Jancovici, faux ami de la transition écologique ?

Janovici - Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Impossible d’échapper à Jean-Marc Jancovici. Depuis le succès retentissant de sa bande dessinée Le monde sans fin (co-écrite avec le dessinateur Christophe Blain), le polytechnicien est partout. « Bon client » des journalistes, il est aussi bien écouté par des élus et politiques que des dirigeants d’entreprises. Ce vulgarisateur de talent est-il pour autant un allié de la cause écologique et climatique qu’il défend, ou risque-t-il de lui faire perdre beaucoup de temps ? Recension de sa bande dessinée Le monde sans fin et analyse de ses dernières interventions médiatiques.

NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci examine les aspects purement techniques, en laissant volontairement de côté la question du nucléaire. La seconde traitera des aspects socio-économiques et politiques.

Jean-Marc Jancovici est un bon communicant qui frappe souvent juste, dans un style percutant. Il a initié de nombreuses personnes aux questions énergétiques et climatiques, brisant leurs illusions climatosceptiques ou techno-solutionnistes. En tant que vulgarisateur, son apport à la médiatisation de l’écologie est indéniable.

Le polytechnicien ne minimise pas les rapports du GIEC ni ne fustige les mouvements sociaux et écologistes. Au contraire, Jean-Marc Jancovici prône un retour à la sobriété planifiée pour « atterrir en douceur, sans léguer à nos enfants un monde dont nous ne voudrions pas pour nous-mêmes » et dénonce la notion de croissance verte. C’est logiquement qu’il a pris position contre l’aéroport de Notre-Dame des landes, le déploiement de la 5G et l’expansion de l’autoroute A69. Sa proposition d’interdiction des jets privés et de quotas pour prendre l’avion face à une Léa Salamé choquée montre qu’il intègre une exigence de justice sociale. Dans son livre Le plein s’il vous plait (Seuil, 2006), il proposait une hausse graduelle des taxes sur les carburants accompagnée d’un lissage de la hausse des prix – les revenus étant redistribués aux plus modestes. Soit l’inverse des politiques ayant provoqué la crise des Gilets jaunes.

Pour autant, on n’a jamais vu Jean-Marc Jancovici participer à une lutte écologiste. Il a refusé de se positionner clairement sur la question des méga-bassines, avait défendu un moratoire sur le déploiement des énergies renouvelables, minimisé l’impact écologique de la fracturation hydraulique. Du reste, il postule que la démocratie résulte de l’exploitation des énergies fossiles – et, à l’aide d’arguments douteux, évite soigneusement d’opposer capitalisme et écologie.

La principale menace ne provient pas du « pic pétrolier », mais du niveau de nos émissions cumulées.

D’où cette question : la percée médiatique de Jean-Marc Jancovici constitue-t-elle une bonne nouvelle pour les causes qu’il défend ?

Le principal problème de son discours ne tient pas dans son tropisme nucléaire, que d’aucuns trouveront parfaitement justifié, mais dans deux éléments plus fondamentaux : les erreurs contenues dans son diagnostic technique et les limites de son approche dépolitisante en termes de solutions à un problème… politique.

On ne s’attardera pas ici sur sur la question du nucléaire. Si les positions de Jean-Marc Jancovici en la matière peuvent être jugées quelque peu caricaturales, elles n’en demeurent pas moins défendables. Du reste, leur critique a déjà été faite, refaite et n’est plus à faire. Sur les énergies fossiles et renouvelables, à l’inverse, les problèmes sont plus évidents.

Pétrole et gaz : de nombreuses erreurs surprenantes

Les aspects énergétiques et la notion du pic pétrolier figurent au cœur de l’analyse de Jean-Marc Jancovici. Or, c’est dans ce domaine précis qu’il commet une série d’erreurs quelque peu surprenantes.

Le fondateur du Shift Project présente le pétrole de schiste (shale oil) comme un produit de mauvaise qualité. Exploité « essentiellement au Texas, Nouveau-Mexique et Dakota du Nord », il aurait une rentabilité énergétique et commerciale faible, au point d’être « évacué par camions », car « ce n’est pas rentable d’installer un oléoduc » (page 95). En effet, le pétrole issu des grands bassins texans d’Eagle Ford et du Permian est plus léger que la moyenne. Mais contrairement à ce que suggère le dessin en page 96, toutes les coupes essentielles y sont présentes en large quantité. En particulier, celles offrant la meilleure valeur ajoutée (naphta et distillat qui servent pour l’essence, le kérosène et la pétrochimie).

Les deux types de pétrole à gauche sont du shale oil ; le WTI, North Sea Brent et le Saudia Arab light sont les principaux marqueurs de pétroles conventionnels. Source : Emerson, Platts

Jean-Marc Jancovici le concédait récemment dans un post publié sur sa page Linkedin : contrairement à ce que suggérait la bande dessinée, le shale oil n’est pas uniquement « de l’essence à mobylette ». Ce qui explique qu’il existe un vaste réseau d’oléoducs pour l’évacuer au Texas, et qu’un pipeline immense et controversé (le Dakota Access, 2000 km de long et 750 000 barils par jour de capacité) ait été construit pour acheminer 40 % du shale oil de cette région vers les raffineries… Page 96, Jancovici attribue pourtant la multiplication des routes desservant les champs de pétrole de schistes au manque d’oléoducs. En réalité, ce réseau routier sert d’abord au forage, à la maintenance et aux opérations de fracturation hydraulique (qui requièrent de très nombreux camions). 

De plus, l’amélioration des techniques de forage conduit à une hausse de la productivité et de la rentabilité. En 2019, la chute des cours et des conditions financières plus difficiles n’avaient pas empêché le secteur de demeurer rentable. En 2020, Chevron rachetait Noble Energy pour plus de 4 milliards de dollars, devenant « le second plus gros producteur de shale du pays ». En 2021, ConocoPhillips a racheté Concho Resources, une compagnie spécialisée dans le pétrole de schiste, pour dix milliards, avant de s’offrir les actifs de Shell dans le Permian pour un peu plus de 9,5 milliards de dollars. Shell avait acheté ce champ en 2012 pour 1,9 milliard et multiplié la production par dix. ExxonMobil, enfin, est sur le point de racheter Pionner, dont les activités se concentrent dans le bassin de shale oil du Permian, pour 60 milliards. Soit un tiers de la capitalisation boursière de TotalEnergies.

Si le secteur est miné par les dettes et les faillites, les difficultés économiques passées s’expliquent avant tout par les excès d’une industrie indisciplinée en voie de consolidation. 

Les bénéfices avant impôt des exploitants de shale oil explosent, via le Financial Time.

L’idée selon laquelle le shale oil représenterait « un pétrole de fond de tiroir » (page 97) annonciateur d’une pénurie imminente peut à tout le moins être questionnée. 

Page 101, on apprend que « l’Iran préfère importer son gaz pour alimenter les villes du nord », car « un gazoduc coûterait trop cher pour traverser le pays ». Dommage, car il existe bien un réseau de gazoducs prévu à cet effet, depuis 1970. L’Iran est le 3e producteur mondial de gaz naturel, consomme 93 % de cette production et n’importe pratiquement aucun mètre cube de gaz

Page 103, Jancovici indique que le pétrole obtenu à partir du charbon serait de mauvaise qualité. Or, malgré ses aspects coûteux et très polluant, le procédé Coal To Liquid (CTL) permet d’obtenir des produits identiques à ce que l’on trouve en sortie de raffinerie (kérosène, essence, gazole). Ce qui n’empêche pas Jancovici de glisser un raccourci trompeur en évoquant la responsabilité du pétrole issu du charbon dans la défaite allemande à la bataille d’Angleterre (page 103).

Ces erreurs restent anecdotiques. Elles ne remettent pas en cause la supériorité du pétrole conventionnel sur les autres énergies fossiles ni l’idée que ces dernières se raréfient. Mais elles contribuent à nourrir l’idée d’une pénurie imminente.

À court terme, cette préoccupation semble infondée, comme en témoigne la baisse de production significative décidée par l’Arabie saoudite et la Russie pour soutenir les cours. Nous ne serions pas confronté à un problème de stock (l’épuisement des réserves), mais à un problème de flux (généré par un manque d’investissement pour les extraire du sol). Le consensus des spécialistes prédit effectivement un pic de consommation avant 2030, mais attribue généralement ce pic à une baisse de la demande et non à un épuisement des ressources. En 2023, l’OPEP a revu ses réserves à la hausse. Si cette question fait débat, la tendance à court terme serait à une augmentation des stocks de pétrole et une baisse de la demande globale.

Quoi qu’il en soit, le discours de Jean-Marc Jancovici peut servir à justifier l’investissement dans ces énergies pour éviter un choc d’approvisionnement. C’est ainsi que Total défend son projet désastreux en Ouganda et Shell son revirement en matière de transition énergétique – qui entrent en contradiction directe avec la marche vers une planète habitable. En effet, l’exploitation des gisements d’énergies fossiles déjà découverts conduirait déjà à un dépassement de notre budget carbone.

Autrement dit, la principale menace ne provient pas du « pic pétrolier » mais du niveau de nos émissions cumulées, comme le reconnaissait récemment Jean-Marc Jancovici lui-même. C’est la raison pour laquelle l’Agence internationale de l’énergie (IAE), qui anticipe un pic de demande avant 2030, s’oppose aux nouveaux investissements dans la production d’énergie fossiles.

La question de la date du « pic pétrolier » reste cependant secondaire par rapport à celle de la transition énergétique – domaine où le discours de Jancovici apparaît plus problématique.

Énergie renouvelable : vingt ans de retard

Comme l’écrivait récemment Pierre-Guy Therond (ex-Vice-président « énergie nouvelle » chez EDF), Le monde sans fin ressemble à un brûlot contre le solaire et l’éolien. Les ENR sont systématiquement comparées aux moulins à vent et au système énergétique antérieur à la révolution industrielle (pages 16, 17, 21, 35, 36, 37, 45, 88, 126, 157, 162) avec l’idée explicite qu’elles constituent un retour en arrière. Leur intermittence serait synonyme de coupures de courant, raccourci martelé à l’aide de chirurgiens empêchés d’opérer, de bières qui se réchauffent dans le frigo et autres propos sarcastiques (page 35, 97, 145, 157, 158). Elles renvoient donc davantage au « modèle amish » raillé par Emmanuel Macron qu’à une solution à la crise climatique.

Le solaire est accusé d’artificialiser les sols (« La France prévoit de remplacer des champs agricoles et de la forêt par des panneaux solaires sur une superficie équivalente à trois fois la surface de Paris ») et l’éolien de « dégrader les sols agricoles et gêner la vie de certaines espèces comme les chauves-souris ». Le polytechnicien utilise une règle de trois dont il a le secret pour affirmer qu’il faudrait déployer « une éolienne tous les kilomètres » (soit 550 000 unités environ) pour fournir une énergie 100 % éolienne à la France. Un autre calcul de coin de table, proposé dès la page 34, montre qu’un volume de 1000 m3 (« un cube de 10 m sur 10 m ») de vent passant dans une éolienne à 80 km/h (« un bon mistral ») produit la quantité d’énergie contenue dans 3 mL de pétrole (le volume d’un dé à coudre). Les chiffres de consommation de béton et métaux sont présentés de manière alarmiste (10 à 100 fois la quantité requise par le nucléaire).

« Atteindre la neutralité carbone en 2050 est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables. »

Futurs énergétiques 2050, Rapport de RTE

Compenser l’intermittence par du stockage est ridiculisé à l’aide de l’image d’un barrage hydraulique de 150 mètres de haut et 100 mètres de large sur l’ensemble des côtes allemandes. Pour la France, « si on n’utilisait que l’éolien et le solaire pour produire de l’électricité, il faudrait 2,5 tonnes de batteries par foyer » (page 157). Enfin, la bande dessinée use de multiples graphiques pour asséner l’idée que le déploiement des énergies renouvelables dans le monde est minime (0,9 % pour le solaire et 2 % pour l’éolien en 2018, page 56). Les ENR viendraient s’ajouter aux énergies fossiles, voire encourageraient leur développement au lieu de les remplacer. « L’éolien c’est génial parce qu’il y a besoin de gaz pour compenser son intermittence », selon les propos d’un gazier rapportés par Jancovici (datant de 2009, page 159). Les chiffres du rendement énergétique (EROI) des éoliennes et panneaux solaires avec batteries citées par le livre enfoncent le dernier clou : ils seraient de 10 et 5 (respectivement, le chiffre du solaire sans stockage par batterie n’est pas donné), contre 50 pour le nucléaire, 100 pour le pétrole conventionnel et deux pour l’humanité avant la révolution industrielle. À peine plus rentable qu’une paire de bras, les nouveaux moulins à vent ?

Le nucléaire associé à une bonne dose de sobriété apparaît comme la seule solution rationnelle, alors que « le retour aux énergies renouvelables ne permettra pas de garder une société d’abondance complexe avec son système de santé, sa culture » (page 162).

Jean-Marc Jancovici défend une vision totalement dépassée des renouvelables. Pour commencer, les ENR (hors hydroélectricité) représentaient 6,7 % de la consommation d’énergie primaire mondiale et 13 % de la production d’électricité en 2021, soit le triple de ce qu’avance Le monde sans fin. La bible des énergéticiens, le BP Statistical Review, note qu’entre 2019 et 2021 « la croissance de la production d’énergie primaire est entièrement due aux énergies renouvelables ». Autrement dit, les ENR remplacent bel et bien les énergies fossiles, qui ont vu leur part chuter au cours de la même période (en absolu et relativement au mix global).

C’est encore plus flagrant pour la production d’électricité, où la part du solaire et de l’éolien cumulés atteint les 10 % et dépasse l’énergie nucléaire. Ces deux technologies connaissent des taux de croissance de plus de 15 %, là où la consommation globale d’énergie primaire croît de 1 à 2 % par an. Les chiffres de Jancovici disent autre chose, probablement du fait de la conversion qu’il utilise pour calculer l’énergie primaire associée aux renouvelables (difficile de savoir, puisqu’il ne cite pas ses sources). Les investissements dans ces énergies ont battu un nouveau record en 2022 et sont sur le point de dépasser les investissements dans les énergies fossiles (solaire et éolien 495 milliards de dollars, pétrole et gaz 417 milliards, charbon 112 milliards) – elles ont connu un taux de croissance de 24 %. Les investissements dans le solaire devraient supplanter ceux dans le pétrole dès 2023 selon l’AIE. Autrement dit, les ENR décarbonnent le mix énergétique mondial, bien que cela s’opère à un rythme très insuffisant du point de vue du climat.

Cette ruée vers les ENR interroge. Qu’en est-il des multiples objections et réserves soulevées par Jancovici ? Le monde serait-il devenu fou ?

BP Stastistical review 2022, page 10

Le rapport de RTE « Futurs énergétiques 2050 » pour la France apporte de nombreuses réponses. Ce travail mobilisant des centaines d’experts et d’industriels a été critiqué par les écologistes et certains chercheurs pour ses hypothèses de coûts jugées optimistes sur le nucléaire et pessimistes sur les ENR. Il dessine six scénarios allant du 100 % renouvelable à la maximisation du nucléaire, en partant de l’hypothèse d’un maintien du niveau de vie, d’une baisse de 40 % de la consommation énergétique primaire et d’une hausse de 35 % de la production électrique (afin d’électrifier certaines activités pour réduire l’usage des énergies fossiles). On est loin d’une logique anticapitaliste ou décroissante, et pourtant RTE balaye implicitement les objections de Jancovici.

Le rapport conclut qu’« atteindre la neutralité carbone en 2050 est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables » qui « sont devenues des solutions compétitives » avec des coûts « désormais inférieurs à ceux de nouvelles centrales thermiques et nucléaires » pour les grands parcs. « Elles ne conduisent pas, de manière générale, à une forte imperméabilisation et artificialisation des surfaces. » En réalité, comme le montre une enquête fouillée du média Reporterre, l’artificialisation des sols par le solaire est un choix politique. Elle s’explique en partie par les coûts moins élevés, mais découle d’une logique néolibérale, de la privatisation du secteur et de la réglementation française. Aux Pays-Bas, un quart des habitations individuelles sont déjà équipés de panneaux. En Australie, le solaire sur toiture fournit déjà jusqu’à 20% de la consommation électrique et équipe un tiers des logements (3.5 millions de ménages, contre 600.000 en France) alors que les installations n’en finissent pas de battre des records aux dépens du charbon et du solaire au sol.

En France, l’ADEME avait estimé que la seule mobilisation des « zones délaissées » et parkings permettrait d’installer jusqu’à 54 GW de puissance, soit la moitié des objectifs fixés pour 2050. À cela s’ajoutent les toitures et bâtiments des zones actives qui couvriraient largement les besoins. Il s’agit d’estimation optimistes, mais une note d’un collectif de chercheurs du CNRS et polytechniciens estime que la totalité des besoins prévus, y compris dans les scénarios les plus ambitieux, peut être couverte sans recourir à l’artificialisation des sols. Sans oublier les synergies qui commencent à se développer avec l’« agrivoltaïsme ». Si cette question fait débat en France et que le risque d’artificialisation ne doit pas être minimisé, ce n’est pas une fatalité, contrairement à ce que suggère Le monde sans fin qui insiste (page 30, 45 et 160) sur le fait que cette énergie se déploierait aux dépens des terres arables.

RTE note ainsi que « le développement des énergies renouvelables (…) peut s’intensifier sans exercer de pression excessive sur l’artificialisation des sols ». « À l’horizon 2050, les surfaces artificialisées dédiées au système électrique représenteront de l’ordre de 20 000 à 30 000 hectares contre plus d’un million pour le seul réseau routier français. Le flux d’artificialisation est plus important dans les scénarios [privilégiant les ENR], mais les surfaces en question sont faibles par rapport au flux correspondant à l’habitat, aux zones commerciales ou aux routes (1 à 3 %). »

Extrait du rapport RTE, MO désigne le scénario 100 % ENR en 2050

Passons aux éoliennes. Le scénario RTE 100 % renouvelable ne table que sur 25 à 35 000 mâts terrestres (contre 8 500 actuellement en France et 31 000 en Allemagne), un facteur 15 à 20 fois moindre que le calcul de coin de table de Jancovici. 

Pour avancer le chiffre terrifiant d’une éolienne tous les kilomètres, Jancovici part vraisemblablement de l’hypothèse que toute la consommation énergétique primaire de la France serait assurée par l’éolien terrestre. Un scénario absurde qu’aucun pays n’envisage. Si on faisait le même calcul pour le nucléaire, il faudrait multiplier par cinq le nombre de réacteurs actuels (et construire 200 réacteurs sur une cinquantaine de nouvelles centrales, en plus des 18 existantes). Ce qui poserait également la question de la gestion de l’espace. Mais personne, pas même Jancovici, ne propose d’opter pour une consommation énergétique 100 % nucléaire. 

Sa comparaison entre le pétrole et l’éolien est également curieuse. « Ce que Jancovici ne dit pas c’est qu’une surface 10 x 10 = 100 m2 ce n’est que quelques % de la surface utile d’une éolienne terrestre et moins de [0.3 %] pour une éolienne en mer qui a une surface utile de 38 000 m2 (pour des pales de 110 m de long) », souligne l’ingénieur Stephane His. Le cube de mistral évoqué par Jancovici mettrait moins d’une demi-seconde à traverser l’éolienne. Autrement dit, son calcul ne prouve pas grand-chose. 

L’impact de l’éolien sur les oiseaux et chauve souris est réel et pris au sérieux par les écologistes. Mais il demeure marginal comparé à celui des chats domestiques ou des pesticides. La LPO estimait que chaque éolienne tuait 7 oiseaux par an, soit dans le scénario RTE maximisant l’éolien, quelque 200 000 oiseaux par an. Un chiffre à comparer aux soixante-quinze millions d’oiseaux tués chaque année par les chats domestiques (toujours selon la LPO). Par ailleurs, une étude récente estime que l’agriculture intensive est de très loin la cause principale de la disparition des oiseaux en Europe.

La question de l’utilisation des matières premières doit également être mise en perspective. Globalement, l’adoption des ENR permet une baisse de l’extractivisme comparé aux énergies fossiles. Loin du rapport de 10 à 100 évoqué par Jancovici avec le nucléaire, il est plus proche d’un rapport de 1 à 3 selon l’AIE et 3 à 10 selon l’ADEME. Idem pour l’occupation de sols, où le facteur serait plus proche de 10 que de 1000. Sur le cuivre, RTE évoque un accroissement de la consommation française de 20 % d’ici 2050 pour le scénario 100 % renouvelable, comparé à 2018. La consommation de béton des ENR est peut-être dix fois plus importante que le nucléaire, mais ne représenterait que 5 % de la consommation de béton française dans un scénario 100 % renouvelable. Une grande partie de cette consommation est recyclée.

D’accord, mais quid de l’intermittence ? Comment s’assurer que les chirurgiens puissent opérer sept jours sur sept et que la bière de Christophe Bain reste fraîche toute l’année ?

RTE ne prévoit pas de construire de gigantesques barrages le long de nos côtes (du reste, l’Allemagne non plus).

S’il a abandonné son idée de moratoire sur les ENR, le polytechnicien continue d’arguer que l’argent public serait mieux employé à agir sur l’efficacité énergétique du pays en développant le ferroviaire, isolant les bâtiments et installant des pompes à chaleur.

Tout d’abord, il faut noter que le solaire et l’éolien se complètent plutôt bien, en particulier dans certaines zones géographiques comme le Texas. Il y a plus de vent la nuit et l’hiver, et moins de vent à midi et l’été, lorsque l’ensoleillement est à son zénith. La consommation module la demande, puisqu’elle baisse significativement entre minuit et six heures de matin. La dispersion des moyens de production sur tout le territoire réduit les périodes sans aucun vent ou avec très peu de soleil.

Les barrages hydrauliques existants et les centrales brûlant des déchets et de la biomasse permettent d’assurer un certain niveau de production de base, et l’éolien en mer bat des records de facteur de charge, à plus de 50 %, au point que le rapport de l’AIE sur l’éolien de 2019 parle de « semi-base » (variable baseload) « à la disponibilité comparable aux centrales à gaz efficientes ». Le principal problème reste qu’elles ne sont pas pilotables, mais il ne faut pas oublier que la disponibilité des énergies pilotables peut également être interrompue de manière inopinée (pannes, problème d’approvisionnement, grèves…).

RTE évoque également la possibilité de décaler dans le temps certains usages : lancement de procédés industriels quelques heures ou jours plus tard, déclenchement des chauffe-eau et recharge des batteries de voiture en heures creuses… cette flexibilité permettrait de réduire la demande de 10 à 15 %. Le reste serait assuré par 26 GW de capacité installée pour le stockage sur batteries (dont 2 GW via les batteries de voitures pouvant restituer une partie de leur charge au réseau). C’est loin d’être négligeable, mais cela représente des besoins en métaux 30 fois moins élevés que ce qui est nécessaire pour remplacer les voitures à essence française par des véhicules électriques. 

Estimation des besoins de stockage sur batterie en fonction des scénarios, en Gwh

Le progrès technique est significatif. Loin des chiffres évoqués par Jancovici en termes de taux de rendement énergétique (EROI ou TRE, un indicateur contesté par les scientifiques) le solaire se situe entre 16 et 20 et l’éolien au-dessus de 20 en France.

Surtout, son graphique présenté en pleine page 161 pour comparer le TRE de différentes sources d’énergie comporte de nombreux problèmes. Le TRE de 100 prêté au pétrole conventionnel concerne l’énergie primaire (c’est-à-dire l’énergie que l’on obtiendrait en brûlant un baril de pétrole divisé par l’énergie investie pour l’extraire d’un gisement type Arabie saoudite). Celle du solaire et de l’éolien correspond à l’électricité secondaire (en sortie de centrale). On compare donc des pommes et des oranges. Pour être transformé et consommé sous forme d’énergie finale, le pétrole doit être transporté, raffiné, stocké, distribué. Son TRE tombe alors autour de 6, soit un TRE moins élevé que celui des ENR.

Et c’est encore plus flagrant en termes de production électrique, où les énergies fossiles ont un TRE de 3 en moyenne, contre 10 à 20 pour les ENR. Rodolphe Meyer a produit une analyse très détaillée qui démontre que la présentation du Monde sans fin est fausse. Il conclut que le TRE des renouvelable est supérieur à celui des énergies fossiles, y comprit lorsqu’on prend en compte le stockage des ENR. Jean Marc Jancovici lui a répondu sur LinkedIn par ces mots : « Rodolphe MEYER comme discuté par mail (longuement) cet été, l’EROEI ne fait l’objet que d’une brève mention dans Le monde sans fin. Me mettre en “Une” pour vendre cette vidéo est un procédé que je trouve gentiment racoleur 🙂 »

Enfin, l’idée que les ENR ne permettent pas de réduire le C02 est contredite par les faits. En France, le gouvernement estime qu’elles ont permis d’éviter l’émission de 200 Mt CO2eq entre 2000 et 2019. Le Texas est un cas de figure encore plus emblématique.

Cet État, déconnecté du reste du réseau électrique américain, consomme le même niveau d’électricité que la France (435 Twh en 2021). Gouverné par une droite climato-négationiste, il accueille le cœur de l’industrie gazière et pétrolière mondiale. Son réseau électrique est privatisé et intégré à un vaste réseau de gaz de schiste particulièrement bon marché. Et pourtant, entre 2006 et 2022, la part du solaire et éolien est passée de 2 % à 31 % (6 à 132 Twh) pendant que la consommation totale est passée de 306 à 428 Twh.

La part du nucléaire a baissé en termes relatifs (et est restée constante en absolu). Le gaz est constant en relatif (environ 42 %), mais le charbon a chuté en relatif (de 37 à 17 %) et en absolu (40 Twh en moins). Désormais, le gouvernement républicain cherche à imposer des pénalités financières aux renouvelables pour empêcher que ce secteur mange les parts de marché du gaz. Enfin, on notera que, comme en Californie, les coupures de courant en situation extrême liée au dérèglement climatique (grand froid au Texas, méga-feux et canicule en Californie) ont été causées par une baisse de la production des centrales à gaz et à charbon, pas par un manque de disponibilité des renouvelables. 

Le décalage entre le discours anti-ENR de la bande dessinée Le monde sans fin et la réalité est stupéfiant. S’il a abandonné son idée de moratoire sur les ENR, le polytechnicien continue d’arguer que l’argent public serait mieux employé à agir sur l’efficacité énergétique du pays en développant le ferroviaire, isolant les bâtiments et installant des pompes à chaleur. L’argument peut s’entendre, mais pour le défendre, Jancovici évoque un chiffre de 150 milliards d’euros investis dans les ENR en France, sans résultat probant (page 174). Il provient (semble-t-il) d’une projection de la Cour de comptes, entre 2001 et 2046. En réalité, l’État et les collectivités n’ont investi que 43 milliards d’euros dans le solaire et l’éolien entre 2001 et 2021, des sommes qui devraient être entièrement recouvertes dès 2024 (du fait de la hausse du prix de l’énergie). En 2023, les ENR devraient rapporter 14 milliards d’euros à l’État.

Les critiques formulées par Jancovici ont néanmoins le mérite de nuancer un certain idéalisme ou prisme techno-solutionniste qui n’est pas rare lorsque l’on évoque les renouvelables, en particulier lorsqu’il est question de scénarios 100 % ENR sans baisse drastique de la consommation. 

RTE insiste sur les difficultés techniques et surcoûts induits par l’option 100 % renouvelable. En particulier, pour garantir l’approvisionnement sur un horizon de deux semaines (en cas de chute durable du vent et de l’ensoleillement), la construction de large capacité de centrales à gaz décarboné (hydrogène) deviendrait une nécessité. Le rapport privilégie les scénarios prolongeant les réacteurs nucléaires existants, tout en notant que cette option nécessite également de relever des défis techniques importants. 

Mais le discours anti-ENR du Monde sans fin, que l’on continue de trouver en filigrane des interventions médiatiques récentes de Jean-Marc Jancovici, apporte de l’eau au moulin de ses opposants. Or, pour RTE, leur déploiement massif est nécessaire, y compris dans les scénarios maximisant le rôle du nucléaire. 

À sa décharge, Jancovici semble évoluer sur ces questions. On ne peut pas en dire autant sur d’autres domaines : l’intrication entre questions économiques, sociales et énergétiques. Et plus généralement, son approche spectaculairement dépolitisante et parfois réactionnaire d’un sujet… politique.

Ces aspects seront traités dans une seconde partie.

Impact sanitaire de Fukushima : une désinformation suspecte

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Credit: Greg Webb / AIEA

Un an seulement après la catastrophe de Fukushima, Jean-Marc Jancovici déclarait qu’« il n’y a plus de raison sanitaire d’empêcher le retour des populations évacuées à Fukushima, qui, au final, n’aura fait aucun mort par irradiation. » Depuis, chez les partisans de l’énergie atomique, la fausse information d’un accident nucléaire aux conséquences sanitaires quasi-nulles a gagné du terrain, notamment sur Youtube.


La chaîne Youtube Le Réveilleur diffuse des informations sur le nombre de victimes de la catastrophe de Fukushima. Dans deux vidéos, le  vulgarisateur scientifique dresse un bilan sanitaire prématuré de l’accident nucléaire de 2011 sur la base d’éléments contestables. En mai 2019, Rodolphe Meyer – alias Le Réveilleur – publie en effet sur sa chaine Youtube deux vidéos[1] en partie consacrées à l’impact sanitaire de l’accident de Fukushima au Japon.

En 8 minutes chrono, le youtubeur science entend dresser un bilan des travaux disponibles sur un sujet controversé. Pourtant, bien que le vidéaste qualifie son propre travail de « sourcé, s’appuyant sur l’analyse d’éléments scientifiques disponibles »[2], s’agissant du nombre de victimes consécutif à une exposition aux rayonnements ionisants après l’accident nucléaire de 2011, aucune étude épidémiologique de long terme n’est à ce jour disponible, et pour cause.

Bilan sanitaire définitif 8 ans après l’accident : un non-sens scientifique ?

Dans les instances de radioprotection, il existe un consensus sur l’étalon temporel pour mesurer les conséquences sanitaires d’une exposition aux rayonnements ionisants. En dessous d’un certain seuil, il est communément admis qu’après qu’une personne a reçu une dose de radioactivité, il existe un temps de latence avant de pouvoir observer les premiers signes cliniques de la plupart des maladies radio-induites. Lorsqu’il s’agit des leucémies, on estime par exemple qu’il existe une période de latence pouvant aller jusqu’à 20 ans[3]. Dans le cas de nombreux cancers solides[4], le délai varie de 10 à 40 ans.[5] Le Réveilleur ne dispose donc d’aucune étude statistique longitudinale (cohorte) suffisamment longue pour affirmer comme il le fait qu’« à Fukushima, les effets sanitaires sont et seront extrêmement faibles et ne feront aucun mort détectable. »[6]

Dans la même vidéo, le youtubeur affirme paradoxalement que certains « cancers peuvent apparaître plusieurs décennies après. » De ce point de vue, les retours d’expérience de l’après-Tchernobyl montrent que certains types de cancers comme celui de la thyroïde peuvent survenir plus rapidement après une exposition à l’iode-131, mais que là encore, ils peuvent se déclencher jusqu’à 10 ans après l’exposition à cet isotope radiotoxique libéré lors d’un accident nucléaire.

Pourtant, le vidéaste affirme qu’à Fukushima, « le suivi des cancers de la thyroïde qui auraient pu se manifester depuis 2011 n’a montré aucune augmentation de ces cancers. »[7] Cette allégation contredit les données disponibles dans le Registre du cancer Japonais, qui écrit que « dans la préfecture de Fukushima, des biopsies de la thyroïde ont révélé des cellules cancéreuses chez 205 enfants » et que « 167 de ces enfants ont dû être opérés en raison du développement extrêmement rapide de la tumeur, de la présence de métastases ou de la menace sur des organes vitaux »[8].  Selon IPPNW[9], « la répartition géographique des cas de cancers de la thyroïde chez les enfants coïncide avec le degré de contamination à l’iode radioactif-131 dans les différentes régions de la préfecture de Fukushima. »[10]

Bien que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) affirme que « la fréquence élevée de nodules tumoraux thyroïdiens est liée à l’effet du dépistage plutôt qu’à un effet des rayonnements ionisants », « l’incidence annuelle multipliée par un facteur 15 dans la préfecture de Fukushima » qu’il relève pose question. Deux mois avant que le youtubeur ne mette sa vidéo en ligne, l’établissement public français conclut donc de son côté qu’à Fukushima, « il est encore prématuré de se prononcer sur une éventuelle augmentation des cancers de la thyroïde consécutive à l’accident ».[11]

De son côté, Le Réveilleur déclare qu’ « on ne peut pas attribuer un cancer aux rayonnements ionisants », traduisant en fait la difficulté à convertir des liens de corrélation en liens de causalité, et donc d’isoler une cause spécifique au développement d’un cancer. En 2011, des chercheurs du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) signent néanmoins une avancée majeure, en prouvant un lien de causalité irréfutable entre les retombées de Tchernobyl en Ukraine et en Biélorussie, et de nombreux cas de cancers de la thyroïde. « Ils ont ainsi pu mettre notamment en évidence une signature de 106 gènes permettant de classer les tumeurs radio-induites de la thyroïde développées par les enfants vivant à proximité de la centrale de Tchernobyl au moment de l’explosion. »[12]

Hormis une focale sur les cancers de la thyroïde, Le Réveilleur concentre l’attention des internautes sur le taux de mortalité suite à l’accident, au détriment du taux de morbidité. Avec ce cadrage préalable, le youtubeur néglige les complications dont certaines personnes sont victimes, sans en mourir, en tout cas pas immédiatement : cancers, leucémies, maladies cardiovasculaires, glaucomes, effets tératogènes, etc.[13]

Fukushima et le mythe du « zéro mort »

Dans ses deux vidéos, Rodolphe Meyer déclare que « le nombre de morts pouvant être alloués de façon statistiquement significative à une surexposition aux rayonnements ionisants est aujourd’hui de zéro et le restera probablement ». Pour soutenir cette assertion, le vidéaste se base non pas sur des études épidémiologiques, mais plus vraisemblablement sur les modélisations théoriques retenues par l’UNSCEAR[14]. Pour tenter de mieux appréhender les doses de radiations individuelles reçues depuis l’accident, cet organe se base sur « l’expérience de l’étude des survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki »[15]. Il ne s’intéresse donc qu’à l’irradiation externe forte et ponctuelle, et pas à la contamination interne, faible et chronique. L’autre lacune de ces tentatives d’estimation des doses reçues est le « taux de réponse au questionnaire relativement faible »[16].

Mais le plus gros obstacle à l’établissement d’un bilan sanitaire complet reste sans doute le manque de visibilité sur l’évolution de l’état de santé des travailleurs qui interviennent sur le site nucléaire depuis 2011. En effet, il est impossible de savoir si la Tokyo electric power company (Tepco) a mis et continuera de mettre en place un suivi médical fiable. Personne ne sait non plus le détail des doses effectivement reçues par les travailleurs exposés. Par ce manque de transparence de l’exploitant, il est impossible de savoir si l’état de santé des milliers de personnes qui sont intervenues ou interviendront sur la centrale accidentée japonaise est normal et le restera sur le long terme.

Dans le cadre du programme de suivi sanitaire Fukushima Health Management Survey mis en place par l’Université de Médecine de Fukushima, il existe bel et bien des études sur l’état de santé général des civils évacués. Mais ces contrôles mélangent simples « questionnaires » et tests médicaux plus ou moins poussés[17]. Autre faiblesse de ces analyses déjà limitées aux seuls habitants de Fukushima : elles se caractérisent par un taux de participation des personnes extrêmement bas, qui diminue encore d’année en année. Seulement trois ans après l’accident, ce taux avait déjà chuté à 16 %, et « avec le temps, les personnes se présentent de moins en moins pour réaliser leur bilan médical ». [18]

Les leçons de Tchernobyl

À titre de comparaison, du point de vue sanitaire, l’après-Tchernobyl est édifiant. Les statistiques médicales biélorusses et ukrainiennes révèlent une dégradation spectaculaire et continue de l’état de santé des populations touchées par les retombées de l’accident de Tchernobyl en 1986[19]. Bien que les organismes onusiens comme l’UNSCEAR ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) refusent d’accréditer l’hypothèse que les faibles doses de radioactivité ingérées depuis l’accident de Tchernobyl puissent en être la cause, aucune étude scientifique ne permet par exemple d’expliquer la proportion anormalement élevée d’avortements thérapeutiques : entre 2000 et 2011, 30 à 50 % du nombre des grossesses dans le district contaminé de Stolyn, pourtant situé à 220 kilomètres de Tchernobyl.[20]

Car l’autre biais utilisé par Le Réveilleur est celui qui consiste à focaliser l’attention des spectateurs exclusivement sur les cancers thyroïdiens. Pourtant, les chiffres médicaux de certains territoires d’Ukraine et de Biélorussie indiquent une augmentation de l’instabilité génomique héréditaire après Tchernobyl. Certaines mutations génétiques des brins d’ADN d’une personne se transmettent de génération en génération, sans que l’on constate d’amélioration des désordres génétiques antérieurs, ni que la descendance ait été elle-même exposée aux radiations. Par exemple, dans certaines localités, le taux de malformations invalidantes va croissant : un doublement durant les 20 premières années suivant 1986, comme publié par Dmitri Lazjuk, le responsable de ce dossier en Biélorussie en 2006[21]. Une des hypothèses serait la mutation des cellules germinales des parents induites par l’irradiation, et transmises à l’enfant.[22] Il est donc encore trop tôt pour affirmer que ces modifications n’auront pas d’impact sanitaire sur les générations futures.

Autre affirmation problématique du youtubeur : « La peur du nucléaire a fait plus de dégâts que les rayonnements tant craints. » Le vidéaste résume en fait ici un argument bien connu des promoteurs de l’atome comme l’AIEA[23], l’agence chargée d’ « encourager et de faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique »[24]. Après Tchernobyl, ce genre d’institution développe l’idée qu’une partie des problèmes sanitaires rencontrés par les personnes qui vivent dans des territoires contaminés serait psychosomatique. Pour résumer, les leucémies, les cancers ou l‘arythmie seraient en fait le résultat du stress induit par la peur – injustifiée – des radiations. Le Réveilleur finit par conclure que « la désinformation tue ».

Mais à Tchernobyl, cet argument ne tient pas, dès lors qu’on observe des mutations génétiques chez certains animaux vivant autour du lieu de l’explosion, comme les hirondelles[25]. Ces petits oiseaux ne sont pas sensibles aux discours anxiogènes sur la radioactivité. En 2012, Jean-Marc Jancovici livre pourtant une affirmation du même ordre, lorsqu’il déclare que « du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ». Et de conclure qu’à Tchernobyl, « le niveau de radioactivité est désormais sans effet sur les écosystèmes environnants. »[26]

Au Japon, la radioactivité qui dure

Au Japon, l’état d’urgence nucléaire n’a toujours pas été levé, et autour de la centrale de Fukushima Daiichi, des dizaines de millions de tonnes de déchets radioactifs sont encore entreposées (principalement de l’eau, des débris et de la terre). De nouveaux rejets radioactifs pourraient encore se produire ces prochaines années, du fait des opérations de refroidissement et de récupération des trois coriums radioactifs, puis du relargage des milliards de litres d’eau contaminée dans l’atmosphère ou dans l’Océan Pacifique. De plus, de nouveaux risques de rejets sont prévisibles, au moment du démantèlement des trois réacteurs accidentés, ou lorsque les assemblages de combustibles entreposés dans les piscines de désactivation seront retirés.

Par ailleurs, les opérations pour retirer ces combustibles neufs et usés entreposés dans les piscines 1, 2 et 3 prennent beaucoup plus de temps que prévu, à cause de problèmes techniques et des trop fortes radiations. Si ces piscines étaient brutalement privées de moyens de refroidissement, les milliers de tonnes de matières radioactives immergées[27] dans les bassins provoqueraient une nouvelle fois des rejets toxiques dans l’environnement. En 2011, de « très hauts niveaux de radiation »[28] avaient déjà été enregistrés dans l’enceinte des bâtiments abritant les piscines de refroidissement des réacteurs 3 et 4, des suites d’une baisse du niveau d’eau dans les bassins.

Il ne faut pas négliger non plus le risque de sur-accident autour de la centrale nucléaire japonaise. En octobre 2019, la zone a par exemple été frappée par un puissant typhon, faisant planer la menace d’une nouvelle dispersion incontrôlable de radioéléments : les fortes précipitations ont lessivé les sols et les vents violents ont soulevé la poussière, transportant la radioactivité au gré des courants marins, de l’érosion et des rafales de vent. Pire, d’énormes sacs de terre contaminée ont été emportés par une rivière en crue[29]. Sans oublier que la façade maritime Est du Japon reste fortement soumise à des risques sismiques et des tsunamis.

Autre motif d’inquiétude : le réacteur 3 de la centrale nucléaire. Il contenait un cœur constitué de MOX[30]. Plus radioactif et plus chaud que les combustibles d’oxyde d’uranium pur[31], le MOX contient du plutonium, qui reste dangereux pendant 24 000 ans. Actuellement, ce combustible a fondu et creusé le radier[32] sous la cuve du réacteur, sans que l’exploitant Tepco ne soit encore parvenu à identifier où il se situe précisément. Au total, les trois cœurs de réacteurs qui ont fondu et percé les cuves pèseraient 880 tonnes.[33]

De la même manière, si les autorités ont mis en place des dispositifs plus ou moins efficaces pour piéger les infiltrations d’eau radioactive, décaper les sols et laver les bâtiments, les travaux de décontamination des vastes forêts polluées au césium-137 patinent, faute d’accès suffisant pour les engins de chantier. Pourtant, ces zones boisées représentent 75 % des surfaces touchées par les retombées radioactives de l’accident nucléaire.[34] Si un feu venait à se déclencher – comme cela s’est produit dans la « forêt rousse » autour de Tchernobyl en 2016 – une nouvelle dispersion de particules radioactives se produirait mécaniquement. Il subsiste donc d’importants risques radiologiques.

Mais au-delà du rayon d’évacuation de 20 kilomètres, l’analyse de la cartographie de la contamination radioactive réalisée par Minna-no-data Site – une base de données compilant les mesures de la radioactivité effectuées par un réseau de laboratoires indépendants japonais – révèle une contamination « tachetée » de l’archipel : on constate des hotspots radioactifs particulièrement préoccupants[35], d’autant qu’aucune mesure de santé publique n’est prise dans ces zones.

Particulièrement dangereuses, des microbilles de césium-137 et césium-134 – facilement ingérables par le nez ou la bouche – ont par ailleurs été retrouvées à 230 kilomètres de la centrale nucléaire accidentée. Selon Olivier Masson de l’IRSN, « d’un point de vue scientifique, les conséquences radiologiques de l’inhalation de césium vont devoir être réévaluées, à la lumière de la découverte de ces particules dont la solubilité est très faible. » [36]

Enfin, il est probable que les habitants dont les autorités nippones organisent progressivement le retour en zone radioactive consomment pendant de longues périodes des denrées alimentaires contaminées. Dans la préfecture rurale de Fukushima et ses alentours, l’agriculture vivrière, l’élevage, la pêche, mais aussi la chasse et la cueillette, sont des sources d’alimentation quotidiennes. Du lait, de la viande, des champignons, du thé,[37] des algues, des crustacés ou des poissons[38] sont régulièrement mesurés avec des taux de radioactivité supérieurs aux limites admissibles, et ce même dans les eaux territoriales ou dans des zones relativement éloignées de la centrale nucléaire accidentée. Dans les territoires faiblement touchés d’Ukraine et de Biélorussie, c’est bien l’ingestion de nourriture contaminée qui est pointée du doigt comme une problématique sanitaire de très long terme.[39]

Dans ses deux vidéos qui adoptent le ton d’une recension de l’état de la recherche neutre et objective, Le Réveilleur développe en fait une analyse partielle, partiale, et entachée de multiples biais. Le « youtubeur science » présente au spectateur un bilan sanitaire incomplet parce que prématuré. Mais comment expliquer ce parti-pris ?

Le Réveilleur : youtubeur vulgarisation ou influenceur ?

S’il confie s’être « vite rendu compte que les problèmes environnementaux avaient plus besoin de réponses économiques, politiques et culturelles que de connaissances scientifiques plus approfondies »[40], lorsqu’il aborde la thématique du nucléaire, Le Réveilleur fait l’impasse sur de nombreux débats liés à l’impact sanitaire des accidents nucléaires. Pourtant, dans ce domaine plus qu’ailleurs, la vérité scientifique n’est pas une matière inerte : elle est le fruit de luttes symboliques pour la revendication du monopole à dire le vrai. Les consensus sont sans cesse remodelés par les jeux de pouvoir et les enjeux économiques liés au développement commercial de la filière électronucléaire mondiale organisée en lobby.

Dans la description disponible sous ses deux vidéos traitant de Fukushima, on peut lire les remerciements de Rodolphe Meyer à un confrère : « Merci à Tristan Kamin qui m’a aidé sur quelques points techniques et a relu mon script. Je vous encourage à le suivre, il fait de la vulgarisation sur le nucléaire. »[41] Sur les dix vidéos qu’il consacre à la thématique du nucléaire, neuf comportent ce message de remerciement, quand la dixième puise ses sources entre autres de la Word Nuclear Association, un puissant lobby nucléaire international. Mais qui est ce Tristan Kamin ?

Dans cette présentation qu’il fait de son relecteur préféré, Rodolphe Meyer fait un amalgame entre « vulgarisateur » et « influenceur ». En effet, en plus d’être ingénieur sûreté, Tristan Kamin  est un contributeur de la Revue générale nucléaire, une brochure annuelle éditée par la Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), un groupe de pression pro-nucléaire français. Il collabore également avec deux médias connus et reconnus pour leur ligne éditoriale pro-nucléaire : L’Energeek et Atlantico.

De plus, Tristan Kamin est membre du conseil d’administration des Voix du nucléaire, « une association d’employés et sympathisants de la filière nucléaire »,  qui travaille à « restaurer la confiance des populations dans l’énergie nucléaire »[42]. Membre actif de ce lobby pro-nucléaire, Tristan Kamin affiche comme un trophée ses « 32 000 tweets »[43]. C’est que, avec l’acharnement d’un moine copiste, ce redoutable « influenceur »[44] spécialiste des réseaux sociaux a fait profession de la critique systématique et massive des contenus hostiles au nucléaire. Sur Twitter, ce boulimique du tweet pro-nucléaire produit un travail de fourmi pour torpiller les publications critiques envers le nucléaire et dans le même temps promouvoir l’énergie atomique.

Avec l’aide et la relecture de cette personne au parti-pris assumé, on comprend mieux pourquoi les vidéos de Rodolphe Meyer à propos de l’énergie nucléaire sont si souvent favorables à l’industrie qui l’exploite. Dans le cas précis du bilan sanitaire de la catastrophe de Fukushima, on comprend aussi pourquoi le youtubeur mobilise certaines sources et pas d’autres. On comprend, enfin, de quelle manière il minimise le nombre de victimes passées et à venir. Certains acteurs de la filière nucléaire ne s’y trompent pas : ils sont friands des vidéos du Réveilleur sur le sujet, partagent régulièrement ses contenus et l’interviewent volontiers. C’est par exemple le cas de la SFEN ou de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) [45].

À Tchernobyl comme à Fukushima, le refus des institutions onusiennes de suivre les maladies non-reconnues comme résultantes d’une contamination interne chronique à faible dose, sur les liquidateurs ou sur les résidents des territoires contaminés, fonctionne comme un véritable trou noir.  En matière de radioprotection, si les normes internationales ont décrété que le risque pour la santé est proportionnel à la dose reçue, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) conclut néanmoins que « toute dose de rayonnement comporte un risque cancérigène et génétique » et qu’« il n’y a pas de seuil de dose en dessous duquel il n’y a aucun effet ».[46]

Relayée par des personnes comme Jean-Marc Jancovici ou Le Réveilleur, l’affirmation « zéro mort à cause de la radioactivité à Fukushima » est une fausse information. Qui plus est parce neuf ans après les multiples rejets radioactifs dans l’environnement, la situation au Japon n’est toujours pas stabilisée.

Par Julien Baldassarra, membre du Réseau Sortir du Nucléaire.

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[2] https://reporterre.net/Le-Reveilleur-n-a-pas-ete-paye-par-l-Andra

[3] http://nucleaire.force-ouvriere.org/IMG/pdf/tude_verger.pdf

[4] Selon l’Institut National du Cancer, les tumeurs solides cancéreuses, comme les carcinomes ou les sarcomes, repérables par un amas de cellules localisé, se distinguent des cancers des cellules sanguines, comme les leucémies, dont les cellules cancéreuses circulant dans le sang ou la lymphe sont dispersées dans l’organisme. La majorité des cancers sont des tumeurs solides.

[5] https://www.radioprotection.org/articles/radiopro/pdf/1990/01/rad19901p19.pdf

[6] https://www.youtube.com/watch?v=smGve9f6kpQ

[7] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[8] https://www.asso-malades-thyroide.fr/wordpress/index.php/2019/03/12/fukushima-un-risque-de-cancer-de-la-thyroide-multiplie-par-15/

[9] International Physicians fot the Prevention of Nuclear War

[10] https://www.asso-malades-thyroide.fr/wordpress/index.php/2019/03/12/fukushima-un-risque-de-cancer-de-la-thyroide-multiplie-par-15/

[11] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[12] http://www.cea.fr/presse/Pages/actualites-communiques/sante-sciences-du-vivant/tumeurs-radioinduites-ont-elles-signature-particuliere.aspx

[13] Les silences de Tchernobyl : L’avenir contaminé, Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi, Frédérick Lemarchand, Broché, 2006

[14] Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants

[15] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[16]https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[17] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[18] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[19] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/chernobylnyas/

[20] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/bulletin-03-2018/#p=2

[21] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/chernobylnyas/

[22] https://fr.wikipedia.org/wiki/Irradiation_professionnelle

[23] Agence internationale de l’énergie atomique

[24] https://www.iaea.org/sites/default/files/statute_fr.pdf

[25] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1994720/

[26] https://reporterre.net/Jean-Marc-Jancovici-Fukushima-aura-surtout-ete-un-probleme-mediatique-majeur

[27] https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/fukushima-debut-d-une-nouvelle-operation-delicate_132983

[28] https://www.laradioactivite.com/site/pages/Fukushima.htm

[29] https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/Au-Japon-sept-ans-tsunami-Fukushima-frappee-typhon-Hagibis-2019-10-16-1201054626

[30] MOX est l’abréviation de « Mélange d’oxydes » car le combustible MOX contient du dioxyde de plutonium et du dioxyde d’uranium.

[31] https://www.laradioactivite.com/site/pages/laradioactivitedumox.htm

[32] Plateforme de béton située sous la cuve du réacteur et censé confiner le combustible fondu de l’environnement sous-terrain en cas l’accident.

[33] https://www.liberation.fr/planete/2017/02/03/japon-pic-de-radiation-et-trou-beant-dans-les-entrailles-de-fukushima_1546005

[34] https://www.larecherche.fr/environnement/fukushima-une-d%C3%A9contamination-difficile

[35] https://en.minnanods.net/soil/

[36] https://www.lemonde.fr/energies/article/2016/07/06/l-accident-de-fukushima-a-disperse-des-billes-de-cesium-radioactif-jusqu-a-tokyo_4964380_1653054.html

[37] https://www.lemonde.fr/planete/article/2011/08/13/fukushima-des-champignons-interdits-a-la-consommation_1559450_3244.html

[38] https://www.maxisciences.com/catastrophe-nucleaire-au-japon/japon-les-produits-de-la-mer-contamines-au-large-de-fukushima_art14848.html

[39] https://www.lefigaro.fr/sciences/2016/04/26/01008-20160426ARTFIG00202-tchernobyl-le-principal-danger-vient-des-aliments-contamines.php

[40] https://www.lereveilleur.com/qui-suis-je/

[41] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[42] https://www.voix-du-nucleaire.org/notre-association/

[43] https://www.voix-du-nucleaire.org/conseil-administration/

[44] https://www.voix-du-nucleaire.org/conseil-administration/

[45] https://www.andra.fr/node/1258

[46] La radioprotection, les nouvelles recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR 60, 1991) ibidem p. 3-9