Marine Le Pen et les mots : les dessous de la “dédiabolisation”

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Comment un parti historiquement d’extrême droite, xénophobe, héritier de Vichy et de l’Algérie française a-t-il pu se convertir en une force politique structurant l’une des plus vieilles démocraties d’Europe ? La marque de fabrique de la famille Le Pen a-t-elle vraiment changé ?

On entend souvent dire que le Front national n’a pas changé, qu’il continue à représenter et à diffuser les mêmes idées pesantes d’il y a dix ou vingt ans. La thèse est défendue dans l’une des meilleures études de cas publiée sur le Front national de Marine Le Pen intitulée Les faux semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, un ouvrage collectif dirigé par Sylvain Crépon, Nonna Mayer et Alexandre Dézé. Les auteurs du livre considèrent qu’à quelques nuances près, comme par exemple l’évolution de la relation du parti avec la communauté juive ou ses timides ouvertures vers le libéralisme moral, le FN porte encore les mêmes idées xénophobes, et la même vision essentialiste de la nation et de la culture française. Dans les faits, ils ont raison : qui serait convaincu de la transformation du FN en parti de droite, simplement influencé par une rhétorique propre à son passé radical, se tromperait assurément. Un fil rouge relie le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen et celui de Marine Le Pen, qui fait le lien entre la préférence nationale du père et la priorité nationale de la fille.

Si Marine Le Pen a appris quelque chose de son père c’est bien, qu’en politique, l’usage des mots est fondamental. Tout d’abord, quand il s’agit de provoquer les esprits et l’attention des gens, et de gagner ainsi en présence médiatique, mais aussi quand il s’agit de s’approprier les concepts qui structurent le consensus républicain français. La grande différence entre le Front national du père et celui de la fille réside dans le fait que l’équipe de Marine Le Pen ne va pas à l’encontre du consensus républicain. Au contraire, elle souhaite s’établir comme le fer de lance de ce consensus. Autrement dit, aujourd’hui, la question pour l’extrême-droite française n’est plus d’essayer de se constituer comme force alternative rejetant les consensus dominants en opposant la nation à la république, la religion à la laïcité, l’individu à la société civile ou la communauté au multiculturalisme, mais bien de réussir à retourner ces consensus dominants en sa faveur. Le grand succès de Marine Le Pen a été de lancer une forme d’offre publique sémantique aux concepts clés qui structurent aujourd’hui en France le sens commun républicain. La présidente du FN a ainsi pu mettre ses compétiteurs politiques dans une position défensive. « Les mots comptent », disait Marine à son père, « mais pour les voler à l’adversaire ».

Pour bien comprendre le tournant copernicien entrepris par Marine Le Pen dans la stratégie de communication du FN, il faut, dans un premier temps, revoir comment son père parlait et comment un vide s’est créé, depuis, dans l’offre médiatique française.

Le parler de Jean-Marie Le Pen : succès et limites

Jean-Marie Le Pen était un inconnu pour la grande majorité des Français avant son apparition, le 13 février 1984, dans l’émission télévisée L’Heure de vérité, un programme de grande audience. Le contexte politique de l’époque est marqué par les attentes et les rejets générés par la coalition gouvernementale dirigée par François Mitterrand, entre socialistes et communistes. Face à un présentateur et un public perplexes,  Jean-Marie Le Pen met subitement fin à l’interview, se lève de sa chaise et, en position militaire, demande une minute de silence pour les victimes du communisme international. Ces quelques secondes de silence gêné en prime time, qui ont interrompu la normalité télévisuelle, ont produit un profond effet sur l’audience et ont propulsé la figure de Jean-Marie Le Pen dans les hautes sphères médiatiques. Quelques jours plus tard, alors qu’il était jusque-là très minoritaire, le parti d’extrême-droite français atteint des résultats historiques. C’était le début d’une nouvelle relation entre le FN et les médias, encore entretenue aujourd’hui. Le Pen réussit en une nuit une ascension impossible en dix ans de carrière politique.

Cette relation, ensuite, est toujours restée très ambivalente et marquée par le registre de la provocation à travers l’usage de phrases à double sens, des jeux de mots et des insinuations vaseuses. Ses sujets préférés : la communauté juive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, le continent africain, les malades touchés par des MST et les homosexuels. Dire sans dire, s’avancer masqué, mais avant tout, provoquer le scandale et la condamnation morale de l’opinion publique. Il s’agit  pour Jean-Marie Le Pen de manier le mot avant le silence, d’apprendre la technique et le rythme du coup de théâtre. A force de scandales, de procès et de condamnations, Jean-Marie Le Pen finit par devenir, au milieu des années 1990, l’enfant terrible de la politique française. Une figure recherchée par les médias parce qu’elle fait les gros titres, adopte un parler différent, fait parfois éclater des bombes médiatiques et provoque des réactions en chaîne du reste des acteurs politiques.

D’un point de vue politique, la fabrication médiatique du personnage Le Pen fut un succès qui permit de consolider le FN comme troisième force politique du pays, dépassant de loin le Parti Communiste Français. Elle réussit également à articuler le mécontentement d’une partie de la société française par rapport aux consensus dominants sur les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale, du travail et de la sécurité ; par rapport aussi à des questions sociétales comme celles de l’avortement, de l’homosexualité ou de l’euthanasie, sans jamais s’en prendre à l’histoire complexe du passé colonial français. De cette façon, le FN se convertît en outsider puissant de la politique française (avec des résultats électoraux stables, jamais en dessous de 10%) et réussît à établir des forts bastions dans le sud et l’est du pays.

Cependant, cette stratégie avait une limite, qui a conduit 82% des électeurs à voter contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. On assistait, en parallèle, à une mobilisation sans précédents dans tout le pays. En tant qu’outsider du système politique français, le FN a suscité la peur chez une immense majorité des Français, inquiets d’assister au démantèlement d’un système de valeurs, de mythes et de consensus auxquels ils se sentaient liés. Ceci explique le ton moralisateur mobilisé par le reste des acteurs politiques, entre le 22 avril et le 7 mai 2002, expliquant qu’un mode de vie était alors en jeu. Le Front national représentait un danger et une menace pour tout le système de règles, de normes, de croyances et de conciliation qui avait gouverné la France depuis, au moins, 1958 et l’instauration de la Vème République. On assistait alors, dans la presse, à un foisonnement de métaphores biologisantes qui comparaient le Front National à une maladie, les articles réclamant l’établissement d’un cordon sanitaire pour l’isoler et le mettre en quarantaine.

Le FN s’était constitué comme un puissant pôle d’opposition à ce qui existe que les autres acteurs politiques pouvaient, cependant, facilement qualifier d’antidémocratique, d’anti-système, d’homophobe, de raciste, de réactionnaire, tout en continuant à susciter l’adhésion de l’immense majorité des citoyens. Le Front national était un acteur puissant, mais isolé, et enfermé à l’intérieur d’un « mur républicain d’isolement » impossible à franchir. Le FN avait beau être un lion puissant, il était un lion que tout le monde voulait voir en cage.

L’année 2002 a été comme un trompe-l’œil. Le succès du FN n’a pu s’interpréter comme une défaite qu’une fois qu’on a pu l’observer de plus près, et percevoir clairement la silhouette d’un canular, d’une victoire fictive, enfin : une sorte de mirage. Passé l’enchantement de voir Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, peu à peu une question s’imposa au parti : comment sortir de la prison ? Comment surmonter les limites de la digue républicaine ? La réponse progressivement imposée, particulièrement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, fut la suivante : la digue ne pourra être surmontée qu’en devenant républicains, ou, pour dire vrai, qu’en paraissant républicains.

La rhétorique de l’ordre républicain

Aujourd’hui, dans ses interventions médiatiques, Marine Le Pen s’auto-présente comme la principale défenseure de l’égalité entre les hommes et les femmes, des services publics, des droits sociaux, de l’État, de la laïcité, de la souveraineté nationale, du patrimoine ou même de l’environnement et de la protection des animaux.

Quand vos adversaires se battent avec des armes destructrices, plutôt que leur tendre un bouclier, mieux vaudrait les priver de leurs armes. Et même leur voler pour ensuite les abattre ! C’est exactement ce que fait le nouveau Front National, dirigé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre la présidente du FN se présenter comme la principale protectrice de la démocratie face à l’autoritarisme de marché, des maîtres, des politiques. De la voir s’établir comme celle qui conservera les équipements hospitaliers menacés par les réductions budgétaires, qui défendra, envers et contre tous, les produits français et les habitants des zones rurales qui voient les postes fermer. De l’entendre valoriser les services de santé, les centres sportifs, les jeunes qui ont peur de la précarité du marché du travail, et de finir par apparaître comme la porte-parole de tous ceux qui se sentent oubliés et abandonnés par les administrations publiques.

Si un jour son parti a été accusé d’apporter le désordre et le conflit au sein de la communauté politique, elle se présente aujourd’hui comme la défenseure de l’ordre républicain, la seule capable d’apporter la paix à une communauté menacée. Menacée par qui ? Les réponses données par le FN sont les suivantes : par le terrorisme islamique, par « l’ultralibéralisme » d’un marché sans contrôle et par l’immigration clandestine.

Ainsi, depuis un an et demi, le FN s’auto-présente comme la meilleure solution pour réinstaurer l’ordre républicain. Une nouvelle étape est donc franchie. Loin de se présenter comme un acteur qui apporte discorde et conflit, la formation lepéniste prétend  aujourd’hui être un parti venant apaiser un climat de crise. Dans cette optique, les mots clés qui structurent son discours sont : l’ordre, toujours conjugué avec le vocabulaire de la protection, de la souveraineté et des droits, et l’État, terme toujours accompagné des adjectifs « stratégie » et « planificateur ». En quelque sorte, le FN deviendrait une synthèse entre la droite et la gauche, entre les Lumières et la tradition réactionnaire, entre le nationalisme et le républicanisme. Ses incursions dans les champs symboliques de la droite et de la gauche sont fréquentes. Alors qu’un jour, ils font l’éloge de la figure du général de Gaulle, chef de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, père intellectuel de la droite conservatrice et ancienne bête noire de l’extrême-droite – qui avait planifié de l’assassiner – le lendemain, ils revendiquent l’héritage de Jean Jaurès, véritable mythe de la gauche française fortement lié au Parti Socialiste. Le Front national va même jusqu’à se référer au Front populaire français, comme pour incarner le progrès social.

Cette plasticité discursive peut surprendre mais elle doit être comprise comme la tentative de récupérer le patrimoine symbolique du pays, qui emprunte à gauche et à droite. Pour cela, le parti veut dépasser les vieilles divisions idéologiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de son slogan de campagne (« Au nom du peuple ») et du logo qui l’accompagne (une rose bleue). Interrogée sur l’absence de toute référence à l’acronyme du Front national dans sa communication, et sur le remplacement du logo traditionnel du parti (une flamme aux couleurs du drapeau français) par une rose bleue, Marine Le Pen a expliqué de la manière suivante sa décision de campagne : « [J’ai choisi la rose comme symbole de campagne] parce ce qu’elle est d’abord symbole de féminité dans une élection où je serai une des seules femmes candidate à la fonction suprême  […] Mais surtout parce que la rose bleue, dans le langage des fleurs, c’est rendre possible l’impossible. C’est l’expression de la confiance dans l’avènement d’un événement présenté comme inaccessible », avant d’ajouter : « Bien sûr, certains auront une lecture plus politique et verront dans la rose le symbole de la gauche et dans la couleur bleue celui de la droite. Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire car c’est bien le rassemblement de tous les Français au-dessus des clivages dépassés, trop souvent stériles, que je recherche. Un rassemblement des meilleures volontés, au-delà de l’ancienne gauche, de l’ancienne droite, pour servir la France et la remettre debout »[1]. Nous sommes devant une nouvelle identité politique qui, au-delà de la gauche et de la droite, parle « au nom du peuple » en essayant de condenser les aspirations à l’ordre, à la protection et à la souveraineté nationale. Une version raffinée de l’autoritarisme qui prospère sur la patrimonalisation et de la transformation simultanée des valeurs républicaines. Marine veut franchir le Rubicon.

À propos de l’auteur: 

Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Avec l’autorisation de la revue CTXT, nous avons traduit l’un de ses articles, « Marine Le Pen et les mots ». Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Traduction : Laura Chazel, Christophe Barret, Clotilde Alfsen.

http://ctxt.es/es/20161221/Politica/10142/Marine-Le-Pen-Francia-Frente-Nacional-politica-retorica.htm

[1]Présentation du logo de campagne par Marine Le Pen, www.frontnational.com, 16 novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.frontnational.com/videos/marine-le-pen-vous-presente-son-logo-de-campagne/.

Crédit photo : Luis Grañena, CTXT