusion des grévistes :

« La présidence Macron qui s’enorgueillit de vouloir relancer la francophonie met les établissements français à l’étranger dans l’impasse financière. »

Encore une fois, derrière les discours lyriques il s’agit aussi de percevoir l’aveuglement vis-à-vis de la difficulté du secteur de l’éducation en Tunisie et de ne proposer que des solutions d’apparat et de moindre mesure. 

L’idée d’une collaboration entre pays européens et méditerranéens a aussi été remise au premier plan, rappelant l’Union pour la Méditerranée proposée sous Nicolas Sarkozy, le but étant de créer un espace de dialogue afin de « décider ensemble d’une stratégie commune pour la Méditerranée ». 

Une politique méditerranéenne qui semble donc avant tout tournée vers les intérêts de la France, finalement davantage posée en termes de coopération économique que culturelle.

Un contentieux démocratique

Au chapitre démocratique, le fossé semble aussi immense entre les discours des gouvernements français et tunisien et la réalité vécue par la population. Tandis que le chef de l’État français n’a cessé de parler sur un ton extrêmement laudatif de la démocratie tunisienne, modèle pour le monde arabe ayant prouvé qu’islam et démocratie étaient compatibles, la transition démocratique tunisienne semble encore semée d’embûches. En effet, le mois de janvier 2018 a été marqué par de multiples revendications sociales.

Celles-ci ne sont pas arrivées par hasard : d’une part, le mois de janvier est symboliquement un mois de lutte dans l’imaginaire collectif tunisien, renvoyant notamment à la chute de Ben Ali en janvier 2011. D’autre part, ces tensions sociales sont également nées du haut taux de chômage, qui s’élève à 32 % chez les jeunes diplômés, de la corruption au sein du gouvernement et des services publics, et des mesures d’austérité qui frappent durement les classes moyennes et les franges les plus pauvres de la population, alors que les taxes sur les plus riches demeurent très mesurées. Ce mouvement de protestation est notamment lié à un projet de loi de finances visant à augmenter la TVA, et par conséquent le coût de la vie. Il s’agit d’une mesure catastrophique alors qu’en 2017, le prix de la viande bovine a augmenté de 14,5 %, ceux des huiles alimentaires de 21,3 % et ceux des légumes frais de 12,8 %. Des manifestations pacifiques se sont spontanément organisées dans les rues de Tunis, accusant les gouvernements post-révolutionnaires de se suivre et de se ressembler tant au niveau économique qu’au niveau social. Ainsi, comme l’explique Mounir Hassin du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et sociaux) :

« Tous les gouvernements qui ont suivi la révolution ont échoué pour répondre aux exigences du peuple tunisien. Cette défaillance montre que les revendications des Tunisiens sont d’ordre de progrès économique et social, à cause de l’exclusion et de la marginalisation des classes les plus pauvres mais aussi des classes moyennes. » 

Ces mouvements de protestation sont principalement guidés et organisés par de jeunes Tunisiens, comme ceux qui ont fondé le collectif Fech Nestanew, qui signifie littéralement “Qu’est-ce qu’on attend ?”, afin de pousser le gouvernement à revoir la loi de finance de 2018, imposée par le FMI. Or, depuis les débuts de la campagne, plus de mille jeunes ont été arrêté pour avoir participé à ces manifestations pacifiques. Il s’agit d’une véritable politique de criminalisation des mouvements sociaux, rappelant l’ère de Ben Ali, et exprimant directement la rigidité du gouvernement et la peur d’un véritable débat collectif sur la justice sociale et les revendications de la révolution.

Ainsi, en l’absence d’État social, c’est l’État sécuritaire qui se trouve renforcé, à travers la violence et l’impunité des forces de police. Un homme est mort lors des manifestations de janvier, tandis que selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les nombreuses arrestations arbitraires se trouvent accompagnées de mauvais traitements, bien que les individus soient souvent relâchés sans charge retenue contre eux. 

Interpellé par un journaliste sur cette question, le chef de l’État s’est contenté d’affirmer que « ces arrestations ont été faites dans le cadre d’un État de droit », ajoutant que « parfois, on a tendance à confondre les gravités et à considérer qu’une dénonciation vaut toutes les autres ». Dans ce contexte, les discours élogieux d’Emmanuel Macron semblent très édulcorés, et méconnaissent la réalité sociale et démocratique en Tunisie. Comme le souligne Selim Kharrat, directeur exécutif de Al-Bawsala,

«Il y en a marre des discours des dirigeants occidentaux sur l’exemple tunisien. Cela n’aide pas les gouvernants qui se reposent sur cette “rente démocratique” pour obtenir l’aide financière des bailleurs de fonds internationaux.»

Ainsi, Emmanuel Macron est accusé de traiter « par le mépris les signaux d’alarme lancés récemment par de multiples acteurs de la société civile tunisienne quant à l’impunité qui accompagne la brutalité policière, les arrestations arbitraires ainsi que les conditions de détention ». Le chef de l’État aurait donc abandonné le respect des droits démocratiques et humains au profit d’un soutien diplomatique vis-à-vis de l’ordre établi avec le gouvernement tunisien actuel.

Quel est l’avenir de la transition démocratique en Tunisie ?

Le paysage politique tunisien à l’heure actuelle demeure donc miné par ces multiples contradictions. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle classe politique jeune, encline à la réflexion collective et publique sur la place du citoyen, à l’échelle nationale comme locale se fait jour. D’un autre côté, cet élan progressiste est ralenti par la difficulté à sortir d’un système dictatorial de plus de 60 ans, la mobilisation lente d’une opinion publique et d’une société civile en plein apprentissage qui se structure notamment grâce à internet, ainsi que la difficulté des élites à se renouveler, quand on sait que 40 % du gouvernement actuel est constitué de figures déjà présentes sous l’ère Ben Ali.

Ainsi, pour Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, la Tunisie serait dans une passe de « démocratie négative », état ambivalent et faute de mieux, dans lequel aucune autorité n’est assez puissante pour proposer un nouvel ordre. C’est donc tout l’enjeu de cette transition démocratique que de se tourner vers un état de démocratie positive, avec pour horizon les élections municipales qui se tiendront en mai 2018, puis les élections présidentielles de 2019, événements pour lesquels un très fort taux d’abstention est redouté à cause du désamour de la classe politique et du manque de sensibilisation à ce niveau.

Toutefois, il s’agit aussi de constater que la Tunisie n’est pas en phase de récession la ramenant à l’état antérieur de la révolution de Jasmin. Une véritable pluralité et un cercle de contestation beaucoup plus large ont pu émerger. Simplement, le visage de la colère n’a pas changé depuis 2011, ce sont toujours les mêmes exclus, les mêmes fractures sociales et territoriales qui frappent ce pays.

Dans cette mesure, le manque de cohérence des discours rassembleurs d’Emmanuel Macron est d’autant plus saisissant. Ainsi, dans un communiqué de presse publié à Tunis le 2 février, dix ONG signent un manifeste virulent intitulé : « Visite de Macron en Tunisie : la France perd la boussole des droits humains », référence certaine à l’organisation Al bawsala, La boussole, qui incarne depuis 2012 une « veillée citoyenne sur les institutions tunisiennes » afin de lutter contre l’opacité politique du gouvernement actuel.

Ce manifeste déplore que la Journée Franco-Tunisienne de la société civile, qui s’est déroulée le 1er février, n’ait pas débouché sur un dialogue véritable entre le président français et cette société civile qu’il loue pourtant dans tous ses discours. « En réalité, la rencontre ne s’est soldée que par quelques mains serrées et une belle photo de famille », concluent dans une retombée déçue et cynique les signataires du manifeste, parmi lesquels on retrouve notamment le FTDES, l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), la LTDH (Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme) et Al Bawsala. Cette prise de parole engagée vient aussi prendre le contre-pied des propos relativistes et désalarmants du Président de la République lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Béji Caïd Essebsi, au cours de laquelle il avait été question des brutalités policières et de l’arrestation de plusieurs militants pour avoir distribué des tracts lors d’une récente vague de manifestations sociales.

« Si nous voulons aider les démocrates dans les situations difficiles, il serait bon que nous confrontions nos principes au réel en permanence parce que c’est ça, gouverner avec les droits de l’Homme (…) dans les temps du terrorisme et de la difficulté »

Emmanuel Macron justifie ainsi du même coup la politique sécuritaire et policière du gouvernement tunisien, sans autre considération pour le respect des droits de l’Homme, ni pour les droits fondamentaux de la liberté d’expression. Ceux-ci sont pourtant fortement menacés en Tunisie, comme l’indique la « journée de colère » des journalistes qui s’est tenue le 2 février pour lutter contre les menaces et exactions policières en ces temps de turbulence sociale et politique.

Ainsi, comme l’a rapporté Néji Bghouri président du syndicat des journalistes tunisiens : « Nous voyons pour la première fois depuis la révolution, lorsque des journalistes enregistrent ou vont tourner dans la rue, un policier qui vient leur dire “montrez-moi ce que vous avez tourné” (…). C’est de la censure préventive ». Face à cela, le président Béji Caïd Essebsi a quant à lui affirmé que la couverture par la presse étrangère des protestations sociales avait été le lieu d’exagérations nuisant à l’image de la Tunisie à l’étranger.

Dans ce contexte sous tension démocratique et sociale, l’affirmation d’un soutien sans failles pour les libertés et les droits des Tunisiens apparaît donc cruciale. Dommage que la visite d’État n’ait pas été l’occasion de rappeler ces principes fondamentaux et inaliénables, d’autant plus dans le contexte de réparation coloniale, quand on pense aux nombreuses oppressions et violences que la France avait déjà tolérées en Tunisie.

©Michele Limina, Creative Commons