Comment Thierry Breton a tué Atos, fleuron du numérique français

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© LHB pour LVSL

Récemment encore qualifié de fleuron industriel français, le navire Atos semble partir à la dérive. Malgré le plan de sauvetage présenté le 9 avril par la direction, son démantèlement ne peut être exclu dans un avenir proche. Ruiné par des acquisitions hasardeuses sous la direction de Thierry Breton, désormais commissaire européen, le groupe a été négligé par l’État pendant des années, alors qu’il prenait l’eau de toute part. Plusieurs des activités d’Atos sont pourtant éminemment stratégiques pour la souveraineté numérique française, ou du moins ce qu’il en reste.

Cybersécurité, supercalculateurs, intelligence artificielle, systèmes de communication ultra-sécurisés, software pour de nombreux services publics (carte vitale, CAF, impôts, centrales nucléaires, armée, EDF…) ou encore hébergement de cloud... Quasi-inconnu du grand public, le groupe Atos est une des dernières gloires de l’informatique français. Sans doute plus pour très longtemps : ces trois dernières années, le groupe a accumulé les pertes financières et sa valorisation boursière a été divisée par dix. Dos au mur, la multinationale a urgemment besoin de cash pour éponger ses dettes colossales. Pour comprendre comment cette entreprise plutôt dynamique s’est effondrée, un petit retour en arrière s’impose.

La folie des grandeurs de Thierry Breton

Après un passage au ministère de l’économie entre 2005 et 2007, où il supervise notamment la privatisation des autoroutes et de France Télécom, Thierry Breton intègre les organes de direction du groupe Atos en 2008. Adoubé par les élites politiques et économiques pour sa reprise d’entreprises en difficulté tels que Bull (supercalculateurs), Thomson (électronique grand public) et France Télécom, son profil ravit les actionnaires. Dès l’annonce de sa nomination en tant que Président directeur général (PDG), le cours en bourse de l’action de l’entreprise grimpe de près de 8 %. Il faut dire que Breton dispose alors déjà d’un solide carnet d’adresses : invité sur le yacht de Bernard Arnault, ce « personnage d’exception » selon Jean-Pierre Raffarin est également proche de François Baroin, d’Alain Minc et de François Bayrou et peut compter sur les liens tissés en tant que senior adviser de la banque d’affaires Rothschild.

Son bilan réel à la tête des entreprises qu’il a dirigées est pourtant moins reluisant. C’est lui qui initie notamment le plan social brutal de France Télécom, amplifié par son successeur Didier Lombard, qui aboutira à une vague de suicides. Au sein de Thomson, qu’il dirige de 1997 à 2002, sa gestion correspond à une embellie de courte durée, mais aussi à des rachats massifs d’autres sociétés que le groupe ne parvient pas à intégrer. Un an après son départ, la société est au bord du gouffre. Un scénario qu’il va reproduire en tant que PDG d’Atos.

Après deux premières années de gestion des affaires courantes d’une entreprise plutôt performante, il initie à partir de 2011 une frénésie de rachats, pour l’essentiel dans le domaine des services informatiques aux entreprises. Le groupe Siemens IT est ainsi racheté en 2011 pour un montant de 850 millions d’euros, faisant entrer Atos dans une nouvelle dimension. Devenu un acteur de référence de la vente de services informatiques, Atos doit désormais assumer sa taille portée à 70.000 salariés. S’ensuivent les rachats de Bull, Xerox IT, Unify et Anthelio Healthcare Solutions pour des montants successifs de 620 millions, 1,05 milliards, 340 millions et 275 millions d’euros entre 2014 et 2016.

Afin de rassurer les marchés financiers, la direction distribue 2 milliards d’euros à ses actionnaires. Une opération qui fragilise Atos, mais qui ravit la presse financière, notamment la prestigieuse Harvard Business Review, qui classe Thierry Breton parmi les 100 patrons les plus performants du monde en 2017 et en 2018.

La folie des grandeurs de Thierry Breton se poursuit en 2017 : après avoir tenté en vain d’absorber Gemalto (leader mondial des cartes à puces) pour 4,3 milliards d’euros, Atos s’offre l’indien Syntel (services informatiques aux entreprises) pour 3,4 milliards. Cette opération très coûteuse commencera à susciter la circonspection du monde financier quant à la bonne gestion du groupe et l’accumulation d’une dette devenant préoccupante de jour en jour.

Afin de rassurer les marchés et d’amorcer son désendettement, la direction annonce la cession de sa filiale Worldline (paiement digital), qui donnera lieu à la distribution à ses actionnaires de 23 % de son capital ; un cadeau chiffré à 2 milliards d’euros. Une opération qui fragilise Atos, mais qui ravit la presse financière, notamment la prestigieuse Harvard Business Review, qui classe Thierry Breton parmi les 100 patrons les plus performants du monde en 2017 et en 2018.

Tactique financière contre stratégie industrielle 

Les premiers signes de faiblesse apparaissent en 2018, lorsque les rapports annuels de l’entreprise mentionnent un endettement net s’établissant à 4,4 milliards d’euros, plus du double de l’année précédente. Cette explosion de la dette, mise en perspective avec le nombre important d’acquisitions d’entreprises existantes suggère un usage immodéré du levier du crédit pour faire croître démesurément le chiffre d’affaires de l’entreprise. Mais cette croissance est trop rapide pour correctement intégrer les nouvelles entités au sein du groupe.

Par ailleurs, la trajectoire d’Atos est jugée hasardeuse : l’entreprise a opéré plusieurs rachats dans le secteur de l’infogérance (maintenance de parcs informatiques et des serveurs d’entreprise) alors que celui-ci connaissait un ralentissement avéré. En cause, la concurrence toujours plus forte des fournisseurs d’espaces de stockages décentralisés (« cloud ») tels que Microsoft, Amazon ou Google. Malgré la connaissance de la faible rentabilité de cette activité et la volonté énoncée de se recentrer vers des domaines plus rentables, Atos annonce en janvier 2021, à la surprise générale, sa volonté de racheter le spécialiste de l’infogérance DXC Technologies, lui aussi en perte de vitesse, pour un montant de 10 milliards de dollars. 

Face à l’accueil glacial de la nouvelle par les marchés financiers et au rejet de ses comptes moins de 3 mois plus tard compte tenu de la présence d’erreurs significatives de comptabilisation du chiffres d’affaires de plusieurs de ses filiales, le groupe fera finalement machine arrière. En outre, Atos est contraint de reconnaître à deux reprises (en 2022 et 2023) que la valeur réelle des entreprises rachetées au prix fort était en réalité bien plus faible que ce qui était inscrit à son bilan, conduisant au total à une dépréciation des actifs de… 4,4 milliards d’euros.

Entre-temps, Thierry Breton avait quitté le navire en 2019 pour rejoindre la Commission européenne, sans prévenir les salariés et vendant d’un seul coût ses actions pour un total de 40 millions d’euros brut, auxquels s’ajoute une retraite chapeau de 14 millions d’euros brut, versée sur plusieurs années.

Si Breton rejette toute responsabilité dans la descente aux enfers d’Atos, le fait que la chute du groupe débute peu de temps après son départ laisse planer le doute.

Si Breton rejette toute responsabilité dans la descente aux enfers d’Atos, le fait que la chute du groupe débute peu de temps après son départ laisse planer le doute. Très vite, le navire prend l’eau de toute part : six directeurs généraux se succèdent en à peine trois ans, tandis que les consultations auprès de cabinets de conseil (McKinsey, E&Y, BCG…) ou banques d’affaires (Rothschild) se multiplient. Chargés de proposer des restructurations permettant de remettre l’entreprise sur pied, ces consultants coûtent très cher à l’entreprise : entre 150 et 200 millions d’euros entre 2021 et 2023 selon la CGT Atos.

En 2022, le groupe annonçait devoir se délester dans les quatre années à venir de sa branche Tech Foundations, rassemblant les activités déficitaires, pour se concentrer sur celles en croissance telles que la cybersécurité, la construction de supercalculateurs et l’analyse de données massives (Big data). Si ce choix peut sembler pertinent sur le plan financier, il ne l’est pas sur le plan industriel. Ainsi, il est illogique de vendre un supercalculateur sans pouvoir fournir la prestation d’hébergement des données qui y seront traitées. Finalement, les discussions autour de cette vente n’ont pas abouti, le milliardaire Daniel Kretinsky ayant jeté l’éponge. Les différentes options de démantèlement successivement envisagées ont également recueilli l’opposition de la CGT Atos, qui a présenté un contre-projet chiffré visant à faire du groupe un « véritable socle technologique en matière de souveraineté numérique » française.

Administrateurs fantômes et État attentiste

Au vu du portefeuille de technologies vitales pour l’État détenues par Atos, ce projet semble bien plus pertinent que les manœuvres financières de manageurs court-termistes. Alors qu’EDF vient de faire appel à Amazon pour héberger une partie du système d’information consacré aux pièces de son parc nucléaire, ravivant les craintes d’un nouvel espionnage industriel issues de l’affaire Alstom, Atos dispose pourtant de nombreux services informatiques essentiels, des centrales nucléaires au compteur électrique intelligent Linky,  à travers sa filiale Worldgrid. La filiale BDS dispose quant à elle d’une activité de pointe en matière de cybersécurité, suscitant un premier temps l’intérêt d’Airbus qui s’est rapidement retiré. D’autres filiales fournissent les supports des téléphones sécurisés des armées françaises ou encore des systèmes informatiques régissant le fonctionnement des remboursements de l’assurance maladie, de la CAF, des douanes et du site internet permettant à l’État de prélever l’impôt.

Malgré l’importance stratégique de ces technologies et le fait que les péripéties boursières sont connues depuis 2018, l’État a maintenu un désintérêt constant pour la santé du groupe. Une inaction d’autant plus troublante étant donné la présence d’un allié de taille au sein du conseil d’administration entre novembre 2020 et novembre 2023 : l’ancien Premier ministre Edouard Philippe. Rémunéré plus de 70.000 euros par an pour suivre l’activité d’Atos, il semble s’être contenté d’assister passivement à la spectaculaire division par dix du prix de l’action du groupe.

Rémunéré plus de 70.000 euros par an pour suivre l’activité d’Atos, Edouard Philippe semble s’être contenté d’assister passivement à la spectaculaire division par dix du prix de l’action du groupe.

Fin 2023, plusieurs parlementaires de tous bords finissent néanmoins par saisir le taureau par les cornes. Un amendement du député socialiste de l’Eure Philippe Brun pour nationaliser les filiales Worldgrid et BDS est voté en commission des finances pour éviter de voir ces technologies critiques passer sous pavillon étranger. Préférant s’en remettre à la main invisible du marché, le gouvernement s’oppose farouchement à cette proposition et censure l’amendement lors du passage en force du budget 2024 via le recours à l’article 49-3 de la Constitution. Début avril 2024, une nouvelle offre de rachat est annoncée par la direction. Portée par l’actionnaire principal d’Atos David Layani et soutenue par le fonds de private equity Butler Capital Partnerscréé par un énarque passé chez Goldman Sachs – celle-ci est présentée par ses promoteurs comme la seule option « au service de la souveraineté européenne et de la défense de nos intérêts nationaux ». Une affirmation qui ne manque pas d’air venant d’un pur financier et d’un chef d’entreprise qui use des mêmes méthodes que Breton pour faire grossir son groupe

Finalement, sous la pression d’un scandale grandissant en pleine campagne européenne, et alors que Thierry Breton se verrait bien remplacer Ursula Von der Leyen à la tête de la Commission européenne, le gouvernement finit par réagir. Le 28 avril, Bruno Le Maire envoie une lettre d’intention annonçant l’intérêt de l’État pour racheter les activités jugées stratégiques, par l’intermédiaire de l’Agence des Participations de l’État. Les supercalculateurs utilisés pour simuler les essais nucléaires français, les serveurs liés à l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et divers produits de cybersécurité seraient concernés, pour un coût total compris entre 700 millions et un milliard d’euros. Si le revirement total du gouvernement sur ce dossier est une bonne nouvelle, la nationalisation n’est pas encore faite. Par ailleurs, elle illustre une nouvelle fois le fameux adage « collectivisation des pertes, privatisation des profits ». Espérons néanmoins qu’elle serve de leçon pour éviter de reproduire encore les mêmes erreurs à l’avenir.

JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :