« Trump court-circuite le temps réel » – Entretien avec Dork Zabunyan

On le sait : les images sont partout. Elles nous cernent, nous forment et nous informent, et sont autant de prises ou de prismes sur le monde. Trump l’a bien compris, et c’est ce que s’attache à démontrer et démonter Dork Zabunyan, professeur de cinéma à l’université Paris-8, dans son essai stimulant, Fictions de Trump, puissances des images et exercices du pouvoir (Le Point du Jour, 2020).

L’auteur prend l’angle d’attaque des images et s’intéresse à leurs effets de pouvoir ; il déplace ainsi les critiques sur le phénomène Trump pour mieux en saisir la singularité. Affrontant de face les créations audiovisuelles de Trump, s’immergeant dans son univers qui rend poreuse la frontière entre réalité et fiction, Dork Zabunyan offre des outils pour interroger à nouveaux frais l’adhésion à l’image d’un tel dirigeant ou encore la problématique des fake news. Il invite aussi à produire des contre-feux filmiques pour s’armer dans la bataille, cruciale, de l’image et de l’imaginaire. Entretien réalisé par Ysé Sorel. 

LVSL – Contre une certaine critique, in fine improductive, qui se contenterait de dénoncer Donald Trump comme « bouffon », votre livre s’ouvre sur une hypothèse : il faut prendre Trump au sérieux, et notamment en le considérant comme un grand inventeur de fictions. En quoi consistent-t-elles ? 

Dork Zabunyan – Le livre s’appelle Fictions de Trump, et je cherche à y élargir le sens du mot « fiction » en essayant de le sortir de son opposition avec la « réalité », à la suite de Jacques Rancière. Rancière soutient en effet que la fiction structure notre rapport au réel, c’est un rapport des mots aux choses, des mots aux images, et toute fiction montre, voire impose un monde commun. Il faut entendre « fictions de Trump » alors dans ce premier sens, à savoir comment les images et les discours de Trump sont liés, et comment ils imprègnent nos façons de penser, de sentir, de parler, d’agir. 

Le deuxième sens englobe les inventions audiovisuelles de Trump, et j’insiste sur ce terme d’invention. Je m’inspire de Syberberg qui disait à propos de son film Hitler, un film d’Allemagne qu’on ne peut pas faire une fiction, au sens traditionnel du terme, ou un documentaire sur Hitler sans le considérer lui-même comme un cinéaste, du fait de la propagande d’État pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas bien sûr de faire des comparaisons sauvages entre des périodes historiques totalement différentes, mais l’hypothèse sous-jacente consiste à dire que Trump est aussi un inventeur de formes télévisuelles, et plus largement audiovisuelles. 

L’importance accordée aux images dans cet essai se justifie alors par sa présence médiatique dans le monde du spectacle en un sens élargi : on le voit dans les émissions de variétés, sur le ring de catch, il a créé des émissions de télé-réalité ou encore le concours Miss Univers, on l’a vu dans des publicités…. Il a inventé aussi des formats pendant qu’il était président, avec la chaîne officielle de la Maison-Blanche. 

Les tweets de Trump sont des sortes de synopsis, de petits scénarios de la vie politique à Washington.

Je voulais aussi opérer un déplacement : généralement on méprise ce genre de production, considérant par exemple que la télé-réalité, c’est la poubelle du petit écran. On peut ressentir une forme de dégoût, parfois légitime, mais cela empêche de voir comment se fabrique ainsi un homme public, à moyen et long terme, et son électorat.

À côté de cette production d’images, il faut aussi prendre en compte les discours qui leur sont liés et dont ils sont inséparables. Je considère les tweets de Trump comme des sortes de synopsis, des petits scénarios de la vie politique à Washington. Il surnomme par exemple ses ennemis, les transformant en personnages, ce qui est une manière de raconter la vie politique, nationale comme internationale. Nancy Pelosi devient « Crazy Nancy », Joe Biden « Sleepy Joe »… Son préféré est « Little Rocket Man » pour Kim Jong-un. À travers ces « fictions » là, on peut aussi réinterroger la problématique des « fake news » : on voit bien ici que c’est la mise en fiction des événements, plutôt que la vérité, qui est centrale. 

Enfin, le troisième sens contenu dans le titre serait les fictions sur Trump, tous les contre-feux que l’on pourrait imaginer à son propos. Je fais référence à des productions très diversifiées pour donner quelques pistes, du film Le Caïman de Nanni Moretti sur Berlusconi, à L’Autobiographie de Nicolas Ceausescu par Andrei Ujica, conçu avec des images d’archives. 

Pour ces trois niveaux de fiction, je place donc toujours l’image au centre, en la considérant   comme véhicule d’un savoir. Car je défends aussi, à travers cet ouvrage, un point de vue épistémologique : l’imagerie politique n’est pas simplement là pour être décryptée, ce que je ne prétends pas faire, mais j’invite d’autres disciplines à s’en saisir pour caractériser un jeu institutionnel, les affects qui traversent une nation ou l’inconscient collectif.

Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce que ses images véhiculent. 

LVSL – En s’attaquant à un tel sujet, vous vous placez dans la lignée de la Théorie critique et notamment du sociologue Horkheimer, qui examinait le fascisme en étudiant les préjugés racistes au sein d’une population. En tant que spécialiste de l’image, vous vous intéressez aux productions audiovisuelles de Trump et aux effets qu’elles produisent en suivant la même démarche : d’abord décrire, pour expliquer et idéalement éradiquer un phénomène. 

D. Z. – Je fais référence au texte de Horkheimer qui introduit un livre sur la figure de « l’agitateur américain » dans les années 30 et 40 (Les Prophètes du mensonge de Norbert Guterman et Leo Löwenthal). Le texte de Horkheimer est très important car il prend au sérieux les scènes spectaculaires, visuelles et sonores, de l’agitateur. 

Par rapport aux enjeux contemporains, j’essaye de dépasser toute opposition un peu trop tranchée entre une culture populaire soi-disant aliénante, et puis tout un domaine supposé noble des productions artistiques. L’iconographie du livre en témoigne : des grands noms de l’histoire du cinéma jouxtent des captures d’écran des scènes de catch ou d’émission de télé-réalité. Plus fondamentalement, j’utilise le cinéma pour mieux appréhender comment toute cette imagerie hétéroclite marche. Le cinéma a une histoire, et possède des outils qui sont aussi des armes pour nous aider à ouvrir les yeux sur le fonctionnement verbal, la gestuelle, la représentation du corps, du visage, de la bouche des leaders politiques. Le vocabulaire d’analyse filmique est très utile pour comprendre ce qu’il se passe dans ces images qui sont supposées être « pauvres », et les disciplines artistiques, souvent mises de côté par les visual ou cultural studies, ont une vraie légitimité pour aborder des phénomènes contemporains de ce genre. 

C’est aussi une manière de prolonger ce que dit Foucault à propos de l’intellectuel spécifique : il faut réfléchir et lutter chacun dans son champ, et la description est déjà une première étape dans le mien. Quand il s’intéresse à l’hôpital ou à la prison, Foucault déclare que son travail relève d’abord de la description, notamment de rapports de force, et c’est déjà beaucoup. Cela suppose une posture modeste au sens où elle évite une condescendance par rapport à ces objets. Barthes, dans ses Mythologies dont je cite le texte sur le catch, fait la même chose.

Pour cet essai, je me suis donc immergé dans les images de Trump, en mettant de côté les sentiments d’effroi ou de dégoût que l’on peut au départ ressentir, pour comprendre comment fonctionne ce régime d’images dont la portée est si grande. Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce qu’elles véhiculent.

LVSL – Cela témoigne non seulement d’une forme de bravoure mais aussi d’un sentiment de responsabilité : beaucoup de chercheurs préféreraient détourner le regard, avec une forme de dédain qui confine au déni. 

D. Z. – Je pense qu’il faut sortir d’une position confortable. Ce qui caractérise les anti-Trump de la critique de gauche là-bas comme ici, sans vouloir généraliser mais juste pour pointer une tendance, c’est une forme de répulsion et en effet de déni. Je pense que le déni est un affect que l’on doit prendre en compte, mais un déplacement de nos modes d’analyse doit être opéré. Une figure comme Trump nous oblige à nous défaire des manières dont on pouvait penser la représentation politique, le corps d’un leader politique.

Quand on parle de bêtise ou de vulgarité à propos de Trump, ce qui me gêne c’est que d’une part cela implique une proximité, c’est comme si l’on parlait de quelqu’un qu’on connaissait, qu’on venait de rencontrer. Alors que là, c’est vraiment une figure de pouvoir et qui a des effets de pouvoirs par l’entremise de ces images. 

D’autre part, bêtise et vulgarité sont des traits de sa personne mais il faut dépasser cette approche psychologique, voire psychologisante, pour en faire un problème de pensée. Deleuze le dit très bien quand il parle des rapports entre bêtise et philosophie : la bêtise, c’est un problème transcendantal, cela engage les conditions de pensée de la philosophie, de même que cela engageait les conditions d’écriture quand Flaubert en faisait son problème dans Bouvard et Pécuchet. Concernant la vulgarité, qui est pour moi très différente de la bêtise, il faut qu’elle devienne aussi un problème transcendantal, au sens où elle doit nous interroger sur les conditions de la pensée telle qu’on peut l’éprouver nous-mêmes, ou telle qu’elle peut fonctionner chez les partisans de Trump, et Trump lui-même.

Je pense qu’il faut donc distinguer entre le fait de sortir de son confort de pensée, ce que j’ai tenté de faire, et le fait d’arriver à délester de leurs affects ces expériences pour en faire des problèmes, permettant ainsi les conditions de la pensée et un positionnement critique.  

LVSL – Vous soutenez que Trump est un maître du temps, et notamment un maître de la distraction : il court-circuite, contrarie le cours normal du temps, comme on a pu le voir indirectement encore le 6 janvier, avec le sac du Capitole, qui vient retarder la prise de pouvoir du prochain président des États-Unis. Quel usage politique fait-il de ce pouvoir de distraction ? Comment trouble-t-il le « temps réel » ?

D. Z. – Dire que Trump a la volonté d’être partout et tout le temps ne nous apprend rien sur sa façon d’intervenir dans les flux. Il n’essaie d’ailleurs pas d’épouser les flux mais de les interrompre : il intervient dans le temps réel spectaculaire, et c’est ce pouvoir qui crée toute sa force d’emprise sur les esprits. On est toujours dans l’attente ou l’appréhension d’une intervention : dans l’attente du 6 janvier, du 20 janvier, du prochain Tweet qu’il va faire, de nouveaux rebondissements.

Trump n’est pas le président Twitter : c’est le président « homme de télévision » qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise. 

On est loin du présentisme tel qu’il a été défini par François Hartog. Même s’il avait une conception plus fine de cette expression, Hartog décrit ce régime temporel comme la « tyrannie de l’instant ». Si on en reste au « présentisme », on rate la puissance et les effets extrêmement pervers et dangereux du mode de gouvernement de Trump, qui est d’interrompre et ainsi de distraire le public américain des vrais problèmes. Son ancien conseiller John Bolton le qualifiait d’ailleurs de « maître de la distraction » en ce sens-là.

J’étudie notamment la façon dont il interrompait avec ses tweets les auditions en direct lors de la procédure de l’impeachment. Lors de l’audition de l’ambassadrice ukrainienne, ses tweets étaient lus en direct pendant un débat institutionnel ! Trump court-circuite le temps réel, qu’il soit institutionnel, juridique, législatif, ou bien celui des émissions à la télévision. C’est tout à fait nouveau. Et cela éclaire aussi son rapport aux réseaux sociaux : ils sont dépendants chez lui du direct télévisuel. Ce n’est pas le président Twitter : c’est le président homme de télévision qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise.  

J’entends opérer alors un pas de côté contre cette critique un peu pavlovienne du temps médiatique comme un flux d’images où l’on serait bombardé… oui c’est vrai, mais c’est une remarque inoffensive, ça ne mange pas de pain… Surtout, ça ne nous aide pas à comprendre l’engourdissement produit par Trump grâce à ses captures de flux : c’est cela qui créé le désarroi. Et c’est peut-être ce que le cinéma devra rendre par le geste du montage : comment cette interruption, qui est du montage temporel, compose un présent feuilleté, hétérogène. C’est une façon de réarmer la Théorie critique et la théorie des médias. 

LVSL – En coupant l’accès à ces comptes sur les réseaux sociaux, les GAFAM n’ont pas seulement montré leur immense pouvoir – et les enjeux autour de leur régulation reviennent dans le débat public –, mais aussi la dépendance de Trump à leur égard. 

D. Z. – Cela change considérablement la donne, mais on aurait dû pointer cette interdiction bien avant. 

Ses comptes Twitter et Facebook étant suspendus, c’est plus compliqué pour lui d’intervenir, il est coupé de 88 millions de followers. Mais cette interdiction, il aurait fallu la faire dès le « muslim ban » qui interdisait l’entrée aux États-Unis des ressortissants musulmans et des réfugiés, dès la première année. Or Twitter avait une relation ambiguë avec le bientôt ex-président des États-Unis, puisqu’il participait à créer le buzz que cette plateforme réclame sans cesse.  Et Trump sait qu’il réalise ainsi de la publicité pour Twitter, que Twitter se nourrit de ses pratiques… c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’utilise jamais le terme de Twitter, il parle de social media ou même Trump media

Dans les médias, on axe le débat sur la liberté d’expression : mais Trump n’est pas censuré, il peut prendre la parole à la Maison-Blanche, avant de monter dans Air Force One, quand il veut, et il a une audience mondiale ! Trump n’est pas bâillonné, même si son utilisation de Twitter est empêchée. Et si les compte Facebook et Twitter de Trump sont fermés, ce n’est pas uniquement pour incitation à la violence, mais tout simplement parce qu’ils ont peur d’avoir un procès, et qu’ils soient tenus pour responsables ou complices d’événements chaotiques. En lui coupant l’accès, c’est une façon pour la Silicon Valley de se protéger juridiquement. 

LVSL – Faire un film, un documentaire, une série sur Trump relève du défi. Quels seraient les écueils possibles et les difficultés que rencontreraient un ou une cinéaste lors d’une telle entreprise ? Comment ne pas reconduire une dénonciation de Trump en bouffon vulgaire ? 

D. Z. Le livre comprend aussi une dimension pratique, et se présente comme une invitation faite aux cinéastes, pour qu’ils imaginent ce que j’ai appelé des « contre-feux filmiques ». Contre-feux filmiques qui peuvent prendre des formes très diverses, allant d’un film de fiction à un documentaire avec des images archives, voire quelque chose d’expérimental, avec par exemple des images de Trump qui mange des hamburgers pendant une heure. Je ne sais pas, je ne suis pas cinéaste ! Mais j’égrène quelques règles de prudence : éviter la caricature, ce qui est un peu la tendance spontanée, que l’on a vue à l’œuvre dans le Saturday Night Live où Trump est interprété par Alec Baldwin qui surjoue, surinterprète Trump avec un visage très grimaçant. Un tel parti pris, la caricature d’un être déjà caricatural, me paraît peu intéressant, et ces versions n’arrivent même pas à la cheville de l’original. 

Un autre écueil serait le bêtisier, comme on peut déjà en voir sur YouTube. Trump savait qu’il allait en faire l’objet, mais cela rentre dans une stratégie de distraction : tout cela distrait le public des problèmes que pose son mode de gouvernement. 

Je cite un film de Nanni Moretti, Le Caïman, qui me semble un bon exemple de ce qui peut être fait, et notamment en évitant une position de surplomb. Le film s’attache à montrer la multitude des visages de Berlusconi sur la scène télévisuelle : lorsqu’il est à la fois président du Conseil, président d’un club de foot, intervenant dans des émissions de variétés avec des blagues misogynes, des chansons, etc. Moretti, dans la structure même de son film et à travers la direction d’acteurs, a choisi de multiplier les interprètes, tous très différents, pour jouer le rôle de Berlusconi. C’est une manière de répliquer dans le film cette multitude de visages, et cette multiplication nous fait prendre conscience que c’est une aberration. C’est comme si on voyait et on entendait Berlusconi autrement.

LVSL – L’expression pouvoir de l’image reprend à travers vos réflexions toute sa consistance : d’une part en montrant son rôle dans l’influence de quelqu’un comme Trump ou Berlusconi, avec l’image du pouvoir ; mais aussi dans sa force de contre-champ, par exemple ici en nous permettant de voir de nouveau, par des procédés filmiques, des figures dont leur hypervisibilité nous empêche habituellement de les mettre à jour. 

D. Z. Cette hypervisiblité est d’ailleurs elle-même multiple, avec les conférences de presse, les participations à la TV, la communication politique qui frôle la propagande, avec un culte de la personnalité. Cette hypervisibilité passe aussi par une dialectique entre présence et absence. Je reprends les travaux de Louis Marin sur le Portrait du roi, où il est dit que le pouvoir du roi s’affirme notamment par son absence physique. Trump utilise cela de façon admirable, par exemple dans ses interventions très tôt le matin dans « Fox & Friends », où il intervenait non pas en duplex depuis la Maison-Blanche mais au téléphone. On voyait ainsi un plan fixe sur les animateurs, écoutant la voix si particulière de Trump, souvent en roue libre – ce qui est anti-système donc stratégique de sa part. Tout cela crée un effet spectral très puissant. C’est comme s’il était partout et nulle part, ici et ailleurs. 

C’est aussi le cas sur ces chaînes vidéos de la Maison-Blanche que j’ai déjà mentionnées : on le voit serrer la main à des militaires, au peuple américain lorsqu’il est en déplacement, et sa voix en off commente les images. Ce sont des discours officiels qui viennent recouvrir des scènes où on le voit proche des Américains.

LVSL – L’une des grandes nouveautés de la présidence Trump, c’est qu’au lieu de rompre avec son passé d’homme du spectacle, il l’a réaffirmé sur une plus grande scène et avec une plus grande audience, contaminant les plus hautes fonctions étatiques par sa vulgarité et son goût du show télévisuelQuelles formes a pris ce passé d’homme de TV lors de son mandat ? 

D. Z. Si Reagan était un homme de cinéma, Bill Clinton un proche de Hollywood, Trump, en effet, est d’abord un homme de la télé, et ça c’est une vraie rupture. La TV, c’est le monde des annonceurs, de la publicité, et Trump apporte beaucoup plus d’importance à l’audimat qu’aux sondages d’opinion pour saisir la portée effective de sa parole et de sa figure. Ses émissions de télé-réalité The Apprentice et The Celebrity Apprentice ont eu un succès d’audience réel sur NBC, et c’est pour lui le seul critère de réussite. D’ailleurs, le slogan « You are fired ! » en est issu, et c’est quelque chose d’indissociable dans l’esprit des gens. Depuis les années 80, Trump est une personnalité très connue aux États-Unis. Ses deux émissions lui ont permis de devenir une figure familière dans les foyers américains. Il faut dire que 20 à 30 millions de personnes le regardaient régulièrement de 2004 à 2015, ce n’est pas rien. 

Tout le monde pensait que Trump allait abandonner ses manières d’homme du spectacle. Mais il les a en réalité prolongées en tant que président. Quand on parle du chaos qu’il a semé à la Maison-Blanche et qu’on énumère les noms des personnes qu’il a licencié en quatre ans – qu’il s’agisse de proches collaborateurs ou de ministres – on retrouve finalement l’application du « You Are Fired ! ».

Il faut aussi rappeler que Trump, c’est une marque. Le critique américain Jim Hoberman a raison de le rappeler. Si Kennedy et Obama sont devenus des marques, d’une certaine manière, après leur présidence, Trump l’était avant. Michael Cohen, qui était son avocat personnel à la Trump Organization, a dit que Trump est entré en politique pour faire la promotion de la marque Trump. Ce n’était pas purement narcissique mais économique : il était persuadé de perdre l’élection, mais c’était une manière de mener une campagne publicitaire pour sa marque, qui englobe des clubs de golf, des steaks, des cravates, le marché immobilier bien sûr, et bien d’autres choses. Et d’une certaine façon, une fois président, il a continué comme avant en appliquant les recettes du marketing à la politique, en engourdissant les esprits de la même façon. Toutes ses expressions, de « You are fake news » à « Lock her up » en parlant de Hillary Clinton et récemment le fameux « Stop the steal » s’inscrivent dans les esprits comme des slogans publicitaires. 

Le philologue Victor Klemperer avait mis en évidence les trois critères de la langue totalitaire dans son livre sur la langue du IIIe Reich : la simplicité, la répétition et aussi les superlatifs. Trump utilise les trois, et le superlatif a d’ailleurs une dimension promotionnelle. Or la performativité du marketing, ses effets très puissants, sont extrêmement dangereux quand ils deviennent un outil de propagande contre les institutions démocratiques.

LVSL – Ce marketing politique à usage propagandiste participe aussi à ce que vous appelez la « scène pornographique ». Comment se caractérise-t-elle ? 

D. Z. Cela part des réflexions de philosophes, notamment français comme Deleuze ou Foucault, qui cherchaient à parler autrement de la politique et du rapport de pouvoir. Non pas comme quelque chose qui s’imposerait verticalement et forcément avec violence sur les masses, mais au contraire comme quelque chose de désiré, ce que Foucault appelle « l’amour pour le pouvoir ». Qu’est-ce que cet amour pour le pouvoir ? Comment des individus peuvent-ils soutenir des figures qui vont par ailleurs à l’encontre de leurs intérêts ? Foucault façonne cette érotisation du pouvoir à partir de cela. Il distingue trois moments : le rituel de la monarchie, dont le faste constitue un attrait ; après la Seconde Guerre mondiale, il note une sorte de retrait avec les figures du secret, qui engendre par ce mystère aussi une attraction, de Nixon ou Brejnev ; puis une ré-érotisation du pouvoir par l’entremise de corps séduisants de dirigeants politiques, comme Kennedy ou Valéry Giscard d’Estaing. 

Avec Berlusconi, qui a été central, et Trump ou Bolsonaro, je mets en évidence que l’on serait passé à une forme de pornographie. Le terme « pornographie » n’est pas à prendre ici au sens de l’industrie pornographique, même si cela fonctionne aussi pour Trump puisqu’il a eu des relations extra-conjugales avec des stars du X, comme Jessica Drake et Stormy Daniels. D’ailleurs ce qui l’intéresse dans l’intimité avec des travailleuses du sexe, ce n’est pas tant la reproduction de fantasmes ou de positions vues, mais comment ça marche d’un point de vue économique, comment l’industrie du porno fait de l’argent. 

Je reprends plutôt la définition que donne Jacques Rancière. Il écrit dans Chroniques des temps consensuels : « ce qui caractérise la scène pornographique, c’est la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est précisément ce qui l’autre souhaite qu’on lui fasse. ». Pour lui, la pornographie illustre le fonctionnement du capitalisme mondialisé, le contrat social dans le monde néo-libéral. L’exploitation de la classe ouvrière passe par la croyance que cette exploitation serait incorporée par les personnes qui souffrent de cette exploitation. Pensons à la vidéo de l’émission « Access Hollywood », qui avait été diffusée un mois avant l’élection de 2016.  On entend Trump affirmer que, comme il a du pouvoir, il peut faire ce qu’il veut avec les femmes, et que les femmes aiment ça parce qu’il a du pouvoir. Le fameux « grap them by the pussy ». Cela signifie donc : « Je fais ça, parce que c’est ce que j’estime que les femmes veulent que je leur fasse ». Ce raisonnement a contaminé ensuite sa manière de gouverner, en partant du fait que cette cruauté pornographique était totalement incorporée par les masses qui la subissaient par ailleurs. Le slogan « you are fired » fonctionne aussi comme cela :  les personnes admettent le verdict et quittent le jeu. C’est comme cela que fonctionne le monde du travail dans le capitalisme sauvage. 

LVSL – La fiction qu’incarne Trump, c’est à la fois la réussite du rêve américain au sens économique, avec son patrimoine, sa richesse, son image de milliardaire – même si cette réussite est « héritée » – et de l’autre côté le common man qui mange des hamburgers à la Maison-Blanche avec l’équipe de basket-ball. Est-ce la conjonction des deux qui crée à la fois une possibilité d’identification et un investissement libidinal ? 

D. Z. Il faut aussi ajouter la contrariété fatale de ce rêve, car tout le monde ne peut pas être milliardaire… Trump incarne seulement la partie économique du rêve américain, et il déleste complètement sa dimension hégémonique, sur laquelle a longtemps joué Hollywood. Trump saborde le rêve des États-Unis comme champions du monde libre, personnifiés par le président. Cette « fiction », cette illusion nécessaire à la formation des États-Unis est en crise. 

Et Hollywood est d’ailleurs considéré par Trump et ses électeurs comme une forme d’élite, et plus du tout une industrie populaire destinée au plus grand nombre. 

Que peut le cinéma à une époque où cette hégémonie est bafouée ? On observe des films un peu ambigus, comme le film Vice d’Adam McKay sur Dick Cheney, ou Joker de Philip Todds. Ce film se clôt d’ailleurs sur une scène qui relève plutôt de la violence exutoire, d’une jouissance de la violence, plutôt qu’un réel soulèvement populaire. Cela fait songer aux événements du Capitole, qui font eux-mêmes penser à ce qu’écrit Flaubert à propos de 1848 dans L’Éducation sentimentale. Avec cette figuration de la « populace » qui se saisit des signes et investit les lieux du pouvoir, on observe une continuité iconographique, avec en plus à notre époque une circulation virale et quasi immédiate des images. Les photos des pros-Trump assis dans le fauteuil du vice-président m’évoquent la caricature de Daumier, Le gamin de Paris aux Tuileries, qui représente un enfant installé sur le trône de Louis-Philippe. 

LVSL – Si Hollywood a été un creuset et un diffuseur du rêve américain, cette « panne » d’un imaginaire commun reflète une Amérique extrêmement divisée. Quels contre-champs peut-on alors créer pour nourrir la bataille des images et de l’imaginaire ? 

D. Z. – Les réponses peuvent être extrêmement diversifiées : il y a des possibilités énormes grâce à l’outil filmique. Mais il ne faut pas prétendre qu’on va « démythifier » certains récits ou images, ou encore « désaliéner » qui que ce soit, ou que ces productions auront une efficacité directe contre le trumpisme. Il ne s’agit pas d’appliquer à l’art une vocation de guérison totale, mais au contraire de multiplier les contre-feux sans anticiper sur leurs possibles effets. Je crois à une forme de dissémination. 

Aux États-Unis, la fiction est tellement présente dans l’esprit des gens, à travers le cinéma, la télévision, les séries, les clips, les shows, que je suis persuadé que les Américains ont la capacité de rebondir. Il faudra suivre de près les productions issues de #Metoo, du mouvement Black Lives Matter, ou encore les interrogations que les troubles des derniers mois ont amenées dans la société américaine sur leur propre histoire. 

Rob Hopkins : « Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur sur l’imagination »

Rob Hopkins

Rob Hopkins est un intellectuel britannique. Il a notamment fondé le mouvement des Villes en transition en 2005. En France, le grand public le connait surtout pour avoir inspiré par son action le documentaire Demain de Cyril Dion, dans lequel il témoigne longuement. Nous avons profité de sa venue dans l’hexagone, à l’occasion de la journée Paris sans voiture, pour l’interroger sur la transition écologique et sociale au niveau municipal, le mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron, la place de la voiture… mais aussi sur les liens entre imagination et transition écologique, le sujet de son dernier ouvrage. Réalisé par Pierre Gilbert, retranscrit et traduit par Sophie Boulay.


 

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’histoire du mouvement des Villes en transition ? Combien de villes en font désormais partie ?

Rob Hopkins : Tout a commencé en 2005. Nous réfléchissions à une solution à apporter au dérèglement climatique, une solution qui partirait du « bas », c’est-à-dire qui soit à l’initiative des habitants. Nous voulions qu’elle s’appuie sur l’engagement des citoyens et non sur leurs craintes. Nous voulions également proposer une solution qui renforce le lien social et réunisse autour d’un projet commun : repenser notre monde.

Tout a commencé dans ma petite ville d’Angleterre, à Totnes. Difficile de vous dire précisément combien de villes ont désormais rejoint le mouvement et créé un groupe de transition, probablement entre 2000 et 3000, mais nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, sur tous les continents. Si je devais décrire Villes en transition, je dirais qu’il s’agit de citoyens qui réinventent et reconstruisent le monde ensemble.

L’imagination joue donc un rôle primordial dans notre mouvement, mais nous mettons également en œuvre des projets très concrets. Ils peuvent aussi bien être de petite envergure, par exemple fermer une rue à la circulation pour la transformer en jardin public, que très ambitieux, par exemple mettre en place la gestion par les citoyens eux-mêmes de projets immobiliers, de fermes, de leur approvisionnement énergétique, etc.

LVSL – Comme vous l’expliquiez, tout a commencé en 2005 à Totnes, en Angleterre. Avec le recul, quels sont les plus grands succès et les plus grandes difficultés que vous ayez rencontrés dans cette première ville ?

RH – Villes en transition est né il y 13 ans désormais. Nous avons lancé environ 50 projets à Totnes et le mouvement a profondément changé la réputation de la ville, au point que de nombreuses personnes viennent la visiter pour en apprendre davantage sur notre transition. La ville est désormais équipée de multiples installations d’énergies renouvelables et a accueilli des projets d’une grande variété. Villes en transition a écrit une nouvelle page de l’histoire de Totnes. De nombreuses entreprises y ont récemment ouvert leurs portes et souhaitent participer à l’aventure. Plusieurs projets sont également en cours de réalisation. Nous travaillons par exemple sur deux projets immobiliers qui permettront la construction de plus de 100 logements et avons créé une compagnie d’énergie citoyenne qui compte déjà de nombreux membres. Notre plus grand défi, c’est que nous dépendons de bénévoles ainsi que du temps et de l’énergie qu’ils peuvent nous consacrer pour mener à bien ces projets. Certains postes au sein du mouvement sont rémunérés, mais ils sont rares. Parfois la fatigue se fait donc sentir, nous connaissons des hauts et des bas, comme dans tous les projets bénévoles. Avec le recul cependant, je trouve que nous avons accompli un travail incroyable.

LVSL – Je vous posais tout à l’heure la question des difficultés rencontrées… Avez-vous dû faire face à des critiques ?

RH – J’imagine que, quel que soit le projet il y a toujours quelqu’un pour s’y opposer, par principe, mais nous avons été plutôt épargnés ! À vrai dire, je ne suis même pas certain que tous les habitants des villes en transition sachent en quoi notre mouvement consiste. Il y a cinq ans, nous avons organisé un grand sondage à Totnes et d’après les résultats, 75 % des habitants avaient entendu parler de Villes en transition, 62 % trouvaient que c’était une bonne idée, 33 % avaient participé d’une manière ou d’une autre aux projets et 2 à 3 % avaient été extrêmement actifs dans le mouvement. Pour nous, ce sont de bons résultats.

Concernant les rares critiques que nous avons reçues, elles sont surtout venues de personnes très engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique qui trouvaient que nous n’en faisions « pas assez », ainsi que de climatosceptiques qui jugeaient notre projet complètement inutile. Mais encore une fois, nous avons été plutôt épargnés. Au contraire même, pour de nombreux habitants, le mouvement fait désormais partie de l’identité de la ville et a écrit une nouvelle page de son histoire. C’est bien la preuve que nous avons réussi à faire changer les choses.

LVSL – Justement, vous avez beaucoup travaillé sur les récits et avez écrit un livre à propos de l’imagination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

RH – J’ai effectivement écrit un livre intitulé « From what is to what if[1]» qui sera publié très prochainement. J’avais souvent entendu des auteurs que j’admire beaucoup, Naomi Klein et Bill McKibben entre autres, dire que le réchauffement climatique était la conséquence d’un échec de l’imagination humaine. L’idée qu’on puisse, en 2019, menacer la pérennité de la vie sur Terre par manque d’imagination me fascinait, mais aucun de ces auteurs n’avait jamais réellement expliqué le pourquoi du comment.

J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question afin de comprendre pourquoi l’imagination nous fait tant défaut, précisément au moment où nous devons réinventer notre monde dans son ensemble. Le livre cherche à apporter une réponse à cette question, à pointer du doigt les causes du problème, mais aussi à proposer des solutions et à envisager les conséquences d’un retour de l’imagination dans nos sociétés. Les interrogations suscitées par l’imagination commencent souvent par « Et si… », et ce livre est en quelque sorte une longue déclaration d’amour à ces deux mots. Imaginez seulement si tous les politiciens les utilisaient dans leurs discours… Bien formulées, les questions en « et si » sont extrêmement puissantes et les citoyens doivent s’en saisir. Ce livre est très dense, il retrace de nombreux récits et contient beaucoup d’informations ­— du moins, je l’espère. Je lui ai consacré deux ans de travail et il a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et a occasionné la découverte de très nombreux projets. La traduction française paraîtra aux éditions Actes Sud en avril 2020.

LVSL – Proposez-vous des solutions politiques concrètes dans votre livre, c’est-à-dire des idées pour stimuler l’imagination des citoyens autour de la question du réchauffement climatique ?

RH – Oui, absolument. Je citerai l’exemple de deux villes qui ont mis en place des programmes exceptionnels et que j’ai découvert au fil de mes recherches. La première, c’est Mexico, dont le maire a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tiré du dernier Harry Potter, mais c’est pourtant vrai. La seconde, c’est Bologne, en Italie, où la municipalité a mis en place six Bureaux de l’imagination civique, chacun responsable d’une partie de la ville, et fonctionnant à peu de chose près comme les groupes de transition de notre mouvement. Ces bureaux font le lien entre la municipalité et les habitants, et utilisent des outils créatifs (brainstorming, open space, etc.) pour travailler en partenariat avec les citoyens et faire émerger des idées nouvelles. Pour lancer un projet, la municipalité conclut un pacte avec les citoyens. Elle propose par exemple de mettre à disposition un budget ou des ressources en échange d’heures de travail bénévole. Près de 500 pactes de ce genre ont été conclus au cours de cinq dernières années et les résultats obtenus sont exceptionnels.

Une des préconisations que je formule dans le livre consiste à faire voter par nos parlements nationaux des lois relatives à l’imagination qui obligeraient l’ensemble des organismes publics à mettre en œuvre des programmes pour stimuler l’imagination des personnes avec lesquelles ils interagissent.

À l’occasion de mes recherches, j’ai également appris l’existence d’un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination : l’hippocampe. Cet organe est particulièrement sensible au cortisol [ndlr : également appelé « hormone du stress »] et peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi, de mon point de vue, les mesures d’austérité actuellement adoptées par certains gouvernements ont un effet dévastateur sur l’imagination. Il en va de même pour la fermeture des bibliothèques, la suppression des matières artistiques dans les cursus scolaires, etc. Nos dirigeants sont en train de créer des systèmes éducatifs dans lesquels l’imagination et la créativité ne sont absolument plus valorisées, alors qu’il faudrait au contraire qu’ils garantissent notre droit à l’imagination, au même titre que notre droit de réunion, etc. Nous devons créer un environnement propice à l’épanouissement de l’imagination, c’est la condition sine qua non pour permettre une révolution par l’imagination, seule capable de relever le défi climatique.

Rob Hopkins lors de la journée “Paris sans voiture”, le 22 septembre 2019. Photo © Chris Charousset

LVSL – Vous évoquez souvent le concept de municipalisme, pensez-vous qu’il soit universel ? La France, par exemple, est un pays au fonctionnement très centralisé et il arrive que des villes françaises souhaitant s’engager dans la transition, par exemple à Grenoble, subissent des coupes dans les budgets qui leur sont alloués par l’État…

RH – Il n’existe pas de voie toute tracée, la transition change de visage en fonction des contextes et s’adapte aux objectifs à atteindre. Je pense malgré tout qu’il nous faut renoncer aux systèmes très centralisés. Pour moi qui viens d’Angleterre, il est amusant de remarquer que si la France compte parmi les systèmes centralisés, les maires y ont malgré tout beaucoup plus de pouvoir que dans mon pays. Au Royaume-Uni, ils se contentent généralement d’inaugurer des supermarchés et de serrer des mains tandis qu’ici, ils sont à l’initiative de beaucoup des plus belles histoires de transition. Je pense par exemple à Jean-Claude Mersch, maire d’Ungersheim, à Damien Carême, qui mène à bien des projets incroyables à Grande-Synthe, ou encore à Éric Piolle, maire de Grenoble, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui fait tout ce qu’il peut pour engager sa ville dans la transition. Selon moi, il faudrait donner davantage de pouvoir aux maires, mais également qu’ils soient soutenus par des gouvernements nationaux conscients de l’urgence climatique et disposés à leur fournir les ressources nécessaires pour répondre à ce défi. Nous avons besoin d’un dialogue national sur ces questions et d’objectifs précis concernant la diminution des émissions de CO2, mais il faut également que les municipalités puissent travailler librement avec les habitants pour permettre une responsabilisation et une implication des citoyens, et ainsi une action à la hauteur de la gravité de la situation.

LVSL – Certes, mais pour donner davantage de pouvoir aux maires, il faudrait transférer des compétences gouvernementales au niveau local, ce qui impliquerait des révisions constitutionnelles, en France en tout cas. Le mouvement des Villes en transition est‑il engagé sur la scène politique nationale ? Êtes-vous soutenus ou bien soutenez-vous un parti politique en particulier ?

RH – L’indépendance vis-à-vis des forces politiques est justement une des caractéristiques de Villes en transition. Il s’agit d’un outil conçu pour fonctionner à l’échelle citoyenne et locale, et il est absolument fondamental que nous conservions une très grande neutralité politique pour en assurer le bon fonctionnement. Certains politiques anglais nous soutiennent, bien sûr ; ils nous proposent leur aide, nous demandent conseil, etc. Par ailleurs, je pense que le Royaume-Uni a rarement connu pire gouvernement que celui qui est actuellement à la tête du pays ; le Brexit est dans toutes les têtes, ce qui est une incroyable perte de temps et d’énergie. Quoi qu’il en soit, nous nous concentrons sur les citoyens et nous tenons à distance de la scène politique, mais je sais que ce n’est pas forcément le cas partout dans l’Union européenne. En Belgique, par exemple, pays particulièrement impliqué dans la lutte contre le réchauffement climatique, la nouvelle Ministre de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable [ndlr : Mme Marie-Christine Marghem] s’est engagée pour la transition bien avant d’entrer en politique. Il arrive donc parfois que des acteurs de la transition rejoignent les rangs des décideurs, ou encore qu’ils se présentent aux élections municipales de leurs villes et les remportent !

LSVL – Êtes-vous proches du parti travailliste britannique ? De Jeremy Corbyn, par exemple ?

RH – Certains membres du parti travailliste soutiennent notre mouvement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Jeremy Corbyn, malheureusement. Cela dit, je peux me tromper, c’est un homme qui se tient très informé de ce qui se passe dans son pays.

LVSL – Depuis près d’un an, la France traverse une période de crise, celle des gilets jaunes, qui a été déclenchée plus ou moins directement par notre dépendance aux voitures. Que proposez‑vous pour faire sortir les voitures des villes ? Et à la campagne ?

RH – Il faut commencer par rendre l’ensemble des transports publics gratuits et tellement efficaces et propres qu’aucun citadin n’aura plus jamais la moindre raison de monter dans une voiture. J’étais à Paris au moment de la COP 21, le métro était gratuit pendant les 5 jours de la conférence, c’était génial. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas prolongé l’expérience ! Ensuite, il faut faire preuve de courage et prendre des mesures pour faire sortir les voitures des villes, comme cela a par exemple été fait à Barcelone. La municipalité a délimité des superquarters dont les rues ont été piétonnisées. Les voitures peuvent toujours circuler autour de ces quartiers, mais ne peuvent plus y pénétrer. L’espace ainsi libéré a été utilisé pour créer de nouvelles aires de jeu, des terrains de sports, des espaces de restauration, etc. C’est un beau modèle à suivre. Une fois les voitures sorties des centres-villes, il faut également définir des zones accessibles uniquement aux véhicules électriques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille remplacer toutes les voitures actuellement en circulation par des voitures électriques, cela n’aurait aucun sens ; il faut chercher des alternatives à la voiture et non pas des voitures alternatives. Nous avons besoin de programmes qui permettent d’avancer en ce sens et vite, car le temps presse.

Ce sera plus difficile dans les zones rurales, c’est pour cela qu’il faut commencer par les endroits où les changements peuvent être mis en place facilement. Posséder une voiture quand on habite à Paris ou à Londres est parfaitement insensé ! La seule raison pour laquelle nous en avons encore besoin, c’est parce que nos transports publics fonctionnent mal. À la campagne, il faudra créer des programmes pour aider les habitants à se séparer de leurs voitures et à les remplacer par des véhicules électriques, mais également développer l’autopartage et les transports en commun. Au Royaume-Uni, certaines municipalités ont réussi à diminuer le nombre de voitures dans leurs rues par deux, mais cela ne s’est pas fait tout seul. Pour y parvenir, nous avons besoin de programmes clairement établis et de savoir précisément quels sont nos objectifs. Au-delà de la gratuité des transports, il est également important de garantir la sécurité des cyclistes, de les aider à acquérir des vélos, de leur apprendre à circuler en ville, etc. Encore une fois, avec de la volonté politique, tout est possible.

LVSL – Macron est souvent présenté comme un « défenseur de la planète » dans la presse internationale. Que pensez-vous de ce titre ?

RH – Diplomatiquement parlant, la France peut être fière d’avoir accueilli la COP 21 et permis la signature des Accords de Paris. Bien sûr, les engagements pris pendant la conférence ne sont pas suffisants, mais sans eux, la situation aurait été bien pire encore. En revanche, j’ai trouvé la politique d’Emmanuel Macron particulièrement maladroite depuis : une taxe sur le carburant n’est pas la meilleure manière de venir à bout du réchauffement climatique, entre autres parce qu’une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui souffriront de la mesure.

J’aime en revanche beaucoup l’approche adoptée par le maire de Grande‑Synthe, Damien Carême. Tout l’argent que la municipalité économise en mettant en place des technologies ou des stratégies bas carbone est réinvesti pour soutenir les membres de la communauté locale les plus défavorisés. La ville a par exemple remplacé son éclairage public par un système d’éclairage à faible consommation, ce qui lui permet d’économiser près d’un demi-million d’euros chaque année. Cet argent a été redistribué aux familles les plus modestes de la ville sous la forme d’une aide financière. Tous les projets mis en place par la municipalité sont guidés par la volonté d’aider ceux qui sont dans le besoin, qu’il s’agisse de projets de jardins partagés permettant aux habitants de produire une partie de leur nourriture ou encore de projets immobiliers à haut rendement énergétique pour faire baisser leurs factures de chauffage. Les gouvernements devraient adopter la même perspective, c’est-à-dire une stratégie climatique nationale qui soit également une stratégie de justice sociale.

Par ailleurs, il est important que la société dans son ensemble s’engage dans la transition. Il est impensable de demander aux plus pauvres de faire des efforts si d’autres continuent à voyager en jets privés ! N’oublions pas qu’environ 80 % des émissions de carbone sont causées par les 10 % les plus riches, c’est donc à ces 10 % qu’il faut demander le plus d’efforts. Pour quelqu’un comme Emmanuel Macron ce n’est pas chose facile, car les gouvernements n’ont jamais eu pour habitude de demander aux plus riches de se serrer la ceinture, mais plutôt aux plus pauvres. Cependant, la crise climatique actuelle exige un changement de perspective et si Emmanuel Macron souhaite véritablement relever le défi climatique, c’est par là qu’il doit commencer.

[1] From what is to what if. Unleashing the power of imagination to create the future we want. Chelsea Green Publishing. 17 octobre 2019

Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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