François, Pie XIII, les Catholiques et nous

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Le Pape François lors de son voyage en Corée. ©Jeon Han

Le monde catholique peut-il être acteur, aux côtés des forces progressistes, de la transformation du monde ? Si La Manif pour tous semblait infirmer cette perspective, des évolutions actuelles laissent espérer.

Pourquoi s’intéresser au monde catholique en 2017 ? Pas pour imiter Gramsci qui, en plusieurs occasions, consacra de substantielles analyses au monde catholique de son époque (Cahier 14 § 20 ou Cahier 20) mais pour poser les jalons d’une analyse politique des évolutions d’une religion qui joue un rôle important, tant sur le plan international – rôle renouvelé depuis le début du Pontificat de François, et dont l’Encyclique Laudato Si est emblématique – que national – avec La Manif pour tous mais aussi avec les effets à retardement des options réformatrices de François dans une France catholique encore marquée par la querelle avec les traditionalistes. L’effervescence médiatique un peu « bêbête » autour de Sens Commun est un symptôme de plus de la difficulté qu’il y a, en ce moment de crise, à discerner ce qui est important, ce qui l’est relativement moins et ce qui ne l’est pas du tout. Jamais Sens Commun n’a, par exemple, joué le rôle qu’on lui prête dans la campagne de François Fillon. On aurait, de la même façon, grand tort de penser que le Mai 68 conservateur lié à La Manif pour tous est voué à un destin unilinéaire. Une forme de sensationnalisme a longtemps favorisé reportages et « livres » sur les secteurs les plus réactionnaires (Opus Dei) ou les plus folkloriques (Lefebvristes) au détriment de la matrice « tradismatique », c’est-à-dire des croyants qui mêlent inspirations charismatiques et « tradis » dans leur démarche spirituelle.

Les mutations des religions intéressent même les athées.

Ce n’est pas toujours le cas, mais parfois la théologie – « intelligence de la foi » – épouse les buts de transformation du monde[1]. C’est arrivé et, chez les catholiques, ce ne fut pas sans heurts avec la hiérarchie de Rome qu’une telle théologie, aux diverses ramifications, s’est épanouie et a vu le jour. Toujours cependant, comme toute vision du monde, la religion contribue, qu’on le veuille ou non, à façonner le sens commun, à faire évoluer la conception que les hommes se font de leur destin collectif et individuel. Même si c’est moins le cas qu’aupravant, en « Occident » ou dans ce qui fut la Chrétienté mais encore de manière réelle, la religion influence la vision du monde et produit des idées, des concepts qui se sédimentent. C’est pourquoi il faut aussi avoir en tête les évolutions de la religion catholique depuis quelques décennies. Il ne s’agit pas de faire de la théologie mais d’intégrer tous les éléments qui font partie de ce fait social qu’est la religion dans une analyse globale qui permet de nourrir une vision stratégique. L’Eglise catholique est la dernière grande Internationale : elle développe une vision du monde, est présente dans presque chaque pays et dispose de sections locales.

Il convient de garder à l’esprit une réalité importante dans la perspective qui est la nôtre. La religion catholique ne « crée » pas (comme le rappelle Joseph Ratzinger) la vérité et ce au contraire de la philosophie de la praxis, c’est-à-dire du marxisme – point qui a posé problème entre théologiens de la libération et la Congrégation pour la doctrine de la foi, dirigée par Joseph Ratzinger.

Le principe de laïcité mérite donc d’être réaffirmé. Il n’épuise ni le vaste univers de la spiritualité personnelle ni n’infirme la possible nécessité d’une jonction avec les chrétiens ou les catholiques désireux de changer, de transformer le monde. Il mérite de délimiter néanmoins notre champ d’action, qui n’est pas restreint même s’il n’embrasse pas l’au-delà. Il est la condition de la pluralité des mondes possibles imaginables.

La laïcité comme principe premier.

Les religions participent à la marche du monde. Qu’on le veuille ou non. Que cela plaise ou non. Parce qu’elles diffusent une vision du monde et se manifestent par des formes d’organisation sociale. Il ne s’agit pas ici de prendre parti d’une quelconque manière sur le plan ecclésiologique ou théologique. Il s’agit de comprendre comment les croyants catholiques peuvent contribuer, ici et maintenant, à un processus de transformation du monde.

Rappelons quelques vérités sur la laïcité, vue par Didier Motchane, fondateur du CERES. « La laïcité n’est pas la tolérance ; la laïcité n’est pas la liberté de conscience, la laïcité n’est pas la reconnaissance d’un libre et paisible exercice des cultes religieux ; la laïcité ne se réduit pas à l’addition de ces exigences d’une sécularisation que bien évidemment elle implique. La laïcité est simplement l’application de l’exigence de l’égalité au monde de l’esprit, c’est-à-dire qu’elle consiste, pour employer des termes d’autrefois, dans l’exercice de la raison « naturelle », ouvert à tous et dans tous les domaines de l’opinion, de la croyance et de la science. (…) elle est la co-exigence positive du libre examen ». (L’apport des Chrétiens de gauche au CERES fut important. Sans que jamais sa conception de la laïcité fût remise en cause.)

Les religions actrices du monde.

C’est devenu une banalité mais les Islamistes ont progressé dans nombre de pays en offrant une vision du monde et des services caritatifs qui tendent à la contestation sociale : la reconfiguration idéologique de nombreux pays où la religion majoritaire était l’islam a été importante. Un diplomate en poste au Proche-Orient a un jour résumé l’islamisme : « les bonnes sœurs + la CGT » – on parle là non de la définition de l’islamisme ni de la réalité de son projet mais de la fonction qui est la sienne expliquée avec les mots de notre société.

En France, La Manif pour tous, entre 2012 et 2013, a jeté dans la rue la « France la plus catholique », et aggloméré autour d’elle d’autres secteurs sociaux comme un peuple militant de droite privé de chef et avide d’en découdre avec la nouvelle majorité de gauche. Il n’y avait que l’Elysée d’un François Hollande convaincu d’avoir habilement contribué à l’émergence d’un « Tea Party » – obsession toute française pour une politique américaine rarement correctement analysée – pour laisser la France catholique s’embraser. Aucun travail n’avait été fait pour s’intéresser à « l’adversaire ». Fidèle à lui-même, le Président Hollande a joué au plus malin avec l’Episcopat. Ce dernier fit le nécessaire pour lancer dans les rues un peuple catholique conservateur qui s’était au préalable chargé d’intimider ou de « dynamiser » prêtres réticents et paroissiens progressistes. C’est une petite révolution culturelle conservatrice qui a eu lieu dans nombre de paroisses ou d’organisations catholiques.

Depuis deux ou trois décennies, le monde catholique avait engagé sa mutation. La querelle entre traditionalistes et Rome a tendu vers une constante mais encore relative atténuation. Les communautés post-conciliaires charismatiques[2] – c’est-à-dire néo-pentecôtistes – ont vu leur importance se renforcer constamment, leur influence croître et leur rapport au monde évoluer. Plus individualisée, la foi est vécue en prenant en compte la réalité minoritaire du catholicisme français, imprégné par les très démonstratifs élans des « communautés nouvelles ». On est moins nombreux mais on ne se cache plus. Dans ce bouillonnement, les « cathos de gauche » sont désarçonnés. Seul François Hollande pensera encore pouvoir abattre la carte « progro ». A moins qu’il fût privé, dès le début, de toute stratégie.

Facteur aggravant, dans des milieux qui souffrent aussi des mutations économiques, en particulier de la crise de 2008, le semblant de « guerre culturelle » menée par la France la plus catholique trouve une résonnance. Les familles hier sagement UDF ont encouragé leurs enfants à chahuter Ministres et CRS. Le Commissariat de la Rue de l’Evangile a accueilli des jeunes militants plus habitués aux JMJ qu’aux « paniers à salade ». Une génération était née.

Benoit XVI, au début de son pontificat, a défini des « principes non négociables » censés guider dans la cité l’action des Chrétiens : « la protection de la vie à tous ses étages, la reconnaissance de la structure naturelle de la famille et la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants » (ainsi mentionnés par Gérard Leclerc dans France Catholique). C’est à cette réalité là que François Hollande et le PS, mal préparés, se heurtent dès l’été 2012. Le Président Hollande rêvait alors de voir naître un « Tea Party à la Française ». Il chercha – ou plutôt un de ses amis et lui – à faire publier un livre par un jeune chercheur qui appuierait cette thèse. Il s’agissait, entre UMP et FN, de faire naître un « Tea Party ». Peu importe que nous vivions dans un pays catholique, en lutte depuis 1789 pour imposer une Révolution non terminée et non dans un pays protestant dont les églises ont fui persécutions et absolutismes…

Toutefois, comme dans de nombreux pays du monde, le monde catholique, notamment son secteur conservateur – 30 à 40% des pratiquants -, est tiraillé entre plusieurs tentations…

 

Pari bénédictin contre mouvement des places ?

Deux livres parus il y a moins de dix-huit mois témoignent d’influences contradictoires au sein du christianisme occidental. Ecrits par des Américains, chrétiens de la même génération mais de bords radicalement opposés, ils posent en termes éminemment politiques les stratégies des catholiques/chrétiens progressistes et celles des chrétiens conservateurs dans la globalisation et dans un monde déchristianisé.

On parlera plus loin du livre Hegemony-How To de Jonathan Smucker, proche du Catholic Worker et du catholicisme de Dorothy Day. Il a joué un rôle – Smucker en est la preuve – dans le mouvement Occupy Wall Street (OWS). Puisant à la fois dans les thèses de Chantal Mouffe et dans la culture du mouvement fondé par Day, Smucker contribue à approfondir les débats sur l’hégémonie dans le contexte de l’après-crise.

Le « pari bénédictin » de Dreher, conservateur et chrétien orthodoxe, est une réponse à la Cité Séculière de Harvey Cox[3]. Ce dernier, dans les années 1960, avait connu le succès sur un plan éditorial en expliquant comment parler de Dieu dans une société sans religion. Le point de vue de Dreher est autre : il faut se retirer des sociétés déchristianisées et offrir à celles-ci des exemples de ce qu’est la vie chrétienne idéale. Dreher considère que la guerre culturelle des années 1990 et 2000 a été perdue par les conservateurs. Il les enjoint de garder leurs distances à l’égard de Donald J. Trump et leur propose un « pari bénédictin », dont on conviendra qu’il n’évoque pas au premier abord le trumpisme. Dreher constate qu’un pâtissier ou un fleuriste – il est un peu obsédé par le mariage gay – ne peut vivre en chrétien car il sera obligé – on est aux US – de travailler pour des mariages LGBT. En conséquence, il faut selon lui, et autour des paroisses, organiser une économie qui permette à chacun de vivre ses convictions chrétiennes, de pratiquer, d’enlever ses enfants du système scolaire, de préparer chacun à une forme d’appauvrissement matériel, mais aussi de donner la possibilité d’un épanouissement spirituel. Les laïcs sont appelés à vivre leur religion à l’écart du monde dans des communautés chrétiennes conçue comme des conservatoires et des pépinières du christianisme à venir.

Le rêve post-politique d’un certain nombre de Chrétiens, y compris en France, est une donnée à prendre en compte. Après La Manif pour tous, la vision du monde des manifestants s’est certes répandue au sein du monde catholique français, auprès des paroissiens « normaux » ou « classiques » mais la loi a été votée, des gens se sont mariés et les catholiques (conservateurs) sont toujours minoritaires. S’ils savent s’organiser, se faire entendre, agir, leur situation minoritaire est un lourd handicap politique. Les notables de droite – François Fillon inclus – n’ont pas tardé à répudier le mouvement Sens Commun, qui n’était qu’une des formes organisées post-LMPT. Considérant leur situation durablement minoritaire, le songe « bénédictin » semble progresser. La conclusion des mémoires politiques de Philippe de Villiers ne laisse pas de place au doute : repli sur des communautés dotées d’un enseignement hors contrat et formes de sécession sociale. Certes, avec beaucoup d’élus dans les conseils municipaux ou régionaux, les conservateurs catholiques sont plus présents qu’avant mais leur présence demeure, à leurs propres yeux, fragile.

Pie XIII en perspective ?

Dans The Young Pope, un jeune Pape italo-américain est élu par le Conclave. Très vite, il déconcerte. Il rappelle aux Cardinaux que « Seule l’Eglise a le charisme certain de vérité » – Saint Ignace d’Antioche -, expédie les récalcitrants dans des diocèses quasi-polaires et se renseigne sur tous les ragots en cours dans la Cité papale. L’œcuménisme l’indispose et il clame ouvertement que le temps des croyants à « temps partiel » est révolu, croyants qu’il n’hésite pas à tancer nuitamment ou de dos Place Saint-Pierre. Le jeune pape refuse d’être « populaire », sanctionne une religieuse médiatique pour « manquements » et réhabilite une ecclésiologie pour le moins conservatrice. Si la série a eu du succès c’est parce qu’après Vatican II (Le Concile qui a « adapté » l’Eglise à la modernité) et les pontificats de Jean-Paul II et Benoit XVI, de lourdes questions pèsent sur l’avenir de l’Eglise de Rome en particulier et du christianisme en général. Dans la série, assez symboliquement, ce jeune pape à l’inébranlable foi – contrairement à ce qu’il dit – a été abandonné par un couple de hippies.

1968 est bien l’obsession de ces chrétiens conservateurs. Le texte de Joseph Ratzinger préfaçant l’édition de 2000 de son ouvrage « La foi chrétienne hier et aujourd’hui »[4] a ouvert un nouveau cycle de réflexion sur le rapport entre christianisme et cité. « 1968 marque le soulèvement d’une nouvelle génération qui n’a pas considéré seulement que le travail de reconstruction après la guerre avait été insatisfaisant, plein d’injustice, plein d’égoïsme et de soif de posséder, mais a considéré également que tout le cours de l’histoire depuis la victoire du christianisme avait fait fausse route et avait échoué ». 1989 est l’autre date marquante selon le futur Benoît XVI. Le constat d’échec de Joseph Ratzinger est alors net : « Le christianisme n’est pas parvenu, à ce moment historique, à se faire reconnaitre comme une alternative qui fait date ». Le communisme abattu, c’est le matérialisme capitaliste qui constitue le plus important défi pour l’Eglise catholique et pour tous ceux qui confessent la foi chrétienne.

Les Chrétiens cherchent donc à redéfinir la façon de vivre et de faire partager leur foi dans un monde qui est passé par 1968 et 1989, qui est confronté à des enjeux géopolitiques, environnementaux, économiques, sociaux, démocratiques colossaux. Le matérialisme capitaliste, la matrice de la globalisation apparait comme leur dernier adversaire, le principal, le plus puissant. Ils hésitent entre deux options : l’option de repli et l’option d’investissement de l’espace public.

François :  (vraie) divine surprise ?

Pape du peuple, c’est le titre du livre d’entretiens de Juan-Carlos Scannone avec Bernadette Sauvaget (Editions du Cerf). Le peuple, le peuple de Dieu, mais aussi les peuples sont à l’ordre du jour de l’action d’un Vatican pour la première fois gouverné par un Pape né en Argentine d’une famille d’immigrés italiens.

En ce début de XXIème siècle, venu d’Argentine, c’est un Jésuite qui choisit, pour la première fois de l’histoire de la papauté, le nom de François. Pour comprendre François, pour comprendre son ecclésiologie et ses inspirations théologiques, il faut se souvenir qu’il vient d’Amérique latine et qu’il appartient à une génération née de l’immigration pauvre italienne et victime, par la suite, des dictatures. Bergoglio a été, semble-t-il, « péroniste de gauche » et aurait appartenu au même mouvement (ils sont de la même génération) que Guevara. Néanmoins, son action ne se fonde pas sur ses opinions politiques – qui par la suite n’ont pas été favorables aux Kirchner.

Jésuite, ce Pape qui séduit tant Alexis Tsipras que Pablo Iglesias, réunit les mouvements sociaux au Vatican – où se rendit Ignacio Ramonet – a été marqué par la théologie du peuple. La théologie du peuple inspire Evangeli Gaudium, la première Exhortation Apostolique de François.

Ernesto Laclau et Juan-Carlos Scannone se sont bien rencontrés. Cela n’est pas anodin. Entre l’ami du Pape et tenant de la « théologie du peuple » et le théoricien du populisme, l’intérêt et l’estime étaient réciproques. Cela éclaire sur les éléments constitutifs d’un même moment historique

L’Encyclique Laudato Si ne s’adresse pas aux seuls catholiques. C’est son originalité. Elle s’adresse à « toutes les personnes de bonne volonté ». Le Pape conçoit les catholiques comme des acteurs du monde qui doivent aller vers les non catholiques. Cette dimension est fondamentale et, en matière écologique, économique et sociale, est d’une importance majeure. Laudato Si c’est l’anti-Dreher, c’est le refus du « pari bénédictin » pour faire un « pari franciscain ». Le texte répond à une urgence écologique qui est matériellement vécue par chacun. Tout le monde est concerné et donc… tout le monde doit agir ! On trouve dans cette encyclique à la fois dénonciation du consumérisme, du productivisme, de la science mise au service de la marchandisation, d’une conception de l’homme « sans limite »… Ce texte est éminemment catholique et ramène à Dieu.

François définit l’écologie intégrale comme la meilleure façon d’amener l’homme à être pleinement lui-même :  il doit établir une juste relation à Dieu, à la nature et aux autres. C’est la rupture avec Dieu/les autres/la terre qui engendre lé péché. Dieu seul est créateur. L’homme, quant à lui, a une dignité spécifique. Si l’on veut résumer l’écologie intégrale, on peut poser ainsi les choses : écologie intégrale = écologie environnementale + écologie humaine soit l’équation « Fondation Hulot + Fondation Jérome Lejeune ».

Simone, Dorothy et nous

Au pic de La Manif pour tous, un journaliste m’a interrogé sur ce peuple frontiste qui déferlait dans les rues. Il y a bien évidemment des militants FN catholiques (« tradis » ou classiques d’ailleurs). Mais la masse d’électeurs du FN, en particulier les ouvriers, n’a pas une identification forte à la vie de sa paroisse, voire s’en désintéresse totalement. Si le monde catholique ne vote ni plus ni moins FN que la moyenne, en revanche, on peut dire que le catholicisme a des difficultés à irriguer les milieux populaires. On a souvent un usage – c’est évident chez les « catholiques non pratiquants » – identitaire du catholicisme qui traduit parfois, comme en Seine Saint Denis une réaction face au dynamisme de l’Islam ou des églises évangéliques.

Le monde catholique français se caractérise par plusieurs faits : la disponibilité toujours importante d’une partie des catholiques pour un « catholicisme d’ouverture », une théologie de la libération / du peuple, l’effondrement des piliers traditionnels du catholicisme de gauche, la mutation des courants charismatiques et traditionalistes, qui peuvent donner naissance à quelque chose de nouveau.

©Wikimédia commons

Pour toute une France, Joséphine Ange Gardien incarne davantage le christianisme que Monseigneur Rey. En effet, si les piliers du catholicisme de gauche – JOC, JEC – se sont effondrés ou affaiblis, le reflux global de la pratique ne donne pas une influence spectaculaire aux entrepreneurs conservateurs.

La signification politique de La Manif pour tous est simple : au nom des principes non négociables fixés sous le pontificat de Benoit XVI, la France catholique, acquise à la droite modérée (l’UDF ou le RPR d’hier, l’UMP d’aujourd’hui), a contesté la légitimité des législateurs et du pouvoir exécutif. Tout cela s’est déroulé – ce n’est pas indifférent – dans un contexte de développement des conséquences de la crise, dont les séquelles au sein de la bourgeoisie catholique ne sont pas moins réelles que dans d’autres secteurs de la société française.

François exhorte les catholiques à aller vers les périphéries, à aller vers les autres. L’exhortation papale contredit Dreher, lequel fait quant à lui un pari antigramscien sur un combat culturel du repli. Qui l’emportera de Bergoglio ou de Dreher ? Il est tôt pour le dire car les deux tendances s’équilibrent.

Observons la situation en France. Chez les jeunes catholiques français des initiatives comme le Simone à Lyon ou le Dorothy à Paris, renouvellent profondément l’approche de l’engagement des catholiques dans la cité. Ce sont des foyers de renouvellement intellectuel puissants. Sur les questions relatives à l’économie, à la défense du travail, à l’écologie, un dialogue est possible et utile.

Il faut être attentif aux évolutions de l’Eglise, car elle est actrice du monde. Différentes théologies s’affrontent. Il faut pouvoir, ici et maintenant, entrer dans le dialogue en gardant le principe de laïcité. Les religions sont, pour le meilleur – et parfois aussi pour le pire -, des actrices de la marche des sociétés humaines. Il est primordial de les comprendre pour faire aboutir une réforme éthique et morale et changer le monde.

[1] Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération, Lumen Vitae, 1974

[2] Olivier Landron, Les Communauté post-conciliaire, Le Cerf

[3] Harvey Cox, La Cité séculière, Casterman, 1968

[4] Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui,

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL