La question kurde face au nationalisme arabe

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Illustration d’une tribu kurde dans le Nouveau Larousse illustré de 1898 © Larousse

Le 9 octobre 2019, après l’annonce du retrait des troupes étasuniennes au Nord-Est syrien, la Turquie lance une opération militaire qui achève d’enterrer le projet d’un Kurdistan syrien autonome. Les forces du régime de Damas reprennent alors les enclaves kurdes le long de la frontière turque, suite à un accord conclu avec le plus grand parti kurde de Syrie, le Parti de l’union démocratique. Cet épisode marque l’arrêt du processus d’autonomisation territoriale des Kurdes syriens au Rojava et semble souligner encore une fois l’impossible territorialisation de la question kurde.


Le territoire est défini comme « l’un des attributs essentiels d’une communauté politique, dont il marque les limites géographiques». La territorialisation permet d’ancrer géographiquement la kurdicité dans un espace donné. Le peuple kurde, qui représente entre 35 et 45 millions de personnes, est une ethnie originaire du Kurdistan, un territoire historiquement à cheval entre quatre États (Iran, Irak, Syrie, Turquie). Il ne s’agit pas d’une identité homogène de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes, mais la matrice commune est la kurdicité, l’identification à l’identité culturelle et linguistique kurde.

À la genèse de la revendication d’une autonomie territoriale kurde

 « L’identité kurde est étroitement liée au territoire » analyse Massoud Sharifi Dryaz, spécialiste de l’espace kurde. Cette citation met en exergue la dimension fondamentale du processus de territorialisation pour inscrire géographiquement le projet politique kurde. Mais la mise en place d’un tel projet politique est complexifiée par les lignes de fractures historiques du nationalisme kurde, mais aussi par la difficile affirmation des entités kurdes sur les scènes politiques nationales. Au début du XXème siècle, les principaux partis kurdes espèrent un territoire kurde unifié. Mais progressivement, on assiste à une polarisation de la question kurde de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes. Le géopolitiste Didier Billion note ainsi que : « La question kurde est éminemment plurielle et chaque dynamique nationale, encore traversée par des lignes de fractures entre Kurdes ». L’unification géographique du Kurdistan relève d’un imaginaire politique kurde, mais n’a jamais véritablement été une feuille de route des partis kurdes.

La revendication politique kurde d’une autonomie géographique apparaît dans les années 1880 d’après le politiste Hamit Bozarslan. Peu de temps après, des organisations autonomistes kurdes voient le jour dans chaque État, comme par exemple le Hevî en Irak en 1912, puis le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) syrien en 1957. L’échec d’un premier processus d’autonomisation au Kurdistan irakien dans les années 1970 rebat les cartes des stratégies politiques kurdes avec l’apparition d’un conglomérat de nouvelles organisations, parmi lesquelles le Parti ouvrier du Kurdistan (PKK) qui voit le jour en Turquie en 1977 et œuvre également en Syrie dès les années 1990. Le Parti Union démocratique (PYD) naît ensuite en 2003 en Syrie, il s’agit d’une projection du PKK turc avec lequel il est lié. Chaque mouvement défend un projet territorial propre aux enjeux du pays dans lequel il s’inscrit. Les mouvements kurdes sont ainsi historiquement hétérogènes malgré une matrice identitaire commune, et un désir d’autonomie territorial.

Les Kurdes, longtemps mis au banc des politiques nationalistes arabes

Le Kurdistan n’a jamais été un État, il s’agit davantage d’un territoire aux frontières poreuses. Suite à la bataille de Tchaldiran (1514), les partages du territoire du Kurdistan entre l’Empire perse et l’Empire ottoman, peuvent cependant être considérés comme les prémices du découpage actuel de ce territoire. Les accords franco-anglais de Sykes-Picot en 1916 sont également régulièrement pointés du doigt pour expliciter la problématique frontalière du Moyen-Orient, mais ils n’ont jamais été appliqués dans leur tracé et ne représentent pas les frontières actuelles (seulement 16% et 26% d’après le géographe Michel Foucher). Dans chacun des quatre États sur lesquels s’étend le territoire du Kurdistan a eu lieu un processus d’autonomisation inachevé, ainsi qu’un processus de marginalisation étatique qui peuvent apparaître comme la matrice commune des trajectoires différenciées entre Irak, Syrie, Iran, et Turquie.

En Irak et en Syrie notamment, la fin de la colonisation occidentale consacre le renouveau du projet de nation panarabe, avec l’émergence du parti Baath’. Le processus d’affirmation d’une nation arabe entre en contradiction avec l’expression d’une kurdicité sur ces mêmes territoires. Situés en périphérie de chacun de ces États, les territoires kurdes apparaissent comme de potentiels bastions de contre-pouvoir. L’affirmation du nationalisme arabe passe dès lors par le contrôle de la population sur ces territoires ruraux alors isolés, et par la quasi absence de développement de ces régions, ce qui conditionne une dépendance économique à l’État central.

 

En Syrie et en Irak, la lente reconnaissance des Kurdes

En Irak, le poète Hadji Qadirî Koyî peut être considéré comme un père du nationalisme kurde, il a fait de la langue un outil de combat. La revendication linguistique a ainsi été longtemps la matrice identitaire des kurdes, jusqu’à la fin de la monarchie irakienne (en 1958). Les Kurdes irakiens demandaient notamment à avoir accès à l’enseignement de leur langue. Les Constitutions irakiennes ont successivement reconnu (1925), puis nié (1963) l’existence de l’ethnie kurde. Mais dans les années 1960, après plusieurs insurrections kurdes, l’Irak durcit le ton et mène une politique d’assimilation. Le régime encourage l’abandon de l’ethnicité kurde, conformément à l’idéologie panarabe du régime baath’iste. Ainsi, lors des recensements, les Kurdes sont incités à se déclarer arabe. À la fin des années 1970, après l’échec d’un premier processus d’autonomisation (qui avait été entériné par Saddam Hussein en mars 1970), les Kurdes prennent à nouveau les armes face au régime. Dès lors, des campagnes génocidaires sont menées par le régime dans les territoires kurdes. Parmi celles-ci, le génocide d’Anfal en 1988, perpétré par le régime de Saddam Hussein, où environ 180 000 Kurdes ont été assassinés, parfois à l’arme chimique comme dans la bourgade d’Halabja. A la chute de Saddam Hussein, et suite au retrait étasunien, les Kurdes irakiens obtiennent la reconnaissance par le gouvernement central de leur territoire autonome, dont la capitale est Erbil. Le kurde est finalement reconnu comme langue officielle dans la Constitution irakienne de 2005. L’État central irakien tolère l’autonomie territorial mais reste cependant frileux aux revendications indépendantistes, usant régulièrement de leviers de pression pour limiter celles-ci (ainsi, après l’annonce d’un référendum indépendantiste en 2017, Bagdad suspend les liaisons internationales des aéroports du Kurdistan irakien).

En Syrie, les Kurdes sont présents dans différentes régions mais trois espaces sont géographiquement prépondérants: Kobané, Afrin et Djéziréh. Historiquement, les politiques assimilationnistes furent longtemps la donne. Dans les années 1960, on assiste à la mise en place d’une politique répressive envers les Kurdes, avec une stratégie d’arabisation pour asseoir la souveraineté du régime Baath’iste, qui se revendique du panarabisme. Ainsi, le programme de la « ceinture arabe » entre 1973 et 1976 consiste en l’installation de fermes de colons arabes entre le territoire kurde syrien et turc, dans la région de Djéziréh, afin de créer une zone tampon arabe, et de prévenir tout risque d’autonomisation du territoire. Le pouvoir syrien avait mis en place une politique d’ingénierie démographique pour qu’aucune des régions ne soit à majorité kurde. Il mobilise également des leviers économiques avec des politiques de marginalisation ethnique de l’emploi (les kurdes ne pouvaient ainsi pas accéder aux emplois publics). La nationalité syrienne fut également retirée à certains Kurdes en 1962. Ces politiques assimilationnistes ont eu pour effets le renforcement du nationalisme kurde. En Syrie, les première revendications autonomistes kurdes peuvent être datés des manifestations de 2005. La révolution syrienne de 2011 apparaît ensuite comme une fenêtre d’opportunité pour remettre sur le devant de la scène les revendications kurdes puisque les forces militaires kurdes s’imposent comme incontournables (l’armée kurde regrouperait 35 000 volontaires). Dès lors, le Parti de l’union démocratique (PYD) affirme un relatif soutien au régime de Damas, en usant de méthodes autoritaires pour que les kurdes ne montrent pas de velléités anti-régime. En 2011, commence l’ouverture de négociations entre le PYD et le régime syrien pour le contrôle kurde du Nord-est syrien, zones peuplées majoritairement de Kurdes, en échange de la sécurisation du territoire face à Daesh. On ne peut parler véritablement d’une alliance entre les deux partis, il s’agit davantage d’un compromis avec le régime de Damas. Laisser ces zones sous contrôle kurde a permis à celui-ci de se focaliser sur les grandes villes clefs et contre l’Armée syrienne libre. La lutte contre l’État islamique va, à ce titre, permettre au PYD d’acquérir une légitimité, et ses victoires ont été ainsi le catalyseur de son affirmation autonomiste. Mais cette affirmation reste intrinsèquement liée aux visées stratégiques du régime de Damas, limitant de fait la possibilité d’un ancrage temporel.

 

Exacerbé par l’idéologie panarabe en Syrie et en Irak, le processus de formation des États-nations a conditionné une centralisation de l’identité, en niant toute spécificité des minorités kurdes. D’après le politiste Sami Zubeida, «l’identité kurde n’a acquis de signification politique qu’avec la création, souvent sur des critères ethniques des États-nations dont les Kurdes ont été écartés». La stratégie politique kurde et sa marge d’action sont avant tout conditionnées par les évolutions sociopolitiques des pays dans lesquels ils évoluent. La crise de légitimité de l’État-nation, est dès lors apparue comme une fenêtre d’opportunité pour les revendications autonomistes. À l’instar d’Erbil, qui joue la carte de la coopération avec le gouvernement central, l’on assiste à un changement de paradigme dans la revendication territoriale kurde. Elle passe d’une stratégie de guérilla face au pouvoir central pour conquérir une indépendance, à une coopération avec celui-ci pour la reconnaissance d’une autonomie territoriale de type fédéraliste.


Bibliographie

  • Nay, Olivier. Lexique de science politique, Paris : Dalloz, 2011
  • Sharifi Dryaz, Massoud. « Les Kurdes du Moyen-Orient : une minorité nationale trans- étatique », Maghreb – Machrek, vol. 235, no. 1, 2018, pp. 45-67.
  • Billion, Didier. « L’improbable État kurde unifié », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 18-31.
  • Bozarslan, Hamit. « Les Kurdes et l’option étatique », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2014, pp. 15-26.
  • Foucher, Michel. Le retour des frontières. C.N.R.S. Editions, 2016

« Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire trop géostratégique » – Entretien avec Mehmet Ali Doğan

Combattantes kurdes Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:YPJ_fighters_3.jpg
Combattantes kurdes. @Wikimedia Commons

Mehmet Ali Doğan, anthropologue spécialiste de la question kurde, a accepté de répondre à nos questions et de nous éclairer sur la situation actuelle au nord-est de la Syrie. Entretien mené par Eugène Favier-Baron, Elsa Margueritat et Sylvain Pablo Rotelli. Retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – On entend souvent parler du peuple kurde un peu comme d’une catégorie homogène. Pourriez-vous nous éclairer sur les différentes tendances qui traversent la communauté kurde et sur les rapports de force qui existent en son sein ? plus particulièrement, quelle était la spécificité de l’établissement kurde au Rojava pour cette communauté dans sa diversité ?

Mehmet Ali Doğan – Les Kurdes forment une communauté ou bien une nation de plus de quarante millions d’habitants, composée naturellement d’athées, de religieux, d’individus de divers sensibilités politiques, au même titre que les français ou les palestiniens. Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire au croisement de trop d’enjeux géostratégiques. Si le peuple kurde n’a pas bénéficié d’un État durable dans son histoire, c’est parce que le territoire qu’ils revendiquent a toujours été convoité par les puissances grecques, romaines, arabes puis turques.

Au XIXe siècle l’Empire ottoman perd du pouvoir et impose pour la première fois aux Kurdes et aux Arméniens le service militaire obligatoire. Ceux-ci refusent, le service militaire n’ayant pas été obligatoire jusque-là (il s’agissait alors d’une armée professionnelle). Les Arméniens bénéficiaient d’un certain avantage : ils géraient la petite industrie de la manufacture ainsi que l’éducation et le commerce. Parmi les groupes ethniques présents au sein de l’Empire ottoman, les Arméniens étaient les seuls à avoir adopté les modèles nationalistes européens, tandis que les Kurdes avaient conservé leur structure féodale et une organisation tribale au sein de leur région.

Au XXe siècle, parce que les Arméniens bénéficiaient de cette avancée, le mouvement des Jeunes-Turcs, calqué sur le modèle jacobin, fait son apparition. Pourquoi avoir suivi ce modèle plutôt que celui suisse ou allemand davantage tolérants à l’égard des groupes ethniques ? Parce qu’en adoptant ce modèle, les Arméniens auraient pu prendre le contrôle d’un nouvel État, d’une nouvelle République, étant eux-mêmes plus intégrés du fait d’une culture pré-capitaliste. C’est dans ce contexte que survient le génocide arménien. Une partie des Kurdes a accepté de faire partie des brigades qui ont persécuté les Arméniens, contre la promesse d’une plus grande autonomie au sein de la République turque. En 1923, année de naissance de cette République, cette promesse ne fut pas honorée et les Kurdes ont commencé à se révolter. On assiste alors principalement à des révoltes tribales, sans réelle dimension nationale. Entre 1923 et 1938, plus de 500 000 Kurdes sont assassinés.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, et sous l’influence de l’Union soviétique et du socialisme dans la région, les Kurdes ont commencés à créer des mouvements d’obédience socialiste. En 1945, Joseph Staline apporte son soutien au Parti Démocratique du Kurdistan qui fonde alors une République dans la région de Mahabad en Iran, qui ne subsistera guère longtemps. Un an durant, l’Armée Rouge y empêche l’intervention de militaires iraniens. Le gouvernement iranien négocie alors avec l’Union soviétique afin de trouver une solution concernant les divers mouvements séparatistes qui s’étaient dotés de régimes autonomes cette année-là. Ces négociations se soldent par la fin de la République du Mahadab de la main des militaires iraniens, encouragés et armés par les Etats-Unis. Tous les dirigeants de ce petit Etat indépendant furent massacrés et ceux qui ont pu se sauver se sont réfugiés à Moscou, notamment Molla Mustafa Barzani, le père de Masud Barzani .

L’Union Soviétique, dans le contexte de la Guerre Froide, finit par retourner en Irak afin de libérer certains Kurdes. Jusqu’en 1975, l’URSS soutient les Kurdes contre le parti Baas, le parti de Saddam Hussein, en Irak. Mais à partir de cette date, les soviétiques négocient avec Bagdad et s’engagent à ne plus défendre les Kurdes. Barzani, qui a alors dix ans de formation bolchévique et communiste et qui s’avère être un chef tribal sans véritable objectif politique, part pour Washington. Dès lors, les États-Unis n’ont cessé de soutenir la cause kurde face au régime irakien – d’où un rapprochement pragmatique entre les Kurdes d’Irak (se sentant trahis par l’URSS) et les États-Unis.

Le mouvement de jeunesse de 1968 en France a connu une grande influence en Turquie, puisqu’elle bénéficiait de davantage d’outils de communication, de relations économiques, commerciales et diplomatiques avec l’Europe que ses voisins. Les Kurdes de Turquie ont donc été très inspirés par mai 1968 et vont jusqu’à créer leur propre mouvement de jeunesse. En 1978, c’est la naissance du Parti des Travailleurs Kurdes, le PKK, d’idéologie marxiste-léniniste. L’étymologie du nom fait référence à l’influence exercée par la révolution vietnamienne et le Parti des Travailleurs du Vietnam à Hồ Chí Minh. Le parti se calque même sur le modèle d’unification du Nord-Vietnam et du Sud-Vietnam en souhaitant unifier le sud et le nord du Kurdistan (sud de l’actuelle Turquie) de façon comparable.

Après le coup d’État militaire de Kenan Evren le 12 septembre 1980, le PKK et son leader Abdullah Öcalan se réfugient en Syrie puis au Liban aux côtés des palestiniens réfugiés à Beyrouth. Ils commencent alors pour la première fois à former la guérilla professionnelle du PKK. En août 1984, le PKK entame une insurrection dans la région de l’Anatolie du Sud-Est. Cette action entraîne beaucoup de sympathie, y compris parmi les militants pacifiques et notamment en raison de la terreur qui régnait en Turquie depuis le coup d’Etat militaire. Le nouveau gouvernement d’alors se montre beaucoup plus répressif que ses prédécesseurs à l’encontre des Kurdes. On recense à peu près 600 000 arrestations, tortures et assassinats. La guérilla apparaît alors comme le seul moyen de répondre à la violence du gouvernement d’Evren.

A partir de 1990, les effectifs de la guérilla du PKK atteignent près de 20 000 guérilleros, un nombre que les Turcs n’avaient pas anticipé. La lutte armée connaît alors beaucoup de succès en limitant considérablement le nombre de victimes civiles. le PKK évite les affrontements dans les zones civiles par crainte d’être qualifié au niveau international d’organisation terroriste.

En 1998, à l’occasion du sixième congrès du PKK, Öcalan, qui se trouve alors en Europe, souhaite établir une politique qui ne prévoit plus la création d’un nouvel Etat kurde, concept qu’il ne juge plus adapté aux logiques du XXIe siècle. Le PKK met alors en avant une idéologie confédérale démocratique au détriment de son idéologie marxiste dogmatique. Désormais le PKK s’interroge sur l’État-nation et ses caractères sur la domination d’un petit groupe ou d’une classe, sur les classes populaires, la domination d’un groupe ethnique, linguistique, religieux ou culturel sur les autres, la domination de l’homme sur la femme ainsi que sur la question du productivisme et de l’industrialisation aveugle des États au détriment des peuples et de la planète. D’autres peuples comme les Arabes, les Persans, les Arméniens et même certains Turcs ont approuvé cette nouvelle tendance et ont voulu y participer. C’est ainsi que s’explique le succès du Parti Démocrate des Peuples en Turquie qui lutte dans des conditions incroyables ; une moitié des dirigeants étant en prison, l’autre risquant sa vie au quotidien.

Le KCK est ensuite constitué, le groupe des communautés au Kurdistan, qui réunit non seulement les Kurdes de Turquie mais également les Kurdes d’Iran, d’Irak et de Syrie. La condition sine qua non pour faire partie de cette organisation est l’acceptation du principe de confédéralisme démocratique, et le rejet de l’idée de création d’un État national. Dans l’optique, par exemple, de libérer les Kurdes d’Iran, il faudrait ainsi démocratiser l’Iran et obtenir des droits culturels, économiques, sécuritaires et politiques dans le pays. On ne peut demander aux Kurdes qui vivent en-dehors de la région du Kurdistan de revenir, au risque d’adopter le même modèle qu’Israël.

Après l’intervention américaine de George W. Bush, les Kurdes d’Irak ont eu accès à une bien plus grande autonomie, ce qui a eu pour effet de faire émerger une toute nouvelle bourgeoisie. 40% du pétrole irakien est alors géré par les Kurdes d’Irak qui préfèrent continuer de vivre dans ce nouveau système néo-libéral au détriment des Kurdes du Nord. Barzani s’était alors souvent allié avec la Turquie pour ses propres intérêts économiques, sa famille gérant une zone riche en pétrole et en ressources de gaz naturel. Le type d’indépendance revendiqué est comparable à celle des catalans : une indépendance économique qui s’affranchit de l’unité kurde. Dans cette conception, il est possible de vivre avec les peuples voisins, car ce sont les États qui sont coupables de répression, or le précédent israélo-palestinien est une impasse.

Le Kurdistan syrien a donc suivi ce projet, jusqu’en 2011 et jusqu’au Printemps arabe. Ce printemps devint très rapidement un hiver arabe en raison du soutien des puissances mondiales au mouvement des Frères musulmans, créé à l’origine pour lutter contre l’Union soviétique durant la Guerre Froide, en Tunisie, en Egypte mais également en Libye. Cette dernière a connu une intervention contre Kadhafi pour finalement tomber dans les mains d’organisations liées à Al-Qaïda.

L’intervention en Syrie a donné lieu à un schéma similaire. La Syrie, c’est seulement 60% de la population qui se trouve être sunnite. Parmi les 40% restants, il y a des alaouites, des chrétiens, des juifs, etc. La majorité sunnite n’avait pas accès au pouvoir, et la famille de Bachar al-Assad étant alaouite, à mon sens, la France de Sarkozy, les Européens et les États-Unis ont provoqué la guerre en Syrie en voulant sortir de la dépendance à la Russie en terme de gaz naturel. Le Qatar avait alors proposé à ces pays d’exporter du gaz naturel, transitant par la Syrie, mais Bachar al-Assad a refusé au motif de relations d’alliance avec son partenaire russe. Les gouvernements se sont alors alliés aux groupes rebelles de manière aveugle. Ces groupes étaient présentés comme des organisations ayant pour but de démocratiser la Syrie. Les Kurdes ont alors refusé de participer à ce conflit armé et ont constitué des unités d’auto-défense (YPG), l’armée syrienne étant occupée à éradiquer les groupes rebelles. Durant cette période trouble, les Kurdes ont eu l’occasion de commencer à appliquer le modèle confédéral démocratique. Ce modèle, je le rappelle, se pose contre la domination d’une classe sur l’autre, d’un groupe ethnique ou religieux sur un autre, contre le sexisme et souhaite mettre en place un système d’éducation égalitaire. A titre d’exemple, on pourrait citer la lutte des femmes kurdes contre Daesh qui ont participé à la libération de la partie nord et de la partie est de la Syrie.

Les Turcs ont eu peur que les Kurdes parviennent à se doter d’un territoire qui irait jusqu’à la Méditerranée avec une autonomie confédérale démocratique. Ils ont donc attaqué la ville de Jarablus sous prétexte de la libérer de Daech. En moins de douze heures, les quinze mille combattants de Daesh ont laissé la ville aux Turcs sans qu’il n’y ait eu un seul mort. La Turquie a revendiqué cette victoire, qui est un voile d’illusions. Les combattants de Daesh ont rasé leur barbe et ont mis des uniformes de l’armée nationale syrienne. Le constat est le même pour la ville d’Idlib. Cette stratégie n’a servi qu’à endiguer l’avancée kurde. La conquête kurde n’était pas seulement militaire, c’était l’expérimentation d’un nouveau modèle qui ne faisait pas peur qu’aux Turcs. Un modèle qui entend réformer le capitalisme et mettre en place un socialisme dogmatique et qui fait ses preuves depuis 2012. Selon moi, l’attaque turque n’est pas purement anti-kurde mais est aussi motivée politiquement. La réaction du président Donald Trump en témoigne : il s’oppose alors à une organisation jugée marxiste, communiste ou encore anarchiste. Finalement, la République du Rojava a été parfaitement instrumentalisée contre l’Etat islamique, servant également à laver l’image des États-Unis qui avaient aidé dans les premiers temps de la révolution syrienne des organisations islamistes.

LVSL – Quelles instabilités régionales le conflit peut-il à terme générer ? Peut-on s’attendre à une résurgence de Daesh après l’offensive turque ? 

MAG – Effectivement, une résurgence de Daesh est possible, mais pas de la part des prisonniers, qui sont bien contrôlés par les Kurdes. La menace islamiste, si elle doit resurgir, le fera d’abord à Idlib ou Jarablus, ainsi que depuis les autres régions désormais contrôlées par les Turcs qui ont envoyé durant l’offensive des milliers de mercenaires formés par l’Armée nationale syrienne. Désormais, ils occupent la partie nord de la Syrie, ce qui constitue une infraction directe aux règles des Nations Unies. L’Armée nationale de Syrie ne représente absolument pas celle de la République de Syrie. Parmi ces mercenaires, une trentaine d’organisations sont liées à Al-Qaïda. On peut ainsi citer l’exemple de Soliman, dont le nom fait référence à l’un des sultans turcs durant l’Empire ottoman. D’autres sont les héritiers directs de Daesh, qui ont simplement changé leur nom au moment de l’invasion turque. Certes, avec les accords russes et américains, les Kurdes peuvent rester dans la région. Cependant, ces organisations sont anti-alaouites et surtout anti-kurde. Comment assurer la stabilité de la région avec ces organisations qui contrôlent désormais les villes d’Idlib, Afrine, Jarablus et Ras al-Ayn ? Donc oui, il peut y avoir une résurgence de Daesh dans ces villes, mais certainement pas depuis Rakka qui est contrôlée. Évidemment, si la Turquie décide de bombarder Rakka, le péril peut revenir mais ça ne semble pas être le cas pour le moment. Au contraire, il semblerait que les Turcs souhaitent davantage créer un conflit durable entre ces organisations et les Kurdes. Lorsque Erdogan menace l’Europe d’une vague de réfugiés, il évoque clairement le destin de ceux-ci s’ils ne sont finalement pas envoyés en Occident : le projet d’Erdogan est de les envoyer dans les zones désormais occupées par les mercenaires. La majorité de ces réfugiés sont des Turcomans et des Arabes de confession sunnite, ce qui faciliterait la manipulation par les islamistes de ces familles. Il est donc clair que la politique d’Erdogan concernant la région est d’y semer un conflit qui pourrait durer des dizaines d’années.

LVSL – Sur quoi la configuration bi-partite actuelle, entre d’un côté un accord kurdo-syrien et de l’autre un accord russo-turque peut-elle déboucher ? L’Occident est-il hors jeu dans une telle équation ? Quelles vont êtres les conséquences pour les Kurdes dans la région ? Ne craignez vous pas que l’accord avec Al-Assad se solde par un renoncement territorial [la Russie a annoncé le retrait total des populations kurdes depuis, ndlr] ?

MAG – De mon point de vue, la seule solution, et je crois qu’elle est entrain de se réaliser, est celle d’un accord entre les Kurdes de Syrie et le gouvernement syrien. Les deux ont en commun de vouloir défendre des territoires syriens. Les Kurdes dans cette région ne sont pas tant attachés à leur indépendance qu’à la garantie que les droits culturels, ethniques ou religieux – pas seulement des Kurdes, mais aussi des populations qui cohabitent dans cette zone – soient respectés, et que leur soit reconnue certaine autonomie politique. Or, ni les Américains ni les Russes, qui chacun ont leur part d’intérêts dans la région, ne sauraient fournir une telle garantie.

L’une des dernières réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies portait sur le sort des milliers de Kurdes qui avaient été chassés de chez eux. Le gouvernement syrien a alors immédiatement défendu les Kurdes, du moment que les Turcs et les organisations islamistes sortaient du territoire syrien. Les Turcs bénéficient d’un soutien direct ou indirect de la part des États-Unis. L’armée syrienne, avec l’appui des Russes avec qui ils entretiennent une alliance militaire antérieure à la guerre civile, ont réussi à reprendre certaines villes comme Manbij, Qamichli et Kobané. La Russie peut certes être un allié de circonstance, mais sur le long terme, je suis opposé à la présence des Russes sur le territoire syrien. En tant qu’elle est une puissance mondiale, la Russie entretient un jeu trouble avec la Turquie et l’Arabie Saoudite ; elle ne peut être un acteur de confiance. C’est entre les mains du peuple syrien que doit résider la solution.

Parallèlement, dans les années 1960, le parti Baas a décidé de créer un corridor arabe dans la région en chassant les Kurdes. La Turquie fait aujourd’hui la même chose, en installant en Syrie du nord des Arabes mais également des pro-turcs. Le gouvernement syrien et la République du Rojava se posent totalement contre cette politique de colonisation qui peut engendrer un autre conflit dans la région.

LVSL – La Communauté internationale s’inquiète de ce qui a pu être qualifié de volonté génocidaire des Turcs à l’encontre du peuple kurde, est-ce-que selon vous il y a une véritable volonté de nettoyage ethnique [on peut penser par exemple aux circonstances de l’assassinat politique de Havrin Khalaf] ? Craignez-vous que ce genre d’exaction puisse embraser une situation déjà tendue avec la communauté kurde de Turquie ?

MAG – Le timing de cette intervention turque interpelle. Erdogan a été affaibli par les élections municipales d’Istanbul et l’opposition a remporté une première manche contre l’AKP, qui est en train de se diviser en trois factions. C’est ce moment-là qu’a choisi le président Erdogan pour créer une ambiance nationale. Les partis, que ce soit le CHP kémaliste ou d’autres ont été obligés de soutenir cette intervention parce qu’Erdogan l’a placée sur le terrain de la sécurité nationale. Ce sont les mêmes rouages qu’ont utilisé les Jeunes-Turcs après la première guerre mondiale contre les Arméniens. L’accent est mis sur l’exacerbation nationale, les Kurdes sont traités de traîtres, de terroristes, tout comme les Arméniens étaient accusés d’être amis des Russes ou des chrétiens. Or concrètement, les Kurdes de Syrie n’ont commis à ce jour aucun acte terroriste contre la Turquie, il s’agit d’un mensonge total. Si la totalité des Kurdes ne sera probablement pas directement prise pour cible, l’armée turque sous-traite une partie des opérations actuelles à des milices qui sont souvent d’ex-islamistes recyclés par la Turquie.