Orwell et la Common decency : des récupérations parfois douteuses

Depuis quelques années, la notion de common decency, proposée par l’écrivain britannique et socialiste George Orwell, connaît une étonnante postérité. Postulant une décence ordinaire, un sens inné de l’entraide et de l’éthique propre aux classes populaires, la notion est aujourd’hui reprise et abusivement exploitée par toute sorte d’intellectuels plus ou moins réactionnaires. La common decency est une notion qui s’avère pourtant pour le moins problématique et contestable. 

Fait amusant, les ventes du célèbre 1984 de George Orwell ont connu une augmentation exponentielle à la suite de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. En effet, c’est surtout pour son grand roman d’anticipation ainsi que pour La ferme des animaux, satire au vitriol de la bureaucratie stalinienne, que l’écrivain britannique est connu aujourd’hui.

Un autre aspect du personnage, pourtant essentiel, est toutefois bien souvent passé sous silence. On sait moins qu’Orwell fut, tout au long de sa vie, un infatigable militant socialiste. Jeune journaliste, il consacre en 1937 un reportage à la classe ouvrière du nord de l’Angleterre dont il tire un ouvrage majeur, Le quai de Wigan. Cette rencontre avec le prolétariat anglais consacre sa conversion au socialisme. Antifasciste convaincu, il part combattre les troupes franquistes en Espagne, au sein des brigades internationales. Faisant preuve d’une admirable lucidité quant à la vraie nature de l’URSS, il ne renonce jamais pour autant à son engagement socialiste.

De toutes les réflexions qu’Orwell a consacrées à la question sociale, la notion de common decency a connu la plus grande postérité. Ayant longtemps vécu auprès des classes populaires d’Angleterre du Nord, Orwell pense avoir constaté l’existence d’une common decency propre aux ouvriers. Ces derniers, de par leur condition, seraient plus enclins que les autres à une forme de « décence ordinaire », à l’entraide, à la fraternité, à un comportement « moral ».

Cette notion est aujourd’hui récupérée par nombre d’intellectuels, parfois bien réactionnaires, qui se posent en défenseurs de la « morale populaire » contre la corruption des élites. C’est le cas de certains membres du Comité Orwell, créé en 2015, rassemblement hétéroclite de journalistes au profil parfois très droitier. Le comité pourfend ainsi un « monde uniforme et post-national » et dénonce « le petit homme déraciné » qui serait né de la mondialisation, tout en se revendiquant de la pensée de l’écrivain britannique. On trouve, au sein de ce Comité Orwell, des individus tel qu’Alexandre Devecchio, responsable du très droitier Figaro Vox.

Michel Onfray, qui poursuit tranquillement son étonnante transition de l’anarchisme libertaire à un discours décliniste et parfois confus, s’est également emparé du concept orwéllien. Dans Polonium, l’émission de Natacha Polony, il pourfend ainsi les élites parisiennes et fait l’éloge d’un peuple qui, par essence, saurait mieux faire.

Enfin, le principal et plus sérieux promoteur de la common decency orwéllienne demeure le philosophe Jean-Claude Michéa, qui définit cette dernière comme « cette pratique traditionnelle de l’entraide et du «coup de main» entre parents, voisins, amis ou collègues. »

« Raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. »

Ce n’est pas ici le lieu pour se livrer à une critique en règle des thèses de Michéa et de ses disciples, cette dernière ayant par ailleurs été faite, brillamment et en longueur, par Frédéric Lordon. Il faut toutefois mettre en lumière les deux problèmes majeurs de la notion de common decency.

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Massacre des Italiens à Aigues-Mortes, en 1893

Anti-historique, elle manque cruellement de rigueur scientifique. Sur quoi se fondent ses promoteurs pour affirmer une telle thèse ? À cette question des journalistes de Libération, Jean-Claude Michéa répond que, habitant dans une zone rurale de la « diagonale du vide », il « pense avoir une connaissance des conditions de vie réelles des milieux populaires ». C’est, on en conviendra, un peu court. En réalité, postuler une décence ordinaire propre aux milieux populaires relève d’une vision paternaliste et fantasmée d’un peuple qui, de fait, n’a jamais existé tel que dans leur imagination. Quitte à offenser les promoteurs de la notion, le racisme, pour ne prendre que cet exemple, existe bel et bien au sein de couches populaires, et on se demande bien par quelle sorte de décence ordinaire étaient inspirés les villageois français qui, en 1893 à Aigues-Mortes, lynchèrent dix-sept ouvriers italiens parce qu’ils étaient… Italiens.

Surtout, et il s’agit du deuxième point, raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. Une politique de progrès social doit se faire au nom du principe d’égalité. Et de lutter contre toutes les formes de domination et d’exploitation exercées par le néolibéralisme contemporain. Et sûrement pas au nom d’une morale supérieure dont seraient intrinsèquement dotées les classes populaires. Inversement, il ne s’agit pas non plus de « moraliser le capitalisme », comme on l’entend parfois, ni de faire confiance à l’éthique personnelle des membres du patronat pour ne plus, par exemple, pratiquer de licenciements boursiers. La politique n’est pas affaire de morale individuelle mais de structures : c’est en changeant en profondeur les règles du système économique contemporain qu’on fera advenir l’émancipation sociale. Et non en faisant de la morale, ou en misant sur la décence ordinaire.

Quant à Orwell, il est toujours périlleux de faire parler les morts et de préjuger de leurs réactions aux évènements du temps présent. Il est toutefois permis, à celui qui voudrait tenter l’expérience, d’imaginer ce que cet ardent militant de l’émancipation sociale pourrait penser de la mauvaise fortune faite par certains à ses écrits.


Pour aller plus loin :

MICHEA Jean-Claude, Orwell éducateur, Climats, 2003 ; La Gauche et le Peuple : lettres croisées, Flammarion, 2014, 320 p.

LORDON Frédéric, “Impasse Michéa”, Revue des Livres, juillet 2013.