Remettre en cause la propriété intellectuelle : une arme pour riposter à Trump

Apple Store de Shanghaï. © Declan Sun

Les lois intégrées aux accords commerciaux protègent les mécanismes d’extraction de rente des entreprises américaines et limitent notre capacité à réparer ou à améliorer nos propres appareils, qu’il s’agisse de téléphones, de tracteurs ou de pompes à insuline. L’abrogation de ces mesures pourrait générer des économies substantielles, s’élevant à plusieurs milliards de dollars, et constituerait un revers significatif pour les riches donateurs de l’administration Trump [1].

Les tarifications douanières imposées par Donald Trump exigent une réponse forte. Partout dans le monde, celle-ci a pris la forme de représailles tarifaires, une stratégie qui présente des inconvénients graves et évidents. Au terme de plusieurs années marquées par des chocs pandémiques et une « greedflation » (inflation alimentée par la cupidité, ndlr), les populations du monde entier sont éprouvées par l’inflation et rares sont les gouvernements prêts à prendre le risque de nouvelles hausses de prix. Bien que la communauté internationale ait raisonnablement exprimé son indignation face aux propos annexionnistes et aux actes belliqueux de Trump, cette colère ne devrait pas se traduire par un soutien populaire en faveur d’une hausse des prix des produits de consommation courante. Les responsables politiques du monde entier ont intégré une leçon majeure ces vingt-quatre derniers mois : lorsqu’un gouvernement préside à une hausse inflationniste des prix, il s’expose à un risque de perte du pouvoir lors des prochaines élections.

Il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation.

Heureusement, il existe une autre réponse politique aux droits de douane, qui permettra de réduire considérablement les prix pour les partenaires commerciaux américains frappés de plein fouet par ces mesures, tout en favorisant l’émergence d’entreprises technologiques nationales rentables et orientées vers l’exportation. Ces entreprises pourraient vendre des outils et des services aux entreprises locales, profitant ainsi aux industries mondiales de l’information et de la culture, aux éditeurs de logiciels et aux consommateurs.

Quelle réponse ? Abroger les « lois anti-contournement » qui interdisent aux entreprises nationales de procéder à la rétro-ingénierie des « verrous numériques ». Ces lois anti-contournement empêchent les agriculteurs du monde entier de réparer leurs tracteurs John Deere, les mécaniciens de diagnostiquer votre voiture et les développeurs de créer leurs propres boutiques d’applications pour téléphones et consoles de jeux.

Ces lois anti-contournement et leurs dispositions radicales ont été justifiées par la nécessité de garantir un accès exempt de droits de douane aux marchés américains. Résultat : cela fait maintenant plus de dix ans que les entreprises américaines des secteurs de la technologie, de l’automobile, des technologies médicales et des technologies agricoles profitent de cette extraction de rente.

Des cartouches d’imprimantes aux Tesla

L’abrogation des lois anti-contournement permettrait aux petites entreprises technologiques du monde entier de fabriquer et d’exporter des outils permettant de « débrider » les tracteurs, les imprimantes, les pompes à insuline, les voitures, les consoles et les téléphones. Nous pourrions mettre fin à ce système inefficace dans lequel un euro, un dollar ou un peso dépensé pour une application locale fait un aller-retour à Cupertino, en Californie, et revient avec 30 % de valeur en moins.

Les entreprises nationales pourraient par exemple exporter des outils de débridage pour imprimantes afin d’aider les vendeurs de cartouches d’encre tiers, brisant ainsi l’emprise du cartel de l’encre pour imprimantes, lequel a fait grimper les prix à plus de 2.600 dollars le litre, faisant de l’encre le liquide le plus cher qu’un civil puisse acheter sans permis.

Partout dans le monde, les mécaniciens pourraient proposer un service de déverrouillage Tesla à prix fixe, offrant aux propriétaires un accès permanent à toutes les mises à jour logicielles et fonctionnalités incluses dans l’abonnement. Ces mises à jour seraient conservées lors de la revente du véhicule, ce qui augmenterait sa valeur.

Le débridage des Tesla saperait la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme Twitter ou financer des campagnes électorales.

Ce serait une manière bien plus efficace de riposter contre Elon Musk que de simplement dénoncer son salut nazi (Musk apprécie probablement l’attention que cela lui apporte). Le débridage des Tesla s’attaquerait aux sources de revenus réguliers qui expliquent le ratio cours/bénéfice plus que farfelu de Tesla, sapant ainsi la valeur des actions que Musk utilise comme garantie pour obtenir des prêts afin d’acquérir des actifs comme X/Twitter ou financer des campagnes électorales. Oubliez les manifestations devant les concessions Tesla : frappez Musk là où ça fait mal. En effet, l’abrogation des mesures anti-contournement constituerait une attaque frontale envers les entreprises dont les PDG ont entouré Trump lors de son investiture.

La politique du contrôle numérique

L’historique législatif de ces lois anti-contournement est une succession ininterrompue de scandales. Les lois anti-contournement du Mexique ont été adoptées au milieu des confinements liés à la pandémie, à l’été 2020, dans le cadre de son adhésion au traité États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) de Trump (qui succède à l’ALENA). Ces lois étaient tellement abusives qu’elles ont immédiatement fait l’objet d’un examen par la Cour suprême.

On peut aussi citer le cas du Canada, où le projet de loi C-11, adopté en 2012, est l’équivalent canadien de la loi anti-contournement. Avant son adoption, Tony Clement, alors ministre de l’Industrie du Premier ministre conservateur Stephen Harper (aujourd’hui disgracié pour harcèlement sexuel), et James Moore, ministre du Patrimoine, ont participé aux consultations sur la proposition.

6.193 Canadiens ont exprimé leur opposition à cette proposition. Seuls 53 répondants l’ont soutenue. Moore a rejeté les 6.193 commentaires négatifs, expliquant lors d’une réunion de la Chambre de commerce internationale à Toronto qu’il s’agissait d’opinions « puériles » émises par des « extrémistes radicaux ».

Les répercussions du projet de loi C-11 se font encore sentir aujourd’hui. L’automne dernier, le Parlement canadien a adopté un projet de loi sur le droit à la réparation (C-244) et un projet de loi sur l’interopérabilité (C-294). Ces deux lois permettent aux Canadiens de modifier les produits technologiques américains, des tracteurs aux grille-pain intelligents, à condition de ne pas avoir à briser un verrou numérique pour le faire. Positives sur le papiers, ces lois ont peu d’effets en pratique : tous les produits que les États-Unis exportent vers le marché canadien sont protégés par des verrous numériques, réduisant ainsi les règles nationales en matière de réparation et d’interopérabilité à de simples ornements sans utilité.

Le projet de loi C-11 pourrait être aisément adapté pour se conformer aux obligations internationales, telles que définies par des traités commerciaux (par exemple, l’Organisation mondiale du commerce), sans pour autant ouvrir la voie à des pratiques de captation de rente. La loi pourrait être modifiée pour ne s’appliquer que dans les cas où le contournement d’un verrou numérique entraîne une violation du droit d’auteur. Cette modification mineure a pour effet de préserver les protections accordées aux œuvres créatives, tout en mettant fin à la pratique abusive qui limite votre liberté de choix en matière de réparation de vos appareils, d’acquisition de vos applications et d’encre d’imprimante.

Presque tous les pays ont adopté des lois anti-contournement, comme l’accord de libre-échange entre l’Australie et les États-Unis ou la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et la société de l’information. En échange, les États-Unis ont donné accès à leur marché sans droits de douane.

Le démantèlement soudain et imprévu du système commercial mondial par Trump est un véritable chaos, mais lorsque la vie vous présente un défi, il est préférable de s’adapter. La modification de la loi anti-contournement ne mettra pas fin à l’impérialisme économique américain, mais elle constitue une attaque ciblée et dévastatrice contre les activités les plus rémunératrices des entreprises les plus rentables des États-Unis. Aucune autre mesure ne permettrait d’obtenir un tel rendement en termes de dollars, d’euros, de yens, de reals ou de roupies.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Le port à conteneurs de Vancouver (Canada). © Kyle Ryan

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

Guerre commerciale : vers la dédollarisation et la mort de l’industrie européenne ?

L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.

Mexique : comment Claudia Sheinbaum est sortie victorieuse de la guerre commerciale

Mexique États-Unis - LVSL
Claudia Sheinbaum lors de son meeting à Mexico en mars dernier

Entre menaces douanières et accusations de collusion avec le narcotrafic, Washington a relancé la confrontation avec le Mexique, son premier partenaire commercial. Mais la stratégie de tension a échoué. Multipliant les concessions symboliques sans céder sur l’essentiel, la présidence mexicaine a réussi à retarder, puis à neutraliser partiellement l’application des tarifs douaniers. Dans cet affrontement inégal, la puissance intermédiaire a imposé ses conditions — et mis en échec une diplomatie de l’intimidation. Par Kurt Hackbarth, traduction Albane le Cabec [1].

Au début du mois de mars 2025, un rassemblement mené par la présidente Claudia Sheinbaum a rempli la place centrale de Mexico. Il ne s’agissait pourtant pas du rassemblement d’un parti politique, d’une commémoration historique ou d’une allocution à la nation, mais d’un rassemblement d’unité nationale face aux menaces tarifaires du président américain Donald Trump. « J’ai dit que nous étions un gouvernement du peuple (…) et que chaque fois qu’il faudrait informer ou faire face à l’adversité, nous serions ensemble », a-t-elle commencé. « Nous venons d’un grand mouvement populaire qui a été créé sur des places publiques, et nous voilà de retour avec vous ».

La présidente a exposé l’objectif initial de la manifestation : annoncer des représailles douanières et des mesures non-tarifaires.

Après avoir passé en revue les événements des dernières semaines, Claudia Sheinbaum a fait le point sur les relations historiques entre le Mexique et les États-Unis : les invasions de 1846 et de 1914, mais aussi le refus des États-Unis de reconnaître les usurpations de Maximilien de Habsbourg au XIXe siècle et de Victoriano Huerta au début du XXe siècle. Elle a également mentionné les relations cordiales entre les présidents Franklin D. Roosevelt et Lázaro Cárdenas dans les années 1930. « L’histoire commune de nos pays est marquée par de nombreux épisodes d’hostilité, mais aussi de coopération et de compréhension », a-t-elle déclaré. « Nous sommes des nations en situation d’égalité ; ni plus, ni moins ! ”

Son discours s’est conclu par la présentation d’un plan d’action pour faire face à la guerre commerciale annoncée par Trump. Celui-ci se décline en cinq points. En premier lieu, elle préconise de dynamiser le marché intérieur mexicain, notamment en augmentant le salaire minimum et le bien-être de la population. Deuxièmement, le plan prévoit d’accroître l’indépendance énergétique et l’autosuffisance alimentaire. Troisièmement, il s’agit de promouvoir les investissements publics pour la création d’emplois, la densification du réseau routier et des systèmes de distribution d’eau, mais aussi pour la construction d’un million de logements sociaux et de deux lignes de train longue distance entre Mexico et la frontière.

Quatrièmement, la présidente recommande d’augmenter la production grâce au modèle de planification industrielle, plus connu sous le nom de « Plan México ». Enfin, elle annonce renforcer l’ensemble des programmes sociaux de la nation, entre autres par la mise en œuvre de trois nouvelles initiatives : l’abaissement de l’âge de départ à la retraite de soixante-cinq à soixante ans pour les femmes, des bourses d’études pour les élèves du primaire et du secondaire, et un programme de santé pour les personnes âgées.

En réalité, la grande force de ce rassemblement réside dans la diversité de son public. Celui-ci n’était pas seulement composé des sympathisants de son parti et des syndicats du secteur public. Au contraire, de nombreuses figures connues pour sympathiser avec l’opposition étaient présents : les gouverneurs et les chefs d’entreprise, ainsi que le président du puissant Conseil de coordination des entreprises. En plus de contribuer à porter la cote de popularité de Claudia Sheinbaum – qui atteint les 85 % selon plusieurs enquêtes d’opinion -, les tactiques d’intimidation de Donald Trump ont facilité ce qui était impensable auparavant : la création d’un large front populaire.

Des tarifs douaniers longtemps reportés

Alors que la première campagne de Donald Trump promettait de se concentrer sur les « violeurs » ou les bad hombres mexicains, la récente stratégie du président a jeté les bases d’un nouveau conflit avec le premier partenaire commercial des États-Unis. Outre les discours alarmistes désormais habituels sur les « frontières ouvertes » et les « clandestins qui votent aux élections », la campagne a également mobilisée un nouveau registre pour qualifier le voisin mexicain, comparant les flux migratoires entre le Mexique et les États-Unis de « bain de sang qui détruit le pays », rappelant que « chaque État est un État frontalier » et, de manière plus insidieuse, accusant les immigrés « d’empoisonner le sang du pays ». Trump a également menti à plusieurs reprises en affirmant que des constructeurs automobiles chinois tels que BYD Auto construisaient au Mexique « certaines des plus grandes usines automobiles du monde », alors que, comme l’a rapidement souligné Claudia Sheinbaum, la plus grande usine BYD d’Amérique du Nord se trouve en Californie.

Les tarifs douaniers peuvent être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Ces attaques dispersées reflètent une confusion sous-jacente dans l’entourage de Donald Trump quant à la justification des droits de douane contre le Mexique. L’immigration ? Le fentanyl ? Le déficit commercial ? L’entrée clandestine des hommes et des marchandises sur le marché américain ? Ce manque de clarté se reflète dans le recours généralisé aux tarifs douaniers qui peuvent simultanément être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Quelles que soient les raisons invoquées, Trump s’est empressé d’annoncer, le 25 novembre, que les droits de douane sur le Mexique et le Canada entreraient en vigueur dès le premier jour de son mandat. La présidente Sheinbaum a réagi rapidement en envoyant une lettre appelant à la coopération, dans laquelle elle avertissait qu’un droit de douane serait suivi d’un autre et rappelait au président Trump la responsabilité des États-Unis dans la consommation de drogue et le flux d’armes vers le sud.

Le jour de son investiture, pourtant, Trump n’annonce pas de droits de douane. C’est seulement plus tard qu’il déclare leur entrée en vigueur pour le 1er février. Dans sa « fiche d’information » accompagnant l’annonce, la Maison Blanche a évoqué des « liens intolérables entre les organisations de trafic de drogue et le Mexique »,  reprenant ainsi une accusation infondée colportée par des publications allant de ProPublica au New York Times dans une tentative flagrante d’interférer dans la campagne présidentielle mexicaine de 2024.

Ironie de l’histoire : l’un des articles utilisés pour étayer cette affirmation fait référence à Genaro García Luna, ministre de la Sécurité publique de l’administration conservatrice de Felipe Calderón et allié des États-Unis, décoré par la CIA, le FBI et la DEA avant d’être reconnu coupable de collusion avec le cartel de Sinaloa et condamné à une peine de trente-huit ans d’emprisonnement…

Juste avant l’entrée en vigueur de la mesure, Claudia Sheinbaum a toutefois annoncé, lors de sa conférence de presse matinale, que les deux pays étaient parvenus à un accord temporaire, reportant d’un mois l’application des tarifs douaniers. Celui-ci prévoyait que le Mexique envoie dix mille gardes nationaux supplémentaires à sa frontière nord, que les États-Unis répriment davantage le trafic d’armes, et que les deux pays mettent en place des groupes de travail sur la sécurité et le commerce. Pour une concession symbolique, la diplomatie de « la tête froide », selon l’expression de Sheinbaum, a remporté une première victoire.

Lorsque le deuxième round a commencé en mars, la présidente avait préparé ses chiffres : passages à la frontière et homicides en baisse, saisies de drogue en hausse, laboratoires de méthamphétamine démantelés, et vingt-neuf capos de la drogue remis par le Mexique à la garde des États-Unis, dont Rafael Caro Quintero, recherché depuis longtemps et accusé d’avoir commandité le meurtre d’un agent de la DEA en 1985. Peu importe : la Maison-Blanche a déclaré qu’elle allait quand même appliquer les droits de douane, en publiant une copie conforme d’accusations recyclées que Sheinbaum a qualifiées d’« offensantes, diffamatoires et sans fondement ». Le dimanche suivant, elle annonce une série de contre-mesures tarifaires et non tarifaires lors d’une assemblée publique au Zócalo. C’est le retour aux pourparlers.

Cette fois, Claudia Sheinbaum a négocié un nouveau sursis d’un mois pour les marchandises couvertes par l’accord États-Unis-Mexique-Canada, non pas avec de nouvelles concessions mais, comme l’a permis M. Trump, en raison de son « respect » pour son homologue mexicain, chaque délai diluant pourtant un peu plus la menace de tarifs douaniers.

L’art de la négociation asymétrique

Peut-être plus que tout autre pays, le corps diplomatique mexicain a une longue histoire de négociations asymétriques avec les États-Unis. Cela a parfois fait basculer la politique étrangère du pays dans l’excès de prudence, mais lui a également permis d’acquérir une grande expérience dans des situations similaires à celle d’aujourd’hui.

À cela s’ajoutent les compétences de Claudia Sheinbaum dans ce domaine. Pour une présidente qui, dès le début de sa campagne, a été critiquée pour son « manque de charisme » (ce qui relevait en grande partie d’une tentative peu subtile pour l’opposer à son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador), elle est devenue, en à peine six mois de mandat, un exemple international de diplomatie face à un Trump volatile et capricieux. Son sang-froid face aux menaces de guerre commerciale et d’invasion, à la désignation par Trump des cartels comme organisations terroristes étrangères et à une série de communiqués puérils du président américain lui ont valu les éloges de dirigeants aussi diamétralement opposés que Gustavo Petro et Olaf Scholz. Maîtrisant l’art de la diplomatie face à un adversaire grossier, la présidente a su trouver le juste milieu entre fermeté et souplesse, faisant des concessions à Trump, qu’il peut utiliser pour se déclarer victorieux, sans compromettre la position du Mexique dans les négociations futures.

Cela lui a valu des éloges répétés de la part de Trump lui-même, qui a ouvertement copié son idée de mener une campagne nationale de lutte contre le fentanyl. Alors que Justin Trudeau s’est rendu à Mar-a-Lago, que Keir Starmer, Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky ne se sont rendus à la Maison Blanche que pour y être congédiés rapidement, Sheinbaum est resté au Mexique, négociant, gouvernant et refusant de jouer les règles du jeu de son homologue états-unien. Retarder de quelques jours l’annonce de tarifs douaniers réciproques pour permettre un dialogue de dernière minute et l’organisation d’un rassemblement public se révèlent être une stratégie puissante, que la présidente devra de nouveau mobiliser dans le contexte de guerre commerciale tous azimuts amorcée par Trump.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Trump’s Tariff Threats Have Made Mexico’s President Stronger ».