Triomphe ou barbarie, de la colère des gilets jaunes à la révolte d’une nation

©Olivier Ortelpa

Depuis le 17 novembre, l’histoire s’écrit sous nos yeux. Il s’agit d’une de ces dates qui font l’histoire, tant les événements qu’elles ont vu advenir affectent les contemporains qui les ont vécus, et déterminent de manière décisive leurs actions futures.


Depuis plusieurs semaines, les routes de France et les rues de Paris sont le théâtre d’une mobilisation remarquable à la fois par sa spontanéité et par son ampleur. Nombreux étaient les acteurs politisés de gauche en France à faire preuve de circonspection à l’annonce de ces mobilisations, parfois jusqu’à l’excès, tant les acteurs politisés de droite semblaient déjà en avoir fait leurs choux gras. Beaucoup de choses ont été écrites sur la nature de ces mobilisations, et nous savons déjà que nous ne savons pas grand chose concernant ce mouvement, ou plutôt que nous ne sommes sûrs de rien. Nous savons qu’il a mobilisé spontanément, et en dehors de toute médiation politique, des centaines de milliers de personnes. Nous savons que le prix de l’essence n’est pas, n’est plus, la raison d’être de ce mouvement qui a déjà étendu son champ de revendications de façon impressionnante, jusqu’à n’en laisser audible que l’unique revendication  commune « Macron démission ». Nous savons que ce mouvement est dès lors sans contour, sans limite, flou, qu’il émane du corps social de la façon la plus brute qui soit et pour des motifs les plus concrets et ordinaires. Ces trois derniers samedis nous ont donné à voir la colère de cette « France d’en bas »1, cette France moyenne, diverse, périphérique, spontanément réunie… Mais pour être plus exact, et saisir le moment historique que nous vivons, peut-être ne devrait-on pas vraiment parler d’une multitude spontanée : les gilets jaunes ne sont pas tant un mouvement issu d’une France spontanée, que d’une France affectée.

L’ILLUSION DE LA RAISON

Sans prétendre expliciter tous les tenants et les aboutissants d’un tel mouvement populaire, il est nécessaire de tenter d’en proposer une lecture qui permette d’en tirer des conclusions politiques et, en définitive, d’agir. L’une des réalités qu’il nous faut accepter, malgré son caractère si brutalement opposé aux certitudes morales de notre époque, est que les individus agissent d’abord sous le coup des affects et non sous celui de la raison. Les citoyens présents dans les rues depuis le samedi 17 novembre n’agissent pas sous le coup d’une impérieuse rationalité d’homo economicus qui les enjoindrait à s’insurger contre la baisse mathématique de leur pouvoir d’achat. Ils agissent davantage par colère, par tristesse ou par peur.

L’ère moderne est philosophiquement inaugurée par ce vaste et long courant philosophique dit des « Lumières ». Un courant tout à fait hétérogène regroupant des philosophes qui s’opposent parfois très nettement. Mais tous ces philosophes ont en commun de construire une pensée qui rompt avec l’ordre ancien et qui entend constituer un paradigme nouveau, humaniste, révolutionnant des concepts tels que l’individu, les droits naturels, la souveraineté, etc. Et l’on peut ainsi distinguer deux grandes tendances parmi les Lumières : les Lumières « libérales » d’une part, qui construisent leur paradigme philosophique autour de l’individu, d’une conception naturelle de la liberté, et qui conçoivent une concurrence entre les libertés individuelles et l’ordre collectif ; et les Lumières que l’on pourrait qualifier de « républicaines » d’autre part, dont le paradigme philosophique repose sur le social, qui conçoivent l’individu d’abord comme citoyen faisant partie intégrante d’un tout, et la liberté comme un bien à construire. Spinoza, notamment, se retrouve dans la deuxième catégorie, le caractère original de sa pensée s’oppose, à l’époque, au libéralisme classique naissant.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps.

La philosophie de Spinoza constitue une approche inédite de la condition humaine en postulant tout d’abord l’unité entre le corps et l’esprit. « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte et n’est rien d’autre. »2

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Baruch Spinoza, philosophe du XVIIe siècle

Selon Spinoza l’esprit n’est pas distinct du corps et ne commande pas le corps, il n’est rien d’autre que la conscience plus ou moins claire que le corps a de lui même.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps. Pour comprendre le mécanisme que décrit Spinoza il faut bien faire la distinction entre « affection » et « affect ». Une affection désigne uniquement une affection du corps, soit une modification de ce dernier par un autre corps qui exerce sur lui une action et qui, par là, augmentera ou diminuera sa puissance, sa capacité d’agir. Par exemple, si je consomme un aliment au goût agréable et qui apaise ma faim, mon corps s’en retrouvera positivement affecté, par diminution de la faim et augmentation de sa force. L’affection positive qu’a produit cet aliment sur mon corps va amener mon esprit à concevoir une idée positive de cet aliment,  sous la forme d’un affect que l’on peut qualifier d’amour pour cet aliment.

C’est à partir de ce mécanisme fondamental que Spinoza développe ses conceptions de la liberté et de la condition humaine, soit du point de vue du corps, déterminé par des causes extérieures.

DU DOUTE A LA REVOLTE

Ce détour théorique paraît complexe et peut bousculer certains de nos présupposés, mais il s’avère très utile pour éclairer les événements actuels. L’Histoire, en effet, n’est pas constituée d’événements qui surgiraient comme autant de coups de théâtre, et viendraient ponctuer la grande pièce que joue l’Humanité depuis des milliers d’années. Marx aimait dire « ce sont les hommes qui font l’Histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». L’Humanité joue sans en connaître le texte la grande pièce de l’Histoire, dont elle est pourtant l’auteure.

L’autorité et l’ordre que cette première entretient ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent.

Il existe des événements, peut-être en apparence anodins dans la grande fresque du temps humain, qui surgissent et font basculer l’Histoire dans un nouveau chapitre. Cette conséquence est due à un phénomène de cristallisation qui s’opère autour d’un tel événement, par le prisme duquel une série de repères, de mémoires, de passions et d’affects se rencontrent en un même point. Un point de convergence, donc, qui donne sens à des doutes, des intuitions et des incertitudes. Un point de basculement, mais un basculement avant tout dans l’esprit des hommes et, donc, un basculement en conséquence dans le cours de l’histoire. C’est ce que nous permet de comprendre Spinoza et c’est ce que nous appelle à comprendre le philosophe spinoziste Frédéric Lordon, figure de la gauche radicale depuis quelques années3.

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Frédéric Lordon, chercheur au CNRS et philosophe spinoziste

L’autorité, et l’ordre social que cette dernière met en place, ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent. Ce consentement ne s’obtient que par l’entretien d’affects positifs à l’égard de l’ordre dominant. Notre esprit est tel une balance affective déterminant nos actions : la multitude ne remettra pas en cause l’ordre dominant tant que la balance affective de la plupart des individus la composant ne se trouvera pas inversée, et ne les amènera pas à considérer comme davantage désirable d’abolir l’ordre dominant que de le conserver. Cette conversion de la multitude se déroule par un lent processus d’affection mutuelle entre les individus qui la composent. Les plus directement affectés par la domination en place seront les premiers à connaître le basculement de leurs désirs, et les autres individus, capables de compassion, se verront progressivement affectés à leur tour jusqu’au lent basculement de leurs désirs. D’abord naîtra la pitié, puis le doute, puis l’indignation et la révolte. Dans une société sur le chemin du basculement, le moindre événement peut amener du doute à la révolte.

LE POINT POTEMKINE

Frédéric Lordon aime nommer ce moment « le point Potemkine »4, en référence à la révolte des marins du cuirassé Potemkine, en 1905, mise en scène dans le célèbre film du cinéaste russe Sergueï Eisenstein.

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Affiche du “Cuirassé Potemkine”, Einsenstein 1925 © Goskino Films

Dans ce film de 1925, une scène retient l’attention du philosophe. Les marins du cuirassés s’indignent des conditions dans lesquelles ils vivent et les plus vaillants d’entre eux se confrontent au capitaine, lui mettant sous les yeux la viande avariée, infestée de vers, qu’ils ont pour seul repas. Le capitaine, incarnation de l’ordre et de la hiérarchie en place, se refuse à reconnaître la réalité de leur condition et tente de les convaincre que cette viande impropre à la consommation est excellente et bonne pour eux. La dissonance se créée alors entre leur constat du réel (la viande est avariée) et le discours de l’incarnation de l’ordre (la viande est bonne). C’est ce moment de dissonance que nous pouvons appeler le « Point Potemkine », avec une dissonance qui pousse les individus à la remise en question de leurs affects. Ici, c’est la confiance envers la hiérarchie qui est mise en cause, appelant le doute. Si le doute naît chez l’un des individus du collectif et se transmet d’individu à individu par affection mutuelle, il peut ainsi faire naître le sentiment de révolte contre l’ordre régnant devenu illégitime.

Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus à gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation.

Ce genre d’événements de basculement, ce genre de « Point Potemkine », est relativement courant dans l’histoire. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 une berline lourdement chargée quittait la cité parisienne encore fébrile de plusieurs mois révolutionnaires. A bord de ce convoi inhabituel se trouvait Louis Capet, Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine et leurs deux enfants, tentant de fuir vers la frontière pour retrouver des forces armées qui reprendraient ensuite Paris et mettraient à bas les premiers pas révolutionnaires accomplis depuis 1789. L’histoire, nous la connaissons. La fuite fut un échec, Louis Capet et sa famille firent leur retour à Paris dans un silence de mort. Le 10 août 1792, les Tuileries furent prises d’assaut par les révolutionnaires, le 21 septembre, la République fut proclamée et, le 21 janvier 1793, Louis vit sa tête tomber.

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The arrest of Louis XVI and his family at the house of the registrar of passports, at Varennes in June, 1791, Thomas Falcon Marshall ,1854

Cet événement, connu sous le nom de la fuite de Varennes, fut pour le peuple de France un « point Potemkine ». Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus a gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation. En voyant ce monarque traître revenir dans la capitale, le peuple comprit qu’il n’avait plus à faire à son protecteur mais à un bourreau. Le peuple saisit la portée de siècles de dominations, de privilèges, d’oppression, de mensonges et réalisa, dans un mélange probable de colère froide et de désespoir brûlant, que ce bon roi n’était pas le garant de droit divin du seul ordre possible et souhaitable, mais bien la figure d’un ordre dominant à destituer.

L’une des réactions du peuple de Paris, le mois de juillet suivant la fuite de Varennes, fut de se réunir sur le Champs de Mars afin de rédiger une pétition demandant la déchéance du Roi. Nous connaissons là aussi la suite tragique de l’histoire : l’Assemblée législative nationale, alors largement composée de défenseurs de la monarchie, ordonna la dispersion de la foule par la force. Sans sommation des coups de feu furent tirés et de nombreuses victimes de la répression tombèrent sur le Champs de Mars.

LE POIDS DES AFFECTS COMMUNS

Certes, il peut sembler facile et emphatique d’établir un lien de parenté historique entre les gilets jaunes de 2018 et les sans-culottes de 1791. Mais ce lien n’est pas si fantaisiste, dans la mesure où les uns comme les autres se sont constitués autour d’affects communs. Ce qui différencie la foule d’un peuple, c’est justement cette construction par des affects communs, qui confère à la masse un caractère plus spécifique que la simple addition d’individus, et au mouvement une dimension plus profonde que le caractère éphémère de la spontanéité apparente.

En observant les mobilisations des gilets jaunes, nous observons également l’importance d’affects communs qui signent la construction d’un peuple. Le gilet en lui même, cet objet autrefois symbole du pouvoir gouvernemental à opérer un contrôle sur l’usage de l’automobile et la régulation de la sécurité routière, est aujourd’hui le symbole à la fois de cette révolte et de ce basculement des affects d’un peuple, qui se retourne contre l’autorité de l’Etat et dont il se réapproprie les symboles. Le gilet jaune est le dénominateur commun, avec l’essence, de tous les automobilistes, de toutes celles et ceux contraints par des déplacements quotidiens à parcourir les routes de nos campagnes et des périphéries de nos villes.

En apparence plus cocasses, des signifiants populaires festifs se retrouvent également lors des rassemblements des gilets jaunes. Ainsi, on a vu la chorégraphie des pouces en avant ou encore la chenille qui redémarre, animer les blocages de ronds-points. Il n’est pas anodin que ces danses, typique des fêtes et célébrations populaires en France depuis de nombreuses années, se retrouvent au milieu d’un mouvement de révolte d’un peuple, à l’instar du bal-musette qui investissait les usines lors des grandes grèves de 1936.

Le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée : il est le fruit d’une histoire.

Il est indéniable que de vastes mouvements sociaux, tels que les grèves de 1936 ou les événements de 1968, structurent l’imaginaire des gilets jaunes. De nombreux signifiants historiques et nationaux sont d’ailleurs mobilisés. Les drapeaux tricolores et la Marseillaise, symboles s’il en est de la Révolution française, se donnaient à voir et à entendre lors des dernières manifestation. Il s’agit incontestablement d’un mouvement national, ancré dans une histoire et un héritage. Et le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée, il est le fruit d’une histoire et d’une pratique collective du patrimoine, du territoire, d’infrastructures. Il est le fruit d’une domination commune par une caste et par son Etat. Vécu commun qui s’incarne en autant d’affects, structurant le peuple. Des affects communs négatifs à l’égard de cette caste qui nous domine, et des affects positifs à l’égard de notre patrie, de notre histoire révolutionnaire et de nos concitoyennes et concitoyens en souffrance.

©Virginie Cresci

Le mouvement des gilets jaunes est celui d’un peuple qui se construit, dans la colère contre l’injustice, dans la haine des dominants, dans l’empathie envers les dominé.es et dans l’amour du commun. Le théoricien post-marxiste Antonio Gramsci envisage la société comme un bloc historique5 : les Hommes sont soumis à l’influence des circonstances sociales mais eux-mêmes, en retour, sont capables de modifier ces circonstances. « Du passé faisons table rase » n’est donc pas un mot d’ordre gramscien, selon le penseur il est au contraire nécessaire d’absorber de manière critique les apports du passé. Ce passé nourrit les Hommes du présent d’affects communs permettant de structurer les corps sociaux, de construire les identités collectives et ainsi d’agir politiquement, par l’avènement d’un clivage nous/eux.

En définitive, le mouvement des gilets jaunes est ce peuple qui se construit après le basculement. Après ce « point Potemkine », ce point de prise de conscience des illusions qui camouflent les dominations, nous sommes seuls face à la dureté d’un système aliénant et oppressant. La caste aussi se trouve dès lors démunie : les tenants de l’ordre n’ont désormais plus que la force des matraques pour imposer leur réalité. Comme l’a écrit à plusieurs reprises François Ruffin, député de la France insoumise, le président Emmanuel Macron est haï, lui et son monde. Les affects que mobilisait la caste pour soumettre sont aujourd’hui les même par lesquels le peuple se construit et se soulève.

Aujourd’hui, il devient certain que le gouvernement aura beau mentir, négocier, s’incliner ou riposter, cela n’aura plus guère d’importance. L’ordre semble déjà rompu, le basculement s’est produit, et plus jamais les centaines de milliers de gilets jaunes, avec celles et ceux qu’ils représentent, n’accorderont leur consentement à l’autorité d’une caste désavouée. Le gouvernement sera autoritaire ou ne sera plus. De ce constat, nous réalisons que la caste doit chuter pour que le peuple puisse vivre, mais l’unique question qui doit désormais animer nos esprits est la suivante : Quel peuple doit vivre ? Quel peuple pouvons nous construire ? S’ouvre une époque nouvelle et s’ouvre, dans cette vaste clairière, brumeuse et effrayante, la possibilité d’un chemin vers un ordre humaniste, social et écologiste, porté par un peuple (re)naissant.

1Article de Marion Beauvalet : https://lvsl.fr/gilets-jaunes-le-soulevement-de-la-france-den-bas
2SPINOZA, Ethique, seconde partie, Proposition XIII
3LORDON Frederic, Les affects de la politique, 2016
4Conférence de Frédéric Lordon à Nantes, « Les affects de la politique », le 4 avril 2017 au Lieu Unique avec l’IAE, Les mardis de l’IAEoLU
5HOARE George et SPERBER Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, 2013

Crise de régime sous le sapin ?

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Le 17 novembre 2018, une bombe à retardement explose : à la veille de Noël, la France « d’en bas » est dans la rue, vêtue d’un gilet jaune. Le mouvement affole ou ravit les esprits par son action d’envergure et sa forme inédite. Le gouvernement et les médias focalisent leur discours sur les violences qui dérivent du mouvement, mais les représentants de la République en Marche peinent à dissimuler une crise politique profonde. Cette dernière remet en question la légitimité des actions du gouvernement et celles du président en particulier. Le régime de la Vèmerépublique fête ses 60 ans cette année mais cette relative longévité ne peut occulter une crise récurrente de la légitimité de la représentation politique que les multiples modifications constitutionnelles n’ont pas su régler.


« Il faut gagner cette élection européenne en en faisant un référendum anti-macron massif. (…) Les balles de nos fusils, ce sont nos bulletins de vote », a déclaré Jean-Luc Mélenchon lors d’un meeting à Lille le mardi 30 octobre 2018. Il semble évident que le peuple français nourrit une haine pour le Président de la République. Cette colère s’est traduite par des manifestations enflammées, voire violentes, ces dernières semaines. Se traduira-t-elle néanmoins par le vote ? Un écart significatif s’observe entre cette forte mobilisation populaire et les « bulletins de vote ». À Évry, lors des élections législatives partielles consécutives à la démission de Manuel Valls, le candidat Francis Chouat, sans étiquette mais ancien bras droit de l’ancien Premier ministre et soutenu par Emmanuel Macron, a été élu avec 59,1% des suffrages exprimés face à la candidate de la France Insoumise Farida Amrani… avec 82% d’abstention au second tour. Lors des élections au sein de la même circonscription en 2017, le taux d’abstention s’élevait déjà à 61,44%. En 2012 : 56,88%. En 1995 : 32,92%. Cet abandon des urnes, cette indifférence envers un droit fondamental qu’est le droit de vote dénote une crise profonde de la représentation. La colère des gilets jaunes face à Emmanuel Macron mêlée à la désertion des bureaux de vote montre une forte contestation d’un régime qui laisse entrevoir des signes de fragilité depuis bien longtemps.

En 1958, de Gaulle profite de la crise institutionnelle de la IVème République dans le contexte des « événements d’Algérie » et de leur violence pour imposer une nouvelle constitution. Elle met fin à un régime des partis et place l’exécutif en pôle dominant par rapport au pouvoir législatif. De Gaulle finalise son projet en imposant, en 1962, par une utilisation contestée de l’article 11 de la constitution, l’élection du Président au suffrage universel : le chef de l’État a des pouvoirs forts mais il tient dès lors sa légitimité du peuple. Cette constitution taillée pour de Gaulle, subit une première crise en 1965 lorsque ce dernier est mis en ballotage. Le Président ne peut se prévaloir d’être mandaté par la majorité du pays. La crise qui menace d’éclater avec les événements de 1968 est maîtrisée par la dissolution de l’Assemblée nationale qui redonne une confortable majorité au président contesté. Cependant, sa démission en 1969, à la suite du double non au référendum, atteste que le pays ne se rassemble pas sur un homme et un parti. Dès lors, la légitimité de la Vème république et de ses présidents va décroissante. L’élection de Mitterrand en 1981 apparaît comme une revanche de la défaite du mouvement de 68 mais le nouveau président qui a condamné le « coup d’État permanent » de ces institutions, ne les remet pas en cause. Le retour d’un président de droite après deux cohabitations permet à beaucoup de commentateurs de faire l’éloge de la solidité des institutions capables de gérer l’alternance politique. Lors des élections présidentielles de 2002, Jacques Chirac se retrouve en ballotage face à Jean-Marie Le Pen. Il est élu à 82,1% des voix, majorité qui n’est pas réalisée sur son programme politique. La légitimité de sa politique qui n’en tient pas réellement compte est alors mise en cause. À partir de Nicolas Sarkozy, les présidents enchaînent les mandats uniques et François Hollande ne se représentera même pas. Le régime s’essouffle.

D’autres événements viennent contribuer à fragiliser la constitution et les Français font de moins en moins confiance aux politiques et aux institutions. Le référendum de 2005 sous Jacques Chirac constitue l’un des événements fondamentaux qui fissure le lien entre les élus et le peuple. Les Français sont appelés à voter oui ou non à la question :« Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? ». Le président est persuadé de s’attirer le soutien de la population qui légitimera ses actions politiques futures. La presse s’engage dans une véritable bataille pour le Oui et Sarkozy et Hollande apparaissent bras-dessus bras-dessous à la une de Paris Match pour défendre, à leur tour, le Oui. Ces événements ne sont pas sans lien avec l’effondrement du parti socialiste aux élections présidentielles de 2017, lors desquelles il obtient 6% des voix. Au grand étonnement – et désarroi – de l’élite, le Non recueille 54,68% des suffrages exprimés. Les partis traditionnels ayant mené la campagne pour le Oui n’acceptent cependant pas de gérer la crise avec les instances européennes, induite par la victoire du Non. Le traité de Lisbonne est signé le 13 décembre 2007. Ce détournement si évident de la volonté populaire alimente de façon décisive la défiance du peuple vis àvis de la représentation politique.

Emmanuel Macron se hisse à la tête dugouvernement dans ce contexte. Sa campagne vise à rassembler les électorats de droite et de gauche. Il stigmatise les faiblesses des forces politiques traditionnelles et valorise les institutions européennes, les présentant comme rempart contre le déclin national. Il décide d’affirmer cette légitimité de président aux pouvoirs « forts », propre au système de la Vème République, malgré sa faible majorité relative (24% au 1er tour). Il affirme qu’il n’existe pas d’alternative viable à sa politique et qu’il faut lui laisser du temps pour que celle-ci porte ses fruits. Les mobilisations contre la politique néolibérale, menées au pas de charge, n’est pas de nature à le faire plier et manifeste un certain désarroi des contestataires dans les manifestations contre la loi travail, la grève des cheminots, les protestations des infirmiers et bien d’autres encore.

Au moment où les partis traditionnels s’effondrent, l’élection de l’actuel président de la République jeune, brillant, ferme et sûr de lui, incarne pour les moins sceptiques l’espoir de rassembler le peuple et de redonner un sens au régime. Certains, peu convaincus, ont tout de même laissé sa chance au chef de l’État, « Après tout, on verra bien ». Seulement un an après le début du mandat, c’est l’échec : suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune, loi travail, privatisation à l’appel, taxe sur le carburant… les inégalités qui se sont creusées drastiquement sur plusieurs décennies accélèrent leur cadence. La colère explose. Les « gilets jaunes » sont dans la rue et semblent bien décidés à y rester.

Le mouvement cristallise la crise de la représentation en se revendiquant « apolitique ». Malgré l’hétérogénéité des aspirations politiques parmi les manifestants, la revendication  d’une consultation du peuple dans les décisions gouvernementales est essentielle. Néanmoins, l’absence d’une représentation structurée après plusieurs semaines de révolte spontanée – qui a donné sa force au mouvement – commence à peser. La traduction de ce mouvement aux élections européennes du 26 mai prochain est encore incertaine. La volonté d’un rejet de la représentation politique se heurte à une volonté de faire front au président et à son parti. Il est difficile de prévoir laquelle de ces volontés prendra le dessus lors de ces élections européennes prochaines. 

Macron : la démocratie confisquée

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Tandis que les formes instituées de la représentation ne semblent plus permettre aux revendications populaires d’aboutir sans en passer par la violence, le macronisme, depuis ses origines, n’a de cesse d’invoquer un mot d’ordre purement technicien : celui de « l’efficacité ». Ce leitmotiv et le système idéologique auquel il participe ont pour effet principal d’approfondir un sentiment de confiscation de la démocratie qui atteint aujourd’hui des proportions pathologiques.


Le système de l’efficacité

Paul Cassia le premier, dans son essai La République du futur, a relevé le recours au mot d’ordre de l’efficacité dans le contexte de la réforme constitutionnelle où il semble pourtant si peu opportun et, de ce fait même, si caractéristique du malaise institutionnel dans lequel la macronie s’est elle-même enfermée.

Dans son adresse au Parlement réuni en Congrès, le 3 juillet 2017 à Versailles, le Président de la République avait ainsi indiqué vouloir soumettre le travail parlementaire à un « impératif d’efficacité ». Il avait d’abord rappelé « le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace » des assemblées parlementaires et relevé que le travail du Parlement en devenait plus difficile et donc moins efficace. Il en avait pourtant tiré la conséquence la plus incongrue, au terme d’un raisonnement dont l’absurdité fut trop peu commentée : « Je n’ignore rien des contraintes qui pèsent sur vous, le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace contrarient en partie les impératifs d’efficacité que je vous soumets. Pour cela, il est une mesure depuis longtemps souhaitée par nos compatriotes qu’il me semble indispensable de mettre en œuvre, la réduction du nombre de parlementaires. » Alors que selon toute apparence, le constat d’un manque de moyens du Parlement devait conduire à un renforcement de ces moyens, Monsieur Macron en concluait l’inverse : il fallait amputer le Parlement.

Le 10 juillet 2018, le Premier ministre reprenait à son compte ce raisonnement si surprenant. Ouvrant à l’Assemblée nationale la discussion générale sur le projet de réforme constitutionnelle, entretemps baptisé projet « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », Édouard Philippe réaffirmait la nécessité de réformer le Parlement au nom d’une « exigence d’efficacité » ressentie par « des millions de Français » (on ne sait trop par qui comptés). Il poursuivait par une analyse dont la logique rappelait Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme : « Être efficace, ce n’est pas faire les choses uniquement plus vite. La vitesse n’est pas un objectif en soi. Le véritable objectif, c’est de ne pas perdre de temps. » Rousseauiste à cette heure, il concédait bien volontiers qu’une démocratie « plus efficace », c’est une démocratie qui « certes fait vivre le débat ». Mais il ajoutait : « Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, nos sociétés sont devenues plus compliquées, plus techniques, et plus rapides aussi et l’évolution continue à aller dans le sens d’une accélération. À nous donc de trouver le bon équilibre entre qualité du débat d’un côté et célérité et efficacité de l’autre. » Et de conclure à son tour : « En commençant par réduire le nombre des parlementaires. » L’efficacité, invoquée dans un contexte où sa signification paraissait pour le moins indéterminée, conduisait donc en ligne droite, sans autre justification, à exiger qu’on diminue le nombre de parlementaires pour « ne pas perdre de temps ».

L’idéologie de la technique

La référence à l’efficacité n’est certes pas nouvelle dans le discours politique, ni à première vue surprenante. Mais elle a pris, avec l’actuelle majorité, une ampleur inédite, jusqu’à intervenir à tout bout de champ dans des contextes où le terme semble pourtant ne rien signifier de précis. Telle que le macronisme l’emploie depuis son origine, l’efficacité est en effet une notion sans véritable contenu, à peu près vide de sens, dont l’effet immanquable est d’appauvrir l’espace public, de le priver de toute délibération authentique, sinon même de tout discours véritablement signifiant.

Non seulement l’invocation de l’efficacité supplante le plus souvent, dans le discours technique des gouvernants, tout argument proprement politique, c’est-à-dire toute référence à un projet de société, mais elle vise même à faire paraître cette discussion de fond pour inutile – à l’évacuer purement et simplement. L’invocation constante de cet impératif de l’efficacité a ainsi pour effet principal, et sciemment recherché, d’engloutir la question des fins de la politique menée au profit de la glorification d’une apparente et illusoire maîtrise technique. Probablement l’histoire même du macronisme comme idéologie technocratique de « dépassement des clivages » encourage-t-elle ce recours permanent à un mot d’ordre technicien et, par sa conception même, profondément antiparlementaire. Ce lien étroit entre l’efficacité et la méfiance pour les assemblées populaires, le Premier ministre l’exprimait d’ailleurs avec la plus grande clarté, devant l’Assemblée nationale, lorsqu’il justifiait au nom de l’efficacité, et par aucun autre motif, la nécessité de restreindre le droit d’amendement des députés et sénateurs : « Deuxième manière d’être plus efficace : permettre au Gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires dans les domaines économiques, sociaux et environnementaux. »

Au moment même où le sentiment d’une confiscation de la démocratie apparaissait déjà profond, à la veille comme au lendemain de son élection, l’actuel gouvernement n’a donc pas trouvé meilleure solution que celle de s’appuyer sur un mot d’ordre technicien. Le sentiment d’un mépris exercé à l’encontre des classes populaires est d’autant plus enraciné que ce recours, d’apparence incantatoire et dépourvu de véritable signification, n’en apparaît pas moins porteur d’implications pratiques considérables, souvent inaperçues par ceux qui en deviennent les agents inconscients. Se présentant comme s’il était apolitique, le concept purement abstrait de l’efficacité, tel que le gouvernement ne cesse de l’invoquer, décide ainsi d’orientations fondamentales quant au contenu des politiques menées. Au nom de cette maîtrise technique, c’est un ordre économique marqué par une omniprésence de la précarité que le macronisme entend sans cesse légitimer, peu importent les ravages humains et environnementaux que cet ordre entretient et conforte. Les rapports sociaux existants, bien que considérablement inégalitaires et contestés, y compris de façon violente, par des fractions croissantes de notre société, sont ainsi adoubés en tant qu’ils se présentent comme les formes techniquement nécessaires à l’organisation d’une société dite « plus efficace ».

L’efficacité envolée

Le paradoxe de l’actuel gouvernement est que l’invocation de l’efficacité disparaît entièrement lorsqu’il s’agit de discuter l’effet réel des politiques menées. Ainsi le gouvernement n’accepte-t-il pas que l’on discute des effets de la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF), mesure idéologique par excellence, votée tambour battant sans justification sérieuse. Il n’accepte pas non plus de discuter du bien-fondé d’une politique économique, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), qui, selon toutes les études approfondies menées jusqu’à présent, n’a eu qu’un effet modéré sur l’emploi et un très faible effet sur la croissance, pour un coût annuel pourtant équivalent au budget annuel des écoles publiques maternelles et élémentaires réunies. Loin d’être mis en cause, le CICE se trouve ainsi pérennisé, sans là encore qu’aucune délibération n’ait véritablement eu lieu et sans qu’aucune étude ne corrobore les effets qu’on lui prête.

Les privatisations d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux sont tout aussi révélatrices de cet esprit autoritaire, lié comme l’ombre au corps à ce que le Président de la République a lui-même qualifié sans perdre son sérieux, devant le Parlement réuni en Congrès, de « cercle vertueux de l’efficacité ». La majorité présidentielle ne s’intéresse nullement à l’efficacité des privatisations qu’elle s’apprête à conduire tambour battant ; elle n’évoque nulle part leurs effets réels sur les finances publiques, la sécurité ou la souveraineté nationale. Interrogée sur les raisons de la privatisation de monopoles si stratégiques et si rentables, la macronie ne répond plus. Ou, plus exactement, tout son discours technique apparaît émoussé : aucune étude chiffrée, aucun argument financier n’est avancé pour expliquer ce qui apparaît ainsi, à première vue, comme un pur parti pris. Le Ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, chez qui quelques réflexes résistent encore à l’engloutissement par le discours technique, indique sans plus de précision que c’est « l’État stratège » qui justifie ces privatisations. L’efficacité paraît alors s’être envolée. On souhaiterait, comme jadis, que le Président de la République puisse au moins s’expliquer plus régulièrement devant des journalistes. Mais ce serait sans compter sur l’une des principales innovations du présidentialisme de Monsieur Macron : on congédie les journalistes, on ne donne plus de conférences de presse.

La démocratie confisquée

La recherche de l’efficacité cède alors le pas à une constante réaffirmation de la légitimé tirée des élections. Plus un mois ne s’écoule, plus une crise ne survient – et elles se font nombreuses – sans que le gouvernement ne reproche à l’un ou l’autre des partis d’opposition de ne pas accepter « le résultat des urnes ». L’élection du monarque présidentiel et de son parti-relai n’expriment ainsi, aux yeux de la majorité, qu’une volonté populaire aussitôt exprimée, aussitôt aliénée : une fois le plébiscite conclu, toute délibération politique apparaît encombrante. De façon également inquiétante, de nombreux journalistes se font le relai de ce bonapartisme de fortune. Ainsi n’est-il pas rare qu’un chroniqueur demande au nom de quoi tel ou tel opposant ose encore s’opposer, alors que l’élection a déjà eu lieu. Tous les partis et mouvements d’opposition, à compter de ce moment, sont indistinctement les spectateurs du déploiement du résultat des urnes. L’essence plébiscitaire et monarchique de la Cinquième République, sans cesse louée et encensée par la majorité, rencontre sur ce point la rhétorique de l’efficacité, avec laquelle elle fait alliance : il faut, dit le Premier ministre, « permettre au gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires ».

Le pratique actuelle des institutions de la Cinquième République se présente ainsi comme l’attelage de deux phénomènes entre lesquels la contradiction n’est qu’apparente. Ex ante, l’efficacité est le mot d’ordre qui permet de court-circuiter la délibération proprement politique pour s’en remettre à la technique. Ex post, l’efficacité a simplement disparu, puisqu’on ne mesure pas sérieusement les résultats des politiques menées et évacue toute mise en cause démocratique en rappelant sans cesse le « résultat des urnes ».

Face à un discours si profondément confiscatoire, la survenance de la crise actuelle était une question de semaines ou de mois. Le refus exprimé par les Gilets jaunes de rencontrer le Premier ministre à Matignon, ce mardi 4 décembre, signale ainsi une nouvelle fois combien le sentiment d’une confiscation de la démocratie est aujourd’hui enraciné. Les médiations traditionnelles ne fonctionnent plus, la décision revenant de toute façon au seul Emmanuel Macron, monarque autoritaire, qui a vidé le Parlement de sa capacité de représentation et qui, à force d’hyper-concentration, ne parvient plus à jouer le rôle d’arbitre que la Constitution lui reconnaît. La crise sociale rencontre ici la crise démocratique et institutionnelle : elle l’alimente et s’en nourrit. Aucun ajustement d’ordre technique ne permettra d’en sortir.

Gilets jaunes : la Vème République dans l’impasse

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

L’ambiance politique en France semble souffrir d’un malaise que rien ne réussit à soigner. L’élection d’Emmanuel Macron avait pourtant permis d’envisager un soulagement des antagonismes du pays, par le biais d’un renouvellement du personnel politique réuni autour d’un projet libéral abolissant le clivage toujours plus réduit entre le PS et Les Républicains. Mais après un été qui a signé la fin de son état de grâce, le Président de la République lui-même avouait lors d’une interview qu’il “n’avait pas réussi à réconcilier le peuple Français avec ses dirigeants”. Trois jours plus tard, ce diagnostic lui était confirmé par l’irruption sur la scène politique des gilets jaunes.


Si les gilets jaunes ont été originellement mis en mouvement par l’annonce de la hausse des taxes sur les produits pétroliers, leurs témoignages convergent sur un point : cette hausse de taxe n’est pas tant l’objet de leur contestation qu’une goutte d’eau ayant fait déborder le vase. Le caractère diffus du mouvement fait que les gilets jaunes n’ont pas de mot d’ordre explicitement défini, néanmoins certains discours font nettement consensus. Il s’exprime d’un ras-le-bol d’ordre global à l’encontre d’un système politique qui s’attaque au portefeuille des classes moyennes et populaires sous couvert d’écologie, tout en privilégiant les grandes fortunes et intérêts industriels. Partout, la démission d’Emmanuel Macron est réclamée. Malgré ces revendications incontestablement politiques, les gilets jaunes se définissent comme apolitiques. C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.

“C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.”

Il s’agit d’une colère larvée qui, n’ayant pas été résolue précédemment par la démocratie représentative, se met à rejeter la démocratie représentative. On pourrait cyniquement dire qu’il ne s’agit pas tant d’une crise que d’un retour à la normale. La normale d’une Vème République essoufflée, caractérisée non-seulement par un pouvoir exécutif hypertrophié, mais aussi par une incapacité à résoudre les crises qui l’habitent par des voies institutionnelles. Après le désaveu subi par François Hollande, suivi par le “dégagisme” qui a structuré l’élection présidentielle de 2017, la pulsion destituante qui anime une part importante de la société française s’est réveillée avec fracas. Pour comprendre l’origine de l’impasse politique dans laquelle semble s’être enfoncée la France, il est nécessaire de retracer l’évolution de la Vème République jusqu’à nos jours.

UNE VÈME RÉPUBLIQUE EN ÉVOLUTION

Michel Debré, père de la Constitution de la Vème République © Eric Koch / Anefo

Car l’agencement des institutions a significativement évolué depuis le référendum du 28 septembre 1958 qui a approuvé la Constitution écrite par Michel Debré. Dans l’esprit initial du texte, le Président devait jouer le rôle de “clé de voûte de notre régime parlementaire”, selon son auteur. Il s’agissait donc bien initialement d’un régime mené par ses parlements, ayant le Premier Ministre comme chef du gouvernement, celui-ci et ses ministres tirant leur légitimité de l’Assemblée nationale. Le Président, élu par un collège électoral restreint, était conçu comme un arbitre de la vie politique et le représentant de l’État pour les questions diplomatiques. N’ayant pas vocation à s’immiscer dans les affaires courantes, les pouvoirs que lui conférait la Constitution lui permettaient de solliciter d’autres pouvoirs : dissoudre l’Assemblée Nationale, décider d’un référendum, nommer le Premier ministre. Dans le contexte de l’époque, après une IVème République marquée par l’instabilité politique, l’ajout du rôle de Président dans l’organigramme institutionnel avait pour objectif de rationaliser et stabiliser le fonctionnement d’un régime axé autour du parlement.

“L’élection au suffrage universel fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique.”

Or, la Vème République est aujourd’hui unanimement qualifiée de régime présidentiel, voire présidentialiste. Si le parlementarisme n’est plus d’actualité, c’est que le régime et l’équilibre de ses pouvoirs ont vite évolué. Charles De Gaulle lui-même, de par sa popularité importante, empiétait sur les prérogatives de ses premiers ministres. Si l’Histoire et son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale lui donnaient la légitimité nécessaire pour concentrer autant de pouvoirs, il avait néanmoins conscience du caractère exceptionnel de sa situation. Cela le poussera à proposer en 1962, par un référendum, que le Président de la République soit élu au suffrage universel, afin que ses successeurs puissent jouir d’une légitimité équivalente. Cette modification constitutionnelle fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique : le suffrage universel sur une circonscription nationale fait de lui le récipiendaire de la souveraineté du peuple, jusqu’ici détenue par l’Assemblée nationale.

La Constitution de la Vème République prévoit naturellement qu’au pouvoir exécutif s’oppose un contre-pouvoir. Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale et peut être renversé par cette dernière. Néanmoins, un phénomène a été observé tout au long de la Vème République, que l’on appelle le fait majoritaire. Toujours, les élections législatives ont fait émerger une majorité nette au sein de l’Assemblée nationale. Cet état des choses était consciemment voulu par les rédacteurs de la Constitution, qui cherchaient à rendre le pouvoir législatif plus stable, et ont pour ce faire décidé que les députés ne seraient pas élus à la proportionnelle mais via un système à deux tours qui incite à la formation d’alliances politiques. La stabilité qui en a découlé avait un prix : dans le cadre du fait majoritaire, il est invraisemblable que l’Assemblée nationale exerce son pouvoir de renversement du gouvernement du fait des liens d’allégeance politique qui lient le gouvernement et la majorité.

Le Président n’est pas pour autant tout puissant. Le pouvoir de l’exécutif sous la Vème République est important, mais l’asynchronicité des élections présidentielles et législatives donna lieu à des cohabitations forçant le couple Président/Premier ministre à trouver des compromis. La première advint en 1986, quand Jacques Chirac devint Premier ministre de François Mitterrand. Plus tard, ce sera Jacques Chirac qui devra cohabiter avec Lionel Jospin. En 2000, Jacques Chirac fit adopter par référendum le passage du septennat au quinquennat. Dés lors, c’est le scénario d’une cohabitation qui tombe dans le domaine de l’invraisemblable : les élections présidentielles et législatives n’étant à chaque fois séparées que de quelques mois, les dynamiques politiques permettent toujours au Président élu d’être soutenu par une majorité à l’Assemblée.

“La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs.”

Depuis 1958, les mécanismes d’équilibre des pouvoirs de la Vème République ont donc significativement évolué vers un renforcement du rôle de l’exécutif, et un alignement de l’Assemblée nationale sur celui-ci. Emmanuel Macron a l’intention de contribuer à cette dynamique, à l’aide de son projet de révision constitutionnelle qui prévoit une réduction du nombre de parlementaires et de leurs marges de manœuvre, dont l’examen a été reporté à janvier 2019.

L’IMPASSE

L’évolution de la Vème République n’est pas un facteur de crise en lui-même. Les crises politiques rencontrées par la France trouvent leurs germes dans la désindustrialisation, le chômage de masse et le développement des inégalités, ainsi que dans l’incapacité des pouvoirs étatiques de s’en protéger du fait des traités internationaux, traités européens en tête, qui fixent comme un cadre indépassable le libre-échange, la libre circulation des capitaux, et la rigueur budgétaire.

La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs. La victoire du “non” au référendum pour une Constitution européenne en 2005 peut, à ce titre, représenter le début de la spirale infernale. Après le coup de semonce qu’a constitué l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, un véritable divorce entre les dirigeants et une partie de la population qui rejette le projet d’intégration européenne et les conséquences de la mondialisation s’est amorcé.

Résultats par départements du référendum de 2005 sur le TCE

Ce désaveu appelait une réponse institutionnelle. Face à l’inadéquation avérée entre le peuple et ses représentants, des institutions fonctionnelles auraient du être en mesure de soulager le malaise par des voies démocratiques. Le Président de la République est supposé jouer le rôle d’arbitre, et a les moyens de purger les crises, notamment par la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est ce que de Gaulle fit en 1968 après que les manifestations étudiantes et la signature des accords de Grenelle eurent ébranlé son pouvoir.

Cependant, à la différence de 1968, le Président de la République est devenu un acteur à part entière de la vie politique plutôt qu’un simple arbitre. Dissoudre l’Assemblée nationale ne serait plus tant l’exercice d’un contre-pouvoir qu’une balle que le Président se tirerait lui-même dans le pied. Or, l’enseignement de Montesquieu, lorsqu’il théorisa la séparation des pouvoirs, est qu’un pouvoir laissé à lui même est destiné à agir égoïstement, qu’il est vain d’attendre de lui qu’il s’auto-régule, et que pour éviter la tyrannie, il est nécessaire qu’à chaque pouvoir s’oppose un contre-pouvoir en mesure de le neutraliser.

“Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.”

Quels contre-pouvoirs rencontre aujourd’hui l’exécutif Français ? Si l’Assemblée a formellement le pouvoir de renverser le gouvernement, le fait majoritaire implique qu’il est invraisemblable que cela se produise. Le Président, quant à lui, ne peut être menacé que par l’Article 68 de la Constitution, qui nécessite une majorité absolue de la part des deux parlements, tout aussi invraisemblable. Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.

Cette absence de contre-pouvoir a ouvert la voie à la disparition d’un rapport agonistique entre les classes populaires et les classes dirigeantes. N’étant plus institutionnellement contraints pendant la durée de leurs mandats, les membres de l’exécutif sont formellement libres de mettre en place la politique de leur choix sans avoir à prendre en compte les revendications d’une certaine partie de la population qui n’a pas accès aux ficelles du pouvoir autrement que par leur bulletin de vote, et que les techniques modernes de communication et de création du consentement permettent de maîtriser. À ces phénomènes institutionnels s’ajoutent des déterminations sociales : depuis 1988, la part de députés issus des classes populaires n’a jamais dépassé 5%. La victoire du “Non” au référendum de 2005 n’a donc pas donné lieu à une remise en cause introspective des élites politiques sur la façon dont elles représentent le peuple, mais à une simple dénégation de la responsabilité politique des dirigeants envers ceux qu’ils représentent.

“Leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours.”

En tenant compte du fait que les responsables politiques successifs se sont illustrés par leur compromission à des intérêts tiers (grandes entreprises, monarchies pétrolières) et l’application de politiques pour lesquelles ils n’ont pas été élus (Loi Travail, libéralisation de la SNCF, etc.), les classes populaires ne doivent pas seulement être vues comme les “perdants de la mondialisation”, mais aussi comme des laissés pour compte de la démocratie. Les implications sont majeures. Car les processus démocratiques institutionnels ont un objectif social : être les vecteurs des antagonismes qui parcourent la société, de sorte que la violence des rapports sociaux s’exprime verbalement, symboliquement en leur sein plutôt que physiquement entre individus.

C’est sous ce prisme qu’il faut analyser le mouvement des gilets jaunes. Ayant perdu confiance en tous les procédés de représentation au sein des instances politiques institutionnelles, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats, la colère politique se donne à voir au grand jour. Une colère qui ne trouve plus sa canalisation symbolique, et qui n’a d’autre choix que de se manifester physiquement. Les témoignages de gilets jaunes font état de l’impasse, non seulement financière mais aussi politique, dans laquelle ils se trouvent. Nombreux sont les citoyens pour qui ce mouvement est la première manifestation politique à laquelle ils participent, ce qui indique que leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours, d’un refus de la politique conventionnelle qui les a trop trahis, les poussant à prendre les choses en main eux-mêmes et à s’organiser hors des institutions existantes.

QUEL AVENIR POLITIQUE POUR LES GILETS JAUNES ?

À certains égards, les analyses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme de gauche, se voient confirmées : une dynamique destituante domine, par les appels à la démission d’Emmanuel Macron et la confiance brisée en tous les mécanismes de représentation politique. Une dynamique constituante, encore ténue, peut être aperçue. D’une part, les gilets jaunes utilisent des signifiants nationaux tels que le  drapeau, la Marseillaise ou la Révolution de 1789, ce qui illustre que leurs revendications n’ont pas tant à voir avec des thématiques sectorielles comme le prix du carburant, qu’avec une conception de l’État-nation comme étant responsable devant ses citoyens. D’autre part, sur leurs groupes Facebook et lors des rassemblements, les gilets jaunes amorcent des réflexions autour de propositions pour sortir par le haut de la crise politique. Des référendums sont réclamés de manière un peu intransitives, sans qu’on observe un accord tranché sur les termes de la question qui serait posée. On va jusqu’à observer des propositions de nouvelle Constitution pour la France, là encore sous des termes flous. Car ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique. Il s’agit pour eux de réaffirmer la place du peuple comme acteur à part entière du processus politique institutionnel quotidien.

“Ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique.”

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas fini, mais on peut déjà dire que le paysage politique français en sera transformé. De quelle manière ? Si les gilets jaunes ont démontré que leur colère pouvait les pousser à la violence, un scénario insurrectionnel où le gouvernement serait physiquement contraint d’abandonner le pouvoir demeure invraisemblable. Comme le faisait remarquer le démographe Emmanuel Todd, les révolutions ont lieu dans des pays jeunes, c’est-à-dire où l’âge médian de la population se situe aux alentours de 25 ans. Aujourd’hui, la moitié des Français a plus de 40 ans. De plus, la faible expérience des mouvements sociaux du gilet jaune moyen ne permet pas d’affirmer que le mouvement tiendrait bon face à des forces de l’ordre ouvertement hostiles.

Sans insurrection, il est probable que le mouvement trouve, à moyen terme, son prolongement dans les processus électoraux habituels. Dans la mesure où les gilets jaunes confirment le diagnostic du populisme de gauche, doit-on s’attendre à ce que la France Insoumise et ses représentants raflent la mise ? Rien n’est moins sûr tant l’hostilité aux représentants politiques déjà établis semble forte. L’image de la France Insoumise a souffert de la vague de perquisitions d’octobre dernier. Quoi que l’on pense du bien fondé de celles-ci, la séquence politique qui leur a correspondu a fait entrer dans l’opinion l’idée que la France Insoumise était un parti “comme les autres”, comme en atteste la chute de popularité de Jean-Luc Mélenchon qui a suivi.

Si les premiers signes de structuration autour d’une demande politique autorisent à espérer que le mouvement débouche sur des revendications progressistes, les tentatives de récupération par les différents mouvements de droite et d’extrême-droite se multiplient et trouvent leur relai dans les chaînes d’information en continu, de telle sorte que rien n’est garanti. Tout peut arriver avec les gilets jaunes, tant ce mouvement est encore en devenir, extrêmement volatil. Le scénario de l’échec de toute récupération politique n’est pas à exclure car le discours destituant est une composante essentielle de ce mouvement. Doit-on s’attendre à voir émerger, dans le sillage de ces évènements, une formation politique nouvelle caractérisée par une relative absence de structuration idéologique, analogue à certains égards au M5S italien ?

En l’absence d’un mécanisme institutionnel de contre-pouvoir à même de purger la crise, seule une abdication d’Emmanuel Macron pourrait soulager le pays. La volonté répétée de ce dernier de persévérer, ainsi que l’ampleur des intérêts économiques qui le soutiennent, laissent penser qu’une reddition n’arrivera pas. Seulement 18 mois après les dernières élections présidentielles, les divisions du pays se sont réveillées et s’expriment hors de tout cadre institutionnel propre à les canaliser. Les prochains mois et années se profilent sous un jour noir, tant la confiance entre citoyens et personnel politique s’effrite. Les prochaines élections européennes seront l’occasion de mesurer l’étendue de la reconfiguration politique provoquée par le mouvement des gilets jaunes, que celle-ci se traduise par la montée en popularité d’un parti ou un autre, ou par une abstention toujours plus abyssale. Elles ne seront toutefois que l’occasion de prendre la température. Car dans une Vème République où l’élection présidentielle est le seul mécanisme institutionnel qui peut agir sur un pouvoir exécutif surpuissant, il est difficile d’imaginer un scénario de sortie de crise avant 2022.

Le 17 novembre, au-delà des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Du 14 juillet dont notre pays a fait sa fête nationale, jusqu’au plus récent 15-M espagnol ayant donné naissance au mouvement des Indignés, nos imaginaires historiques sont peuplés par des journées d’action collective d’ampleur, souvent utilisées pour résumer l’esprit politique de leur époque. À bien des égards, la journée du 17 novembre que nous venons de vivre avec son flot d’images frappantes, semble toute destinée à connaître une telle postérité de par son caractère spectaculaire dans une société aussi densément médiatique que la nôtre.


S’il est bien sûr encore trop tôt pour juger de la journée du 17 novembre 2018 – et le désormais fameux mouvement des gilets jaunes qui y est associé – son impact, visible par la force et le nombre des réactions qu’elle a suscité, doit nous amener à la considérer pour ce qu’elle est : un phénomène social d’une rare envergure, qui interroge par son apparente étrangeté autant qu’il fascine.

Face aux images souvent stupéfiantes de ces foules en gilet fluo et des conséquences parfois graves auxquelles leurs actions ont pu donner lieu un peu partout en France, le ton des commentateurs a principalement varié autour du mépris et de l’hostilité plus ou moins affichés selon leur degré de soutien à l’action gouvernementale. Cependant, et d’une façon plus étonnante, on a aussi vu se manifester des attitudes similaires au sein d’une certaine gauche, dont la “bienveillance” revendiquée devrait pourtant rendre sensible à un mouvement ayant la question du pouvoir d’achat et des inégalités comme motif principal… Et ce d’autant plus que celui-ci s’est développé à l’écart d’organisations jugées inefficaces par cette même gauche.

Un tel rejet laisse perplexe. S’il s’appuie sur des raisons qui peuvent être compréhensibles, il semble cependant s’expliquer par l’incompréhension d’un mouvement qui, sans être révolutionnaire, traduit tout de même un basculement politique dont le camp progressiste doit tirer des leçons.

Une jacquerie 2.0 ?

Ce qui interpelle dans ce mouvement des gilets jaunes, c’est en premier lieu les modalités d’action et d’organisation de celui-ci. Lancé dans la foulée d’une pétition ayant recueilli plus de 220 000 signatures en quelques jours contre la hausse du prix des carburants, le mouvement a pris forme progressivement sur les réseaux sociaux, où des événements et groupes qui appellent à des rencontres informelles dans des lieux publics – notamment des parkings de supermarchés – se créent et dégagent alors un mot d’ordre : celui du blocage des axes routiers un jour de fin de semaine. La date du samedi 17 novembre a fini par faire consensus au sein des différents groupes constitués sur l’ensemble du pays, car elle permet une forte mobilisation sur une journée habituellement consacrée à la consommation.

De ce moment d’organisation fébrile, il est pour l’instant difficile de retracer la généalogie immédiate d’une façon plus précise. Pour autant, il semble que ce mouvement du 17 novembre relève d’une tradition ancienne qui a tendance à revenir épisodiquement depuis quelques années, notamment après le succès du mouvement des Bonnets rouges. Cette tradition émeutière, marque en effet durablement la société française depuis son émergence sous sa forme moderne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles par un répertoire d’action collective, c’est à dire un “stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu” selon les termes de l’historien et sociologue étasunien Charles Tilly.

Dans Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne, Tilly identifie un répertoire ancien qualifié de “localisé et patronné”, caractérisé par “l’utilisation des moyens d’action normaux des autorités par des gens ordinaires ; l’apparition fréquente de participants qui se manifestent comme membres de corps et communautés constitués ; la tendance à s’adresser à des patrons puissants pour obtenir le redressement des torts ; l’utilisation de fêtes et d’assemblées publiques pour la présentation des exigences ; l’adoption répétée d’un symbolisme riche de la rébellion et la concentration de l’action sur les demeures des malfaiteurs et les lieux des méfaits”. Ce répertoire localisé et patronné s’incarne concrètement dans un panel large d’actions plus ou moins symboliques, allant de la destruction de machines, barrières et maisons privées, à l’organisation d’événements parodiques du pouvoir en place, en passant par le blocage et la saisie de ressources.

Il va ainsi rester la norme jusqu’au XIXe siècle où un autre répertoire, défini comme “national et autonome” par Tilly, va le remplacer. Marqué par “l’apparition d’intérêts définis comme tels, les défis directs aux concurrents ou aux autorités nationales et à leurs représentants, l’élaboration et la présentation publique d’un programme et une préférence générale pour l’action publique”, ce nouveau répertoire va dès son émergence structurer la vie politique des États occidentaux modernes. L’impact du mouvement ouvrier et de ses organisations qui sont les principaux promoteurs de ce répertoire constitué par les grèves, les manifestations et les meetings, cherchant en priorité un rapport de force matériel, va expliquer le succès durable de ce répertoire national-autonome. Cependant, la perte d’influence de ce même mouvement ouvrier depuis la fin du XXe siècle va conduire à son déclin relatif, ce qui explique une certaine résurgence de son prédécesseur localisé-patronné parmi les mouvements sociaux plus récents dont le mouvement du 17 novembre est un exemple.

En effet, par leur volonté de s’organiser en dehors du cadre de partis et syndicats jugés inefficaces voire illégitimes à articuler leurs colères et leurs revendications, et par leur recherche de la confrontation directe et parfois violente avec le pouvoir de l’État, les gilets jaunes puisent dans des ressources bien antérieures à leur mouvement. Se faisant, ils s’attirent l’incompréhension voire l’hostilité d’une partie de la population chez qui le consentement à l’État reste la norme, en particulier auprès d’une gauche ancrée profondément dans la défense d’un cadre étatique devenu une ressource essentielle pour elle. Ce qui la conduit à refuser de parler un langage soupçonné d’inclinations poujadistes.

Ce retour relatif d’un répertoire ancien, qui semble pourtant si archaïque et inefficace, doit nous interroger. Le rejet de corps intermédiaires perçus comme des éléments de la structure étatique, conjugué à la baisse du consentement à l’autorité et à ses représentations qu’il contient, a même de quoi inquiéter. Cependant, la réalité de ce mouvement semble être surtout le symptôme d’une société désorganisée, mais fortement politisée – même selon des modalités parfois confuses – qui se retrouve dans la composition hétéroclite des foules du 17 novembre, laquelle fait usage d’un répertoire d’actions qui cumule de fait les deux répertoires précédents, au service de revendications qui doivent être le principal enjeu d’une analyse pour comprendre la nature du 17 novembre.

Une émeute anti-fiscalité ?

Si le mouvement du 17 novembre s’est d’abord constitué en relation avec des professionnels du transport routier, s’insurgeant contre des taxes sur le carburant qui touchent directement à leur activité économique, il a fini par regrouper un public plus large comme le montre la sociologie des figures du mouvement qui commencent à émerger. Pour cette partie majoritaire des gilets jaunes, l’augmentation du prix à la pompe est fondamentalement perçue comme une injustice, qui touche à la possibilité même d’accéder à une ressource essentielle pour des populations dépendantes de leurs voitures comme moyen de transport. De plus, il signifie un nouveau coup de rabot sur un pouvoir d’achat déjà fortement diminué, de la part d’un gouvernement qui est perçu comme instrumentalisant la question écologique pour remplir des caisses que sa politique favorable aux plus riches a vidées.

Ce qui réunit ces gilets jaunes semble donc la revendication d’une économie morale, définie dans l’œuvre de l’historien marxiste britannique E.P Thompson comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées par les diverses parties de la communauté – ce qui, pris ensemble, peut être considéré comme constituant l’économie morale des pauvres ». Concept utilisé par Thompson dans un cadre historique qui renvoie à la constitution progressive de la classe ouvrière anglaise dans le contexte de la résistance des communautés paysannes à la libéralisation du commerce des grains aux XVIIe et XVIIIe siècles, il a été précisé petit à petit pour désigner plus largement un ensemble de pratiques politiques et culturelles communautaires, qui visent à défendre les intérêts d’une communauté sur le plan économique.

De telles pratiques, qui empruntent à un catalogue d’actions – d’ailleurs proche du répertoire d’action patronné et localisé – allant de la révolte à l’entraide pour la défense d’un juste prix, vont être légitimées par l’affirmation de cette économie morale antérieure à des valeurs économiques en vogue qui sont perçues comme immorales. Car elles profitent des besoins de la multitude pour enrichir une minorité qui mérite ainsi d’être châtiée par ceux qu’elle vole.

Ce mouvement du 17 novembre, prêt à mener un blocage reconduit de l’activité économique – au grand dam d’un patronat désormais mal à l’aise – et qui demande  le rétablissement de l’impôt sur la fortune au nom de l’égalité, ne peut donc être résumé à un mouvement anti-fiscalité et anti-social : ce mouvement est profondément politique et social, en ce sens qu’il tente de reconstruire de véritables liens sociaux dans des territoires ruraux comme urbains laissés à la marge. Et c’est bien cette affirmation identitaire qui se dessine sous nos yeux qui met mal à l’aise une gauche prompte à y voir des repères culturels éloignés des siens.

Un mouvement culturel réactionnaire ?

La culture conçue comme un répertoire d’action collective à part entière, est en effet devenue le nerf de la guerre du champ politique, un enjeu prioritaire des mouvements sociaux par lequel les individus expérimentent et expriment un sens qui leur permet de penser et d’agir sur le monde au travers d’un conflit (définition des adversaires et des situations d’injustices, recherche de solution, etc). Dans une société massivement médiatique et désorganisée, la tâche principale des acteurs des mouvements sociaux est donc de créer un cadre au sein duquel fixer le conflit culturellement, et organiser leur action.

C’est justement dans ce champ culturel que le mouvement du 17 novembre a finalement marqué son empreinte principale. Cela s’explique notamment par un recours extrêmement puissant aux réseaux sociaux, sans précédent en France pour un mouvement de ce type. Sur les différents groupes et évènements Facebook liés à ce mouvement, apparaît une imagerie très hétéroclite, qui puise autant dans les canons de la désormais bien connue fachosphère et ses montages très artisanaux qui reprennent des personnages de la culture populaire (mention spéciale à ceux qui mettent en scène Astérix et Obélix), que dans des références répétées aux grands évènements révolutionnaires qui ont marqué l’histoire de France – notamment 1789 et mai 68. De ces différents éléments se dégage un point de convergence clair : la détestation du président Macron, figure haïe entre toutes et ainsi brûlée en effigie virtuellement, aux côtés d’une sphère médiatique identifiée comme lui étant complètement inféodée.

Ajoutées aux nombreuses vidéos de coups de gueule et de chansons, partagées parfois en direct des lieux de mobilisation, on s’aperçoit que l’on est face à un véritable théâtre d’action collective, parcouru de représentations qui sont celles d’un mouvement social « traditionnel ». Des représentations que les moyens de communication modernes permettent de diffuser massivement autant qu’ils contribuent à les brouiller pour les non-initiés, prompts à les condamner en pointant leur supposée responsabilité dans les incidents racistes ou islamophobes qui ont pu arriver sur certains points de blocage et les propos machistes tenus par certains gilets jaunes.

Cependant, il serait une erreur de dresser un parallèle entre ces incidents bien sûr inacceptables – et dont ce mouvement du 17 novembre n’a d’ailleurs pas le monopole – et la diversité des publics qui ont pris part à cette mobilisation, où on remarque notamment une forte présence des femmes et des populations issues de l’immigration parmi les plus mobilisés. Cette équivalence, qui semble destinée à séparer bons et mauvais mouvements sociaux dans la tête de certains, est d’autant plus une erreur quand on comprend que ce public acteur du 17 novembre n’est pas totalement coupé culturellement des autres mobilisations aux repères perçus comme plus progressistes, ainsi que le montre ses appels de convergence avec les infirmières et ambulanciers actuellement mobilisés, et le chahut rencontré par les passants du cossu Faubourg St Honoré au passage des gilets jaunes en direction du palais de l’Elysée.

Une étude poussée au delà des images fournies par les chaînes d’infos permet donc de lever les préjugés sur un mouvement du 17 novembre qui concentre en définitive les confusions et paradoxes de notre époque.

Un mouvement de la « France périphérique » – selon le concept polémique du géographe Christophe Guilluy – contre les élites urbaines d’un État centralisé, structuré par des revendications et un imaginaire collectif profondément réactionnaires, accueilli de ce fait avec sympathie par les secteurs les plus conservateurs de la société ? Rien n’est moins sûr, tant le côté inclassable du 17 novembre semble l’éloigner d’une filiation avec les mouvements sociaux issus de la droite traditionnelle qui, de l’école libre à la manif pour tous, ont toujours été impulsés par le haut pour la défense de revendications avant tout culturelles. Le caractère du mouvement du 17 novembre paraît autre, plus similaire à celui d’un Nuit debout qui réunirait au delà des zones urbaines pour la défense de populations fragiles économiquement, qu’à un nouveau mouvement des Bonnets rouges clairement constitué en défense des intérêts d’une élite économique régionale.

Ce peuple qui compose les gilets jaunes est en définitive totalement neuf comme l’a montré le démographe Hervé Le Bras. N’ayant rien à voir avec des comportements politiques déjà analysés -comme ceux de l’électorat du Rassemblement national et d’En marche- il réunit habitants de zones rurales et habitants de zones périurbaines, qui forment ainsi, avec leurs différences et similitudes, un sujet politique en pleine construction: en somme, un matériau brut qu’aucune organisation ne semble en mesure de modeler à l’heure actuelle.

Dans une passe d’armes qui risque d’être caricaturale entre le « nouveau monde politique sérieux et pragmatique des villes », incarné par un macronisme qui capitalise depuis le début sur l’idée d’une révolution, et une « jacquerie irrationnelle périphérique et réactionnaire », où peut se glisser la gauche ?

Deux organisations, la France insoumise et le Parti communiste, se sont distinguées par leur attitude vis à vis du mouvement du 17 novembre. Elles ont assumé des déclarations de soutien et des participations individuelles sur les différents lieux de mobilisation. Elles semblent ainsi vouloir relever le défi posé par les gilets jaunes à leurs objectifs respectifs, que sont donner un sens progressiste à la colère populaire pour la FI et reconstruire une organisation et une conscience des classes populaires pour le PC.

C’est pourtant à l’ensemble d’une gauche à la fois héritière d’une conception des mouvements sociaux portée par les grandes organisations politiques et syndicales du prolétariat industriel, et de plus en plus baignée dans une culture urbaine éloignée du reste du territoire français, que ce défi s’adresse. S’il est un défi, le 17 novembre doit aussi être l’occasion à ne pas manquer pour la gauche française : celle de retourner au contact du réel, pour retrouver un contenu politique à la hauteur d’enjeux actuels qui s’expriment pour le moment sans elle, et qui lui permettrait de renouveler des mobilisations au succès plus que mitigé depuis plusieurs années.

Au-delà du symbole du gilet jaune, il faut saisir l’urgence quotidienne que traversent ses porteurs pour construire avec eux l’issue qu’ils recherchent.

Gilets jaunes : Le soulèvement de la France d’en-bas

Le mouvement des gilets jaunes se résumerait-il à une “grogne” des Français moyens, qui regardent Auto-Moto et Téléfoot le week-end en attendant le retour de la saison des barbecues ? C’est l’image qu’en donne la majorité des médias et des commentateurs politiques. Cette “grogne” n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg : celui d’une crise profonde qui fracture la société et le territoire français.


Lorsque les journalistes de C’est à Vous ont demandé à Jacline Mouraud ce qui pouvait apaiser la colère dont elle s’était faite la porte-parole, celle-ci avait répondu qu’il fallait que le président « rétablisse l’ISF ». Dès lors, les médias, commentateurs et analystes qui n’avaient vu dans la journée du 17 novembre que la manifestation d’une révolte contre la hausse du prix du diesel ont soit feint de ne pas comprendre ce qui se passait réellement, soit témoigné une fois de plus de la déconnexion entre le peuple et ses élites – alors même que Benjamin Griveaux s’illustrait dans la maladresse en voulant réconcilier le “pays légal” et le “pays réel”, pensant paraphraser Marc Bloch alors qu’il citait en réalité Charles Maurras.

Tout d’abord, le prix du gasoil à la pompe a bien augmenté de 23% et le prix de l’essence de 14% à cause de l’envolée du prix du baril de pétrole cette année ; cela est indéniable. Que les Français se préparent, l’essence et le gasoil verront encore leur prix augmenter au 1er janvier 2019 (la première sera taxée 4 centimes de plus au litre et 7 centimes pour le second). Le tout pour prétendument financer l’écologie et la transition énergétique comme se sont plu à le marteler les membres du gouvernement.

Premier problème, Libération a montré que dans le prochain budget, 1 milliard d’euros supplémentaires viendraient financer des mesures écologiques : sauf que cela demeure quatre fois moins important que les hausses de taxes prévues par le gouvernement. Les Français seraient donc taxés sans savoir à quoi sert leur argent ? Pire : le gouvernement se servirait de la question de la transition énergétique pour prélever davantage d’argent à une population qui paye toujours plus, sans faire preuve de la moindre transparence.

L’essence n’est pourtant que « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », comme l’ont martelé les gilets jaunes et les soutiens du mouvement pour tenter de se légitimer dans un débat où le simple fait de n’être issu d’aucune organisation politique, de vouloir bloquer un village ou un segment de route, suffisait à jeter l’opprobre sur le bien-fondé du mouvement et donnait l’autorisation aux commentateurs d’user des termes de « beauf » ou de « Français moyen » encore et encore.

Le carburant n’est que l’élément déclencheur de la colère d’un peuple qui subit depuis 20 à 30 ans des réformes économiques désastreuses.

Injustice et incompréhension : les piliers du 17 novembre

Non, mesdames et messieurs les commentateurs, alliés du pouvoir, les gilets jaunes ne sont pas uniquement des beaufs qui se promenaient une canette de bière à la main dès samedi matin sur leur rond-point communal comme certains ont tenté de le faire croire sur les réseaux sociaux. Le problème est bien plus profond.

Oui, mesdames et messieurs les commentateurs, les Françaises et les Français sont pour la plupart dépendants de leur voiture et ont besoin de rouler. La faute à qui ? A quoi ? A ceux qui ont encouragé par des politiques urbaines insensées et polluantes la déconnexion du lieu de vie et du lieu de travail. A ceux qui ont pensé que dévitaliser les métropoles pour construire des supermarchés en-dehors des villes était une idée viable et pérenne.

Oui, mesdames et messieurs, il serait bien que l’usage de la voiture diminue en France. Proposez d’abord aux Françaises et aux Français des moyens de transport alternatifs : nationalisez la SNCF au lieu de la démanteler, re-densifiez le réseau du rail français, développez les transports en commun sur de larges amplitudes horaires…

Tant que nous y sommes, si vraiment vous tenez à l’avenir de la planète, interdisez les vols intérieurs, puisque 20% des vols quotidiens sont des vols métropolitains et qu’un trajet en avion émet quarante fois plus qu’un trajet en train. Somme toute, permettez à ceux que vous vous plaisez à mépriser de se déplacer autrement, ensuite nous discuterons des taxes sur l’essence.

Un révélateur des fractures françaises

Surtout, c’est ce qui reste du consentement à l’impôt qu’Emmanuel Macron est en train de briser, il est le principal responsable du ras-le-bol fiscal actuel. Contrairement à ce que prétendent ceux qui font une analogie rapide avec le poujadisme, ce n’est pas pour moins d’Etat que se battent les gilets jaunes. Au contraire. A refuser de comprendre cela, les élites refusent de voir la dislocation de la société qui se prépare. Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat a mené une enquête sur 2 700 contribuables.

Il démontre que c’est le rapport à l’Etat et aux services publics qui traverse aujourd’hui une crise profonde. Ceux qui se situent « en bas de l’échelle » ne voient en effet plus la contrepartie de ce qu’ils payent. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement a pris forme dans les villes moyennes et les zones rurales. Ce sont ces territoires qui ont pâti de la dégradation des services publics organisée par les gouvernements successifs depuis maintenant plus d’une décennie. A fermer les hôpitaux, les tribunaux, les gares, c’est la contrepartie même de l’impôt qui n’est plus tangible et donc le sentiment de redevabilité qui s’estompe.

“Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?”

C’est un type de relation sociale qui est en danger. Mauss fondait son contrat social sur la logique de don/contre-don, c’est pour lui le principe de réciprocité qui fonde l’appartenance à une société : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ».

Ce n’est pas de l’altruisme, il rend en fait redevable celui qui reçoit. Mauss écrit ainsi que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part. (…) L’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (Essai sur le don).

La collecte de l’impôt par l’Etat nourrit un monopole : si un citoyen accepte de donner, c’est en attente d’une protection et de services. L’Etat est redevable. Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?

A cette injustice s’ajoute un sentiment de décalage sur fond de scandales fiscaux qui creusent la fracture entre le peuple et une élite privilégiée, chouchoutée par le gouvernement. Rappelons-nous : en musique de fond de la vie politique, l’affaire Bettencourt, l’affaire Thévenoud, l’affaire Cahuzac. Plus grave encore : la suppression de l’ISF et la baisse des cotisations sociales.

Souvenons-nous encore : en octobre 2017, c’était « la fin d’un totem vieux de 35 ans, qui était devenu inefficace et complexe » selon Bruno Le Maire ; c’était la fin de l’Impôt sur la Fortune, originellement appelé impôt de solidarité sur la fortune. Cet impôt progressif puisait ses fondements dans l’impôt de solidarité nationale assis sur le capital crée en 1945 pour ensuite voir renaître l’impôt sur les grandes fortunes en 1982 sous l’égide du gouvernement Mauroy. Crée en 1989, l’ISF avait pour finalité de financer le revenu minimum d’insertion (RMI). Il était basé chaque année sur la valeur du patrimoine des personnes imposées et avait par exemple rapporté 4,2 milliards d’euros en 2008, c’est-à-dire 1,5% des recettes de l’Etat.

Quand François Ruffin avait déclaré à l’Assemblée nationale que le gouvernement prenait « aux pauvres pour donner aux riches » et que c’était « eux les violents, la classe des riches », Amélie de Montchalin, députée LREM indiquait que cette mesure n’était « pas un cadeau » mais « un pacte pour l’investissement, que les entreprises trouvent des capitaux quand elles veulent grandir, exporter et surtout embaucher ».

Ce vœu pieu de voir un retour positif de la part des entreprises à chaque cadeau qui leur est fait est souvent plein de déception : rappelons-nous du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 et du pacte de responsabilité. Pierre Gattaz avait à l’époque promis que les baisses des cotisations permettraient de donner naissance à « 1 million d’emploi ». En 2017, France Stratégie évoquait une « fourchette large de 10 000 à 200 000 emplois » sauvegardés ou créés sur le quinquennat. A 800 000 ou 990 000 emplois près, la promesse était donc tenue !

Le retour de Jacques Bonhomme paysan ?

L’existence même de cette révolte populaire s’inscrit dans une filiation. Ceux qui souhaitent la discréditer limiteront la comparaison avec le poujadisme. Avec un peu de bonne volonté ou quitte à assumer la comparaison, il est possible de remonter aux jacqueries paysannes du Moyen-Age, la Grande Jacquerie de 1358 en premier lieu. Les Jacques se sont insurgés contre la noblesse et le régime seigneurial dans les campagnes.

Ces mouvements insurrectionnels durement réprimés s’opposaient notamment aux hausses d’impôt qui avaient pour objectif de financer la libération du roi Jean II qui avait été fait prisonnier par les Anglais et remettaient plus largement en cause de le fonctionnement du système seigneurial.

« On peut voir une parenté avec les jacqueries dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. Autre point commun, ces mouvements étaient dirigés contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple », indique le sociologue Alexis Spire.

Cet épisode n’est pas le seul à puiser son origine dans les campagnes françaises. Avant la Révolution française, ces dernières sont secouées par la guerre des farines, des insurrections paysannes après de mauvaises récoles successives entre 1773 et 1774 qui avaient engendré une hausse du prix du blé. Les “jacques” avaient été réprimés. Cette question de prix demeura néanmoins la cause structurelle d’un malaise profond : pendant la Révolution, la baisse du prix du pain figurait de nouveau parmi les revendications d’une partie des révolutionnaires. Aux origines de la Révolution française, on trouve déjà les questions fiscales. Le tiers état est le seul à payer l’impôt. Il revient à la classe la plus nombreuse de nourrir et financer les extravagances de la noblesse et du clergé. Si Louis XVI convoque les Etats généraux, c’est pour obtenir le consentement à l’impôt dans un royaume accablé par sa dette.

« Une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple »

Regarder plus en arrière permet de réhabiliter une démarche qui n’est pas une exception historique. Oui, les campagnes françaises, les territoires périphériques ont su à différents moments de l’histoire proposer des mobilisations.

Pendant les jacqueries, les insurgés percevaient la noblesse « comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple » précise Alexis Spire. N’est-ce pas à un nouveau moment populiste de ce type que nous assistons aujourd’hui ?

Les 5% des ménages les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que les autres comme le rappellent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans Pour une révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. A l’heure où l’impôt ne joue plus son rôle de gardien de la justice sociale. A l’heure où les plus hauts revenus sont toujours moins imposés alors que ceux d’en-bas subissent une injonction à toujours plus travailler et payer. Comment en effet justifier des taxes supplémentaires alors qu’il n’y a pas de taxe sur le capital et que l’ISF a été supprimé ? Comment donner confiance par exemple aux enseignants qui voient que leur point d’indice est gelé de manière presque continue depuis 2010 et que le jour de carence a été rétabli ?

Pour pallier ce mécontentement profond et légitime qui traverse également le pays, ce sont des mesures courageuses qui devraient être pensées. Au hasard, une revalorisation du SMIC et un plafonnement des revenus les plus élevés ? Au sein d’une entreprise, le salaire le plus élevé pourrait correspondre à 20 fois le salaire le plus bas, entraînant une hausse mécanique de ce dernier si le premier devait augmenter.

Pour l’impôt sur le revenu, pourquoi ne pas envisager un barème progressif avec davantage de tranches dont la dernière serait imposée à hauteur de 100%, instaurant de fait un revenu maximum là où le taux maximum d’imposition de l’impôt sur le revenu est de 45% ! L’héritage étant vecteur d’un accaparement des ressources sans aucune autre considération que la famille d’où l’on vient, pourquoi ne pas taxer davantage les héritages au-dessus d’un certain seuil ? Pourquoi ne pas moduler l’impôt sur les sociétés, alors qu’aujourd’hui les PME paient largement plus que les grandes entreprises ?

L’association Tax Justice Network mandatée en 2012 évaluait ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Surtout, pourquoi faire peser davantage de taxes qui étouffent ceux qui ont à les supporter alors que l’évasion fiscale se fait de plus en plus importante chaque année ? Selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques la fraude fiscale atteint aujourd’hui 100 milliards d’euros, soit 20 milliards de plus que ce qui avait été montré lors de la précédente étude parue il y a cinq ans. L’association Tax Justice Network, mandatée en 2012, évaluait quant à elle ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Ces 100 milliards d’euros représentent 1,5 fois ce que doivent payer les Français avec l’impôt sur le revenu. Il faut ajouter, car cela n’est pas suffisant, le patrimoine off-shore détenu par les ménages. Selon l’économiste Gabriel Zuckman, « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à l’étranger » et concentreraient à eux-seuls une fraude de 5 milliards d’euros chaque année. Rappelons-nous ici de Patrick Mulliez qui n’avait payé en 2012 que 135 euros d’impôt à l’Etat français sur 1,68 million d’actifs qu’il possédait car il résidait dans la charmante bourgade de Néchin en Belgique.

Si Uber, Apple, la famille Mulliez (groupe Auchan) peuvent user de montages fiscaux pourtant connus de tous, les Françaises et les Français qui sont à l’origine de leurs bénéfices payent, eux. Pourquoi ne pas prendre à ces derniers ?

Pour aller plus loin :

La France des déserts médicaux – Le Monde