Comment récupérer la « richesse cachée des nations » – Par Steve Ohana

Lien
©Geralt

L’affaire des « Paradise Papers » a une nouvelle fois mis à l’ordre du jour le problème de l’évasion fiscale des multinationales et des particuliers. Selon Gabriel Zucman, chercheur à l’université de Berkeley, et auteur du livre la Richesse Cachée des Nations, les pertes mondiales dues à l’évasion fiscale des grandes fortunes privées et des multinationales s’élèvent respectivement à 155 milliards et 170 milliards d’euros par an. Pour la France, la perte totale est estimée à 20 milliards d’euros par an, soit 1% du PIB, répartie presque à égalité entre les deux types d’évasion fiscale.

La richesse détenue par les grandes fortunes dans les paradis fiscaux est estimée par Zucman à environ 10% du PIB mondial. Plus d’un tiers de cette richesse se trouve dans les paradis fiscaux « émergents » (Hong Kong, Singapore, Macao, Malaisie, Bahreïn, Bahamas, Bermuda et les Antilles néerlandaises), qui sont en train de supplanter la Suisse (25%) et les autres paradis fiscaux européens (Chypre, Guernesey, Jersey, Ile de Man, Luxembourg, Autriche, Belgique, et le Royaume-Uni), eux aussi à environ 25%. Le record d’évasion fiscale des grandes fortunes est détenu par les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, le Venezuela, où la richesse détenue offshore correspond à plus de la moitié du PIB, suivis de près par la Russie (45% environ). Au niveau européen, c’est la Grèce qui s’illustre, avec une richesse offshore égale à 35% du PIB. France et Allemagne sont en bonne place avec une richesse offshore correspondant à 15% du PIB.

Quant à l’évasion fiscale des multinationales, elle se produit à travers plusieurs procédés bien connus. Le premier de ces procédés consiste à comptabiliser des flux de marchandises fictifs à des prix artificiels entre différentes filiales d’une multinationale. Une filiale située dans un paradis fiscal « importe » une marchandise à un prix artificiellement bas en provenance d’une filiale située dans un pays à la taxation plus élevée puis « réexporte » un produit à un prix artificiellement élevé vers une autre filiale. L’objectif est de localiser le maximum de profits dans la filiale basée dans le pays à la taxation la plus faible pour minimiser l’impôt payé. Dans le cas du secteur high tech, la délocalisation des profits est souvent réalisée par l’intermédiaire du paiement de « royalties » (droits d’exploitation de brevets) à une filiale domiciliée dans un paradis fiscal.  La signature par excellence du « parasitisme fiscal », permettant d’ailleurs aux chercheurs d’en évaluer l’ampleur, est la présence de « profits d’entreprises » et d’« exportations » anormalement élevés au regard des salaires versés aux résidents des paradis fiscaux.

Ces profits et exports sont d’ailleurs quasi-invisibles pour les résidents, car réinvestis sur les marchés financiers ou redistribués dans leur quasi-intégralité à des non-domestiques sous formes de dividendes ou de rachats d’action. Le principe du parasitisme fiscal consiste, pour les paradis fiscaux, à percevoir des impôts infimes sur une assiette fiscale gigantesque. Zucman et ses coauteurs estiment que 600 milliards d’euros de profits sont ainsi délocalisés vers les paradis fiscaux, un chiffre correspondant à 40% des profits réalisés par les multinationales à l’étranger. La moitié de cette somme est captée par les paradis fiscaux européens (Irlande, Pays-Bas et Luxembourg notamment), le reste se dirigeant vers les Caraïbes, Hong-Kong, Singapour et Porto-Rico. On estime que les Etats-Unis et les membres de l’Union Européenne qui ne participent pas au parasitisme fiscal perdent chacun 20% des impôts sur les bénéfices des entreprises, soit 60 milliards d’euros par an. Cette « sécession fiscale » des grandes fortunes et des multinationales est à l’origine de nombreuses distorsions économiques.

Premièrement, elle fausse la concurrence entre petites et grandes entreprises, les secondes bénéficiant plus que les premières des possibilités d’optimisation fiscale offertes par la mondialisation.

Deuxièmement, elle renforce les inégalités de revenus, la richesse détenue offshore appartenant à 80% aux 0.1% plus hauts revenus et à 50% aux 0.01% plus hauts revenus, d’après une étude récente de Zucman et ses coauteurs. L’évasion fiscale s’élève à plus de 25% des impôts dus par les 0.01% plus hauts revenus. Ce phénomène est une source supplémentaire de régressivité de l’impôt par rapport aux revenus (Piketty, Landais et Saez ayant déjà bien documenté le rôle des niches fiscales et des règles dérogatoires sur les revenus du capital en cette matière).

Troisièmement, cette évasion fiscale crée une perte de recette fiscale pour les Etats. Cette perte fiscale est partiellement compensée par le fait qu’une part significative de la richesse qui se trouve dans les paradis fiscaux est réinvestie dans la dette publique des Etats : le manque à gagner fiscal est donc partiellement autofinancé. Mais ces pertes fiscales ne sont pas neutres pour plusieurs raisons. D’une part, toute diminution de l’assiette fiscale se traduit soit par des charges d’intérêts supplémentaires pour les gouvernements, soit par une hausse de la pression fiscale sur les contribuables restant soumis à l’impôt, soit par une baisse des ressources publiques disponibles pour la population (transferts sociaux, investissements publics etc.). D’autre part, les pertes fiscales dues à l’évasion fiscale des multinationales sont relativement plus importantes dans les pays en voie de développement que dans les pays avancés : une étude de l’ICTD (International Centre for Taxation and Development) établit que la perte de revenus fiscaux est de l’ordre de 2% du PIB pour l’Afrique et l’Amérique Latine et de moins de 0.5% du PIB pour les pays de l’OCDE. Cette asymétrie est renforcée par le fait que l’épargne accumulée dans les paradis fiscaux se réinvestit prioritairement dans les pays avancés, et en particulier dans les pays dont la dette publique joue le rôle d’actif refuge, du fait de la plus grande sécurité et de la plus grande liquidité apportées par leurs actifs.

Quatrièmement, cette situation crée une course vers le moins-disant fiscal : tous les pays tentent de colmater les fuites fiscales par des politiques simultanées de baisse d’impôts sur les entreprises et sur les grandes fortunes. Les géants américains du secteur high tech laissent d’ailleurs leurs profits s’accumuler dans les centres offshore, en attendant des faveurs fiscales de la part des Etats-Unis pour rapatrier ces profits. C’est précisément ce que prévoit le plan fiscal républicain voté au Congrès américain. Les récentes réformes fiscales du gouvernement Philippe en France sont une autre illustration de ce processus. Mais cette course au moins disant fiscal ne fait que réduire davantage les ressources publiques disponibles pour les citoyens sans parvenir à endiguer l’évasion fiscale globale des grandes fortunes et des multinationales. Elle reporte les fuites d’un Etat vers l’autre sans s’attaquer à l’origine profonde du problème.

Gabriel Zucman propose, pour contrer l’évasion fiscale des multinationales, de taxer les revenus sur une base proportionnelle aux ventes réalisées dans chaque pays. Ainsi, si Apple réalise 10% de ses ventes en France, elle serait taxée en France sur la base de 10% de son revenu global. Cette mesure a l’avantage de pouvoir être adoptée unilatéralement par les Etats. Une autre mesure de bon sens, déjà adoptée par le gouvernement américain, consiste à taxer les profits rapatriés de l’étranger sur la base du maximum entre le taux de taxation domestique et celui du pays où sont réalisés les profits. En ce qui concerne l’évasion fiscale des particuliers, Zucman préconise l’établissement d’un mécanisme financier qui recenserait les bénéficiaires effectifs des titres financiers européens et américains et l’alourdissement des sanctions à l’encontre des pays et des banques qui ne coopèrent pas de façon active avec les autorités.

Aucun sacrifice ne sera ressenti comme légitime par les populations tant que les efforts ne seront pas partagés de façon équitable par l’ensemble des acteurs économiques. Obliger multinationales et grandes fortunes à s’acquitter de leur juste contribution au bien commun est une tâche prioritaire pour restaurer le lien de confiance brisé entre « peuples » et « élites ».