Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».

Au Liban, Palestiniens et Chrétiens s’affrontent dans « L’insulte »

Affiche du film l'Insulte

Nommé aux Oscars dans la catégorie de meilleur film étranger, L’insulte est une plongée au cœur de la complexité de la société libanaise d’aujourd’hui, qui porte toujours les traces de la guerre civile. Ziad Doueiri se livre une fois de plus à un exercice risqué et difficile. Pari réussi pour le réalisateur dont la controverse semble décidément être la marque de fabrique.

Toni, garagiste honnête et travailleur acharné, est de plus en plus excédé par la présence des Palestiniens dans son quartier. Galvanisé par les discours belliqueux du parti chrétien auquel il adhère sans réserve, ce Libanais se sent investi de la mission de « défendre son territoire », restant sourd face au désir de sa femme enceinte de s’installer dans la banlieue de Beyrouth, loin de l’agitation urbaine. Lorsque Yasser, chef de chantier palestinien, lui propose de réparer la gouttière de son balcon, qui arrose les passants dans la rue, Toni le congédie brutalement. Yasser répare tout de même le tuyau mais, humilié, lâche un « sale con », qui aurait pu paraître anodin.

Pourtant, cette insulte amorce l’engrenage des hostilités, et le conflit dégénère malgré les excuses – imposées par son employeur – de Yasser. L’orgueil des deux hommes va les mener devant les tribunaux, transformant une simple altercation en défense de leur peuple respectif. Ce qui s’apparente à une simple querelle de voisinage prend alors une dimension politique retentissante : l’affaire rouvre des blessures qui n’ont jamais été pansées dans cette société jadis déchirée par la guerre civile. En quelques jours, le procès pousse le Liban au bord de l’affrontement social, et le tribunal devient l’exutoire des souffrances étouffées par une amnistie nationale aux allures d’amnésie générale.

Au cœur des conséquences sociales de la guerre

Cette histoire que l’on souhaite oublier, c’est celle de la guerre civile qui a causé plus de 200 000 morts entre 1975 et 1990. Le Liban était alors le théâtre de multiples massacres qui ont marqué le pays au fer rouge. L’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990 ont rendu la cicatrisation très difficile. Ainsi, d’anciens chefs militaires ont pu accéder à des responsabilités politiques, et la plupart des crimes de guerre sont restés impunis.

Dispensées de jugement, les différentes parties se sont naturellement déresponsabilisées de leurs actes, accusant durablement « l’autre » de toutes les fautes commises. C’est précisément le sujet du film puisque tout au long du procès, les deux avocats vont tâcher de justifier les actions des deux protagonistes en remontant dans leur traumatismes respectifs, ancrés dans la guerre civile elle-même. En plus de rouvrir brutalement des plaies qui n’ont jamais été pansées, Ziad Doueiri aborde un épisode particulièrement subversif : l’épineux dossier du massacre de Damour. Il s’agit d’une localité chrétienne, au sud de Beyrouth, dont une partie des habitants ont été assassinés en 1976 par des membres de l’OLP.

Porter à l’écran un tel événement est risqué et inévitablement polémique. Pour cause, cette période est tristement célèbre pour la montée des hostilités à l’encontre des Palestiniens, notamment au sein de la droite maronite, ce qui conduisit notamment au massacre de Sabra et Chatila en 1982, lors duquel des milliers de réfugiés palestiniens furent assassinés par les milices chrétiennes en présence de soldats israéliens. Voir les rôles inversés à travers cet épisode où des Palestiniens sont assassins et les Chrétiens victimes a de quoi déranger. Le film a eu l’effet d’une bombe au Liban, en soulevant le tabou des tensions enfouies entre Chrétiens libanais et Palestiniens, dans un pays que l’on érige souvent en modèle de cohabitation religieuse et culturelle.

Au Liban, un accueil virulent 

Tantôt encensé, tantôt critiqué, l’art singulier de Ziad Doueiri, mêlant politique et humour noir, ne laisse personne indifférent. Il faut reconnaître au réalisateur le courage de s’exposer sans ciller aux critiques les plus violentes. Il prend le risque de s’attirer les foudres des deux partis qu’il défend ici en se faisant dans un premier temps le porte-parole des réfugiés palestiniens et le critique de la propagande du parti chrétien, puis en démontant la sacro-sainte cause palestinienne pour souligner les extrémités auxquelles se sont adonnés certains de ses défenseurs. Source de scandale, le film a bien failli être interdit au Liban, et en septembre, Ziad Doueiri a même été arrêté par les autorités libanaises pour comparaître devant un tribunal militaire.

Peu après sa sortie, une pluie de critiques s’est abattue sur le réalisateur. Certains l’accusaient de ridiculiser la cause palestinienne, tandis que d’autres dénonçaient une accusation vis-à-vis des Phalanges chrétiennes. En s’attaquant aux douloureux événements qui ont précipité la fracture sociale et confessionnelle libanaise, Ziad Doueiri a secoué la société libanaise, et a provoqué un débat qui a fait les gros titres des journaux dès les premières projections en salles. Rien que pour le tollé qu’il a provoqué, preuve de la pertinence de son propos sur les divisions communautaires, ce film semble indispensable à la bonne compréhension du Liban contemporain.

Raviver les antagonismes pour mieux les dépasser : une tentative de réconciliation des mémoires ?

Le cinéma de Ziad Doueiri nomme les choses et ne se perd pas dans des métaphores, auxquelles il préfère une description douloureuse mais assumée des événements. Là où Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman, ne faisait qu’évoquer les massacres de Sabra et Chatila, traités à travers des suggestions oniriques, le réalisateur libanais n’épargne pas son spectateur d’images d’archives et de témoignages sanglants, aussi accablants pour les uns que pour les autres.

Finalement, le sujet de ce film n’est pas tant le conflit « palestino-chrétien ». Cette œuvre transcende l’intime pour toucher l’universel, en rappelant que ce déchirement interne, comme toute guerre, constitue un traumatisme pour la société entière. Ce qui se révèle déstabilisant, c’est le constat glaçant établi par Ziad Doueiri : rien n’est blanc ou noir, et toute victime d’aujourd’hui peut devenir un bourreau demain, comme toute victime d’hier peut être un bourreau aujourd’hui. À travers la complexité de ses personnages, il traite d’un seul coup de la capacité dévastatrice des blessures enfouies, de la souffrance causée par la non-reconnaissance d’une mémoire collective et du caractère transgénérationnel de la haine.

Les personnages se rejoignent en ce qu’ils sont tous deux les victimes d’un conflit qui les dépasse, dont ils perpétuent malgré eux les rancœurs. Ils pensent tous deux être légitimes dans leurs excès, en raison des persécutions dont ils ont été victimes par le passé, alors que « personne n’a le monopole de la souffrance », comme le fait remarquer l’avocat de la défense. En exacerbant leurs différences puis leur étonnante ressemblance, le réalisateur rassemble les deux hommes dans une connivence finale jouissive, et nous fait croire le temps d’une séance à la réconciliation des mémoires.

Ce plaidoyer caustique illustre une querelle personnelle qui éclate en un conflit politique de grande envergure, et consume tout un pays. Mais le film montre que cette logique peut également être appliquée dans l’autre sens : comment les divisions et les décisions politiques à grande échelle affectent les interactions quotidiennes les plus banales. La force de Ziad Doueiri réside dans sa capacité à n’épouser aucun camp sur un sujet aussi sensible. Dans sa capacité à montrer avec humanité les contradictions de deux communautés jadis ennemies, leurs traumatismes et leurs incompréhensions mutuelles. L’Insulte s’inscrit en ce sens dans une entreprise de réconciliation des mémoires, où tout reste à faire.