Pavlina Tcherneva : « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Pavlina Tcherneva

Pavlina Tcherneva est professeur d’économie à la Bard University de New York. Figure influente de la Théorie moderne de la monnaie (MMT), elle est l’autrice de La Garantie d’emploi – l’arme sociale du Green New Deal, traduit aux éditions La Découverte. Aux États-Unis, la Garantie d’emploi est une proposition particulièrement populaire, défendue par les partisans du New Deal vert et l’aile gauche démocrate. Elle consiste à mettre en place une offre d’emploi public à toute personne en faisant la demande, rémunéré à 15 dollars de l’heure – le salaire minimum fédéral défendu par le Parti démocrate – et permettant d’ouvrir les droits aux prestations sociales attachées à l’emploi conventionnel (cotisations pour la retraite, assurance maladie, congés payés, etc.). L’État agit ainsi comme employeur en dernier ressort afin de garantir le plein emploi, tout en établissant un seuil plancher en termes de salaire minimum et conditions de travail. Si la proposition a de quoi séduire, elle soulève de nombreuses questions, en particulier sur son financement et sa mise en œuvre concrète. En France, la sortie du livre a suscité du débat à gauche, relayé à travers de nombreux argumentaires publiés – entre autres – par Mediapart. Outre les aspects pratiques de la réforme, la question qui semble cliver est celle du dépassement du capitalisme. La Garantie à l’emploi est-elle un outil pour y parvenir, ou un leurre ? Nous avons interrogé Pavlina Tcherneva pour lui permettre de répondre aux principales critiques et nous éclairer sur l’applicabilité de sa proposition dans un pays comme la France. Entretien réalisé par Politicoboy.

LVSL – D’où vient l’idée de la Garantie d’emploi et quelle est sa finalité ?

Pavlina Tcherneva – La Garantie d’emploi (GE) n’est pas une idée nouvelle ; d’une certaine manière. Il me semble qu’on la trouve pour la première fois dans la Constitution française de 1793. Elle reconnaît que dans le système économique moderne, le travail salarié est déterminant et essentiel et qu’il constitue un droit fondamental. Vous retrouvez cette notion dans diverses constitutions, dans la Déclaration des droits de l’Homme de l’ONU et divers traités internationaux. La question est de savoir comment procéder pour garantir ce droit. Le principal élément qui unifie les propositions de Garantie à l’emploi est l’idée d’embauche directe des chômeurs par la puissance publique, seule institution capable de garantir le plein emploi. L’État est généralement responsable de nombreuses garanties : l’éducation, l’accès aux soins, etc. et il est responsable de la protection sociale. La Garantie d’emploi reconnaît que le gouvernement n’assure pas cet aspect fondamental de la sécurité pour la plupart des gens : l’assurance que si quelqu’un cherche un emploi, il en trouvera un. Ma proposition est nouvelle dans la mesure où elle relève le défi de garantir le droit à l’emploi via une option publique. Mais elle ne se limite pas à la création d’emplois. C’est aussi une force structurelle. C’est une nouvelle manière de faire de la politique budgétaire. C’est une façon de stabiliser l’économie. Et elle constitue un élément essentiel du New Deal vert. 

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur le coût social et économique du chômage pour justifier la Garantie d’Emploi.

P.T. – Oui absolument, le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Nous avons tendance à l’oublier car nous acceptons le chômage comme s’il était normal et naturel, mais il inflige des coûts et des souffrances terribles aux gens, aux familles et à leur entourage. J’ai écrit ce livre fin 2019, avant la pandémie, et j’y fais valoir que le chômage est une épidémie silencieuse. Ce n’est pas seulement son coût social, la façon dont il affecte les personnes mentalement et physiquement, leurs enfants et l’effet sur la santé, mais aussi la manière dont il se propage dans la société. Il se diffuse et se comporte comme un virus. Et quand il s’installe dans un territoire, il provoque cette maladie chronique de l’emploi qui fragilise le tissu économique local et affecte la population. Si nous voulons y remédier, nous devons reconnaître que nous en supportons déjà les coûts et qu’il s’agit d’un paradigme destructeur. Le secteur public est déjà comptable du coût du chômage, donc sa responsabilité est de mieux faire les choses en matière d’emploi.

« Le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Il inflige des coûts et des souffrances terribles. »

LVSL – Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept de Garantie à l’emploi, pouvez-vous expliquer son fonctionnement ?

P.T. – Clairement, le fonctionnement sera différent selon les pays. L’idée centrale est qu’il revient au secteur public d’assumer la responsabilité du plein emploi. Il doit organiser un programme qui fournit des emplois aux chômeurs de manière permanente. Peu importe que l’économie soit en récession, en pandémie ou en période de relative prospérité. Ainsi, le secteur public agit de manière anticyclique (anticyclique qui va dans la direction inverse du cycle économique NDLR). C’est un aspect très mal compris de la Garantie d’emploi, mais tous les programmes du gouvernement sont anticycliques ! La sécurité sociale, l’assurance-maladie, le logement, l’alimentation, tous sont anticycliques. La Garantie d’emploi sera également anticyclique, car en période de ralentissement économique, l’impact se fait d’abord sentir sur l’emploi. Comment fonctionnerait-elle ? Elle sera financée par l’État, mais idéalement, elle devrait être administrée localement. Les programmes qui réussissent sont ceux qui ont été conçus localement, de manière participative, car c’est à ce niveau que les besoins des collectivités territoriales sont convenablement identifiés.

LVSL – Prenons le cas d’une personne qui souhaite profiter de la Garantie à l’emploi, comment cela se passe-t-il ? 

P.T. – Prenez les Job Centers (équivalent des bureaux de Pôle emploi en France NDLR) qui gèrent l’assurance chômage. Pourquoi ne pas les utiliser également pour la Garantie d’emploi en leur demandant de mettre en place une banque d’offres d’emploi ? Ces centres peuvent solliciter des propositions auprès de leur collectivité territoriale afin d’établir une liste de propositions d’emplois. Ainsi, lorsque vous déposez une demande d’assurance chômage, vous pouvez également profiter de l’option d’une offre d’emploi à 15$/h plus les avantages sociaux (ou 32 000 $ par an – 26 000 euros environ). Si vous ne la voulez pas, vous toucherez l’assurance chômage. Mais si vous choisissez l’option d’emploi garanti, le travail qui vous est proposé est proche de votre résidence, vous n’avez pas à faire deux heures de trajet. Vous participez à un projet qui vous permettra d’acquérir un certain niveau d’expérience et peut-être de nouvelles compétences. Et vous pouvez poursuivre les recherches d’emploi en parallèle comme si vous travailliez dans le privé. L’emploi garanti est un emploi de base qui vous offre un tremplin. Vous disposez d’une sécurité de base. 

LVSL – On oppose souvent la Garantie d’emploi au Revenu universel. Cette seconde option n’a pas votre préférence : pourquoi estimez-vous qu’elle constitue une moins bonne solution pour éradiquer la pauvreté et le chômage ?

P.T. – Je ne suis pas opposée à un revenu de base, mais je suis contre un revenu universel défini comme un revenu garanti – de l’ordre du SMIC – distribué à toute la population. Ma conception de la sécurité économique est une conception globale, multidimensionnelle et dépendante de la façon dont les gens vivent l’insécurité économique. Ainsi, pour certains, l’insécurité se situe au niveau de l’accès à l’éducation, pour d’autres ce sera un problème de logement, de revenu ou d’emploi. Nous garantissons déjà des formes de sécurité du revenu. Le minimum vieillesse et les allocations familiales universelles sont des formes de revenu de base que je peux défendre. Ce qui me pose problème, c’est le versement d’un revenu de base de 30 000 dollars par an à chaque personne, riche ou pauvre (l’équivalent aux États-Unis du revenu correspondant à un emploi garanti, soit environ 2 000 euros brut par mois NDLR). Je pense qu’il y a un problème éthique à fournir aux personnes riches un revenu de base dont elles n’ont pas besoin. Mais cela pose également des problèmes macroéconomiques. Premièrement, cela ne résout pas la question du chômage. Fournir aux gens un revenu de base ne crée pas directement de l’emploi. Il y aura toujours du chômage, et nous savons par expérience que les personnes bénéficiant du revenu de base continuent à chercher du travail et n’en trouvent pas nécessairement. Les gens ont besoin d’un emploi. Il faut accepter cette réalité. 

« Je suis profondément opposée au revenu universel sur des principes macroéconomiques et des principes moraux. »

Ensuite, l’autre problème macroéconomique est celui de l’inflation. Si on verse 30 000 dollars par an à chaque personne, cela représente environ un tiers du Produit intérieur brut (PIB). Pourquoi verserions-nous un tiers du PIB, sans condition, à tout le monde ? Et peut-on vraiment espérer que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché significatif ne vont pas augmenter leurs prix pour capter une partie de ce nouveau pouvoir d’achat sous la forme de profit ? Bien sûr qu’elles le feront. Et il n’y a aucun aspect anticyclique au Revenu universel. On dépense juste un tiers du PIB chaque année. Je suis donc fortement opposée au RU sur la base de principes macroéconomiques et de certains principes moraux, mais je reconnais que nous devons soutenir les gens de plusieurs manières, et pas seulement par l’emploi. Nous devons fournir des aides financières aux personnes qui ne peuvent pas travailler ou qui ne devraient pas travailler. Nous ne voulons pas obliger tout le monde à travailler, ce n’est pas l’idée derrière la Garantie d’emploi. Selon moi, les aides sociales et la Garantie d’emploi sont complémentaires. Vous mettez en place une Garantie d’emploi et un revenu de base sous conditions.

LVSL –   La question du financement semble avoir perdu de son importance, lorsqu’on voit comment les États ont pu débloquer des milliers de milliards pour le secteur financier en 2008, puis face à la crise du Covid-19 depuis 2020. C’est du moins le cas aux États-Unis, où Joe Biden continue de proposer de larges plans de relance. Dans votre livre, vous liez la Garantie d’emploi à la Théorie moderne de la monnaie et vous préconisez de la financer par la dépense publique. En France, nous n’avons plus de souveraineté monétaire. Cependant, l’Institut Rousseau (dans sa proposition d’Emploi vert garanti), a identifié près de 100 milliards d’euros de dépenses annuelles faites au nom de l’emploi, et qui pourraient être redéployées pour financer une Garantie d’emploi susceptible – sur une base optimiste – de financer environ 5 millions d’emplois garantis. Mais un tel programme ne risque-t-il pas d’être victime de son succès et de voir ses coûts exploser ? Plus précisément, est-il concevable en France ?

P.T. – Nous devons reconnaître que le fait d’appartenir à une union monétaire impose certaines restrictions que la plupart des autres pays ne subissent pas. Nous pouvons travailler dans le cadre de ces contraintes, mais nous devons en comprendre les limites. Cependant, si la Garantie d’emploi est couronnée de succès et reconnue pour sa réussite, je pense que l’étape suivante consistera à en faire une proposition au niveau de la zone euro, qui serait financée de manière beaucoup plus centralisée par le budget européen. Ensuite, comme vous l’avez mentionné, la Garantie d’emploi est déjà finançable. Les coûts du chômage sont déjà intégrés dans le budget de l’État. La politique fiscale actuelle procède à de nombreuses initiatives au nom de la création d’emplois. J’ai mentionné dans une tribune publiée dans le journal Le Monde les subventions que l’Institut Rousseau a identifiées. Nous dépensons effectivement sans compter pour les entreprises, à travers les subventions, les allègements fiscaux, les baisses de charges et les contrats publics. Mais nous n’obtenons pas d’effet notable sur l’emploi. En même temps, nous savons que le gouvernement doit prendre en charge la hausse de la pauvreté et la répercussion du chômage sur la santé, le logement, etc. ces coûts sont déjà présents mais sont pour beaucoup invisibles. Avec la Garantie d’emploi, vous réduirez tous ces coûts et ressentirez l’effet sur le budget de l’État, y compris au niveau des collectivités territoriales. De plus, vous générez des effets positifs. Vous revitalisez des territoires ; vous soutenez l’économie par la dépense. Le secteur privé se porte beaucoup mieux qu’en situation de chômage de masse. Il faut donc s’attendre à ce que l’environnement économique global s’améliore, et que les conditions de travail dans le secteur privé progressent. L’autre élément est que les emplois garantis deviendront la norme, et le secteur privé devra s’y conformer. Quand l’économie est en plein emploi, le secteur privé augmente ses salaires. Il y est contraint. Et ça sera une conséquence de la Garantie d’emploi.

« Soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. Il n’y a pas d’autres alternatives. »

Le programme sera-t-il victime de son succès au point d’être submergé par les demandes ? Je pense que pendant une courte période, vous pourriez assister à un phénomène de cette nature. Je l’ai vu en Argentine ; ils ont traversé une terrible récession avec un taux de chômage à 40%. Le gouvernement a mis en place une garantie d’emploi, uniquement pour les chefs de famille. Je crois qu’ils s’attendaient à cinq cent mille personnes et ils en ont eu deux millions. Mais l’économie a repris et les gens ont commencé à retourner dans le secteur privé. Je ne pense pas que nous devions nous attendre à une explosion permanente du budget, mais si nous anticipons une forte demande, nous devons réaliser que les critères de Maastricht sont des limites artificielles. Comme vous l’avez dit, la crise l’a montré. Si nous voulons faire quelque chose, nous le faisons. Nous trouvons l’argent. Ce n’est pas un problème, même pour les pays européens.

LVSL – Quels sont les principaux enseignements de l’expérience argentine, du programme Work Projects Administration (WPA) de Roosevelt aux États-Unis et du système d’emploi rural garanti en Inde ?

P.T. – Pour moi, l’enseignement principal est que nous pouvons mettre en place un programme de GE rapidement. Une fois qu’il y a un engagement clair du gouvernement, l’organisation suit très rapidement. Le deuxième enseignement est qu’obtenir un emploi produit un impact profond sur les personnes qui ne sont pas parvenues à en trouver. Et nous savons que les personnes les plus vulnérables sont celles qui connaissent le chômage le plus long. Ainsi, lorsque les gens s’opposent à la Garantie d’emploi, ils s’opposent de fait à ce que nous fournissions ce type de sécurité économique aux plus vulnérables. Ils défendent le droit des employeurs à avoir du chômage et à pouvoir exploiter, discriminer et harceler. Il n’y a pas d’autre alternative. Soit vous garantissez l’emploi, soit vous garantissez le chômage. Nous devons simplement choisir. Pour moi, la question ne se pose même pas. La Garantie d’emploi, quels que soient ses défauts, est bien meilleure que tout ce que nous faisons aujourd’hui. Nous le voyons en Inde. Voici un pays où des millions de personnes vivent dans la pauvreté. Et pourtant, ils sont capables d’organiser un emploi garanti pour environ 30% des ménages. Chaque année, il y a des fluctuations, mais le programme est permanent. Les gens vont et viennent, et ils l’organisent démocratiquement depuis la base jusqu’au sommet. L’Argentine l’a organisé démocratiquement. Aux États-Unis, les gens ont tellement plébiscité ce programme qu’ils ont commencé à estimer que c’était la responsabilité du gouvernement de maintenir le plein emploi. Le programme de Franklin Delano Roosevelt a été abandonné pour des raisons idéologiques. Mais en Inde, ils ne peuvent pas faire cela parce que le droit est garanti par la loi. Donc ne concevez pas la Garantie d’emploi comme une politique de crise, faites-la comme une politique structurelle. C’est une troisième leçon.

LVSL – Dans la version française de votre ouvrage, le lien entre le New Deal vert et la Garantie d’emploi est mis en avant. Pourquoi la considérez-vous comme un aspect essentiel de la transition écologique ?

P.T. – Les discussions sur la transition écologique ont toujours été difficiles parce que nous n’avons jamais réussi à y inclure la question de l’emploi. L’accord de Paris est clair : une transition doit être compatible avec les droits de l’Homme et être juste du point de vue des travailleurs, conformément aux priorités nationales. Sans la Garantie d’emploi, certains craindront toujours de perdre la plate-forme pétrolière ou la mine de charbon qui fournissent des emplois certes peu nombreux mais bien rémunérés. Et donc il y a toujours cette tension entre les emplois et l’environnement. Mais avec la Garantie d’emploi, vous mettez en place une assurance pour la transition.

Après il y a en réalité trois garanties différentes dans le Green New Deal. La première est une garantie de revenu, pour les employés du secteur des hydrocarbures entre autres, qui leur offre une bonne retraite avec une bonne assurance maladie. La deuxième est la garantie d’emploi dont je parle. La garantie que les plus vulnérables auront une offre d’emploi de base avec les avantages sociaux. Et la troisième garantie est la socialisation plus large de l’investissement. La puissance publique créera suffisamment d’emplois pour les travailleurs de tout niveau de qualification et de revenus. La transition est donc majoritairement soutenue par le gouvernement. C’est la partie que les gens confondent. Ils pensent que la garantie de l’emploi est une socialisation plus large de l’investissement. Mais ce n’est pas le cas ! Le gouvernement doit mener la transition écologique, avec toutes les compétences, toutes les technologies, tous les acteurs, publics et privés.  Mais cela ne signifie pas que chaque personne aura un emploi. Sans la GE, les personnes vulnérables risquent quand même de se trouver sans emploi. 

LVSL – Prenons l’exemple d’un ingénieur ou plutôt d’un technicien qui travaille dans une raffinerie en France. Il s’agit d’un emploi qualifié et bien rémunéré. S’il perd son travail dans la transition énergétique, pour lui un emploi garanti ne demandant pas de qualifications particulières ne sera pas satisfaisant.

P.T. – La Garantie d’emploi n’est pas une solution pour toutes les pertes d’emploi. Si je suis un expert-comptable et que je perds mon emploi, la garantie d’un emploi de base n’est probablement pas satisfaisante. Elle ne sera probablement pas la solution à tous les problèmes du marché du travail. Je ne vais pas garantir à un avocat ou à un banquier d’affaires son emploi avec un revenu équivalent. Je ne vais pas concevoir une politique publique qui garantirait ces salaires élevés dans un marché du travail qui, de toute façon, détermine mal le prix de la main-d’œuvre. Ce que le gouvernement doit faire, c’est garantir le plancher. Et ensuite réfléchir de manière créative aux possibilités de soutenir le reste de l’économie. Mais le Green New Deal fournit une garantie pour l’ingénieur via les investissements dans la transition énergétique. Avec une formation adaptée bien sûr. Ainsi, dans un sens, si votre compétence est de travailler sur une plateforme pétrolière, oui, nous voulons que cette compétence disparaisse. C’est une qualification inutile. Je comprends donc que les revenus moyens ne bénéficient peut-être pas de la garantie d’emploi. Mais les revenus moyens bénéficient de l’investissement public et de l’investissement social important que le New Deal vert déploie. Pour établir une comparaison, il suffit de regarder ce qui est arrivé après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons créé beaucoup d’emplois syndiqués, beaucoup d’emplois dans le secteur manufacturier, beaucoup d’emplois bien rémunérés grâce aux contrats publics et aux investissements de l’État dans les infrastructures. Mais nous n’avons pas créé d’emplois pour tous les chômeurs. Nous n’avons pas garanti le plancher. Nous avons mis en place un salaire minimum, mais si vous ne trouviez pas d’emploi, vous n’en bénéficiez pas. Ce que je propose, c’est de penser au plancher absolu et aux plus vulnérables qui ont aussi de la valeur. Personne n’est inemployable.  

LVSL – La question de la mise en place de la Garantie d’emploi soulève de nombreux doutes. On pense notamment à l’encadrement, à la formation ou encore à la nécessité de trouver des emplois utiles. Ne risque-t-elle pas de nécessiter une gigantesque bureaucratie ?

P.T. – Ce n’est pas dit. Si les pays émergent comme l’Argentine, l’Afrique du Sud – que je n’ai pas encore mentionné – ou l’Inde peuvent la mettre en place rapidement, un pays comme la France peut être tout à fait capable de le faire. Il y a d’innombrables tâches susceptibles d’améliorer notre bien-être qui peuvent être accomplies. Dans l’environnement en particulier, mais pas seulement. Premièrement, il y a beaucoup de travail disponible. Ensuite, critiquer l’aspect bureaucratique est très étrange. Nous avons une bureaucratie géante pour garantir l’éducation. Personne ne dit qu’il faut supprimer l’école pour autant. L’armée est une gigantesque bureaucratie. Si vous voulez mettre en place la Garantie d’emploi, vous devez le faire correctement. Bien sûr, vous allez avoir besoin d’une administration, mais n’oubliez pas qu’il y a déjà une lourde administration pour gérer la pauvreté et le chômage de même que pour gérer les prestations sociales, les aides au logement et contrôler les demandeurs. Aux États-Unis, il y a une bureaucratie énorme dans le seul but d’obliger les chômeurs à chercher des emplois qui n’existent pas. Donc la bureaucratie est déjà là. 

LVSL – Des gens comme Matt Bruenig (président du think tank People’s Policy Project aux États-Unis, proche de la gauche radicale) critiquent le fait que la Garantie d’emploi nécessite des emplois non qualifiés, qui ne requièrent pas des capitaux importants et qui ne soient pas essentiels afin de ne pas faire concurrence au secteur public traditionnel et de ne pas créer de vide lorsque les bénéficiaires d’un emploi garanti trouvent un autre emploi. Pour lui, cela signifie que seuls des emplois de faible qualité remplissent le cahier des charges de la Garantie à l’emploi…

P.T. – Pour un socialiste, c’est un point de vue très bourgeois ! C’est vraiment condescendant de dire que nous allons créer des emplois de faible qualité et à très faible niveau de compétences, sans reconnaître que la personne qui est au chômage est dans une situation très détériorée, et sans reconnaître que la façon dont le marché du travail fonctionne est particulièrement injuste et cruelle. Il n’y a pas d’emplois de mauvaise qualité. Nettoyer les rues, est-ce un emploi de faible qualité ? C’est de l’assainissement. C’est de la santé publique. C’est essentiel. Peut-on vivre sans assainissement ? Absolument pas. Planter un arbre. C’est un travail de mauvaise qualité ? C’est le poumon de la ville. Quel travail est de mauvaise qualité ? J’aimerais savoir ce qu’il entend par emploi de mauvaise qualité. Personne ne propose de casser des cailloux. Qui propose cela ?

LVSL – Mais reste le problème du vide créé lorsque les personnes quittent les emplois fournis par la Garantie d’emploi…

P.T. – C’est une question séparée. Elle découle de l’aspect contracyclique, aspect qui est mal compris. Le programme sera contracyclique parce que le secteur privé est lui-même contracyclique. Le chômage est contracyclique. Mais ce que la plupart des gens ignorent, c’est que tous les pays qui ont atteint le plein emploi ont été stabilisés économiquement. Regardez le Japon, regardez la Suède, ils ont ce modèle de socialisme corporatiste. C’est stable. Le taux de chômage est bas et stable. Avec la GE, il y aura un peu de fluctuations, mais c’est du fait du secteur privé. Le secteur public devra donc disposer de la structure nécessaire pour accueillir les personnes qui arrivent et, bien sûr, les laisser partir quand elles en ont besoin. Les gens quittent les emplois du secteur privé tout le temps ! Pourquoi serait-ce un problème pour la Garantie d’emploi ? Vous devez concevoir la Garantie d’emploi comme une structure permanente, parce que le chômage est permanent. Mais ce que je veux vraiment préciser, c’est que la Garantie d’emploi n’est pas un substitut à la fonction publique qui remplit une mission permanente. Ce n’est pas un substitut pour les écoles publiques, pour les inspecteurs du travail ou pour les infrastructures publiques, mais vous pouvez accueillir quelques personnes dans ces bureaux pour faire une formation sur le tas avant de les rediriger vers un emploi privé ou un emploi public conventionnel. La Garantie d’emploi est une option publique, pas un substitut à la fonction publique.

« La Garantie d’emploi est une proposition très populaire ! Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. »

LVSL – En France votre proposition suscite du débat au sein de la gauche. Au-delà des aspects que nous venons d’aborder, certains économistes keynésiens comme Henri Sterdyniak, dont vous avez lu la critique, reprochent à la Garantie d’emploi son potentiel rôle de roue de secours du capitalisme, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permette pas de le dépasser. Elle constituerait un mauvais combat, voire une erreur stratégique. Au lieu de porter la lutte au sein des entreprises, au point de production où s’exprime de façon la plus directe le rapport de force entre travail et capital, la GE renoncerait à contraindre les entreprises à assurer l’emploi. À l’inverse, d’autres économistes keynésiens ou le journaliste économique Romaric Godin, auteur de la postface de votre livre, voit dans la GE une arme pour les luttes sociales, au potentiel révolutionnaire.

P.T. – Permettez-moi de commencer par la question de la remise en cause du capitalisme. La Garantie d’emploi ne se substitue pas à d’autres causes progressistes que l’on peut promouvoir par ailleurs. Mais elle remplace le système actuel. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse défendre une autre approche qui serait disruptive tout en perpétuant le chômage de masse et ses effets. Est-ce l’avenir que les socialistes veulent bâtir, sur le dos des chômeurs ? Si c’est le cas, je ne suis pas d’accord. La Garantie d’emploi éradique cette abomination qu’est le chômage. Et si vous voulez des politiques plus révolutionnaires, elles peuvent être mises en place en parallèle. Mais regardez. Les syndicats américains ont adopté et soutiennent la Garantie de l’emploi. La CES (Confédération européenne des syndicats) l’a également adoptée. Les gens doivent comprendre son pouvoir. Si la crainte du chômage ne fait plus partie de la négociation, et si la menace du chômage ne plane pas constamment sur la tête des travailleurs, vous disposez d’un outil que vous n’aviez pas auparavant. Peu importe ce que vous souhaitez en faire. Alors, est-ce que la GE va sauver le capitalisme ou non, je ne trouve pas que ce soit un débat très pertinent, parce que la GE apporte une transformation positive à un système économique très injuste. Et c’est aussi une proposition très populaire ! Regardez les enquêtes d’opinions. Je pense que nous devons en prendre conscience. Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. Si quelqu’un veut militer et lutter, c’est une proposition qui est sur la table. C’est la base d’un nouveau contrat social. Vous en faites ce que vous voulez. Je pense que Romaric Godin a raison, que cela pourrait avoir un potentiel révolutionnaire. Cela fait pencher la balance du rapport de force davantage en faveur des travailleurs et leur donne un plus grand pouvoir. Mais je reconnais volontiers que le but de la GE n’est pas de dépasser le capitalisme. Ce programme n’a pas été conçu pour offrir des solutions à tous les problèmes du capitalisme.

LVSL – Le secteur privé doit-il craindre la Garantie à l’emploi ? On pourrait arguer que ce projet soutiendrait la demande et stabiliserait l’économie.

P.T. – Je suis certaine que le secteur privé ne va pas aimer cette proposition. Nous voyons bien comment les représentants patronaux et la droite en parlent. Ce qui est plus intéressant, c’est que nous observons un soutien en faveur de la Garantie d’emploi depuis les quatre coins de la société civile. La question est de savoir comment parvenir à la mettre en place. Les capitaines d’industrie vont s’y opposer, c’est certain. Ils se sont toujours opposés à ce type de politique. L’Inde a-t-elle réussi ? Dans un sens, oui. Ils ont réussi à en faire une loi. C’est-à-dire que le gouvernement est responsable de garantir l’emploi. Le programme a beaucoup de problèmes. Les industriels le combattent tout le temps. Ils essaient de saper son financement. Ils essaient d’obtenir des contrats privés à la place d’un emploi public direct. Bien sûr, c’est un processus. Mais il y a des éléments déterminants. Si nous ne voulons pas défendre le privilège capitaliste de payer des salaires de misère, il faut établir une norme. Il n’y a tout simplement pas d’autre moyen. Si vous voulez vraiment mettre en place un salaire minimum et le plein emploi, vous devez également garantir la possibilité d’obtenir un emploi au salaire minimum. Et pour en revenir à votre question, n’est-ce pas Franklin D. Roosevelt qui disait : « Traitez les intérêts financiers comme des bébés. »  Ou bien était-ce Keynes dans une lettre à FDR « Vous devez accepter le fait qu’ils se plaignent en permanence, et les ignorer. »

Pavlina Tcherneva : « la souveraineté monétaire est étroitement liée à la souveraineté politique »

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©Marta Jara

Pavlina Tcherneva est membre du Levy Institute et conseillère économique de Bernie Sanders. Elle fait partie des économistes à l’origine de la proposition de job guarantee (garantie d’emploi par l’État) et est l’une des figures d’un courant économique en vogue aux États-Unis : la théorie monétaire moderne, influencée par des auteurs comme John Maynard Keynes, Georg Friedrich Knapp ou Hyman Minsky. Nous l’avons interrogée sur la spécificité de ce courant économique hétérodoxe et sur ses propositions de Green New Deal et de garantie d’emploi. Entretien réalisé par Nicolas Dufrêne, Marie Lassalle et Lenny Benbara. Traduction par Sonia Chabane.


LVSL – La Théorie Monétaire Moderne (MMT) est peu connue en Europe, en particulier en France. Quelles sont les sources théoriques de celle-ci ? Pourquoi parle-t-on de néochartalisme ?

Pavlina Tcherneva – La MMT est une perspective théorique pour comprendre notre système monétaire. Elle commence par la proposition de base selon laquelle, dans le monde moderne, la monnaie est un bien public. Il s’agit du monopole de l’État. À partir de là, nous plaçons l’État et son système monétaire au centre de l’analyse. Nous ne commençons pas par une analyse hypothétique d’un marché « sans État » ou « sans monnaie ». Par ailleurs, même si l’on démarre l’analyse par la sphère monétaire, nous pensons que le système bancaire est une extension de ce pouvoir de monopole. Cela est démontré par la façon dont fonctionne l’État et les pouvoirs dont il dispose. Le premier consiste à déterminer l’unité de compte. Le second consiste à émettre la devise en vigueur et à fixer la manière dont elle détermine l’unité de compte à travers le circuit des dettes entre les citoyens et l’État, dettes qui sont libellées dans l’unité de compte choisie par l’État. D’une certaine façon, la MMT est une conception spécifique du néochartalisme. Le néochartalisme s’intéresse au pouvoir fiscal de l’État : celui qui consiste à exiger le paiement de l’impôt sous une forme ou une autre. Le support appelé « monnaie » pourrait être n’importe quoi : une tablette d’argile, un talisman, des céréales, etc : l’État est libre de fixer la dénomination monétaire. Dans le monde moderne, nous avons rapidement développé la technologie monétaire. Il s’agit désormais d’un pouvoir monopolistique absolu et exclusif de l’État. Ce dernier disposant du contrôle monopolistique sur la monnaie, il ne peut pas faire face à une faillite au sens traditionnel. Vous pouvez toujours payer vos dettes, sans avoir à vous justifier, si tant est qu’elles soient émises en monnaie nationale.

Cette proposition théorique change tout. Il ne s’agit pas seulement de la simple reconnaissance de la monnaie fiduciaire [ndlr, les billets et les pièces]. Il s’agit de la reconnaissance du fait que la souveraineté monétaire est très étroitement liée à la souveraineté politique, en particulier dans le monde moderne, lorsque les pays commencent à former leur État-nation. C’est aussi le cas si l’on regarde l’histoire coloniale. Quand l’empire britannique s’est effondré, les colonies, devenues des États indépendants, ont parcouru un long chemin pour obtenir leur souveraineté politique, mais ils ne sont pas arrivés au bout de ce processus avant d’avoir obtenu leur pleine souveraineté monétaire. Les colonies américaines ont dû mener une guerre contre l’alliance monétaire conduite par la Grande-Bretagne qui nous empêchait d’avoir notre propre monnaie. Il y a donc une longue et riche histoire à étudier afin de comprendre l’importance pour l’État d’avoir son propre pouvoir de financement. Une fois que nous comprenons qu’il existe des causes historiques, économiques, politiques et géopolitiques à ce type de souveraineté, nous commençons alors à penser l’État et son rôle différemment. Ce qui conduit à interroger les exceptions à la règle telles que les unions monétaires ou les systèmes monétaires contraints comme les caisses d’émission.

LVSL – Quelles sont les différences avec le keynésianisme traditionnel et le post-keynésianisme ? Pouvez-vous nous parler du Levi Institute ? [ndlr, les disciples de Keynes se divisent en trois groupes : les néokeynésiens ou keynésiens de la synthèse, les postkéynésiens, plus radicaux, et les nouveaux keynésiens]

PT – Il y a de nombreuses différences. Ce qu’on appelle « l’économie keynésienne » est devenue une sorte d’économie conventionnelle qui n’a plus grand-chose à voir avec la perspective de Keynes. Il s’agit en particulier de la synthèse néoclassique de Paul Samuelson et de ses congénères. Ensuite, comme la macroéconomie est passée de la synthèse néoclassique au monétarisme, puis à la renaissance de nouvelles théories classiques et enfin à la nouvelle économie keynésienne, Keynes est devenu un simple nom. La composante néoclassique de cette synthèse a tendanciellement pris le dessus. Il y a donc d’énormes différences, en particulier le fait que l’économie keynésienne traditionnelle considère la monnaie comme neutre.

À l’inverse, les postkeynésiens tentent depuis longtemps de relancer les théories keynésiennes. La monnaie est pour eux au centre de l’analyse et le chômage est un phénomène monétaire. En conséquence, au Levy Institute nous avons intégré l’analyse des institutions – en particulier les postkeynésiens institutionnalistes. Dans un certain sens, nous sommes nombreux à être issus des différentes écoles postkeynésiennes avec lesquelles nous avons de nombreuses affinités théoriques. Mais je crois qu’il est néanmoins juste de dire que même les écoles postkeynésiennes n’ont pas étudié rigoureusement l’unité de compte de l’État ou les pouvoirs de monopole monétaire. C’est un peu paradoxal parce que dans chaque manuel d’économie la question du monopole est systématiquement présentée dans le champ des entreprises. Mais le monopole le plus grand et le plus courant, que tout le monde connaît, la monnaie, est ignoré et ne fait pas l’objet d’une théorie digne de ce nom. Ce constat est vrai pour les écoles néoclassiques, mais aussi pour les écoles hétérodoxes postkeynésiennes qui n’ont pas de théorie du monopole monétaire. Que signifie avoir un monopole ? En ce sens, la MMT a contribué de façon inédite à la recherche.

Dans le langage économique traditionnel, on parle souvent d’une « composante verticale » de la monnaie. Mais cette relation n’est pas strictement verticale parce que les dépenses de l’État sont déterminées de façon endogène au système économique. Est-ce vertical juste parce que la monnaie vient de l’institution de haut en bas ? Cela ne la rend pas vraiment « verticale », car elle est couplée à une analyse endogène des processus économiques, en particulier en ce qui concerne le système bancaire. Celui-ci est conçu comme une extension, voire une franchise de l’État. C’est par ce biais que nous contribuons à l’analyse endogène de la monnaie au sein des écoles postkeynésiennes.

LVSL – Vous avez dit que l’État peut toujours émettre de la monnaie et que sa solvabilité n’est pas un problème. Mais pensez-vous à la différence entre les banques centrales et les banques privées ? Car la masse monétaire est largement déterminée par l’activité de crédits privés. Avec l’indépendance des banques centrales, l’État n’est pas en mesure d’ordonner l’émission de monnaie. Recommandez-vous de changer cette relation ?

PT – Pas nécessairement. En termes d’analyse institutionnelle, je recommanderais de changer les relations entre la banque centrale et les banques privées sur le plan réglementaire car les banques reçoivent un soutien très important de la banque centrale. Il est donc vrai que les banques créent la majeure partie de ce que nous appelons le « crédit privé ». La monnaie des banques privées, qui est un phénomène endogène, est créée par les banques quand les citoyens ou les entreprises demandent et obtiennent un prêt. Mais ils ne peuvent le faire sans la garantie du système de paiement public, qui est sécurisé par la banque centrale. Telle est la fonction du monopole. Comme vous le savez, nous avons eu une crise bancaire constante jusqu’à ce que nous trouvions comment vraiment utiliser ces pouvoirs souverains qui proviennent de l’État. En ce sens, la banque centrale intervient comme l’agent de l’État. Ainsi, l’existence même de la stabilité du système bancaire dépend de l’État. Mais parce que l’État accorde à celui-ci le privilège exclusif de créer de la monnaie à travers le crédit, et qu’en échange de son appui il garantit la sécurité du système d’échange, alors il dispose de la responsabilité absolue de fixer ensuite les règles qui s’appliquent au secteur bancaire. Or, des craintes sont souvent émises à propos du montant des dettes privées et du crédit spéculatif. Cela signifie que l’État ne remplit pas suffisamment son rôle qui consiste à réglementer le secteur bancaire.

LVSL – Le taux de chômage est actuellement assez faible aux États-Unis. Donald Trump fait d’ailleurs campagne sur les bons chiffres de l’économie américaine. La crise est-elle derrière nous ?

PT – Je ne pense pas que la crise soit derrière nous, le cycle mûrit et la récession est devant nous. La question est : « à quelle profondeur ou quand exactement une baisse pourrait survenir ? ». Il y a plusieurs facteurs. Le taux de chômage est faible, mais cela n’indique pas nécessairement que l’économie est robuste et saine. Le nouvel équilibre obtenu après la grande crise financière est totalement différent de l’équilibre des périodes précédentes. Nous faisons désormais face une croissance molle et lente, avec des salaires peu élevés auxquels nous nous sommes habitués. Le taux de chômage officiel est bas, mais il cache beaucoup de chômage invisible et une grande précarité. 44 % des travailleurs gagnent moins de 18 000 dollars par an aux États-Unis, ce qui est très faible. Ainsi, les chiffres officiels cachent une difficulté continue sur le marché du travail. Dans le même temps, nous avons assisté à un certain ralentissement des commandes dans l’industrie et dans les enquêtes auprès des industriels. Je crois que c’est un reflet de la politique tarifaire et commerciale. Trump a donc pu prolonger un peu la reprise à travers certaines dépenses budgétaires supplémentaires, mais ces dépenses ciblées en faveur des hauts revenus n’ont pas vraiment stimulé l’économie. Peut-être que cette politique budgétaire a eu un léger effet, mais globalement sa politique commerciale nuit à certains secteurs. Il est possible que le taux de chômage tombe encore plus bas parce que nous constatons que beaucoup de gens qui se présentaient auparavant sur le marché du travail sont désormais découragés, à cause des emplois mal payés, et s’en retirent.

LVSL – Vous êtes l’une des porte-paroles de la théorie monétaire moderne (MMT) qui apporte de nouveaux éléments au débat économique et politique sur les thèmes de la dette publique et des dépenses publiques. La MMT nous rappelle qu’un État souverain capable d’émettre sa propre monnaie ne peut pas faire faillite. Deux questions se posent. Premièrement, pourquoi sommes-nous si concentrés sur le niveau de la dette publique ? Ensuite, comment évaluez-vous l’architecture financière de l’Union européenne dans laquelle une partie des États membres s’est volontairement privée du pouvoir d’émettre sa propre monnaie ?

PT – Lorsque vous émettez votre propre monnaie, cela signifie que vous pouvez toujours respecter vos obligations en matière d’endettement. Dans la mesure où le monopole étatique sur la monnaie n’est pas assez étudié, tout le monde se concentre sur la dette publique au lieu de se pencher sur la dette privée, qui est un sujet de préoccupation bien plus sérieux. Lorsque l’on parle de dette publique dans le débat public, la distinction entre un pays qui a sa propre monnaie et un pays qui n’émet pas sa monnaie, par exemple en tant que pays membre de la zone euro, est rarement faite. La qualité des analyses est vraiment appauvrie en mettant tous ces pays dans un même pot. Reinhart et Rogoff ne font pas de distinction analytique claire entre la dette libellée en devise nationale ou en devise étrangère. Cette distinction est pourtant fondamentale.

Deuxièmement, nous pensons également en termes de bilans. Tous les économistes ou comptables devraient penser à ce qui se trouve de « l’autre côté du grand livre ». Ainsi, lorsque nous parlons de « dette publique », nous ignorons le fait qu’il s’agit d’un actif pour les agents non étatiques [ndlr, les ménages, les entreprises, les banques, etc]. Lorsque nous parlons de « déficit public », nous ignorons souvent qu’il s’agit en fait aussi d’un excédent comptable pour les agents non étatiques. Pour moi, c’est une donnée fondamentale. Même pour les personnes qui ont compris la MMT et le pouvoir souverain de l’État, il demeure difficile de comprendre que le déficit est un fait stylisé normal, et qu’il reflète exactement le surplus des agents non étatiques.. Si ce fait comptable est intégré au débat, tout change : la façon dont nous parlons des critères de Maastricht par exemple et de leur violation éventuelle. Quelle est la logique économique qui prescrit un déficit public de 3 % du PIB ? Il n’y a aucune rationalité derrière ce critère. Celui-ci revient à considérer qu’il faut qu’il y ait un excédent de 3 % du secteur privé et des agents non étatiques – en incluant les résidents et les non-résidents. Y a-t-il une théorie économique derrière cela ? Quelqu’un a-t-il dit que le secteur privé ne devrait pas épargner plus de 3 % de ses revenus ? En ce qui concerne la zone euro, on y parle beaucoup de prudence et de discipline budgétaire, ce qui implique de facto l’imprudence et l’irresponsabilité du crédit privé, et le fait de ramener nos excédents à zéro ou d’aller en territoire négatif, comme nous l’avons vu en Espagne pendant près d’une décennie. L’Espagne était considérée comme un exemple de prudence budgétaire jusqu’à la crise financière. Toute l’analyse est à cul par-dessus tête.

Par conséquent, lorsqu’on parle de la zone euro, je crois que la MMT a contribué au débat en mettant au centre de celui-ci le fait que les États qui la composent ne disposent pas de leur propre monnaie. Auparavant, nous donnions des coups de pied, crions et nous insistions vraiment sur cet aspect et personne n’en parlait réellement. Désormais, il est devenu normal et acceptable de parler de ce qu’implique le fait de ne pas disposer de sa propre monnaie. Toutefois, le débat ne porte pas encore sur ce que cela signifie pour les politiques macroéconomiques, pour la santé de la zone euro, pour la capacité de celle-ci à faire face à ses propres problèmes économiques. Car il n’y a pas seulement un divorce entre les autorités fiscales et monétaires : il y a d’autres camisoles de force. Il y a des contraintes supplémentaires sous la forme des critères de Maastricht ou des objectifs d’excédents budgétaires primaires [ndlr, l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts de la dette]. Cet état de fait est donc une insulte en plus d’une blessure.

LVSL – Vous avez écrit qu’il existe une alliance naturelle entre la MMT et le Green New Deal (GND) car si nous pouvons identifier les projets et les ressources à consacrer à ceux-ci, nous pouvons toujours organiser leur financement. Dans son programme présidentiel, Bernie Sanders présente un plan climatique de 16 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Ce montant est-il correct ? Quels niveaux d’investissements sont nécessaires pour financer un nouvel accord vert ambitieux ? Le chiffre de 93 000 milliards circule selon certaines estimations…

PT – Les 93 000 milliards de dollars sont une estimation proposée par les critiques du Green New Deal afin de disqualifier ce projet et de le présenter comme extrêmement couteux. Des collègues tels que Randall Wray ont démonté cette estimation et ont montré que le chiffre réel était beaucoup plus raisonnable. Ces estimations critiques du GND reposent sur des conceptions irréalistes de la proposition de job guarantee [ndlr, garantie d’emploi par l’État fédéral], qui fait exploser son coût théorique. Mais nous disposons d’un modèle très détaillé de ce que serait la garantie d’emploi. Fondamentalement, ces critiques du GND appliquent une stratégie de la peur.

La raison pour laquelle le projet est de grande dimension est que nous envisageons conjointement les politiques sociales et les politiques climatiques et environnementales. Ce plan comporte des politiques industrielles spécifiques pour transformer l’agriculture et les infrastructures manufacturières, mais aussi des politiques sociales, comme la couverture santé universelle, la garantie d’emploi et la fourniture de logements pour tous. Ces questions sont importantes dans le contexte des États-Unis et sont intimement liées à la crise climatique. Les collectivités font déjà face à l’absence de logements sûrs ou d’eau potable liée aux problèmes d’environnement.

Le GND implique un plan d’investissement audacieux, mais très différent de celui mis en place lors de la Seconde Guerre mondiale. Si vous avez besoin de faire quelque chose rapidement et en grand, vous devez mettre en place un type d’effort de mobilisation comparable à celui des périodes de guerre, ou comparable au Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe d’après-guerre. La différence ici est que nous n’essayons pas de mener une guerre, mais de transformer une économie civile. Nous changeons de techniques de production, supprimons progressivement les transports de combustibles fossiles en les remplaçant par des voitures vertes et électriques, etc. Nous sommes en train de « quitter » un modèle pour un autre. C’est pourquoi le montant des dépenses par rapport au PIB ne sera pas aussi important que ce qu’estiment les critiques du GND, car nous souhaitons remplacer l’ancien par le nouveau et non ajouter le nouveau à l’ancien.

Ceci dit, nous avons formulé des hypothèses précises sur le montant maximum supplémentaire qu’il est possible de dépenser. Environ 5 points supplémentaires du PIB impliquerait un plan très agressif, mais ce n’est pas sans précédent. Par exemple, pendant la crise financière le déficit des États-Unis est allé jusqu’à 10 % du PIB. Aujourd’hui il est à 5 % du PIB. Ajouter 5 points de PIB n’est pas sans précédent et se produit en périodes de crise ou de récession. Vous devez également tenir compte de la croissance du PIB qui suivra un plan à la hauteur des enjeux. Les critiques font circuler des chiffres effrayants, mais si vous regardez l’analyse technique, ce n’est pas aussi coûteux. Même la mise en place d’une couverture santé universelle coûte moins cher que ce que nous payons actuellement avec le système privé dont le coût social est exorbitant. Cela n’a donc pas de sens de regarder les dépenses sans regarder en même temps les économies que nous allons réaliser.

LVSL – Quelle est votre estimation de l’impact de ce Green New Deal sur la croissance du PIB ?

PT – Nous n’en avons pas. Nous en avons une en ce qui concerne la garantie d’emploi. Celle-ci ajouterait 2,5 points de croissance à la trajectoire de croissance de l’économie et environ 3 à 4 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur privé. Cette mesure permettrait de nombreuses économies pour les municipalités et les États fédérés. Ce point est important car ils sont soumis à une règle budgétaire stricte, comme dans la zone euro. À chaque fois qu’il y a une récession, les États n’ont pas les leviers pour mener une politique budgétaire contracyclique et utiliser le levier du déficit. Ainsi, soulager ces États de la politique sociale leur redonnerait des marges de manœuvre.

LVSL- La courbe de Philipps [ndlr, une courbe en économie qui fait un lien décroissant entre taux d’inflation et taux de chômage] est très présente dans l’esprit de la plupart des gouvernements actuels d’Europe et d’Amérique. Mais l’idée d’un compromis nécessaire entre l’inflation et l’emploi ne satisfait pas ceux qui pensent que nous pourrions avoir le plein emploi sans une forte inflation en utilisant des outils fiscaux et monétaires. Pourriez-vous nous donner votre avis sur cette question ? Comment la politique budgétaire et fiscale pourrait-elle être utilisée pour lutter contre une forte inflation ?

PT – La première proposition est de remplacer le NAIRU [ndlr, concept néoclassique en économie, qui considère l’existence d’un niveau de taux de chômage en dessous duquel le taux d’inflation accélère] par la garantie d’emploi, car le NAIRU est un mythe. En fait, si vous avez observé les évolutions récentes, la réserve fédérale a clairement admis qu’elle n’avait pas vraiment de « bonne théorie » sur l’inflation. C’est ce qu’a déclaré Janet Yellen qui n’a fait que constater une loi de l’économie. Le témoignage de Jerome Powell, président du conseil des gouverneurs de la FED, interrogé par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a fait que confirmer le caractère problématique du NAIRU. La relation entre inflation et taux de chômage semble s’être rompue. Le monde financier est engagé dans ce débat, « Combien de temps le chômage peut diminuer sans inflation ? », « Peut-être ne devrions-nous pas porter attention à ce seuil et laisser le marché du travail s’améliorer ». Le NAIRU perd de plus en plus sa place privilégiée parce que la réalité est que le taux de chômage baisse de plus en plus sans générer d’inflation. Mais cela fait partie du modèle, ceux qui le défendent insistent pour conserver le NAIRU et un niveau de chômage positif afin de contrôler les prix. Pour moi c’est un mauvais modèle économique, sans oublier qu’il est immoral et cruel de mettre des personnes au chômage pour éviter d’avoir de l’inflation.

La garantie d’emploi est donc une politique de l’emploi contracyclique qui offre le type de stabilité en matière d’inflation attendue du chômage dans le modèle du NAIRU. Mais elle le fait beaucoup mieux pour de nombreuses raisons. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple substitut au chômage comme force d’apprivoisement des prix. L’inflation peut émerger depuis de nombreuses sources de l’économie. Dans l’après-guerre, nous n’avons pas assisté à des phénomènes inflationnistes issus de la Demande, alors que cela a pu être le cas pendant la guerre. Il est possible qu’en mettant en place un Green New Deal nous assistions à ce type de phénomènes inflationnistes dans les secteurs qui ne sont pas prêts à répondre à la demande d’investissements dans la transition écologique. Aux États-Unis, il y a un véritable goulot d’étranglement dans l’industrie de la production de panneaux solaires où vous pouvez voir les prix augmenter. Il faut essayer d’alléger la pression mais pas en jetant des gens au chômage ou en réduisant leurs revenus afin qu’ils ne puissent pas acheter de panneau solaire. Cette logique de maîtrise des prix est complètement perverse. Nous voulons au contraire que plus de gens achètent des panneaux solaires, ce qui implique de les rendre meilleur marché et d’augmenter la production, notamment grâce à des « subventions ». Il faut ainsi élargir le goulot d’étranglement plutôt que de s’y conformer.

Aux États-Unis, nous avons des sources d’inflation qui ne sont pas claires dans l’indice des prix à la consommation. Les éléments onéreux sont l’éducation, les frais de santé et le logement. Il faut donc réaliser des investissements stratégiques en utilisant si nécessaire des mécanismes de contrôle des prix. Par exemple, plafonner les loyers qui font l’objet d’une spéculation intense. C’est ainsi que l’inflation se gère. Lorsqu’il s’agit d’inflation importée, il suffit d’analyser le secteur concerné et la source de l’inflation pour savoir comment y faire face. Par ailleurs, même si ce n’est pas une opinion populaire dans la science économique dominante, certains dispositifs de contrôle et d’administration des prix peuvent être nécessaires pendant une période transitoire où des investissements importants sont réalisés. Il s’agit certes d’une mesure forte, mais nous contrôlons déjà constamment les prix, par exemple en réalisant des contrats avec des profits garantis pour les contractants. Ce type de dispositif de soutien aux profits et aux prix est utilisé dans de nombreux secteurs.

LVSL – Nous avons tendance à nous concentrer sur la dette publique même si la dette privée est beaucoup plus élevée. En réalité, ce niveau de dette écrasant est entièrement dû à la façon dont nous créons de la monnaie par le biais du crédit et des banques privées. Dans ces conditions, comment injecter de la monnaie dans le système économique pour financer un Green New Deal ? Quel pourrait être le rôle de la banque centrale dans ce scénario ?

PT – Cela est lié à la façon dont la monnaie est injectée dans le système. Quand le secteur public réalise un déficit, il produit un revenu pour les autres agents. Cela finit par être dans votre compte bancaire. Ensuite, le secteur privé peut acquérir des titres d’État avec cette monnaie. C’est vraiment ainsi que la dette publique pénètre dans le système économique et cela signifie que le bilan du secteur privé dispose d’un actif peu risqué dans le cas des pays qui contrôlent leur propre monnaie – ce qui n’est pas applicable à la zone euro. Cependant, le fait que le gouvernement fournisse ces ressources au secteur privé leur confère des actifs qu’ils peuvent ensuite utiliser comme garantie pour leurs autres activités d’investissement. C’est ce que Minsky appelle les « instruments de prise de position ». Vous disposez d’un actif sûr et sans risque de défaut qui « inonde » le système. Si vous ne possédez pas cet actif, vous chercherez à trouver un rendement comparable ailleurs : les titres d’État garantissent 2, 3, 4 %, mais si vous manquez de ces actifs garantis, alors vous rechercherez des actifs ailleurs. Il vous faudra donc prêter à un taux élevé à des emprunteurs plus risqués. C’est une façon de continuer à financer vos activités, mais votre collatéral est un actif plus risqué.

Aussi, lorsqu’on parle de politiques d’austérité ou de restrictions budgétaires, on parle de politiques qui retirent ces instruments financiers du système. Aux États-Unis, le gouvernement a réalisé d’importants déficits, mais les revenus qui en résultent ont été répartis de façon très biaisée. Les familles riches ont pu accroître leur revenu et leurs actifs tandis que la très grande majorité de la population a très peu de revenu et d’actifs. Pourtant, ces titres sont importants pour les portefeuilles des retraites, pour l’éducation, etc. Le gouvernement a la fonction importante de fournir ces actifs peu risqués à l’économie.

LVSL – Votre théorie signifie-t-elle que nous nous trompons lorsque nous faisons ces différences pratiques entre la politique budgétaire et la politique monétaire ?

PT – Cela dépend de ce dont nous parlons. Par exemple, la détermination des taux d’intérêt est une prérogative de la banque centrale. Mais celle-ci possède également de nombreuses fonctions qui sont une extension de la politique budgétaire. Les banques centrales négocient régulièrement en devises étrangères, et procèdent à des achats sur le marché monétaire. Initialement, ce sont des missions qui relèvent plutôt du ministère des Finances ou du Trésor, et pas vraiment de la banque centrale.

Lors d’une procédure judiciaire aux États-Unis, le tribunal a soutenu que lorsque la FED fournit une aide d’urgence à une banque privée, elle remplit en réalité une fonction du Trésor. Nous attribuons souvent ces plans de sauvetage par rachats d’actifs financiers toxiques à une fonction de la banque centrale. Pourtant, ils relèvent des prérogatives du Trésor. Lorsqu’elles achètent ces actifs, les banques centrales remplissent une fonction budgétaire. La Cour a en fait étendu cet argument aux prêts réalisés aux banques en détresse : même lorsque vous prêtez, cela relève de la politique budgétaire. Si l’on prend la perspective de la MMT, on reconnaît qu’il existe une relation intégrée entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Les contours de celles-ci sont flous.

Vous avez tout à fait raison, nous devons repenser le sens même de la politique monétaire, parce que de nombreuses fonctions sont en fait des fonctions budgétaires. Si l’on prend cela pour acquis, alors il existe sûrement une meilleure façon de gérer la politique budgétaire, sans passer par la banque centrale.

LVSL – Certaines personnes veulent lier la garantie d’emploi et la création monétaire, en finançant par exemple un revenu universel. Que pensez-vous de cette proposition ? En quoi est-ce différent de votre idée d’une garantie d’emploi ?

PT – Le revenu de base universel (RBU) est entièrement différent de la garantie d’emploi. C’est une politique qui essaie de fournir des revenus sans distinction, riches et pauvres, indépendamment de leur niveau de vie. Je ne suis pas favorable à cette approche pour de nombreuses raisons macroéconomiques, mais aussi parce qu’elle n’apporte pas vraiment de solutions aux problèmes qu’elle propose de résoudre. La garantie d’emploi est contracyclique : elle monte et descend avec le cycle économique. Tandis que le revenu universel est fourni à tout moment. Instaurer un revenu de base qui permette aux gens de vivre nécessiterait un très gros pourcentage du PIB. Le problème n’est pas tant le financement de cette mesure que ses effets macroéconomiques. Si vous dépensez 20-25% du PIB pour distribuer de l’argent « gratuitement », vous sous-provisionnez l’État. Il faut se rappeler que celui-ci ne fournit pas de monnaie gratuite : il les obtient à travers le système fiscal. Il doit générer une demande pour la monnaie de telle sorte que le secteur privé puisse venir fournir des ressources, de la main-d’œuvre et diverses choses dont l’État a besoin. Pourquoi en a-t-il besoin ? Pour pouvoir redistribuer plus équitablement les ressources réelles et non la monnaie en elle-même. L’État doit ainsi avoir un mécanisme qui lui permette d’obtenir ces ressources : l’impôt remplit ce rôle en rendant obligatoire l’obtention de la monnaie. Lorsque vous offrez un revenu de base et que vous fournissez la monnaie gratuitement, personne n’a besoin de la gagner pour payer les impôts. Vous sous-provisionnez donc le secteur public. Cette mesure aurait donc des effets macroéconomiques inflationnistes pervers. Elle n’a pas de fonction contracyclique et, enfin, je ne crois pas non plus qu’elle résolve la pauvreté. Ce modèle soutient que la pauvreté n’est que l’absence de revenu : elle suppose que si vous avez un revenu, vous pouvez vous obtenir un logement et une éducation de qualité. Toutefois, s’il n’y a pas de logement disponible, votre revenu de base serait immédiatement extrait sous la forme d’un loyer plus élevé, de prix plus élevés et, finalement, vous seriez toujours pauvre. C’est une « solution » qui est facile, attirante, pour s’attaquer à des problèmes complexes. L’exclusion sociale, la dignité que peut apporter le travail au sein de la communauté, sont certains aspects de la pauvreté que cette approche ne prend pas en compte.