Le 17 novembre, au-delà des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Du 14 juillet dont notre pays a fait sa fête nationale, jusqu’au plus récent 15-M espagnol ayant donné naissance au mouvement des Indignés, nos imaginaires historiques sont peuplés par des journées d’action collective d’ampleur, souvent utilisées pour résumer l’esprit politique de leur époque. À bien des égards, la journée du 17 novembre que nous venons de vivre avec son flot d’images frappantes, semble toute destinée à connaître une telle postérité de par son caractère spectaculaire dans une société aussi densément médiatique que la nôtre.


S’il est bien sûr encore trop tôt pour juger de la journée du 17 novembre 2018 – et le désormais fameux mouvement des gilets jaunes qui y est associé – son impact, visible par la force et le nombre des réactions qu’elle a suscité, doit nous amener à la considérer pour ce qu’elle est : un phénomène social d’une rare envergure, qui interroge par son apparente étrangeté autant qu’il fascine.

Face aux images souvent stupéfiantes de ces foules en gilet fluo et des conséquences parfois graves auxquelles leurs actions ont pu donner lieu un peu partout en France, le ton des commentateurs a principalement varié autour du mépris et de l’hostilité plus ou moins affichés selon leur degré de soutien à l’action gouvernementale. Cependant, et d’une façon plus étonnante, on a aussi vu se manifester des attitudes similaires au sein d’une certaine gauche, dont la “bienveillance” revendiquée devrait pourtant rendre sensible à un mouvement ayant la question du pouvoir d’achat et des inégalités comme motif principal… Et ce d’autant plus que celui-ci s’est développé à l’écart d’organisations jugées inefficaces par cette même gauche.

Un tel rejet laisse perplexe. S’il s’appuie sur des raisons qui peuvent être compréhensibles, il semble cependant s’expliquer par l’incompréhension d’un mouvement qui, sans être révolutionnaire, traduit tout de même un basculement politique dont le camp progressiste doit tirer des leçons.

Une jacquerie 2.0 ?

Ce qui interpelle dans ce mouvement des gilets jaunes, c’est en premier lieu les modalités d’action et d’organisation de celui-ci. Lancé dans la foulée d’une pétition ayant recueilli plus de 220 000 signatures en quelques jours contre la hausse du prix des carburants, le mouvement a pris forme progressivement sur les réseaux sociaux, où des événements et groupes qui appellent à des rencontres informelles dans des lieux publics – notamment des parkings de supermarchés – se créent et dégagent alors un mot d’ordre : celui du blocage des axes routiers un jour de fin de semaine. La date du samedi 17 novembre a fini par faire consensus au sein des différents groupes constitués sur l’ensemble du pays, car elle permet une forte mobilisation sur une journée habituellement consacrée à la consommation.

De ce moment d’organisation fébrile, il est pour l’instant difficile de retracer la généalogie immédiate d’une façon plus précise. Pour autant, il semble que ce mouvement du 17 novembre relève d’une tradition ancienne qui a tendance à revenir épisodiquement depuis quelques années, notamment après le succès du mouvement des Bonnets rouges. Cette tradition émeutière, marque en effet durablement la société française depuis son émergence sous sa forme moderne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles par un répertoire d’action collective, c’est à dire un “stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu” selon les termes de l’historien et sociologue étasunien Charles Tilly.

Dans Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne, Tilly identifie un répertoire ancien qualifié de “localisé et patronné”, caractérisé par “l’utilisation des moyens d’action normaux des autorités par des gens ordinaires ; l’apparition fréquente de participants qui se manifestent comme membres de corps et communautés constitués ; la tendance à s’adresser à des patrons puissants pour obtenir le redressement des torts ; l’utilisation de fêtes et d’assemblées publiques pour la présentation des exigences ; l’adoption répétée d’un symbolisme riche de la rébellion et la concentration de l’action sur les demeures des malfaiteurs et les lieux des méfaits”. Ce répertoire localisé et patronné s’incarne concrètement dans un panel large d’actions plus ou moins symboliques, allant de la destruction de machines, barrières et maisons privées, à l’organisation d’événements parodiques du pouvoir en place, en passant par le blocage et la saisie de ressources.

Il va ainsi rester la norme jusqu’au XIXe siècle où un autre répertoire, défini comme “national et autonome” par Tilly, va le remplacer. Marqué par “l’apparition d’intérêts définis comme tels, les défis directs aux concurrents ou aux autorités nationales et à leurs représentants, l’élaboration et la présentation publique d’un programme et une préférence générale pour l’action publique”, ce nouveau répertoire va dès son émergence structurer la vie politique des États occidentaux modernes. L’impact du mouvement ouvrier et de ses organisations qui sont les principaux promoteurs de ce répertoire constitué par les grèves, les manifestations et les meetings, cherchant en priorité un rapport de force matériel, va expliquer le succès durable de ce répertoire national-autonome. Cependant, la perte d’influence de ce même mouvement ouvrier depuis la fin du XXe siècle va conduire à son déclin relatif, ce qui explique une certaine résurgence de son prédécesseur localisé-patronné parmi les mouvements sociaux plus récents dont le mouvement du 17 novembre est un exemple.

En effet, par leur volonté de s’organiser en dehors du cadre de partis et syndicats jugés inefficaces voire illégitimes à articuler leurs colères et leurs revendications, et par leur recherche de la confrontation directe et parfois violente avec le pouvoir de l’État, les gilets jaunes puisent dans des ressources bien antérieures à leur mouvement. Se faisant, ils s’attirent l’incompréhension voire l’hostilité d’une partie de la population chez qui le consentement à l’État reste la norme, en particulier auprès d’une gauche ancrée profondément dans la défense d’un cadre étatique devenu une ressource essentielle pour elle. Ce qui la conduit à refuser de parler un langage soupçonné d’inclinations poujadistes.

Ce retour relatif d’un répertoire ancien, qui semble pourtant si archaïque et inefficace, doit nous interroger. Le rejet de corps intermédiaires perçus comme des éléments de la structure étatique, conjugué à la baisse du consentement à l’autorité et à ses représentations qu’il contient, a même de quoi inquiéter. Cependant, la réalité de ce mouvement semble être surtout le symptôme d’une société désorganisée, mais fortement politisée – même selon des modalités parfois confuses – qui se retrouve dans la composition hétéroclite des foules du 17 novembre, laquelle fait usage d’un répertoire d’actions qui cumule de fait les deux répertoires précédents, au service de revendications qui doivent être le principal enjeu d’une analyse pour comprendre la nature du 17 novembre.

Une émeute anti-fiscalité ?

Si le mouvement du 17 novembre s’est d’abord constitué en relation avec des professionnels du transport routier, s’insurgeant contre des taxes sur le carburant qui touchent directement à leur activité économique, il a fini par regrouper un public plus large comme le montre la sociologie des figures du mouvement qui commencent à émerger. Pour cette partie majoritaire des gilets jaunes, l’augmentation du prix à la pompe est fondamentalement perçue comme une injustice, qui touche à la possibilité même d’accéder à une ressource essentielle pour des populations dépendantes de leurs voitures comme moyen de transport. De plus, il signifie un nouveau coup de rabot sur un pouvoir d’achat déjà fortement diminué, de la part d’un gouvernement qui est perçu comme instrumentalisant la question écologique pour remplir des caisses que sa politique favorable aux plus riches a vidées.

Ce qui réunit ces gilets jaunes semble donc la revendication d’une économie morale, définie dans l’œuvre de l’historien marxiste britannique E.P Thompson comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées par les diverses parties de la communauté – ce qui, pris ensemble, peut être considéré comme constituant l’économie morale des pauvres ». Concept utilisé par Thompson dans un cadre historique qui renvoie à la constitution progressive de la classe ouvrière anglaise dans le contexte de la résistance des communautés paysannes à la libéralisation du commerce des grains aux XVIIe et XVIIIe siècles, il a été précisé petit à petit pour désigner plus largement un ensemble de pratiques politiques et culturelles communautaires, qui visent à défendre les intérêts d’une communauté sur le plan économique.

De telles pratiques, qui empruntent à un catalogue d’actions – d’ailleurs proche du répertoire d’action patronné et localisé – allant de la révolte à l’entraide pour la défense d’un juste prix, vont être légitimées par l’affirmation de cette économie morale antérieure à des valeurs économiques en vogue qui sont perçues comme immorales. Car elles profitent des besoins de la multitude pour enrichir une minorité qui mérite ainsi d’être châtiée par ceux qu’elle vole.

Ce mouvement du 17 novembre, prêt à mener un blocage reconduit de l’activité économique – au grand dam d’un patronat désormais mal à l’aise – et qui demande  le rétablissement de l’impôt sur la fortune au nom de l’égalité, ne peut donc être résumé à un mouvement anti-fiscalité et anti-social : ce mouvement est profondément politique et social, en ce sens qu’il tente de reconstruire de véritables liens sociaux dans des territoires ruraux comme urbains laissés à la marge. Et c’est bien cette affirmation identitaire qui se dessine sous nos yeux qui met mal à l’aise une gauche prompte à y voir des repères culturels éloignés des siens.

Un mouvement culturel réactionnaire ?

La culture conçue comme un répertoire d’action collective à part entière, est en effet devenue le nerf de la guerre du champ politique, un enjeu prioritaire des mouvements sociaux par lequel les individus expérimentent et expriment un sens qui leur permet de penser et d’agir sur le monde au travers d’un conflit (définition des adversaires et des situations d’injustices, recherche de solution, etc). Dans une société massivement médiatique et désorganisée, la tâche principale des acteurs des mouvements sociaux est donc de créer un cadre au sein duquel fixer le conflit culturellement, et organiser leur action.

C’est justement dans ce champ culturel que le mouvement du 17 novembre a finalement marqué son empreinte principale. Cela s’explique notamment par un recours extrêmement puissant aux réseaux sociaux, sans précédent en France pour un mouvement de ce type. Sur les différents groupes et évènements Facebook liés à ce mouvement, apparaît une imagerie très hétéroclite, qui puise autant dans les canons de la désormais bien connue fachosphère et ses montages très artisanaux qui reprennent des personnages de la culture populaire (mention spéciale à ceux qui mettent en scène Astérix et Obélix), que dans des références répétées aux grands évènements révolutionnaires qui ont marqué l’histoire de France – notamment 1789 et mai 68. De ces différents éléments se dégage un point de convergence clair : la détestation du président Macron, figure haïe entre toutes et ainsi brûlée en effigie virtuellement, aux côtés d’une sphère médiatique identifiée comme lui étant complètement inféodée.

Ajoutées aux nombreuses vidéos de coups de gueule et de chansons, partagées parfois en direct des lieux de mobilisation, on s’aperçoit que l’on est face à un véritable théâtre d’action collective, parcouru de représentations qui sont celles d’un mouvement social « traditionnel ». Des représentations que les moyens de communication modernes permettent de diffuser massivement autant qu’ils contribuent à les brouiller pour les non-initiés, prompts à les condamner en pointant leur supposée responsabilité dans les incidents racistes ou islamophobes qui ont pu arriver sur certains points de blocage et les propos machistes tenus par certains gilets jaunes.

Cependant, il serait une erreur de dresser un parallèle entre ces incidents bien sûr inacceptables – et dont ce mouvement du 17 novembre n’a d’ailleurs pas le monopole – et la diversité des publics qui ont pris part à cette mobilisation, où on remarque notamment une forte présence des femmes et des populations issues de l’immigration parmi les plus mobilisés. Cette équivalence, qui semble destinée à séparer bons et mauvais mouvements sociaux dans la tête de certains, est d’autant plus une erreur quand on comprend que ce public acteur du 17 novembre n’est pas totalement coupé culturellement des autres mobilisations aux repères perçus comme plus progressistes, ainsi que le montre ses appels de convergence avec les infirmières et ambulanciers actuellement mobilisés, et le chahut rencontré par les passants du cossu Faubourg St Honoré au passage des gilets jaunes en direction du palais de l’Elysée.

Une étude poussée au delà des images fournies par les chaînes d’infos permet donc de lever les préjugés sur un mouvement du 17 novembre qui concentre en définitive les confusions et paradoxes de notre époque.

Un mouvement de la « France périphérique » – selon le concept polémique du géographe Christophe Guilluy – contre les élites urbaines d’un État centralisé, structuré par des revendications et un imaginaire collectif profondément réactionnaires, accueilli de ce fait avec sympathie par les secteurs les plus conservateurs de la société ? Rien n’est moins sûr, tant le côté inclassable du 17 novembre semble l’éloigner d’une filiation avec les mouvements sociaux issus de la droite traditionnelle qui, de l’école libre à la manif pour tous, ont toujours été impulsés par le haut pour la défense de revendications avant tout culturelles. Le caractère du mouvement du 17 novembre paraît autre, plus similaire à celui d’un Nuit debout qui réunirait au delà des zones urbaines pour la défense de populations fragiles économiquement, qu’à un nouveau mouvement des Bonnets rouges clairement constitué en défense des intérêts d’une élite économique régionale.

Ce peuple qui compose les gilets jaunes est en définitive totalement neuf comme l’a montré le démographe Hervé Le Bras. N’ayant rien à voir avec des comportements politiques déjà analysés -comme ceux de l’électorat du Rassemblement national et d’En marche- il réunit habitants de zones rurales et habitants de zones périurbaines, qui forment ainsi, avec leurs différences et similitudes, un sujet politique en pleine construction: en somme, un matériau brut qu’aucune organisation ne semble en mesure de modeler à l’heure actuelle.

Dans une passe d’armes qui risque d’être caricaturale entre le « nouveau monde politique sérieux et pragmatique des villes », incarné par un macronisme qui capitalise depuis le début sur l’idée d’une révolution, et une « jacquerie irrationnelle périphérique et réactionnaire », où peut se glisser la gauche ?

Deux organisations, la France insoumise et le Parti communiste, se sont distinguées par leur attitude vis à vis du mouvement du 17 novembre. Elles ont assumé des déclarations de soutien et des participations individuelles sur les différents lieux de mobilisation. Elles semblent ainsi vouloir relever le défi posé par les gilets jaunes à leurs objectifs respectifs, que sont donner un sens progressiste à la colère populaire pour la FI et reconstruire une organisation et une conscience des classes populaires pour le PC.

C’est pourtant à l’ensemble d’une gauche à la fois héritière d’une conception des mouvements sociaux portée par les grandes organisations politiques et syndicales du prolétariat industriel, et de plus en plus baignée dans une culture urbaine éloignée du reste du territoire français, que ce défi s’adresse. S’il est un défi, le 17 novembre doit aussi être l’occasion à ne pas manquer pour la gauche française : celle de retourner au contact du réel, pour retrouver un contenu politique à la hauteur d’enjeux actuels qui s’expriment pour le moment sans elle, et qui lui permettrait de renouveler des mobilisations au succès plus que mitigé depuis plusieurs années.

Au-delà du symbole du gilet jaune, il faut saisir l’urgence quotidienne que traversent ses porteurs pour construire avec eux l’issue qu’ils recherchent.

Gilets jaunes : Le soulèvement de la France d’en-bas

Le mouvement des gilets jaunes se résumerait-il à une “grogne” des Français moyens, qui regardent Auto-Moto et Téléfoot le week-end en attendant le retour de la saison des barbecues ? C’est l’image qu’en donne la majorité des médias et des commentateurs politiques. Cette “grogne” n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg : celui d’une crise profonde qui fracture la société et le territoire français.


Lorsque les journalistes de C’est à Vous ont demandé à Jacline Mouraud ce qui pouvait apaiser la colère dont elle s’était faite la porte-parole, celle-ci avait répondu qu’il fallait que le président « rétablisse l’ISF ». Dès lors, les médias, commentateurs et analystes qui n’avaient vu dans la journée du 17 novembre que la manifestation d’une révolte contre la hausse du prix du diesel ont soit feint de ne pas comprendre ce qui se passait réellement, soit témoigné une fois de plus de la déconnexion entre le peuple et ses élites – alors même que Benjamin Griveaux s’illustrait dans la maladresse en voulant réconcilier le “pays légal” et le “pays réel”, pensant paraphraser Marc Bloch alors qu’il citait en réalité Charles Maurras.

Tout d’abord, le prix du gasoil à la pompe a bien augmenté de 23% et le prix de l’essence de 14% à cause de l’envolée du prix du baril de pétrole cette année ; cela est indéniable. Que les Français se préparent, l’essence et le gasoil verront encore leur prix augmenter au 1er janvier 2019 (la première sera taxée 4 centimes de plus au litre et 7 centimes pour le second). Le tout pour prétendument financer l’écologie et la transition énergétique comme se sont plu à le marteler les membres du gouvernement.

Premier problème, Libération a montré que dans le prochain budget, 1 milliard d’euros supplémentaires viendraient financer des mesures écologiques : sauf que cela demeure quatre fois moins important que les hausses de taxes prévues par le gouvernement. Les Français seraient donc taxés sans savoir à quoi sert leur argent ? Pire : le gouvernement se servirait de la question de la transition énergétique pour prélever davantage d’argent à une population qui paye toujours plus, sans faire preuve de la moindre transparence.

L’essence n’est pourtant que « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », comme l’ont martelé les gilets jaunes et les soutiens du mouvement pour tenter de se légitimer dans un débat où le simple fait de n’être issu d’aucune organisation politique, de vouloir bloquer un village ou un segment de route, suffisait à jeter l’opprobre sur le bien-fondé du mouvement et donnait l’autorisation aux commentateurs d’user des termes de « beauf » ou de « Français moyen » encore et encore.

Le carburant n’est que l’élément déclencheur de la colère d’un peuple qui subit depuis 20 à 30 ans des réformes économiques désastreuses.

Injustice et incompréhension : les piliers du 17 novembre

Non, mesdames et messieurs les commentateurs, alliés du pouvoir, les gilets jaunes ne sont pas uniquement des beaufs qui se promenaient une canette de bière à la main dès samedi matin sur leur rond-point communal comme certains ont tenté de le faire croire sur les réseaux sociaux. Le problème est bien plus profond.

Oui, mesdames et messieurs les commentateurs, les Françaises et les Français sont pour la plupart dépendants de leur voiture et ont besoin de rouler. La faute à qui ? A quoi ? A ceux qui ont encouragé par des politiques urbaines insensées et polluantes la déconnexion du lieu de vie et du lieu de travail. A ceux qui ont pensé que dévitaliser les métropoles pour construire des supermarchés en-dehors des villes était une idée viable et pérenne.

Oui, mesdames et messieurs, il serait bien que l’usage de la voiture diminue en France. Proposez d’abord aux Françaises et aux Français des moyens de transport alternatifs : nationalisez la SNCF au lieu de la démanteler, re-densifiez le réseau du rail français, développez les transports en commun sur de larges amplitudes horaires…

Tant que nous y sommes, si vraiment vous tenez à l’avenir de la planète, interdisez les vols intérieurs, puisque 20% des vols quotidiens sont des vols métropolitains et qu’un trajet en avion émet quarante fois plus qu’un trajet en train. Somme toute, permettez à ceux que vous vous plaisez à mépriser de se déplacer autrement, ensuite nous discuterons des taxes sur l’essence.

Un révélateur des fractures françaises

Surtout, c’est ce qui reste du consentement à l’impôt qu’Emmanuel Macron est en train de briser, il est le principal responsable du ras-le-bol fiscal actuel. Contrairement à ce que prétendent ceux qui font une analogie rapide avec le poujadisme, ce n’est pas pour moins d’Etat que se battent les gilets jaunes. Au contraire. A refuser de comprendre cela, les élites refusent de voir la dislocation de la société qui se prépare. Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat a mené une enquête sur 2 700 contribuables.

Il démontre que c’est le rapport à l’Etat et aux services publics qui traverse aujourd’hui une crise profonde. Ceux qui se situent « en bas de l’échelle » ne voient en effet plus la contrepartie de ce qu’ils payent. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement a pris forme dans les villes moyennes et les zones rurales. Ce sont ces territoires qui ont pâti de la dégradation des services publics organisée par les gouvernements successifs depuis maintenant plus d’une décennie. A fermer les hôpitaux, les tribunaux, les gares, c’est la contrepartie même de l’impôt qui n’est plus tangible et donc le sentiment de redevabilité qui s’estompe.

“Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?”

C’est un type de relation sociale qui est en danger. Mauss fondait son contrat social sur la logique de don/contre-don, c’est pour lui le principe de réciprocité qui fonde l’appartenance à une société : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ».

Ce n’est pas de l’altruisme, il rend en fait redevable celui qui reçoit. Mauss écrit ainsi que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part. (…) L’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (Essai sur le don).

La collecte de l’impôt par l’Etat nourrit un monopole : si un citoyen accepte de donner, c’est en attente d’une protection et de services. L’Etat est redevable. Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?

A cette injustice s’ajoute un sentiment de décalage sur fond de scandales fiscaux qui creusent la fracture entre le peuple et une élite privilégiée, chouchoutée par le gouvernement. Rappelons-nous : en musique de fond de la vie politique, l’affaire Bettencourt, l’affaire Thévenoud, l’affaire Cahuzac. Plus grave encore : la suppression de l’ISF et la baisse des cotisations sociales.

Souvenons-nous encore : en octobre 2017, c’était « la fin d’un totem vieux de 35 ans, qui était devenu inefficace et complexe » selon Bruno Le Maire ; c’était la fin de l’Impôt sur la Fortune, originellement appelé impôt de solidarité sur la fortune. Cet impôt progressif puisait ses fondements dans l’impôt de solidarité nationale assis sur le capital crée en 1945 pour ensuite voir renaître l’impôt sur les grandes fortunes en 1982 sous l’égide du gouvernement Mauroy. Crée en 1989, l’ISF avait pour finalité de financer le revenu minimum d’insertion (RMI). Il était basé chaque année sur la valeur du patrimoine des personnes imposées et avait par exemple rapporté 4,2 milliards d’euros en 2008, c’est-à-dire 1,5% des recettes de l’Etat.

Quand François Ruffin avait déclaré à l’Assemblée nationale que le gouvernement prenait « aux pauvres pour donner aux riches » et que c’était « eux les violents, la classe des riches », Amélie de Montchalin, députée LREM indiquait que cette mesure n’était « pas un cadeau » mais « un pacte pour l’investissement, que les entreprises trouvent des capitaux quand elles veulent grandir, exporter et surtout embaucher ».

Ce vœu pieu de voir un retour positif de la part des entreprises à chaque cadeau qui leur est fait est souvent plein de déception : rappelons-nous du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 et du pacte de responsabilité. Pierre Gattaz avait à l’époque promis que les baisses des cotisations permettraient de donner naissance à « 1 million d’emploi ». En 2017, France Stratégie évoquait une « fourchette large de 10 000 à 200 000 emplois » sauvegardés ou créés sur le quinquennat. A 800 000 ou 990 000 emplois près, la promesse était donc tenue !

Le retour de Jacques Bonhomme paysan ?

L’existence même de cette révolte populaire s’inscrit dans une filiation. Ceux qui souhaitent la discréditer limiteront la comparaison avec le poujadisme. Avec un peu de bonne volonté ou quitte à assumer la comparaison, il est possible de remonter aux jacqueries paysannes du Moyen-Age, la Grande Jacquerie de 1358 en premier lieu. Les Jacques se sont insurgés contre la noblesse et le régime seigneurial dans les campagnes.

Ces mouvements insurrectionnels durement réprimés s’opposaient notamment aux hausses d’impôt qui avaient pour objectif de financer la libération du roi Jean II qui avait été fait prisonnier par les Anglais et remettaient plus largement en cause de le fonctionnement du système seigneurial.

« On peut voir une parenté avec les jacqueries dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. Autre point commun, ces mouvements étaient dirigés contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple », indique le sociologue Alexis Spire.

Cet épisode n’est pas le seul à puiser son origine dans les campagnes françaises. Avant la Révolution française, ces dernières sont secouées par la guerre des farines, des insurrections paysannes après de mauvaises récoles successives entre 1773 et 1774 qui avaient engendré une hausse du prix du blé. Les “jacques” avaient été réprimés. Cette question de prix demeura néanmoins la cause structurelle d’un malaise profond : pendant la Révolution, la baisse du prix du pain figurait de nouveau parmi les revendications d’une partie des révolutionnaires. Aux origines de la Révolution française, on trouve déjà les questions fiscales. Le tiers état est le seul à payer l’impôt. Il revient à la classe la plus nombreuse de nourrir et financer les extravagances de la noblesse et du clergé. Si Louis XVI convoque les Etats généraux, c’est pour obtenir le consentement à l’impôt dans un royaume accablé par sa dette.

« Une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple »

Regarder plus en arrière permet de réhabiliter une démarche qui n’est pas une exception historique. Oui, les campagnes françaises, les territoires périphériques ont su à différents moments de l’histoire proposer des mobilisations.

Pendant les jacqueries, les insurgés percevaient la noblesse « comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple » précise Alexis Spire. N’est-ce pas à un nouveau moment populiste de ce type que nous assistons aujourd’hui ?

Les 5% des ménages les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que les autres comme le rappellent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans Pour une révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. A l’heure où l’impôt ne joue plus son rôle de gardien de la justice sociale. A l’heure où les plus hauts revenus sont toujours moins imposés alors que ceux d’en-bas subissent une injonction à toujours plus travailler et payer. Comment en effet justifier des taxes supplémentaires alors qu’il n’y a pas de taxe sur le capital et que l’ISF a été supprimé ? Comment donner confiance par exemple aux enseignants qui voient que leur point d’indice est gelé de manière presque continue depuis 2010 et que le jour de carence a été rétabli ?

Pour pallier ce mécontentement profond et légitime qui traverse également le pays, ce sont des mesures courageuses qui devraient être pensées. Au hasard, une revalorisation du SMIC et un plafonnement des revenus les plus élevés ? Au sein d’une entreprise, le salaire le plus élevé pourrait correspondre à 20 fois le salaire le plus bas, entraînant une hausse mécanique de ce dernier si le premier devait augmenter.

Pour l’impôt sur le revenu, pourquoi ne pas envisager un barème progressif avec davantage de tranches dont la dernière serait imposée à hauteur de 100%, instaurant de fait un revenu maximum là où le taux maximum d’imposition de l’impôt sur le revenu est de 45% ! L’héritage étant vecteur d’un accaparement des ressources sans aucune autre considération que la famille d’où l’on vient, pourquoi ne pas taxer davantage les héritages au-dessus d’un certain seuil ? Pourquoi ne pas moduler l’impôt sur les sociétés, alors qu’aujourd’hui les PME paient largement plus que les grandes entreprises ?

L’association Tax Justice Network mandatée en 2012 évaluait ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Surtout, pourquoi faire peser davantage de taxes qui étouffent ceux qui ont à les supporter alors que l’évasion fiscale se fait de plus en plus importante chaque année ? Selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques la fraude fiscale atteint aujourd’hui 100 milliards d’euros, soit 20 milliards de plus que ce qui avait été montré lors de la précédente étude parue il y a cinq ans. L’association Tax Justice Network, mandatée en 2012, évaluait quant à elle ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Ces 100 milliards d’euros représentent 1,5 fois ce que doivent payer les Français avec l’impôt sur le revenu. Il faut ajouter, car cela n’est pas suffisant, le patrimoine off-shore détenu par les ménages. Selon l’économiste Gabriel Zuckman, « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à l’étranger » et concentreraient à eux-seuls une fraude de 5 milliards d’euros chaque année. Rappelons-nous ici de Patrick Mulliez qui n’avait payé en 2012 que 135 euros d’impôt à l’Etat français sur 1,68 million d’actifs qu’il possédait car il résidait dans la charmante bourgade de Néchin en Belgique.

Si Uber, Apple, la famille Mulliez (groupe Auchan) peuvent user de montages fiscaux pourtant connus de tous, les Françaises et les Français qui sont à l’origine de leurs bénéfices payent, eux. Pourquoi ne pas prendre à ces derniers ?

Pour aller plus loin :

La France des déserts médicaux – Le Monde