La maison individuelle est-elle vraiment une impasse écologique ?

Un banlieue pavillonaire. © Thomas de LUZE

En invitant les Français à arrêter de rêver d’un pavillon, au nom de la contrainte écologique, la ministre du logement s’est attaqué à un totem du modèle français. Depuis les années 1980, le pavillon est devenu un symbole de réussite, en opposition aux grands ensembles de HLM. Cette polémique place le logement comme un sujet de la campagne à venir. Entre performance énergétique des immeubles neufs, et durabilité d’un bâti existant dispersé dans les campagnes, le débat reste ouvert. Pourtant, en sortant d’une vision manichéenne et moralisatrice, la maison peut devenir une réponse au déficit de logement. En effet, il existe un potentiel inédit de logements vacants dans le pays mais mal répartis. Ainsi, la solution à la question du logement ne peut être qu’une véritable politique d’équilibre du territoire.

L’immobilier est assurément une passion française. Au point que deux tiers des français confessent consulter les annonces même sans avoir de projet. Entre le souci porté à son intérieur, partie intégrante de notre art de vivre, et la recherche de prestige, dans un pays qui compte 45 000 châteaux. La ministre du logement est venue troubler ce rêve le 14 octobre, en condamnant l’habitat individuel comme une impasse écologique. Face à la polémique, elle a été contrainte de revenir sur ses propos.

Le déclin du pavillon individuel

Si de nombreux Français y restent attachés, la maison individuelle ne répond toutefois plus nécessairement à l’aspiration des ménages. Qu’il s’agisse du bâti ancien, souvent dispersé, ou des pavillons récents concentrés dans les zones périurbaines, le format du logement individuel était conçu pour le modèle de la famille nucléaire des années 70. Or, celui-ci a explosé, et l’augmentation du nombre de personnes vivant seules induit également de nouveaux besoins. En outre, le modèle du pavillon construit sur son garage ne correspond plus aux exigences croissantes d’accessibilité qu’entraîne le vieillissement de la population. Enfin, le logement individuel présente un vrai défi pour le chauffage, l’un des principaux postes de dépense en énergie.

La maison individuelle a perdu de sa superbe et ne répond plus nécessairement à l’aspiration des ménages.

En outre, le logement individuel fut associé à un vaste mouvement d’accession à la propriété, et ainsi à une certaine forme de promotion sociale. Cette politique a été encouragée par de nombreux dispositifs publics, non sans arrière-pensée politique. En effet, il s’agissait pour ses promoteurs de dresser un portail de petits propriétaires face à la tentation communiste. Le Plan épargne logement, créé en 1969, est l’un des instruments de cette politique. Il est devenu au fil du temps l’un des produits d’épargne les plus répandus, cumulant quelques 300 milliards d’euros d’économies.

Cette politique ne correspond désormais plus à un horizon sérieux. Tout d’abord elle a soutenu un marché spéculatif. Ainsi, fin 2017, l’immobilier et le foncier représentaient 56% du patrimoine des ménages. Or, ce marché demeure très volatile, et pourrait fragiliser l’épargne populaire. Sous l’effet de cette politique, le budget logement des Français est devenu l’un des plus importants en Europe. Enfin, compte-tenu des parcours de vie, moins linéaires qu’auparavant, l’acquisition d’un logement n’est pas toujours la meilleure option. En effet, l’achat implique déjà des frais fixes importants (frais de notaire, d’agence…). En outre, en raison des prix élevés, dans certaines villes comme Nantes, Bordeaux ou Lyon, il faut attendre huit ans d’occupation pour que l’achat devienne plus avantageux que la location.

Enfin, le logement individuel est maintenant mis en cause pour son bilan environnemental. Il est indissociablement associé à l’artificialisation des sols et à l’étalement urbain. Il brasse un imaginaire de voitures, de centres commerciaux et de nombreux trajets, cristallisé par la révolte des gilets jaunes. En effet, l’absence de densité contraint à envisager des services dispersés et ce faisant autant de trajets. Mal isolés, ils constitueraient une partie du parc de « passoires thermiques ».

Derrière ce discours, porté par la ministre, se déploie un nouveau paradigme urbain. Longtemps, le logement individuel, agrémenté d’un jardin, a représenté une certaine forme de lien avec la nature. Par opposition, la vie urbaine en immeuble et dans des villes polluées apparaissaient comme une fatalité malheureuse. Voilà que désormais la ville se retrouve à la pointe du combat climatique. Derrière les façades des éco-quartiers, se dessine la possibilité de rehausser les immeubles, et lutter ainsi contre l’étalement urbain. La ville nouvelle permet une gestion centralisée des besoins, en chauffage par exemple, une autonomie au travers de l’agriculture urbaine, et le développement des transports en commun.

Les logements vacants, un potentiel trop négligé

Or, la concentration des habitants, au même titre que la concentration des richesses, relève d’une vision libérale du territoire. La suivre consiste à l’accepter comme un phénomène inévitable, alors qu’une politique d’équilibre est pourtant possible. Sous ce régime, les grandes agglomérations ont capté 87,6 % des 5,4 millions de nouveaux habitants entre 1999 et 2013.

Cette tentation pour la densité se trouve renforcée par l’objectif de zéro artificialisation des sols. Cette démarche, louable, vise à réduire l’étalement urbain et son impact pour l’environnement. Compte tenu des besoins en logement, cet impératif écologique semble donc condamner le logement individuel, qui nécessite des surfaces importantes, pour lui préférer la densification de l’habitat. Toutefois, cette vision prend uniquement en compte la construction de logements neufs pour répondre en besoin en habitat, alors même que l’impact environnemental de la construction est souvent bien supérieur à celui de la rénovation. À ce titre, on observe depuis les années 1980, une baisse tendancielle de la construction de logements individuels. Elles restent néanmoins à un niveau important, en passant de 50 % à 25 % des mises en chantier. Au point que certains promoteurs restent spécialisés dans cette activité.

Les mises en chantiers en France selon le type de construction. Source : SDES, Sit@del2, estimations sur données arrêtées à fin septembre 2021 (publication de fin octobre)

Pourtant, cette optique laisse de côté deux faits importants. S’il est évident que ce modèle d’habitat ne peut être offert à tous les Français, faut-il pour autant le condamner ? Il reste que celui-ci ne correspond pas à une aspiration pour une majorité de Français. Ainsi, un sondage de 2020, montrait que 60 % des Français citadins cherchent à s’installer dans une ville moyenne, et non en banlieue ou dans les territoires ruraux. La période de confinement a mis à jour les aspirations de la population, parfois divergentes, entre recherche d’une certaine autonomie et d’espace pour les uns et besoin de socialisation et de densité pour les autres.

Le deuxième trait porte sur le stock inédit de logements vacants dans notre pays : environ trois millions de biens, un chiffre à rapprocher des besoins non pourvus. Ces derniers sont difficiles à évaluer précisément. Le nombre de sans-domiciles en France est évalué par la Fondation Abbé Pierre à 835 000 sur la base de données de 2013. Dans le même temps, le nombre de demandeurs en attente d’un logement social a atteint 1,7 million, selon l’USH, en hausse de 20 % sur les huit dernières années. Enfin, toujours selon la fondation Abbé Pierre, le nombre de mal-logés, c’est à dire prêts à quitter leur logement pour un autre de meilleure qualité, atteindrait lui les quatre millions de personnes.

Le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe.

Cette inadéquation entre la demande et l’offre résulte principalement d’un déséquilibre géographique. En effet, la vacance atteint les 10 % du parc de logement dans un cercle à la jonction des régions Centre-Val-de-Loire, Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comté, selon la fameuse « diagonale du vide ». Bien sûr, ces logements étant souvent anciens et inadaptés, ils posent la question du défi de la rénovation. Toutefois, ils sont une immense opportunité, tant pour les personnes à la recherche de logement que pour les communes dépeuplées, pour peu que l’on accepte une politique globale d’équilibre du territoire.

Part des logements vacants dans le total du parc immobilier par bassin de vie. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018

En effet, ce modèle de la maison individuelle en milieu rural n’a pas perdu totalement de sa pertinence. Tout d’abord, contrairement aux apparences, et aux propos de la ministre, ce mode de vie n’est pas particulièrement polluant. Au contraire, la distance domicile-travail et les temps de trajet sont moins élevés en milieu rural qu’en zone urbaine. En raison de la grande disponibilité, il y est en effet plus facile de trouver une maison proche de son lieu de travail.

Distance en km entre le domicile et le travail. Source : Observatoire des territoires – sur les données de l’Insee et RP 1968-2018

En conséquence, le type de logement dans lequel on vit est moins important que l’environnement dans lequel il se situe. À ce titre, les territoires ruraux souffrent de l’éloignement des services publics, ou encore des soins médicaux, ce qui se traduit par des déplacements toujours plus longs et nombreux. Il s’agit d’ailleurs là de l’un des principaux facteurs de manque d’attractivité de ces territoires. De plus en plus, vivre hors des villes devient un acte de résistance, face aux effets de la dédensification. Il est dans un autre registre éloquent qu’à l’exception de l’ancien périmètre du Limousin, le plan de relance dans les transports laisse de coté le cercle rural enclavé du centre de la France.

Les projets liés aux transports et faisant l’objet d’un financement dans le cadre du plan de relance. Source : https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/tableau-de-bord# – consulté le 1e novembre 2021

Lever les freins pour un équilibre du territoire

Les moyens alloués à la construction en zone tendue coûtent « un pognon de dingue ». Ainsi, le dispositif Pinel (ex-Scellier, ex-Duflot) est très coûteux et ses effets sont controversés. De tous les avantages fiscaux, celui-ci, focalisé sur l’investissement locatif en zone tendue, présente le coût moyen le plus important : 6 000€ par an et par bénéficiaire. Ardemment défendus par les promoteurs immobiliers, ces dispositifs visent à combattre la pénurie de logements en zone tendue plutôt que de la recherche d’un équilibre territorial.

Dans ce contexte, que vaut la proposition du candidat Montebourg d’engager la rénovation d’un million de logements vides en milieu rural ? Séduisante sur le papier, elle ne répond que partiellement au sujet de la concentration de l’habitat. En effet, les obstacles à l’installation en milieu rural ne sont pas liés au logement, plutôt bon marché. Selon une étude de Familles rurales de 2018, les premiers motifs portaient sur le manque de service public, d’emplois et les difficultés de transports. Or s’est établi un cercle vicieux, par lequel la baisse de densité compromet les services publics et la viabilité des commerces locaux. Pour le briser, il faudrait une volonté politique forte, et notamment en matière d’emploi, par exemple avec une vraie politique globale de retour à l’emploi.

Passé son côté spectaculaire, la proposition de mettre à disposition un million de logements apparaît donc peu réaliste et mal ciblée. Tout d’abord elle viserait un tiers du parc de logements vacants, ce qui semble très ambitieux. Pour rappel, l’objectif de construire 300 000 logements par an reste un horizon indépassable. Avec un montant moyen d’acquisition à 50 000€, sans doute sous-estimé, cette opération coûterait au bas mot 50 milliards d’euros, soit 10 milliards par an, auxquels s’ajouteraient surtout les dépenses de rénovation, qui risquent d’être très conséquentes. Qui plus est, ce chantier surmobiliserait les entreprises du BTP, déjà engagées sur les travaux de rénovation des logements habités, au risque de faire grimper la facture pour les particuliers acquéreurs. Enfin, les expériences réalisées dans certaines collectivités présentent des résultats équivoques. Compte-tenu de l’incertitude de conserver les nouveaux occupants sur place, l’État devrait également assurer les travaux pour mutualiser le risque de dérapage des coûts. L’opération promet aussi d’être mal ciblée, car les logements disponibles en zone rurale sont en majorité à vendre. Les ménages les plus modestes ou les plus jeunes, en recherche de location, peinent ainsi à s’implanter dans certains villages, ce qui les pousse vers les zones urbaines.

La proposition d’Arnaud Montebourg de rénover un million de logements en milieu rural est séduisante. Elle apparaît pourtant peu réaliste et mal ciblée.

Ainsi, plutôt qu’une politique d’accession à la propriété, il faudrait envisager une politique locative de revitalisation des campagnes. Une vision plus modeste du dispositif consisterait tout simplement à accompagner davantage les collectivités dans la rénovation de logements, au plus près des besoins. La mise en location peut alors se révéler être une source de revenus intéressante et mieux maîtrisables. Face à des dotations en baisse, les revenus locatifs des collectivités, qui représentaient seulement 2,5 milliards d’euros en 20141, pourraient fournir de nouvelles ressources financières très utiles.

Une autre option consisterait à réorienter l’action des bailleurs sociaux, qui ont déserté les zones rurales, par des mécanismes incitatifs. En raison d’une faible demande et des besoins techniques, la gestion d’un parc dispersé de logements sociaux s’avère plus complexe. À tel point qu’il n’est pas rare que des organismes procèdent à la démolition d’une partie de leur patrimoine. Enfin, plus modestement, on pourrait imaginer des mécanismes encourageant les particuliers à proposer à la location leurs logements vides, souvent issus de successions, plutôt que de les vendre. Quoi qu’il en soit, toutes ces pistes nécessitent d’abord d’engager une vraie dynamique dans les milieux ruraux, reposant sur la création de nouvelles activités, le retour des services publics et de meilleurs réseaux de transports. Autant d’éléments malheureusement très peu abordés dans la campagne présidentielle actuelle.

1Rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales 2020 – page 61

David Harvey : « Le Parti démocrate est clairement le parti de Wall Street »

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David Harvey en octobre 2010. readingcapital [CC BY 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/3.0)]

David Harvey est un géographique britannique, auteur de nombreux ouvrages depuis les années 1960. Inspirés par la lecture de Marx, ses travaux balayent de nombreux thèmes, se focalisant particulièrement sur les évolutions des villes et du capitalisme. Entretien réalisé par Simon Vazquez pour Catarsi magazine.


Simon Vazquez – Nous aimerions commencer par parler de la crise. Dix ans après le krach de 2009, pensez-vous que nous sommes face à une crise globale du capitalisme ?

David Harvey – Il y a plusieurs façons de comprendre les crises. Je considère que les crises sont des périodes de réorganisation du capital. Il y a des gens qui croient que les crises marquent la fin du capitalisme. J’estime qu’elles sont plutôt des adaptations du capitalisme à de nouvelles circonstances et à des moments de restructuration vers un système alternatif.

SV – Selon vous, quelles ont été les conséquences de la crise de 2009 ? pensez-vous que la crise est terminée ou, comme certains économistes l’affirment, sommes-nous sur le point d’entrer dans une nouvelle récession ?

DH – C’est une question intéressante. En temps normal, on tend à constater que l’économie va bien, tandis que les gens vont mal. Ce qui s’est passé entre 2007 et 2009 est une grande anomalie car les réponses à la crise ont été différentes d’une aire géographique à une autre. En Occident, on a opté majoritairement pour l’austérité, en considérant que c’était une crise de la dette et qu’il fallait la réduire, qu’il fallait couper dans les dépenses au point de nuire à la qualité de vie de la majorité de la population. Cela n’a pas du tout affecté les ultra-riches, car les données montrent que les 1% (ou les 5%) ont très bien supporté la crise et ont réalisé d’importants bénéfices. Comme le dit le proverbe, « ne laissez pas passer l’opportunité d’une bonne crise ». Les financiers s’en sont plutôt bien sortis, de la crise.

« Dans les crises précédentes, comme dans les années 1930 ou 1970, le capitalisme a été réorganisé. Mais cette fois-ci, rien n’a changé. »

Mais il y a eu une autre réponse totalement différente, celle de la Chine. La Chine n’a pas opté pour des politiques d’austérité, elle a investi massivement dans les infrastructures et l’urbanisation. A tel point que les importations de matières premières ont grimpé en flèche, de sorte que les pays fournisseurs, comme le Chili avec le cuivre, l’Australie avec le fer et les minéraux, le Brésil avec les métaux et le soja, et ainsi de suite, ont eux aussi surmonté la crise assez rapidement. Je pense que la Chine, à elle seule, a sauvé le capitalisme mondial de l’effondrement. C’est un élément dont l’Occident ne tient pas vraiment compte. La Chine a créé plus de croissance depuis 2007-2008 que les États-Unis, l’Europe et le Japon réunis. Pour une réponse à une crise, c’est impressionnant.

Il y a donc eu deux façons de sortir de la crise. Techniquement, elle a pris fin en 2009, mais si l’on s’intéresse aux conditions de vie des gens, on constate une stagnation depuis 2007-2008. Pour ma part, je me focaliserais sur un élément : dans les crises précédentes, comme dans les années 1930 ou 1970, le capitalisme a été réorganisé. Dans les années 1930, la réponse a été l’économie keynésienne, l’intervention de l’État, le contrôle de la demande, etc. Dans les années 1970 ont émergé des recettes néolibérales qui ont fonctionné un temps. Mais cette fois-ci, rien n’a changé. Ou bien si, les politiques mises en œuvre sont encore plus néolibérales qu’auparavant. Mais le néolibéralisme a perdu de son pouvoir d’attraction et de sa légitimité. Nous sommes donc face à un néolibéralisme imposé par des moyens autocratiques, tantôt par le biais d’un populisme de droite, comme dans le cas de Trump, tantôt par le capital lui-même.

SV – Vous évoquez Donald Trump. Il arrive que les crises ouvrent la voie à l’organisation du peuple, mais aux États-Unis et en Europe, les citoyens ont davantage opté pour des idées et des dirigeants réactionnaires. Peut-on encore réfléchir au poids des termes comme les conditions objectives ?

DH – Oui, on peut y réfléchir, bien entendu. Pourquoi pas ? Les conditions objectives s’observent aussi en politique. Je pense que la gauche n’a pas bien réagi aux transformations du capitalisme et qu’elle peut encore reproduire les erreurs qu’elle a déjà commises. Par exemple, dans les années 1980 et 1990, l’Occident a été impacté par la désindustrialisation en raison des changements technologiques. La gauche a essayé de se défendre de la désindustrialisation et de protéger les classes populaires traditionnelles. Mais elle a perdu la bataille et avec elle, une grande partie de sa crédibilité. Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle s’installe comme une thématique centrale. Elle prendra de l’ampleur et aura sur les services les mêmes effets que l’automatisation a pu avoir sur l’industrie. La gauche peut retomber dans l’écueil d’une lutte contre une innovation qui s’imposera quoiqu’il arrive. Je pense que nous devrions être une gauche créative qui embrasse l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’idée de nouvelles organisations du travail, qui aillent au-delà de ce que nous propose le capitalisme.

Mais cela implique d’élaborer de nouvelles politiques, car la classe ouvrière traditionnelle a disparu dans de nombreux pays. Et, par conséquent, la base traditionnelle de la gauche a disparu. Pas intégralement, certes, mais pour une bonne partie. Nous avons donc besoin d’une nouvelle gauche qui se concentre sur des politiques anticapitalistes. Cela signifie que nous devons non seulement nous focaliser sur le travail et les travailleurs, mais aussi sur les conditions de vie, le logement, les services sociaux, l’environnement, la transformation culturelle. Nous avons besoin d’une gauche qui élargisse son regard pour appréhender ces questions dans leur ensemble, au-delà de la pensée traditionnelle d’une classe ouvrière comme la base sur laquelle tout reposerait.

SV – Si l’on se concentre sur ces points, il pourrait y avoir un potentiel révolutionnaire dans les mouvements sociaux urbains. Pensez-vous que ces derniers ont été sous-estimés par les partis de gauche ? Ou percevez-vous des changements ?

DH – Cela fait déjà un moment que les villes sont traversées par des mouvements sociaux. Par exemple, au cours des vingt dernières années, les principaux mouvements se sont concentrés sur la détérioration des conditions de vie dans les zones urbaines : les révoltes du parc Gezi en Turquie ; au Brésil, contre la hausse du prix des transports et le manque d’investissement dans les infrastructures. Nous devons admettre qu’il y a aujourd’hui plus de foyers de protestation dans ces mouvements que dans les revendications ouvrières. Il y a encore des problèmes sur les lieux de travail, mais la gauche doit être un canal politique pour les demandes des mouvements sociaux. Je le dis depuis un certain temps déjà. Dans les années 1970, j’avais déjà fait remarquer que la gauche devait s’engager sur cette voie, mais personne n’en tenait véritablement rigueur.

Depuis les années 2000, on m’a davantage écouté. Par exemple, le mouvement des locataires qui prend forme à New-York depuis un moment ainsi qu’en Californie est crucial. Combien de villes dans le monde comptent aujourd’hui des organisations de locataires ? Pourtant, peu de partis de gauche élaborent des politiques à ce sujet. Cela n’a pas de sens. Ces mouvements affrontent de grands groupes comme Blackstone, le plus grand promoteur immobilier du monde, qui contrôle déjà la Californie. Ils s’implantent à Shanghai, à Bombay, un peu partout, et ces mouvements de locataires sont fondamentalement anticapitalistes.

SV – Pensez-vous que ce problème global ouvre des possibilités d’unir les mouvements anticapitalistes issus de luttes différentes ?

DH – Les possibilités qui existent suscitent en moi de l’espoir : si un mouvement international d’expropriation de Blackstone venait à se constituer, par exemple, cela pourrait devenir intéressant.

SV – Dans votre livre Lógica geográfica del capitalismo [La logique géographique du capitalisme] vous dites être arrivé tardivement au marxisme. Quel élément de cette école de pensée retenez-vous plus que les autres ?

DH – Je travaillais sur des questions d’urbanisme quand je suis arrivé à Baltimore à l’âge de 35 ans. Je m’intéressais aux études sur la qualité du marché locatif, qui engendrait des contestations dans les villes américaines de la fin des années 1960. Dans le cadre de mes recherches, j’avais recours à la méthodologie des sciences sociales traditionnelles, mais elles ne fonctionnaient pas. J’ai cherché d’autres manières de l’aborder, et avec l’aide de quelques étudiants j’ai proposé d’en passer par Marx. J’ai trouvé ses apports pertinents, davantage pour des raisons intellectuelles que politiques.

« Lorsque Marx écrit Le Capital, le capitalisme dominait au Royaume-Uni, en Europe occidentale et aux États-Unis. Mais aujourd’hui, il est partout. Et les analyses de Marx au sujet des failles et des contradictions du capital me semblent toujours valables et importantes. »

Mais après avoir cité Marx à de multiples reprises, on a commencé à me qualifier de marxiste. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais au bout d’un certain temps cela m’était égal et je leur donnais raison. Est-ce que je suis marxiste ? Oui, je suis marxiste, mais aujourd’hui encore je ne sais pas très bien ce qu’on veut me faire endosser avec cette étiquette. Il y a chez Marx une composante anticapitaliste, c’est une critique du capital qui, à mes yeux, est plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Car lorsque Marx écrit Le Capital, le capitalisme dominait au Royaume-Uni, en Europe occidentale et aux États-Unis. Mais aujourd’hui, il est partout. Et les analyses de Marx au sujet des failles et des contradictions du capital me semblent toujours valables et importantes.

SV – Que diriez-vous aux nouvelles générations de militants qui s’intéressent davantage à l’action politique ?

DH – Marx disait que notre tâche n’est pas de comprendre le monde mais de le transformer. Mais je ne crois pas pour autant qu’il ne cherchait pas à comprendre le monde. Pourquoi a-t-il écrit Le Capital ? Car il pensait que pour changer le monde, il fallait dans un premier temps le comprendre, et bien le comprendre. Je pense qu’il est important que l’on réinvestisse les idées de Marx associées aux circonstances actuelles pour aider les gens à comprendre ce à quoi ils sont confrontés.

SV – Tel que vous l’envisagez, pensez-vous qu’il y ait de nouvelles perspectives pour comprendre Marx, à travers la géographie et l’histoire par exemple ?

DH – C’est mon intérêt pour l’urbanisme et la géographie qui m’a amené à lire Marx sous un angle inhabituel. Par exemple, dans mon livre Les limites du capital, je parle principalement de finances, ce qui n’était pas courant dans les années 1970. Je parlais de l’usage de la terre et des terres. Ma lecture de Marx a toujours été orientée vers une compréhension du développement géographique et de l’urbanisme. C’est ce qui me conduit à mettre l’accent sur des aspects de Marx que d’autres ignorent. Et le fait de rééditer un livre écrit en 1982 signifie que les gens le considèrent encore pertinent et souhaitent parler d’urbanisme, de logement, etc. Il y a un cadre de pensée autour de Marx qui va au-delà de ce qui a été historiquement étudié.

SV – La crise a favorisé une redécouverte de Karl Marx. Pensez-vous que cela a soulevé de nouvelles questions, de nouveaux problèmes pour la gauche ? La redécouverte de Marx semble être davantage liée à un enjeu politique qu’à un enjeu académique.

DH – Au cours de toutes mes années d’enseignement, j’ai vu des périodes où Marx suscitait de l’intérêt, puis du désintérêt, et de l’intérêt à nouveau. Depuis la crise de 2007-2008, on observe un regain d’intérêt, qui s’est un peu atténué, car on se fixe davantage sur des thèmes comme l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, la vague néolibérale-fasciste, l’interdiction du port d’armes, Bolsonaro, etc. L’intérêt s’est aujourd’hui déplacé sur le terrain de la politique. Les thèmes de l’économie politique sont moins dans l’air du temps, mais si l’économie mondiale devait connaître de nouveaux soubresauts, on en entendra de nouveau parler.

SV – Il y a à Barcelone un tissu associatif procédant d’une longue trajectoire qui a fait confiance aux pouvoirs locaux, mais l’expérience à la tête de la municipalité d’une force de gauche [Barcelona en comú, le mouvement politique d’Ada Colau] a engendré quelques déceptions. Pensez-vous que nous devrions revoir notre conception du pouvoir municipal ?

DH – Nous commençons aujourd’hui à saisir l’importance du pouvoir réel des municipalités. Aux États-Unis, on compte un certain nombre de mairies radicales. Seattle, par exemple. Los Angeles est plutôt progressiste également. Il existe une aile progressiste à New-York. Je pense que cela vient du fait que l’accent n’est plus mis sur les problèmes du monde du travail mais sur tous les autres aspects de la vie quotidienne : le logement, l’accessibilité, et ainsi de suite. Je pense que la gauche, à travers ses politiques, doit se concentrer sur ces problèmes. Les administrations locales doivent manœuvrer avec des domaines de compétences et des ressources limitées.

« J’aimerais que davantage de compétences soient transférées des gouvernements centraux aux gouvernements locaux. J’aimerais que les municipalités aient plus de pouvoir sur les États. »

Par exemple, à New-York, le maire ne peut pas appliquer de politiques fiscales, ce qui limite ses possibilités, car il s’agit de compétences étatiques. Et il faut ajouter à cela des conflits entre les différents échelons du pouvoir. A Barcelone, il y a aussi un gouvernement régional, qui n’est pas de la même couleur politique que le gouvernement municipal et l’un essaie de prendre le pas sur l’autre et vice versa. Je pense que c’est une question importante. Si un parti arrive au pouvoir, comme c’est le cas à Barcelone, y a-t-il un corpus et une trajectoire de gauche qui peuvent l’aider à gouverner l’administration et à appliquer ses propositions ?

Les compétences locales sont limitées. Au Royaume-Uni, par exemple, elles sont presque inexistantes. Ils ne peuvent guère faire plus que le ramassage des ordures. Il est difficile de traiter de tous les sujets que l’on souhaiterait. J’aimerais que davantage de compétences soient transférées des gouvernements centraux aux gouvernements locaux. J’aimerais que les municipalités aient plus de pouvoir sur les États. A Barcelone, le Conseil municipal pourrait élaborer des politiques sur la base de compétences dévolues à l’heure actuelle au gouvernement régional. Je ne connais pas exactement le cadre actuel, mais il est en réalité peu étudié, c’est à nous d’interpeller les universitaires pour qu’ils prennent ces questions à bras le corps.

SV – Quels aspects prendre en compte ? En matière de logement, par exemple, quelles orientations politiques adopter ?

DH – Le logement est un droit et il doit être considéré comme tel. Même la législation du Congrès américain en 1949 affirmait que tous les citoyens des États-Unis avaient droit au logement et à un cadre de vie décent. Si l’on croyait réellement à ce droit, la société s’organiserait pour le garantir. Le problème, c’est qu’on nous dit depuis un certain temps qu’il ne peut être garanti qu’à travers le marché. Mais le marché se fait une spécialité de le garantir uniquement pour les classes supérieures. Il ne l’assure pas véritablement pour les classes moyennes, et il multiplie les obstacles et les difficultés pour les classes populaires.

Le système du marché est un désastre lorsqu’il s’agit de garantir un logement digne universel, accessible à tout le monde, sans distinction de revenus, de race ou de genre. Je crois que le marché immobilier devrait être régulé. Comment ? En limitant le prix des loyers, par exemple. Je ne suis pas favorable à cette idée sur le long terme, car je suis davantage partisan de l’institutionnalisation. Le logement social qui était en vigueur autrefois pourrait être une solution, même si le néolibéralisme nous a rabâché qu’il était inefficace. Mais dès lors que l’on sait quelles sont les recettes néolibérales en la matière, pourquoi n’essayons-nous pas de faire différemment ? Institutionnalisons le marché du logement et faisons du logement social. On peut garantir le droit au logement sans passer par l’achat et la vente de biens immobiliers.

SV – Le rôle du marché dans un cadre économique socialiste suscite encore des controverses. Quel rôle devrait-il jouer selon vous ?

DH – Je n’aurais pas de problème avec un marché fondé sur l’échange, mais le problème survient quand les forces du marché sont inégales. Marx insistait sur la masse du pouvoir et sur la question de son contrôle. Par exemple, aujourd’hui, le fonds d’investissement Blackstone contrôle une trop grande fraction du marché. On ne parle pas beaucoup des synergies d’intérêts, mais on a là un colosse qui a sous son contrôle une immense masse de capital. Ils peuvent utiliser cette masse pour acheter des politiciens, corrompre les médias, acheter des élections, etc. Cet enjeu est crucial, il faudrait rompre avec des géants comme Google ou Facebook pour pouvoir changer de modèle.

SV – En Catalogne a pris forme un mouvement social considérable en faveur du droit à l’autodétermination, mais il ne donne pas lieu à un débat sur la souveraineté réelle dans le cadre de l’UE. Que faut-il à un peuple pour être souverain ?

DH – Quand on parle de souveraineté, il s’agit de savoir qui contrôle l’État. L’État contrôle-t-il la finance ou la finance contrôle-t-elle l’État ? Si nous étions Grecs, nous pourrions incontestablement affirmer que la finance contrôle l’État. La souveraineté serait dès lors un élément insignifiant, minoritaire, dans les relations de pouvoir qui entrent en jeu dans le contrôle de l’État.

En 1992, lorsque Bill Clinton a présenté son programme économique, son secrétaire au Trésor a été catégorique : « tu ne peux pas faire ça ». Bill Clinton lui a demandé pourquoi, et il lui a répondu : « parce que les financiers ne te laisseront pas faire ». Et Clinton a eu cette réponse restée célèbre : « vous êtes en train de me dire que la réussite de mon programme économique et ma réélection dépendent de la Réserve Fédérale et d’une putain de bande de traders ? ». Et Robert Rubin, son secrétaire au Trésor, qui venait de Goldman Sachs, lui a répondu « oui ». Clinton a fini par appliquer un programme néolibéral, symbolisé entre autres par l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain). Il n’a pas tenu certaines de ses promesses électorales, dont celle d’instaurer un système de santé universel et gratuit.

Qui commande donc en réalité ? Les spéculateurs ? Les politiques ? A l’heure actuelle, je dirais que le pouvoir est détenu par les spéculateurs. D’une certaine façon, je pense que même si on dispose d’une autonomie politique ou du moins si on a la volonté d’en disposer, on est malgré tout sommés de traiter avec le monde de la finance et le capital. La véritable autonomie ne se résume pas à dire « je suis politiquement indépendant ». On peut avoir une certaine marge d’autonomie politique, mais on ne peut échapper au capital.

SV – À propos de la politique aux États-Unis, des changements sont à l’œuvre avec la visibilité nouvelle des Démocrates socialistes. En quoi leur émergence peut-elle inspirer les mouvements politiques ailleurs dans le monde ?

DH – Jusqu’à présent, nous avons connu un même parti avec deux âmes, le parti de Wall Street. Les Républicains et les Démocrates s’écharpent sur beaucoup de sujets, mais ils convergent sur l’essentiel. Hillary Clinton est un produit de Wall Street, par exemple. Avant sa campagne, elle a commis l’erreur de prononcer des discours grassement rémunérés pour Goldman Sachs. Elle a reçu beaucoup d’argent de la part de Wall Street, et cela se savait. Tout le monde disait d’eux qu’ils étaient le parti de Wall Street. Le chef démocrate du Sénat, Chuck Schumer, a lui aussi reçu de l’argent de Wall Street.

Le Parti démocrate est clairement le parti de Wall Street, et ce depuis qu’il s’est dissocié des syndicats dans les années 1980. On voit émerger aujourd’hui une autre âme du parti qui entend défaire le lien avec Wall Street. Bernie Sanders a explosé en disant qu’il fallait une révolution dans la politique, qui pourrait passer par un Parti démocrate détaché de Wall Street. Mais la majorité à l’intérieur du parti ne l’entend pas de cette façon. Je dirais qu’un tiers du parti opte aujourd’hui pour se libérer de Wall Street, tandis que les deux autres tiers considèrent que le parti a besoin de Wall Street, de son aide et de son soutien. Mais on voit bien désormais que ce lien avec Wall Street est au cœur du problème.

La mobilisation citoyenne dans la rue est aujourd’hui dynamisée par les secteurs les plus radicaux, en particulier les jeunes. Les jeunes Américains nés après la guerre froide ne comprennent pas la rhétorique anticommuniste ni pourquoi on leur assène que les politiques socialistes sont désastreuses. La droite les met en garde : le socialisme réduira les dettes que vous contractez pour entrer à l’université et vous donnera accès aux soins gratuits. Évidemment, les jeunes trouvent que ça sonne plutôt bien et qu’après tout, si c’est cela le socialisme, pourquoi pas. Nous en sommes à ce stade.

Par ailleurs, il est clair que l’irruption de Donald Trump a contribué à mobiliser politiquement beaucoup de citoyens qui souhaitent freiner son agenda. De même, les attaques à l’encontre du droit à l’avortement et des droits des femmes ont éveillé une conscience et fait naître ce message : « nous devons extirper notre pays des mains de ces malades de droite qui détiennent le pouvoir ». Pas uniquement à l’échelle fédérale, à tous les niveaux. Il y a donc un mouvement de fond aux États-Unis.

SV – Y voyez-vous un changement ?

DH – Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un changement, mais le recul va se poursuivre et on observera un virage à gauche aux prochaines élections. Cela dit, je ne suis pas sûr que ce virage aille très loin. C’est le parti de Wall Street, tout compte fait.

L’urgence de renouer avec la “France périphérique” : la leçon de C. Guilluy

Capture Paris Première

Lorsque ses essais sont publiés, Christophe Guilluy provoque souvent des polémiques, lui valant des critiques vives venant du monde universitaire et du monde politique. Il est entre autres auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires en 2015 ou, plus récemment, du Crépuscule de la France d’en haut, et peut être qualifié de « géographe de gauche » à tendance chevènementiste. Retour sur une grille de lecture intéressante, au-delà des polémiques.

On doit à Christophe Guilluy l’élaboration d’une géographie sociale inédite, notamment par le concept de « France périphérique », qui permet de comprendre les erreurs de la gauche depuis une trentaine d’années et le désamour logique d’une partie de la population à l’égard de la classe politique.

Son analyse est simple : il divise la France en deux parties. D’une part, la France des grandes villes, les « vitrines heureuses de la mondialisation » qui bénéficient de cette dernière, qui profitent des effets du multiculturalisme, où cohabitent cadres et immigrés. Celles-ci abritent la plupart des emplois les mieux rémunérés. D’autre part, la France périphérique et périurbaine délaissée par la classe politique, notamment la gauche, qui se paupérise et qui est en quelque sorte condamnée du fait de son éloignement des bassins d’emplois les plus dynamiques situés dans les métropoles. Cette périphérie concentrerait 60% de la population répartie dans 90% des communes, pourcentages parfois remis en question, mais concentrons-nous sur la grille d’analyse qui est elle plus difficile à contester, et qui peut être très instructive pour la gauche.

Nombre d’hommes politiques, ont adopté une grille de lecture semblable à celle dessinée par Christophe Guilluy. Citons ici Emmanuel Macron qui avait intitulé sa conférence meeting du 4 octobre à Strasbourg « La France qui subit » parlant des gens « mis dans une situation quasi systématique de passivité et d’impuissance » face à des « contraintes professionnelles, géographiques, sociales ». François Hollande et Nicolas Sarkozy font également partie de ses lecteurs. Alors que l’auteur esquisse une analyse qui devrait avoir pour suite logique une remise en question des dynamiques ayant engendré cette fracture, pourquoi n’inspire-t-il pas plus la gauche qui pourrait, grâce à elle, sortir de l’aporie idéologique dans laquelle elle est plongée depuis les années 1980 ?

En effet, cette fracture n’est-elle pas à terme (si ce processus n’est pas déjà en marche) l’arrêt de mort du modèle républicain, pourtant garant d’un modèle social et d’un idéal politique – Liberté, Égalité, Fraternité – repris à tort et à travers dans les discours, mais de plus en plus difficilement observable dans les faits ? Dès lors, pourquoi ne pas aller au-delà du diagnostic pour en déduire un programme social adapté afin d’enrayer la fragilisation de cette France périphérique ?

Cette fracture témoigne notamment de la reconfiguration du clivage politique et du vote au sein des nouvelles classes populaires, qui se désaffilient ainsi de partis historiques : le paysan ne vote plus à droite, tout comme l’ouvrier ne vote plus à gauche. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement dans cette France périphérique et adhèrent à une même perception de la classe politique et de la mondialisation. De là, découle un sentiment de marginalisation et de blocage à l’intérieur de territoires que les populations n’ont pas forcément choisis, et dont elles ne peuvent que très difficilement s’extraire (manque d’opportunités, peu de création d’emplois privés…). Ce qui se traduit par le vote frontiste ou l’abstention.

Ainsi, pourquoi la gauche qui assiste impuissante et coupable à la fuite de son électorat ne s’empare-t-elle pas de cette grille de lecture ?

Reconnaître et comprendre cette fracture conduirait (notamment le PS – même s’il n’est pas le seul à gauche), à reconnaître des erreurs stratégiques souvent anciennes qui ont pourtant façonné et façonnent encore son programme politique. C’est une urgence, les discours culpabilisants au sujet du vote FN ne fonctionnent plus. Il faut donc saisir les problèmes à la racine, et non entonner d’éternels couplets devenus inaudibles.

Reconnaître et comprendre cette fracture serait une invitation pour la gauche à se reprendre en main en redéfinissant un programme social ambitieux, en assumant l’importance des services publics de proximité, en enrayant la rapidité de constitution des déserts médicaux, et en faisant de l’École un outil d’émancipation et d’ascension sociale.

Reconnaître et comprendre cette fracture est un moyen de penser la France avant de penser plus d’Union Européenne et de saisir les limites des traités et des directives européennes qui entravent les politiques nationales, notamment les politiques liées aux services publics.

Reconnaître et comprendre cette fracture, c’est assumer pour la gauche les questions d’identité, de définition de ce qu’est le lien national, sur lesquels elle ne prend pas position par peur d’être accusée de verser dans le racisme, la xénophobie. C’est affirmer que ce qui fonde la nation n’est pas un lien ethnique, mais un lien politique. Cela implique de remettre au cœur des discours la citoyenneté et la primauté des principes républicains, et faire ainsi de ces enjeux dévoyés par la droite des enjeux où la gauche reprenne enfin sa place historique.

Reconnaître et comprendre cette fracture signifie enfin pour la Gauche qu’elle doit repenser ce qu’est le lien social et ce qui fonde la nation. Elle ne doit plus gouverner que pour les gagnants de la mondialisation en oubliant tous les autres sous prétexte qu’ils ne votent plus – ou en tout cas plus pour elle. En ce sens, la France périphérique, c’est l’autre nom du lâchage organisé des classes populaires par la soi-disant “Gauche de gouvernement” opéré ces trente dernières années.

 

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