« Le pire ennemi de l’Europe, c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives » – Entretien avec Yanis Varoufakis

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Visite à la mairie de Barcelone en 2015. ©Marc Lozano

Nous publions ici, en partenariat avec Socialter, un entretien réalisé par Philippe Vion-Dury avec Yanis Varoufakis à la mi-juin. Découvrez ici le dernier numéro de Socialter. Photos : Cyrille Choupas. Photo de couverture : ©Marc Lozano.


Pouvez-vous nous raconter les événements du 5 juillet 2015, lors du référendum en Grèce ?

Je pense que c’est le seul événement dans l’histoire de la politique où un gouvernement a renversé son propre peuple plutôt que l’inverse. Nous avons convoqué un référendum dans le but de donner la possibilité aux Grecs de dire oui ou non à un ultimatum posé par les créanciers. Je pensais que c’était une très bonne idée, parce que je crois en la démocratie. Nous étions dans une position très difficile : en tant que pro-européens, nous ne voulions pas aller au clash avec les institutions européennes, mais d’un autre côté, en tant qu’économiste et ministre des Finances, je ne pouvais que constater qu’on nous proposait un deal qui n’avait absolument aucun sens. On me demandait de prendre à nouveau de l’argent aux gens alors qu’il était absolument évident que nous ne serions jamais en mesure de payer. Et si on se signait pas, nos banques seraient fermées et le pays asphyxié. Ça n’a aucun sens, aucun créancier normal ne ferait une chose pareille. Nous avons estimé que nous n’avions pas de mandat pour une telle décision et avons organisé une consultation populaire. À qui d’autre que le peuple revenait ce choix ? Et les gens ont dit non. Mon Premier ministre avait l’air dévasté, mais en réalité il espérait un oui, même s’il avait fait campagne pour le non. Un oui lui aurait permis de dire que le peuple lui ordonnait de signer. Mais le peuple a préféré se battre. Aux alentours de minuit, quelques minutes après la déclaration de victoire, il m’a dit que c’était le moment de capituler. Je pensais au contraire que c’était le moment d’honorer le mandat que nous venions de recevoir. Mais c’était lui le Premier ministre, alors il ne me restait plus qu’à démissionner, ou bien accepter de prendre part à ce coup d’État contre le peuple.

Nous avons entendus tout et son contraire à propos de votre position sur le Grexit [le retrait de la Grèce de la zone euro].

Je n’ai jamais été en faveur du Grexit. Mais je n’ai jamais aimé l’euro. Aucun économiste sérieux sur la planète peut vous affirmer que l’euro est bien construit : il est extrêmement mal pensé. Mais j’ai toujours dit – et ça m’a d’ailleurs valu de perdre beaucoup d’amis à gauche – qu’il fallait différencier le fait de dire que nous n’aurions jamais dû entrer dans l’euro et l’affirmation selon laquelle il faudrait en sortir. Mais ça ne veut pas non plus dire que nous ferions tout pour rester dans l’euro – nous ne réduirons pas nos enfants en esclavage pour rester. Nous voulions rester dans l’euro mais résoudre aussi les multiples banqueroutes de notre pays. Néanmoins, si les créanciers ne faisaient pas le nécessaire pour stabiliser la crise grecque et persistaient à vouloir que nous fassions un nouvel emprunt selon des conditions qui allaient renforcer encore plus le processus de désertification déjà engagé, alors nous refuserions de signer. Et s’ils voulaient nous exclure de l’euro, alors nous les laisserions faire. La monnaie est un instrument, pas une idéologie : j’étais donc opposé à la fois à ceux qui pensaient que nous mourrions tous si nous sortions de l’euro, et à d’autres à gauche qui faisaient de la sortie un nouveau fétiche. En résumé : si les créanciers et les puissants à Berlin nous avaient mis un pistolet sur la tempe en disant “si vous appliquez la moindre de ces mesures (pourtant essentielles), on vous met dehors”, alors ma position était de répondre “OK, mettez-nous dehors”. Et je pense que c’était là le sens du vote des Grecs au référendum.

D’un point de vue politique et stratégique, diriez-vous qu’utiliser la menace d’une sortie de l’euro est désormais essentielle pour les pays qui essayent de transformer structurellement l’Union européenne ou l’euro ?

Je le formulerai différemment. Il ne s’agit pas tant d’une “menace” que du fait d’être prêt à endurer les conséquences d’une sortie de l’euro. Parce qu’en face, on vous menacera toujours d’une exclusion, que vous soyez la France, l’Italie ou la Grèce. On ne vous menacera d’ailleurs pas explicitement mais en coupant vos liquidités, en fermant vos distributeurs de billets. Ça ressemble à un paradoxe, mais non. Regardez l’Italie : le pays ne peut pas rester de façon pérenne dans l’euro si rien ne change, mais les choses n’évolueront pas tant qu’un gouvernement ne sera pas prêt à rompre. Finalement, le seul moyen d’éviter la sortie de l’euro, c’est d’y être préparé.

©Cyrille Choupas

Pensez-vous que des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, pourraient un jour être menacés d’une exclusion de la zone euro comme l’a été la Grèce ?

La France ne peut pas être menacée d’une exclusion. Mais l’Italie est un vrai champ de bataille. L’instabilité de ce pays a engendré une crise politique et l’arrivée d’un gouvernement horriblement xénophobe qui entend bien entrer en conflit avec l’Union européenne. Contrairement à la Grèce en 2015, il n’y a pas dans ce gouvernement de volonté de rechercher un accord décent. Nous allons tout droit dans une impasse. Et si l’Italie sort, la France sortira aussi, sans même que le peuple soit consulté, sans même que l’on demande son avis à l’Assemblée. D’ailleurs, la France sortira avant même qu’Emmanuel Macron en soit conscient.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Italie [l’entretien a été réalisé mi-juin], pays que de nombreux observateurs qualifient de “laboratoire politique” en Europe ?

La situation est fascinante. D’abord parce que l’économie italienne ne ressemble à aucune autre en Europe. C’est un pays qui exporte, qui a une balance commerciale positive. Le gouvernement n’a même pas besoin d’emprunter pour payer les retraites. C’est aussi un pays très industrialisé. Le poids de sa dette est le premier en Europe avec près de 2 300 milliards d’euros de dette – c’est trop important pour n’importe quel renflouement. C’est impossible d’exclure l’Italie sans tuer l’euro. Mais il y a une autre caractéristique importante : une dette privée faible. Le Japon est le seul pays développé qui ressemble à l’Italie d’un point de vue macroéconomique : industrialisé, avec une population déclinante car vieillissante, avec une dette privée faible, une dette publique importante, et des banques “zombies” du fait de crises précédentes et de prêts à outrance. C’est très utile de comparer ces deux pays. Quand les banques sont devenues des zombies au Japon, c’est le secteur public qui est intervenu pour jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, que ce soit le Trésor qui s’est énormément endetté pour injecter de l’argent dans l’économie, ou la banque centrale japonaise qui a alors inventé le “quantitative easing”, bien avant qu’il ne soit utilisé par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la BCE. On se retrouve donc avec une banque centrale japonaise qui imprime de la monnaie en masse, et le Trésor qui emprunte, dans le but de dépenser : c’est de cette manière que le Japon a évité une crise politique. L’Italie ne peut pas faire ça parce qu’elle est dans la zone euro. À la place, vous avez l’austérité et la chute constante du revenu par habitant, jusqu’à ce que ça finisse par craquer. Soit l’Italie quitte la zone euro, soit la zone euro est réformée. Et l’euro ne semble pas devoir être réformé demain — regardez ce qu’il s’est passé avec les propositions de Macron, tuées dans l’oeuf par Merkel — donc avoir une montée du racisme, de la xénophobie et de la fragmentation.

Une sortie de l’Italie de la zone euro vous semble-t-elle probable ?

Absolument. Je ne dis pas que ça va se passer, mais c’est probable. Quand est-ce que la politique va devenir assez toxique pour que quelque chose craque ? Les Italiens sont en train de ressembler aux Grecs en 2015, quand ces derniers restaient à la maison, dépressifs, à se morfondre et à panser leurs plaies. Néanmoins, l’Italie peut continuer ainsi, en restant dans l’euro zone, pendant très longtemps. Pensez à l’URSS : c’était un système économique qui n’était pas viable, et ce dès la fin des années 1960. Mais grâce à son autoritarisme, le système s’est maintenu jusqu’aux années 1990.

©Cyrille Choupas

Avez-vous entendu parler des “mini-BOTS” en Italie ? Est-ce un signe que l’Italie met en place les conditions d’une sortie ?

Ça repose en réalité sur une idée que j’avais eue. Dans la zone euro, il y a des zones fiscales négatives, comme l’Italie ou la Grèce, où l’État doit de l’argent (qu’il n’a pas) au secteur privé. Il y a trois phases. D’abord on utilise le site internet du centre d’impôt, et on crée un compte pour chaque usager. On dit aux gens : “Je ne vais pas pouvoir vous payer avant plusieurs mois. Donc vous pouvez accepter d’attendre tout ce temps, ou bien je rentre la somme que je vous dois directement sur le compte, et je vous donne un code PIN avec lequel vous pouvez transférer cet argent comme bon vous semble. Vous ne pourrez pas retirer cet argent, mais vous pourrez vous en servir pour payer des impôts. Et si jamais vous devez vous aussi de l’argent à quelqu’un qui doit lui aussi payer ses impôts, alors vous pourrez transférer la somme sur le compte de cette personne”. Grâce à ce système, on peut annuler des dettes entre l’État, les individus et les entreprises. C’est la première phase. Dans un second temps, j’avais prévu d’aller plus loin : même si vous ne devez d’argent à personne, mais que vous avez de l’argent à la banque, et que vous savez que allez devoir payer des taxes et des impôts l’année suivante. Votre argent à la banque ne vous rapporte pas d’intérêt. Si vous transférez de l’argent bancaire vers le compte qu’on vous aura créé, on pourrait imaginer un taux d’intérêt à 10% – en mettant 1000€ sur votre compte, vous obtiendrez l’année suivant un compte avec 1100€. Soudainement, cela permet à l’État d’emprunter directement auprès des citoyens en utilisant ce marché. Lorsque le système devient assez fluide, la troisième phase consiste à le faire fonctionner comme un moyen de paiement. Cela donne aussi la possibilité à l’État d’utiliser une partie de ces liquidités pour mettre en place des mesures sociales ou pour lutter contre la pauvreté. Trois avantages : puisque c’est une mesure fiscale, c’est totalement légal au sein de l’Europe même si, bien entendu, Berlin va hurler. Ensuite, cela vous donne davantage de marge de manœuvre fiscalement sans craindre pour autant une évasion des capitaux puisque l’argent dans ce système ne peut pas aller dans un autre pays. Et enfin, ça améliore votre pouvoir de négociation avec les institutions puisque c’est de fait un moyen de paiement parallèle.

Face à la coalition italienne eurosceptique, les réactions de certains organes de presse et des institutions en Europe ont été très virulentes et rappellent les propos très durs tenus à l’encontre de la Grèce…

Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire.

Pour revenir à l’Italie, vous avez récemment déclaré qu’une majorité de votants italiens ont ignoré les forces de gauche et installé un gouvernement anti-système de droite. N’est-ce pas trop schématique de mettre la Lega et M5S dans le même sac ?

Ce sont eux qui s’y sont mis tous seuls. C’est bien le M5S qui a accepté de former un gouvernement avec la Lega, et ce sur la base d’un accord autour de trois mesures politiques : deux pour la Ligue et une pour M5S. Pour la Ligue, il y a d’abord une politique scandaleusement raciste qui consiste à arrêter 500.000 migrants et à les expulser… Mais pour les envoyer où ? Qui va les prendre ? La seconde mesure de la Lega, c’est une flat tax, [un impôt non progressif, à taux unique, ndlr], soit un incroyable cadeau fait aux riches que même Trump n’a pas osé faire. Qu’a obtenu le M5S en échange ? Un soi-disant revenu de base, universel, qui n’est ni universel, ni “de base”. Le principe d’une telle mesure serait d’accorder son accès à tout le monde alors qu’il ne s’adresse ici qu’aux pauvres. Ce n’est au final rien d’autre qu’une prestation de sécurité sociale. Pour ça, ils ont sacrifié leur âme et intégré un gouvernement raciste.

Que pensez-vous de l’idée d’un populisme de gauche ?

C’est une contradiction dans les termes. C’est comme si vous déclariez être un “démocrate fasciste”. Bien sûr, cela dépend des définitions. Être populiste signifie que vous vous adressez aux peurs de la population. Vous nourrissez ces peurs avec des promesses vides, dans le seul but de gagner le pouvoir. C’est ça le populisme, et ça ne peut être de gauche. Pas dans ma définition en tout cas, ou dans celle de la gauche progressiste à laquelle j’appartiens. La gauche doit parler le langage de la vérité. La vérité est révolutionnaire, et le populisme est fondé sur le mensonge.

©Cyrille Choupas

Mais une des composantes du populisme consiste à opposer le peuple aux élites, peut-être vous sentez-vous proche d’une telle conception, vous qui avez été confronté à l’intransigeance de ceux que vous qualifiez de “technocrates de Bruxelles” ou d’insiders ?

Avez-vous déjà lu Goebbels ? Je vous le recommande sincèrement. C’est très dérangeant, mais intéressant. Son analyse est exactement ce que vous décrivez : le peuple contre les élites – alors représentées par les banquiers, supposés être juifs… Mais si vous enlevez la composante antisémite, c’est exactement ce qu’on retrouve aujourd’hui. Qu’ont toujours fait les fascistes ? Ils font appel à une rage tout à fait compréhensible et légitime qui émerge dans la population, afin de gagner le pouvoir et le réserver finalement à une nouvelle élite. C’est ce qu’ont fait les Nazis ou Mussolini, avec un programme soi-disant anti-capitaliste. Ils ont certes créé des emplois ou mis en place des formes de sécurité sociale, mais pour servir in fine les intérêts des industriels. Donald Trump fait exactement la même chose. Il a gagné les élections en s’adressant aux peurs de ceux qui avaient été déclassés, dans le Wisconsin, à Détroit… Et quelle est la première chose qu’il a faite ? Placer tous ses amis de Goldman Sachs à la tête du pouvoir, et baisser massivement les impôts sur les riches. L’Histoire se répète. Ce n’est pas la gauche, et ça ne pourra jamais être la gauche.

Oui mais il y a des gens, par exemple chez Podemos en Espagne, ou chez la France Insoumise en France, qui réfléchissent à se définir eux-mêmes comme “populistes de gauche”…

Ils ont tort, totalement tort. Ils se trompent dangereusement. Vous aurez d’ailleurs remarqué que je ne travaille ni avec Mélenchon, ni avec Podemos. Dans l’idéal, nous devrions travailler ensemble. Mais nous ne le faisons pas à cause de ça. Le populisme souffle sur les braises de l’extrême-droite. Et même si ce n’est pas l’intention de Jean-Luc Mélenchon ou de Pablo Iglesias, vous finissez toujours par aider Le Pen, l’Afd ou Salvini. Vous n’aidez pas les forces du progrès.

Comment nourrissent-ils l’extrême-droite selon vous ?

Il n’y a aucun moyen de rivaliser avec Le Pen sur le nationalisme : vous perdez dans tous les cas. Quand la gauche dit qu’il faut désintégrer l’Europe et donner la priorité à la nation, vous aurez forcément Le Pen derrière qui va dire : “Oui évidemment, d’ailleurs votez pour moi”. La seule solution, c’est l’internationalisme, unir les travailleurs de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, pour transformer les institutions européennes. Regardez la gauche au XXe siècle, elle n’était pas anarchiste, elle ne voulait pas détruire l’État. La gauche marxiste a toujours promu la prise du pouvoir pour en faire profiter les masses. C’est pareil avec les institutions européennes, nous devons nous en emparer pour en faire profiter les masses, qu’importent les origines des gens, qu’importent qu’ils soient Français ou Espagnols.

Parlons de l’Europe que vous voulez, et ce qu’il est possible de faire. Avant toute chose : étiez-vous en faveur du traité de Maastricht en 1992 ?

Bien sûr que non.

Maintenant que nous avons l’euro, que pourrions-nous faire pour le réformer ?

Il y a trois voies potentielles : la désintégration de l’euro ; sa réparation et sa transformation en une monnaie progressiste et anti-austérité ; le statu quo. Nous devons décider dans quel ordre classer ces trois options. Les institutions en place pensent que la meilleure solution est le statu quo, et que le pire serait la désintégration, avec une réforme de l’euro entre les deux. Pour nous, la priorité est la socialisation et la démocratisation de l’euro, tandis que le pire est le statu quo, pas la désintégration. Pour les gens comme Jean-Luc Mélenchon, la désintégration est la meilleure chose. C’est là où nous sommes en désaccord.

À quoi ressemblerait un euro socialisé et décentralisé ? Imaginez que nous ayons dans les prochaines années, un programme d’investissement de la banque européenne d’investissement (BEI) à hauteur de 500 milliards chaque année pour les technologies et énergies vertes. Ces technologies permettent de développer des métiers de très bonne qualité et dont nous manquons cruellement. Ce plan pourra passer par l’emprunt et l’émission de bonds que la BCE pourrait soutenir le programme en utilisant les circuits financiers déjà existants. Aujourd’hui, la BCE réalise au moins 90 milliards d’euros de profits par an – des profits qui ne sont pas redistribués. Pourquoi la BCE ferait-elle du profit ? Ça n’a aucun sens, ce n’est pas une entreprise privée. C’est de l’argent social, pourquoi personne ne l’utilise ? On devrait s’en emparer pour créer un fond de lutte contre la pauvreté. Imaginez si des familles pauvres en Grèce, en France et en Allemagne recevaient chaque mois un chèque de la part de la BCE, cela aurait un effet unificateur énorme. Enfin, troisième exemple : lorsqu’une banque italienne ou grecque fait banqueroute, elle doit être sauvée par les contribuables. Imaginons plutôt que nous créions une nouvelle juridiction européenne qui puisse recapitaliser cette banque via le mécanisme de stabilité européenne, que tous les actionnaires soient mis à la porte et remplacés par de nouveaux directeurs — disons japonais pour qu’il ne soient pas partie prenante du système — et qu’une fois que cette banque a été purgée, elle puisse être revendue et que les contribuables européens y gagnent de l’argent. Ce sont des choses que nous pourrions faire et qui pourraient transformer considérablement la zone euro. Une simple conférence de presse de cinq minutes suffirait. On pourrait faire ça, avant même de s’attaquer aux traités.

Que pensez-vous des idées de monnaie commune et de mix entre euro et monnaie nationale ?

Nous avons une proposition de système de paiement parallèle en zone euro, comme je vous l’ai dit toute à l’heure. Ce qui est bien dans ce système, c’est que vous réparez l’euro mais que dans le même temps, si l’euro s’effondre, ce système permet le passage à une monnaie nationale. À la différence de ceux qui parlent d’un plan B, nous voulons un plan A. Mais nous incorporons au plan A des composants qui permettent d’anticiper l’effondrement. Ce système permet de rendre l’euro meilleur et plus soutenable, mais dans le même temps il permet d’anticiper le choc d’une sortie de l’euro.

Vous définiriez-vous comme fédéraliste en faveur d’“États-Unis d’Europe”, plutôt souverainiste et pour une “Europe des Nations”, ou quelque chose entre les deux ?

Je suis un marxiste. Je ne vois pas la nation comme un concept naturel mais comme le résultat d’un processus historique. Elles ont émergé au XIXe siècle pour servir l’accumulation du capital. Par exemple, l’identité nationale grecque n’existait pas il y a seulement 300 ans. Trois siècles en arrière, les Grecs se pensaient davantage comme des chrétiens membres de l’empire ottoman. Le concept de nation tout comme notre identité évoluent. Un grand nombre d’Européens, les jeunes en particulier, se sentent bien plus européens qu’avant. Étant donné que je suis internationaliste, j’aimerais développer cette identité européenne, pour créer un “demos” européen. Ce sont les processus politiques, la “praxis”, comme on dit en grec, qui créeront une identité européenne, qui préservera aussi les identités nationales. Je ne vois pas de conflit entre identités européenne et nationales.

©Cyrille Choupas

Vous avez appelé à la “désobéissance”. Quelle forme cela peut prendre à l’échelle individuelle ?

A l’échelle citoyenne, c’est facile. La ville de Naples a par exemple décidé de ne pas respecter les règles de Maastricht sur les dettes et le déficit et de lancer une campagne de désobéissance, en occupant des bâtiments, etc [lire notre dossier sur Naples dans le précédent numéro de Socialter]. Mais ce que nous proposons est plus fort que ça : la désobéissance gouvernementale. Prenez Macron, par exemple : pourquoi ses propositions européennes n’aboutissent-elles pas ? Elles étaient très faibles – elles n’auraient pas fait grande différence – mais Berlin a quand même dit non. Pourquoi ? Parce qu’il n’envisageait pas la désobéissance. Moi je pratique la désobéissance européenne. Je dis : “Non je ne signerai pas, tuez moi”. Si Macron veut que ses propositions aient la moindre chance, il peut bien être modéré, mais dans le même temps il doit être prêt à la désobéissance. C’est la chaise vide de Charles de Gaulle. Si vous n’êtes pas prêt à faire ça, l’Europe ne changera pas. C’est là la différence entre la désintégration, la volonté de faire Brexit, Frexit, Grexit, et ceux qui comme moi, disent : “non on reste, et c’est vous qui sortez”. Chaise vide et véto jusqu’à ce qu’on ait une conversation décente.

Vous avez créé il y a deux ans DiEM 25, quel est votre agenda pour les prochains mois ?

DiEM 25 est une plateforme électorale en vue des élections européennes de 2019. Nous avons formé une plateforme démocratique et ouverte. Tous les citoyens et tous les courants politiques peuvent échanger avec nous sur ce qu’il convient de faire – et non pas “qui aura quel poste”. On parle de ce qu’il faut faire demain matin, dans deux ans ou dans dix. On évoque tous les problèmes qui affectent nos sociétés et les citoyens. Nous avons finalisé un “New Deal pour l’Europe”, un agenda politique qui couvre presque tout et qui est très clair. On a travaillé dur, avec beaucoup de partenaires potentiels partout en Europe. Le pire ennemi de l’Europe c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives. Mais nous devons offrir des alternatives aux gens, poser des questions très spécifiques, réfléchir à ce qu’il faut faire au cas par cas, avec un agenda très précis. Ces réponses proposées par DiEM25 sont le résultat d’une concertation et d’un vote section par section. C’est essentiel pour montrer ce que l’on entend par “démocratie”.

Pensez vous endosser de nouveau des responsabilités politiques en Europe ou Grèce ?

Non. Tsipras a dit au moins une chose correcte sur moi : “Yanis est un bon économiste mais un terrible politicien”. Être un “terrible politicien” est un honneur pour moi. Si un jour je deviens un bon politicien, flinguez moi. Être aux responsabilités est pour moi un cauchemar. Mais c’est comme sortir les poubelles le soir : quelqu’un doit le faire.

Avez-vous encore des contacts avec Wolfgang Schäuble ?

Non. Mais je dois dire que les conversations avec lui étaient très exaltantes.

Réparations de guerre : la dette impayée de l’Allemagne envers les Grecs

©moritz320. Licence : CC0 Creative Commons.

269,5 milliards d’euros. C’est, selon un rapport du Parlement grec de 2015, la somme que doit payer l’Allemagne à la Grèce au titre des réparations de guerre pour l’occupation du pays par les nazis entre 1941 et 1944. Le remboursement de cette somme, qui représente plus de deux-tiers de la dette grecque (320 milliards d’euros), équivaudrait quasiment à son effacement. Le fait que ces réparations demeurent aujourd’hui impayées rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’Allemagne était au bord de la faillite, et que c’est précisément l’annulation et/ou le report de ses dettes – de guerre mais aussi hors-guerre – qui ont permis au pays de se redresser et d’être la puissance qu’elle est de nos jours. Un élément dont les instances européennes feraient bien de se souvenir…

 

L’occupation de la Grèce, un moment d’anéantissement du pays

27 avril 1941. Les armées grecques et leurs alliés britanniques vaincus, les troupes à motocyclettes allemandes et la seconde division Panzer entrent victorieuses dans Athènes. Se rendant directement à l’Acropole, ils y font descendre le drapeau grec de son mât pour le remplacer par la svastika nazie, actant symboliquement la fin de la Bataille de Grèce et la victoire du Troisième Reich et de ses alliés de l’Axe – bulgares et italiens.

S’ouvre alors le début d’une période d’occupation féroce du pays par l’Allemagne, désastreuse sur le plan humain et économique. Comme dans tous les pays qu’elle occupe, l’Allemagne oriente l’économie grecque au service des intérêts du Reich. Elle exige ainsi un important tribut de guerre, qui entraîne le pillage des ressources alimentaires grecques pour nourrir la Wehrmacht. Des frais d’occupation sont également exigés : l’occupant spolie plus de 400 milliards de drachmes entre 1941 et 1943. Enfin, les Nazis exproprient les richesses minières grecques en forçant les entreprises locales à nouer des contrats avec les exploitants allemands. Pour les Grecs, cela signifie une chute drastique de la production industrielle, une explosion du chômage et une inflation galopante. Le pillage par l’occupant allemand et les pénuries qui s’en suivent provoquent une longue période de famine dont le bilan est très lourd : 300 000 Grecs meurent de faim sur la période 1941-1944. A l’hiver 1941-1942, la situation est telle que dans la seule ville d’Athènes, la Croix-Rouge dénombre jusqu’à 300 décès par jour.

L’armée allemande est également responsable de terribles carnages, dans sa guerre permanente de représailles contre la résistance grecque, notamment l’EAM communiste. La répression allemande, particulièrement sanglante, se traduit par le massacre de villages entiers. Kalavyrta, Komeno, Distomo, Kaisariani… autant d’Ouradour-sur-Glane grecs parmi une liste interminable, pour un bilan humain tournant autour de 70 000 victimes. Sur l’ensemble de la période d’occupation, entre les privations, le pillage et la répression, on estime que ce sont entre 8 et 9 % des Grecs qui ont trouvé la mort (à titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1,5 % en France), et un septième de la population qui s’est retrouvée sans abri.

C’est cette dette de sang que l’Allemagne n’a jamais réglée, et qui a refait surface à l’heure où les créanciers allemands et européens étouffent l’économie hellénique.

Une arme diplomatique pour instaurer un rapport de force

Le 26 janvier 2015, le premier acte officiel d’Alexis Tsipras, alors fraîchement nommé Premier Ministre, fut de se rendre au mémorial de Kaisariani, village-martyr. Une manière hautement symbolique de renvoyer l’Allemagne à ses propres responsabilités historiques. Et de faire jouer un argument de poids dans le bras-de-fer à venir autour de la question de la dette grecque. La suite est bien connue : la trahison de Tsipras vis-à-vis du référendum de l’été 2015, suivie de l’acceptation du mémorandum européen. Le coup d’éclat à Kaisariani est resté lettre morte. Depuis, la question des réparations de guerre n’est plus évoquée lors des tables de négociation.

Pourtant, la somme des réparations de guerre évaluée par le Parlement grec en 2015, chiffrée à 269,5 milliards d’euros, changerait complètement la donne pour Athènes si elle était payée par l’Allemagne. Ce calcul prend en compte la somme réclamée par la Grèce dés 1946, qui s’élevait à 7 milliards de dollars : le chiffre est ensuite actualisé en prenant en compte l’inflation et les intérêts. Ces réparations recouvriraient ainsi les prêts (estimés à 10 milliards d’euros) que la Grèce a « consenti » avec un pistolet sur la tempe au Reich, les dédommagements pour les destructions de l’appareil productif et du système monétaire, ainsi que l’indemnisation des nombreuses familles de victimes (l’Allemagne n’ayant remboursé que les victimes juives, dans les années 1960). En tout, cela représente plus de deux-tiers de la dette grecque. Un tel remboursement, qui équivaudrait à un effacement des dettes de la Grèce envers ses créanciers par l’effacement de la dette historique de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce, permettrait à l’économie du pays de respirer enfin.

Évidemment, la question reste pure science-fiction en l’état, Berlin ayant clairement fermé la porte à une telle hypothèse. Mais à défaut de pouvoir trouver un écho juridique et économique immédiat, le sujet reste un argument moral indiscutable dans le camp grec. Car pour comprendre pourquoi le dossier des réparations de guerre n’est pas clos soixante-treize ans après la libération de la Grèce, il faut revenir à février 1953, date à laquelle l’Allemagne se voit octroyée une réduction de sa dette, et un quasi-renvoi aux calendes du remboursement des réparations de guerre (celles-ci sont alors renvoyées à la réunification future de l’Allemagne ; or, en 1990, Helmut Kohl refuse d’envisager le remboursement). Comparer le cas allemand en 1953 et le traitement du cas grec aujourd’hui permet de mettre en lumière l’injustice que subissent les Grecs, et d’anéantir la vue de l’esprit qui fait de la dette et de son remboursement consciencieux l’alpha et l’oméga de l’économie.

1953 : quand l’Allemagne voyait l’allègement de sa dette par ses créanciers

C’est un fait que les créanciers allemands et européens oublient un peu facilement. En février 1953, les Accords de Londres réduisent la dette ouest-allemande contractée hors-guerre de 60 %. Les Alliés sont alors bien conscients que l’humiliation économique du traité de Versailles a constitué l’une des conditions qui a rendu possible l’ascension d’Hitler au pouvoir, et ils ont dès lors été soucieux d’éviter que l’histoire ne se répète, même au prix d’une perte sèche pour les créanciers. L’Allemagne de l’Ouest devait à tout prix pouvoir se relancer : c’est le principe du « rembourser sans s’appauvrir ».

Pour cela, au-delà des effacements de dette et des reports, on établit que le service de la dette allemande ne doit pas dépasser 5 % de ses revenus d’exportation, afin de ne pas étouffer sa relance économique. Une telle disposition n’existe évidemment pas parmi les mesures imposées à la Grèce. Or, justement, les revenus d’exportation allemands augmentent, après-guerre. Et ceci en grande partie car le pays est autorisé à rembourser en monnaie nationale, et non en devises étrangères (ce qui implique la possibilité de faire tourner la planche à billets). Les créanciers, notamment français, britanniques et américains, se retrouvent ainsi remboursés avec des deutsche marks fortement dévalués qui ne servent à rien, si ce n’est à importer des produits ouest-allemands. Les exportations s’en trouvent donc dynamisées. Une telle possibilité n’existe pas pour la Grèce : tant qu’elle ne sort pas de la zone euro [1], elle sera de facto contrainte de payer en euro, alors qu’elle en manque (étant en déficit commercial avec les autres États-membres de l’UE).

Enfin, les Accords de Londres de 1953 accordaient aux tribunaux ouest-allemands la possibilité de suspendre le remboursement en cas de troubles à l’ordre public. En Grèce, le brasier social et la montée inédite de forces politiques extrémistes comme Aube Dorée, ne permettent d’avoir aucun doute sur les risques qu’encourt ce pays en termes de troubles à l’ordre public. La Troïka refuse pourtant catégoriquement un tel gel des remboursements ; une indication supplémentaire qui permet de penser que la priorité de l’Union européenne dans ce dossier n’est pas la stabilisation politique et démocratique de la Grèce, mais bien la satisfaction, coûte que coûte, des appétits des créanciers.

Toujours est-il que l’ironie de l’Histoire est savoureuse. Si l’Allemagne est là où elle en est aujourd’hui, parmi les premiers de la classe de l’économie mondialisée, c’est aussi parce qu’à un moment de son histoire, sa dette a été partiellement effacée, en partie aménagée, par pure volonté politique de ses créanciers dans le cadre de la Guerre Froide. Les arguments présentés lors des Accords de Londres sont toujours valables aujourd’hui. Le précédent grec est une menace pour tous les peuples européens. L’Allemagne, parce qu’elle a profité d’un effacement salutaire de sa dette, et parce qu’elle n’a à ce titre jamais payé pour les atrocités commises durant l’occupation de la Grèce, a une double responsabilité morale vis-à-vis de ce peuple. Elle est, plus que n’importe quel autre État européen, la plus illégitime pour demander aux Grecs de rembourser quoi que ce soit.

Comme l’illustrent les Accords de Londres, la dette n’est pas tant une question économique qu’un problème de volonté politique. Un effacement de la dette grecque n’a rien d’impossible. Seulement, en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne, l’heure est à la saignée.

Et pour cause. Un rapport de juillet 2017 émis par le ministère des Finances allemand a montré que les prêts accordés à la Grèce par l’Allemagne avaient rapporté à Berlin un bénéfice de 1,34 milliards d’euros, via les intérêts. Et ce n’est pas tout. Car s’il est normalement prévu que ces bénéfices soient restitués à la Grèce dans le cadre du plan d’aide, c’est à la seule condition que la Grèce se plie aux exigences de ses créanciers. Parmi celles-ci, une vaste opération de démantèlement et de privatisations des services publics, au profit… de l’Allemagne, entre autre. Gagnante à tous les coups.

Ainsi, lorsque quatorze aéroports grecs – parmi les plus rentables : ceux de Mykonos ou encore de Santorin et de Corfou – ont été privatisés, ils ont été vendus à l’entreprise allemande Fraport, dont les actionnaires majoritaires sont la région de Hesse et la ville de Francfort. Ou quand les pouvoirs publics allemands se renflouent sur la misère d’un peuple et la destruction méticuleuse de la propriété publique d’un « partenaire » européen…

[1] il convient de préciser que même si la Grèce avait sa propre monnaie, il faudrait encore qu’elle puisse parvenir à un accord avec ses créanciers sur la possibilité de rembourser sa dette avec cette monnaie nationale, c’est-à-dire de « monétiser sa dette ».

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L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara

Ismaël Omarjee : «On assiste à une évolution préoccupante des instruments juridiques européens».

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Le droit communautaire est assez mal connu. Il est pourtant très important, au sein d’une Europe conçue avant tout comme un ensemble économico-juridique. L’intégration s’est faite d’abord par le droit, comme le rappelle ci-dessous Ismaël Omarjee, maître de conférence à l’université de Nanterre, co-directeur de M2 “juriste européen” et spécialiste de ces questions. Ce dernier revient ci-dessous sur la primauté du droit communautaire, sur les implications de l’appartenance européenne sur l’identité constitutionnelle de la France, sur les entorses à la charte des droits fondamentaux dans certains pays au nom de l’austérité, et sur bien d’autres points encore. 

***

 

Deux arrêts fondateurs de la Cour de Justice des communautés européennes de 1963 et 1964 ont posé, en droit européen des principes essentiels que sont « l’effet direct » et la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Pouvez-vous expliquer en quoi ces jurisprudences, très peu connues du grand public, sont fondamentales à connaître ?

Par ses arrêts rendus le 5 février 1963 (Van Gen en Loos) et le 15 juillet 1964 (Costa Enel), la Cour de justice a en effet consacré ces deux principes fondamentaux que sont l’effet direct et la primauté. L’importance de ces principes tient à ce qu’ils sont constitutifs de l’ordre juridique communautaire c’est à-dire qu’ils confèrent à la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne) d’une part, sa spécificité au regard des autres organisations internationales d’autre part, son autonomie à l’égard des Etats membres. Leur compréhension est indispensable si l’on veut saisir le fonctionnement de l’Union européenne notamment dans ses rapports avec les Etats membres.

Evoquons d’abord le principe de primauté. Ce principe a été consacré par l’arrêt Costa Enel du 15 juillet 1964 alors même qu’il n’était pas inscrit dans le Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne ! Au terme d’une lecture particulièrement audacieuse de ce traité, s’appuyant davantage sur son esprit que sur sa lettre, la Cour de justice a considéré que les Etats « ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux mêmes ». Elle en a tiré comme conséquence que « le droit du Traité ne pourrait (…) se voir judiciairement opposé un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle même ». Autrement dit, le droit communautaire prime le droit interne des Etats. En cas de conflit, le juge national doit nécessairement écarter la règle nationale au profit de la règle interne.

L’importance de ce principe a par la suite été redoublée par l’extension progressive des compétences de la Communauté et par son application non plus aux seules dispositions du Traité mais également aux dispositions prises pour leur application : règlements et directives notamment.

L’effectivité de ce principe repose sur les sanctions dont sont passibles les Etats s’ils manquent à son respect. En particulier, le recours en manquement permet à la Commission de saisir la Cour de justice contre un Etat récalcitrant.

Il est vraiment important de comprendre que ce principe de primauté, sur lequel l’Europe s’est construite – construction essentiellement par le droit – a été imposé par le juge européen alors que les pères fondateurs, en dépit de leur engagement supra national, n’avaient pas osé l’inscrire dans les traités. D’un point de vue démocratique, cela n’est pas sans poser problème car il s’agit d’une mise sous tutelle des droits nationaux.

Aujourd’hui, le principe de primauté ne figure toujours dans les Traités. Une déclaration annexée au Traité de Lisbonne (Déclaration n°17) en rappelle la substance « Les Traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des Etats membres …».

Le principe de l’effet direct a, pour sa part, été consacré par l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963. Il désigne l’aptitude qu’à la règle européenne à créer directement des droits ou des obligations dans le chef des particuliers et la possibilité pour ces derniers de les invoquer devant le juge national. Pour cette raison, le juge national est considéré comme le garant de l’application du droit de l’Union.

Le principe de l’effet direct est important car il permet au particulier de se prévaloir contre son Etat l’application d’une règle européenne devant le juge s’il estime que cette règle n’a pas été respectée. L’effet direct est alors vertical.

Le principe peut aussi être invoqué dans des litiges entre particuliers. Par exemple, entre un employeur et son salarié. L’effet direct est alors horizontal. Cet effet horizontal ne concerne cependant pas les directives.

Pour qu’une norme soit reconnue d’effet direct, elle doit cependant remplir certaines conditions : être suffisamment précise et inconditionnelle. Suffisamment précise, en ce sens qu’elle doit énoncer un droit ou une obligation dans des termes non équivoques ; inconditionnelle en ce sens qu’elle n’est pas assortie de conditions et ne requiert pas une mesure ou un acte complémentaire.

 

Les juridictions nationales françaises ont longtemps résisté à l’idée d’entériner la primauté du droit communautaire. Mais la Cour de cassation l’a fait en 1975, et le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo. Ce dernier est un « grand arrêt » très connu, qui fait disparaître le principe de la « loi écran ». Qu’est-ce que cela signifie ? Contourner ainsi le législateur national au nom de l’Europe ne pose-t-il pas un problème démocratique ?

La reconnaissance de la primauté en France a été, en effet, tardive pour des raisons tenant à la tradition juridique française, plutôt réticente à accepter la supériorité des normes internationales, et au silence de la version initiale de Constitution de 1958 sur le phénomène communautaire.

L’article 55 de la constitution qui, faut-il le rappeler, affirme la supériorité des traités internationaux sur la loi française sous réserve de réciprocité aurait pu fonder, dès l’origine, la reconnaissance du principe de primauté. Mais pendant longtemps, les juridictions françaises ont privilégié une application a minima de l’article 55 de la Constitution, considérant que cette disposition ne s’imposait qu’au législateur. Si elles reconnaissaient la supériorité d’un Traité sur une loi antérieure contraire, elles considéraient que le Traité devait s’incliner devant une loi postérieure contraire compte tenu de la volonté souveraine du législateur.

L’évolution est venue d’abord de la Cour de Cassation à l’occasion d’un arrêt Société des cafés Jacques Vabre rendu le 24 mai 1975. Appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une loi française avec certaines dispositions du Traité de Rome, la Cour de Cassation reconnaît la primauté du droit communautaire en se fondant tant sur la spécificité de l’ordre juridique communautaire que sur l’article 55 de la Constitution. S’agissant de cette dernière disposition, elle estime que la condition de réciprocité qu’elle contient doit être écartée pour l’application des Traités de l’Union.

Le Conseil d’Etat a mis davantage de temps à reconnaître le principe de primauté arguant dans un premier temps de la souveraineté du législateur français et de l’inopposabilité de l’article 55 de la Constitution au juge national. Comme vous le soulignez, la rupture est venue de l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Etait en cause la compatibilité d’une loi française organisant les élections au Parlement européen avec les dispositions du Traité de Rome relatives à son champ d’application, notamment outre-mer. Opérant un revirement complet, donnant effet à l’article 55 de la Constitution, le Conseil d’Etat reconnaît la primauté des dispositions du Traité de Rome sur la loi française y compris lorsque celle-ci est postérieure au Traité. C’est en ce sens que le principe dit de la « loi écran » a disparu puisqu’aucune loi, qu’elle soit antérieure ou postérieure au Traité, ne peut plus s’opposer à l’application des traités.

On peut y voir une restriction au pouvoir du législateur mais cela n’est pas propre aux Traités européens. Les décisions du Conseil d’Etat se réclament moins de la spécificité de l’ordre juridique européen que d’une application bien comprise de l’article 55 de la Constitution. La primauté vaut ainsi pour tous les Traités et pas seulement pour les Traités européens.

Il est vrai cependant que pour les autres Traités, la primauté reste soumise à une condition de réciprocité alors qu’elle est inopposable aux Traités européens.

La reconnaissance de la primauté par la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat est complète : elle s’étend aux règlements, aux directives et aux arrêts de la Cour de justice.

 

A l’occasion de son arrêt « Lisbonne » de 2009, qui étudiait le traité du même nom, la Cour constitutionnelle allemande a renforcé les pouvoirs du Bundestag. Désormais, celui-ci est davantage consulté sur la question de l’Europe. De son côté, le Conseil constitutionnel français a posé pour la toute première fois une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union en 2013, semblant valider de fait la supériorité du droit de l’Union sur la loi fondamentale française. Il semble que selon les pays, le principe de la primauté du droit européen soit vécu différemment, et que certaines Cours constitutionnelles préservent mieux que d’autres la souveraineté de leur pays. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas se méprendre sur la position des juges français quant aux rapports entre la Constitution française et le droit de l’Union européenne.

Il faut distinguer l’attitude du juge et celle du Constituant. Rappelons d’abord les termes de l’article 54 de la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». De cette disposition, il résulte qu’un Traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié qu’après une révision de la Constitution. En l’absence d’une telle révision, il convient soit de renoncer à la ratification soit de renégocier le Traité afin de l’expurger des termes inconciliables avec la Constitution. Cette disposition pose, à sa manière, la supériorité de la Constitution au Traité puisque la contrariété de ce dernier à la Constitution est un obstacle à sa ratification.

L’application de ce principe aux Traités européens devrait empêcher la ratification de Traités dont les dispositions heurtent les dispositions constitutionnelles. Or, à chaque fois que la question s’est posée, le Constituant français s’est résolu à modifier la Constitution pour permettre la ratification des traités européens. Ce fut le cas en 1992, en 1999 en 2008 pour la ratification des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne. Ces modifications successives de la Constitution – texte fondamental s’il en est – contribuent à sa banalisation et trahissent une attitude du Constituant peu respectueuse de l’identité constitutionnelle de la France.

La position des juges est nettement plus nuancée. Le Conseil d’Etat comme la Cour de Cassation dénient toute primauté de la règle européenne face aux normes constitutionnelles. En cas de conflit, ces juridictions appliquent les normes constitutionnelles. Ainsi en a-t-il été dans les affaires Sarran (CE, 30 octobre 1998) et Fraisse (Cass. A.P, 2 juin 2000) relatifs à la mise en œuvre des accords de Nouméa. De même, le Conseil constitutionnel a jugé que la primauté du droit dérivé de l’Union – règlements, directives – cédait devant une disposition contraire de la Constitution (Décisions du 10 juin et du 1er juillet 2004).

Il est vrai cependant que pour tenir compte de la participation de la République à l’Union européenne, le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la constitutionnalité des lois de transposition d’une directive, estimant que « la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle ». Ce signe d’ouverture vers le droit de l’Union européenne résulte directement de l’article 88-1 de la Constitution selon lequel « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Faut-il pour autant conclure à l’immunité constitutionnelle des lois de transposition d’une directive ? La situation est plus complexe qu’elle n’y parait car le Conseil constitutionnel considère que la transposition d’une directive « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (Cons. Const 27 juillet 2006 ; 30 novembre 2006). Cette référence à l’identité constitutionnelle nationale n’est pas propre au Conseil Constitutionnel français. On la retrouve aussi chez le juge constitutionnel allemand et traduit l’idée, exprimée par nombre de Cours constitutionnelles (allemande, polonaise, espagnole, italienne) que le droit de l’Union européenne n’a pas la primauté sur les exigences constitutionnelles définissant une identité nationale.

A la lumière de ces observations, on ne peut conclure que le Conseil Constitutionnel français préserve moins bien que ses homologues étrangers la souveraineté du pays. Ce constat n’est pas remis en cause par la saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel : celle-ci ne peut être perçue comme un acte de soumission de la Loi fondamentale au droit de l’Union européenne. Si elle traduit certes, incontestablement, une plus grande ouverture du vers le droit de l’Union européenne, elle ne signe pas le renoncement à assurer la suprématie de la Constitution française.

Il n’en demeure pas moins – et je vous suis sur ce point – que cette plus grande ouverture du Conseil constitutionnel vers le droit européen tranche avec la position plus hésitante de la Cour constitutionnelle allemande compte tenu de l’importance que ce pays accorde à la protection des droits fondamentaux. Longtemps méfiante vis à vis du droit communautaire, la Cour de Karlsruhe a semblé plus ouverte à partir des années quatre-vingt prenant acte de la volonté croissante des institutions communautaires, notamment de la Cour de justice, d’assurer protection des droits fondamentaux. Toutefois, la période récente, initiée en 1992 semble marquer le retour sinon d’une méfiance du moins d’une certaine vigilance. La jurisprudence récente met en avant une « clause d’éternité », noyau identitaire auquel le droit de l’Union ne saurait porter atteinte. Par ailleurs, la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009 sur la ratification du Traité de Lisbonne a renforcé le contrôle démocratique de la Cour sur les Traités inaugurant à bien des égards une nouvelle ère dans les relations entre l’Union et les Etats. Cette décision peut être résumée en quelques points :

– comme « organisation internationale », l’Union ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Aussi, le Parlement national doit se voir reconnaître des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités.

– il appartient au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution.

– Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.

 

La Constitution française a été réformée plusieurs fois pour y intégrer les traités européens. Elle possède désormais un titre XV intitulé « de l’Union européenne ». Dans ce cadre et si la France devait un jour sortir de l’Union européenne à l’instar de la Grande-Bretagne, n’y aurait-il pas un laps de temps où le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle ? Comment réagiraient les différentes juridictions nationales ?

C’est une question difficile. La probabilité d’une sortie de la France de l’Union européenne me paraît assez faible surtout depuis le résultat des dernières élections françaises.

En se plaçant dans cette hypothèse, je ne perçois pas ce laps de temps ou le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle. Le titre XV de la Constitution ne fait que tirer les conséquences de la participation de la République à l’Union européenne. Il n’impose nullement cette participation. Il va de soi cependant que l’officialisation d’une éventuelle sortie de l’Union s’accompagnerait nécessairement de la suppression du titre XV de la Constitution. De même, elle serait nécessairement accompagnée d’un acte transitoire pour le règlement des situations en cours. C’est l’usage en matière d’adhésion ou de sortie d’une organisation. Les solutions restent à imaginer et le Brexit pourrait valoir d’exemple. Il faudra suivre attentivement les modalités de sa concrétisation.

 

Récemment, le président de la Commission Jean-Claude Juncker a expliqué que le traitement économique actuellement infligé à la Grèce n’était certes pas conforme à la Charte des droits fondamentaux de l’Europe, mais que ce n’était pas si grave puisque la Troïka est une structure ad hoc qui agit hors cadre juridique. N’est-ce pas là, précisément, la définition de l’arbitraire et du droit du plus fort ?

Oui, je partage votre sentiment sur la brutalité et le caractère arbitraire d’une telle déclaration qui n’est, cependant, ni le fruit du hasard ni le signe d’une maladresse. La position défendue par Jean-Claude Juncker fait écho à la gouvernance économique et en particulier au schéma imaginé lors de l’adoption du Mécanisme européen de stabilité qui, à dessein, a été conçu en dehors du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux.

A plusieurs reprises, la Cour de justice a été saisie de la conformité à la Charte des mesures nationales d’austérité exigées par l’Union ou contenues dans les accords de facilité d’assistance financière conçus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Qu’il s’agisse des mesures adoptées en Grèce, au Portugal, à Chypre, en Roumanie ou en Irlande, la Cour a constamment jugé que ces mesures ne pouvaient être soumises au contrôle de la Charte car elles ne relevaient pas du droit de l’Union.

On assiste là à une évolution assez préoccupante consistant à créer des instruments en dehors du cadre juridique de l’Union pour ensuite les soustraire au contrôle juridictionnel ou aux textes fondamentaux. Encore récemment, le tribunal de l’Union s’est déclaré incompétent pour connaître des recours de demandeurs d’asile à l’encontre de la déclaration UE-Turquie tendant à résoudre la crise migratoire au prétexte que cet acte n’a pas été adopté par l’une des institutions de l’Union européenne.

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L’Union Européenne rappelle à Tsipras qui sont les maîtres

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

Les créanciers viennent de suspendre l’allègement de la dette qu’ils avaient accordé au gouvernement grec. L’Eurogroupe estime qu’Alexis Tsipras a violé l’accord que son gouvernement a passé avec les créanciers en annonçant la mise en place de timides mesures sociales.


Le premier ministre grec Alexis Tsipras a promis il y a une semaine de mettre en place des mesures sociales destinées à soulager les plus pauvres : le versement de quelques centaines d’euros aux 1,6 millions de retraités pauvres gravement touchés par les mesures d’austérité et le report de la hausse de la TVA dans les îles de l’Est du pays les plus frappées par la crise migratoire (les réfugiés et les populations locales paieront cette taxe comme tout le monde). Des mesures qui n’affecteraient pas la situation financière de la Grèce, puisqu’elles seraient subventionnées par un excédent budgétaire de 674 millions d’euros. L’excédent primaire grec, c’est-à-dire l’excédent budgétaire avant que ne soient déduits du budget les coûts engendrés par le remboursement de la dette, est en effet l’un des plus élevés de la zone euro. C’en est trop pour les créanciers, qui ont décidé de suspendre l’allègement de la dette grecque décidée par l’Eurogroupe le 5 décembre ; un porte-parole de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, met en cause les mesures “unilatérales” d’Alexis Tsipras, qui “ne sont pas en ligne avec nos accords”, a-t-il précisé. Le premier ministre grec avait pourtant appliqué toutes les mesures réclamées par l’Eurogroupe et la “Troïka” (c’est-à-dire la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne et le FMI, qui représentent les créanciers de l’Etat grec).

Tsipras avait accepté les mesures des créanciers

Depuis juin 2015, le gouvernement grec a voté les centaines de mesures d’austérité préconisées par la « Troïka » : la TVA et les cotisations des travailleurs ont été fortement augmentées, l’expulsion des locataires endettés a été généralisée, et le gouvernement grec s’est engagé à privatiser l’équivalent de 50 milliards d’euros de biens publics. Pour atteindre cet objectif, il a purement et simplement dû se résoudre à privatiser une partie de son territoire ; Alexis Tsipras a ainsi mis en vente 597 îles grecques, des centaines de plages et de sites archéologiques.

Les mesures sociales annoncées par Alexis Tsipras ne contredisent pas les engagements pris avec les créanciers : rien dans ces accords n’interdit  au premier ministre grec de redistribuer les excédents budgétaires comme il l’entend. Pourtant, l’Eurogroupe a décidé de punir Alexis Tsipras en le menaçant de suspendre l’allègement de la dette prévu le 5 novembre.

Un allègement très relatif

L’accord signé en juin 2015 avec les créanciers prévoit une annulation de 30% de la dette grecque. Cette annulation a sans cesse été retardée par les créanciers, alors qu’Alexis Tsipras a pratiquement mis en place toutes les mesures d’austérité incluses dans l’accord. Bon nombre d’observateurs jugent que cet allègement serait insuffisant ; la dette grecque s’élève actuellement à 175% de son PIB ; même si elle était allégée de 30%, la dette grecque serait toujours supérieure au PIB du pays.

Depuis 2008, la crise de la dette entraîne la Grèce dans une spirale sans fin. Pour rembourser sa dette, la Grèce doit emprunter sur les marchés financiers avec taux d’intérêt ; pour rembourser ces nouveaux prêts, le gouvernement emprunte sur de nouveaux marchés financiers, toujours avec taux d’intérêt, et ce à l’infini. Résultat : la dette grecque, qui représentait l’équivalent de 110% du PIB en 2008, représente désormais 175% du PIB.

Les créanciers acceptent de prêter de l’argent à la Grèce uniquement si celle-ci met en place des mesures d’austérité, ce qu’ont accepté tous les gouvernements grecs depuis 2008. Ces plans d’austérité ont eu des conséquences sociales dramatiques.

La Grèce : l’un des pays les plus touchés par la crise

La situation du peuple grec frôle la crise humanitaire. 35% des Grecs vivent aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, et 15% en-dessous du seuil d’extrême-pauvreté, c’est-à-dire avec des revenus inférieurs à 182€ par mois. La mortalité infantile a augmenté de 43% depuis 2008, tandis que le taux de suicide a triplé. Le taux de chômage a doublé, et ce sont actuellement 47% des jeunes qui sont à la recherche d’emplois en Grèce.

La sortie de l’euro ou l’esclavage à perpétuité ?

Alexis Tsipras avait été élu en février 2016 en promettant de “changer l’Europe” pour mettre en place une “Europe sociale”. Pendant six mois, son gouvernement a tenté de concilier la lutte contre les politiques d’austérité préconisées par l’Union Européenne et le maintien dans la zone euro. Il avait finalement cédé à la “Troïka” (Commission européenne + Banque Centrale Européenne + FMI) et appliqué le plan d’austérité qu’elle réclamait. Depuis, la dette a encore augmenté et la situation sociale de la Grèce s’est dégradée. La seule manière pour la Grèce de rompre avec la spirale infernale de la dette résiderait dans la possibilité d’annuler une partie de sa dette et de contrôler son système bancaire ; mais depuis le Traité de Maastricht, interdiction est faite aux Etats membres de l’Union Européenne de contrôler leur banque centrale et d’avoir une quelconque souveraineté monétaire…

Puisque les timides mesures sociales prônées par Tsipras ne contredisaient pas les engagements pris avec la “Troïka”, pourquoi l’Eurogroupe a-t-il décidé de suspendre l’allègement de la dette grecque ? Certains y verront un aveuglement idéologique de la part des créanciers; d’autres une volonté politique de montrer qu’aucune alternative à l’austérité n’est possible. Quoi qu’il en soit, cette décision de l’Eurogroupe pose une fois de plus la question de la compatibilité entre le maintien dans la zone euro et la résistance à l’austérité. Elle montre que le gouvernement grec est pieds et poings liés devant ses créanciers, puisqu’il ne parvient pas à voter la moindre loi sans leur accord. Puisque ce sont l’Eurogroupe et la Banque Centrale Européenne qui décident s’ils doivent débloquer des fonds pour la Grèce, ils sont en mesure de lui imposer toutes les mesures d’austérité qu’ils souhaitent. Une alternative à l’austérité peut-elle se concevoir sans rupture avec l’Union Européenne et la monnaie unique ? La résistance à l’esclavage par la dette est-elle pensable sans rupture avec la Banque Centrale Européenne qui en est l’instrument ?

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