Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

https://en.wikipedia.org/wiki/File:Manchester_Brexit_protest_for_Conservative_conference,_October_1,_2017_17.jpg

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party,_UK_speaking_at_rally.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/99/Momentum_at_the_Stop_Trump_Rally_%2832638700770%29.jpg

 

Chantal Mouffe : “Corbyn a mis en oeuvre une stratégie populiste de gauche”

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Dans cette tribune, Chantal Mouffe, philosophe, professeure à l’université de Westminster et théoricienne du populisme de gauche, propose une analyse de la stratégie de Jeremy Corbyn qui est parvenu à transformer le Labour de l’intérieur et à régénérer la social-démocratie britannique. 


La crise de la social-démocratie européenne se confirme. Après les échecs du Pasok en Grèce, du PvdA aux Pays-Bas, du PSOE en Espagne, du SPÖ en Autriche, du SPD Allemagne et du PS en France, le PD en Italie vient d’obtenir le pire résultat de son histoire. La seule exception à ce désastreux panorama se trouve en Grande-Bretagne, où le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, est en pleine progression. Avec près de 600 000 adhérents, le Labour est maintenant le plus grand parti de gauche en Europe.

Comment Corbyn, élu à la surprise générale à la direction du parti en 2015, a-t-il réussi cet exploit ?

Après une tentative de renversement par l’aile droite en 2016, le moment décisif dans la consolidation de son leadership a été la forte progression du Parti travailliste lors des élections de juin 2017. Alors que les sondages donnaient 20 points d’avance aux conservateurs, le Parti travailliste a gagné 32 sièges, faisant perdre aux tories leur majorité absolue. C’est la stratégie mise en place pour ces élections qui donne la clé du succès de Corbyn.

Celui-ci est dû à deux facteurs principaux.

Tout d’abord, un manifeste radical, en phase avec le rejet de l’austérité et des politiques néolibérales par d’importants secteurs de la société britannique. Ensuite la formidable mobilisation organisée par Momentum, le mouvement créé en 2015 pour soutenir la candidature de Corbyn.

S’inspirant des méthodes de Bernie Sanders aux Etats-Unis ainsi que des nouvelles formations radicales européennes, Momentum a tiré profit de nombreuses ressources numériques pour établir de vastes réseaux de communication qui ont permis aux militants ainsi qu’à de nombreux volontaires de s’informer sur les circonscriptions où il était nécessaire d’aller tracter ou de faire du porte-à-porte. C’est cette mobilisation inespérée qui a fait mentir tous les pronostics.

Mais c’est grâce à l’enthousiasme que suscitait le contenu du programme que tout cela a été possible. Intitulé « For the many, not the few » (pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns), il reprenait un slogan qui avait déjà été utilisé par le parti, mais en lui donnant une nouvelle signification de façon à établir une frontière politique entre un « nous » et un « eux ». Il s’agissait ainsi de repolitiser le débat et d’offrir une alternative au néolibéralisme instauré par Margaret Thatcher et poursuivi sous Tony Blair.

“L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.”

Les mesures-phares du programme étaient la renationalisation de services publics comme les chemins de fer, l’énergie, l’eau ou la poste, l’arrêt du processus de privatisation du Service national de santé (NHS) ainsi que du système scolaire, l’abolition des droits d’inscription à l’université et l’augmentation significative des subsides dans le domaine social. Tous signalent une nette rupture avec la conception de la troisième voie du New Labour.

Alors que celui-ci avait remplacé la lutte pour l’égalité par la liberté de « choisir », le manifeste réaffirmait que le Labour était le parti de l’égalité. L’autre point saillant était l’insistance sur le contrôle démocratique, et c’est pourquoi l’accent était mis sur la nature démocratique des mesures proposées pour créer une société plus égale.

L’intervention de l’Etat était revendiquée mais son rôle était de créer les conditions permettant aux citoyens de prendre en charge et de gérer les services publics. Cette insistance sur la nécessité d’approfondir la démocratie est une des caractéristiques principales du projet de Corbyn.

Elle résonne tout particulièrement avec l’esprit qui inspire Momentum, qui prône l’établissement de liens étroits avec les mouvements sociaux. C’est elle qui explique la centralité attribuée à la lutte contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT [lesbiennes, gays, bi et trans].

C’est l’articulation des luttes avec celles concernant d’autres formes de domination qui est au cœur de la stratégie de Corbyn, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de « populisme de gauche ». L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.

Il est clair que la réalisation d’un tel projet signifierait pour la Grande-Bretagne un tournant aussi radical, bien que de direction opposée, que celui pris avec Margaret Thatcher. Certes, le combat pour réinvestir le Labour n’est pas encore gagné, et la lutte interne continue avec les partisans du blairisme. Ainsi, les opposants de Corbyn déploient de multiples manœuvres pour essayer de le discréditer, la dernière en date consistant à l’accuser de tolérer l’antisémitisme à l’intérieur du parti.

“Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux.”

Des tensions existent également entre les partisans d’une conception plus traditionnelle du travaillisme et ceux de la « nouvelle politique ». Mais celle-ci est en train de s’imposer et les rapports de force jouent en sa faveur. L’atout de Corbyn, par rapport à d’autres mouvements comme Podemos ou La France insoumise, c’est d’être à la tête d’un grand parti et de bénéficier du soutien des syndicats.

Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux. Cela prouve que, contrairement à ce que prétendent de nombreux politologues, la forme parti n’est pas devenue obsolète, et qu’en s’articulant aux mouvements sociaux elle peut être renouvelée. C’est la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme qui est à l’origine de la désaffection de ses électeurs.

Quand on offre aux citoyens la perspective d’une alternative et qu’ils ont la possibilité de participer à un véritable débat agonistique, ils s’empressent de faire entendre leur voix. Mais cela requiert d’abandonner la conception technocratique de la politique qui la réduit à la gestion de problèmes techniques et de reconnaître son caractère partisan.

Ce texte a été publié sur le site du Monde.fr le 5 avril 2018. Il est repris par LVSL avec l’aimable autorisation de l’auteure.

Comment le Brexit a sauvé le travaillisme anglais

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Le 8 juin dernier, lors des élections au Parlement britannique, les travaillistes ont remporté 40% des suffrages et près de treize millions de voix. Bien qu’insuffisants pour prendre le pouvoir, de tels résultats n’avaient pas été vus pour le Labour depuis la victoire de Tony Blair en 1997. Quels sont les clefs d’un succès qui pourrait déboucher sur un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne dans les prochaines années ? Assurément, la refondation du Labour effectuée par Jeremy Corbyn depuis deux ans commence à porter ses fruits. Nul doute, cependant, que le vote du Brexit l’année dernière (suivi par la dissolution de l’extrême-droite anglaise) a permis aux travaillisme de dépasser ses hésitations sur la question de la souveraineté et de porter un discours social dénué d’ambiguïté europhile à l’attention des classes populaires du pays. 

Le tournant souverainiste du Labour

Interviewé sur BBC One le 23 juillet 2017, Jérémy Corbyn a surpris son monde. Bien que favorable à un nouvel accord de libre-échange entre la Grande-Bretagne et les pays européens, le leader travailliste a déclaré qu’il ne s’opposait pas à la sortie du Marché Unique de l’Union Européenne. “La participation au Marché Unique dépend de l’appartenance à l’UE” a-t-il affirmé — ce qui implique qu’il ne s’oppose plus ni à la sortie de l’un ni à la sortie de l’autre. Conséquence logique d’un Brexit qu’il convient désormais d’entériner, cette rupture permettrait d’élever le niveau des règlementations commerciales en matière d’écologie et de droits humains. Par ailleurs, en cas de prise de pouvoir, Corbyn a affirmé que les travaillistes renforceraient la sortie du Marché Unique par une interdiction du travail détaché : “il n’y aura plus cette importation à grande échelle de travailleurs sous-payés venus d’Europe centrale  qui est effectuée dans l’objectif de détruire les conditions de travail, particulièrement dans le bâtiment” a-t-il ajouté face au journaliste Andrew Marr.

Comme l’on pouvait s’y attendre, ces déclarations ont fait bondir les derniers carrés du camp anti-Brexit. Les Libéraux-Démocrates, les indépendantistes écossais et certains députés blairistes (comme Chuka Ummuna) ont sauté sur l’occasion pour attaquer Corbyn et lui reprocher son alignement sur les positions conservatrices de Theresa May. Bien sûr, le procédé est malhonnête. Alors que les conservateurs veulent quitter le Marché Unique pour raffermir les lois d’airain du néolibéralisme grand-breton, la sortie travailliste chercherait au contraire à se défaire des pauvres règlementations économiques de l’UE pour rediriger le commerce britannique dans un sens écologiquement et socialement soutenable.

En somme, la position nouvellement défendue  par Jérémy Corbyn s’apparente à celle d’un « Lexit » à retardement. Pendant la campagne précédant le référendum sur le Brexit, le « Lexit » (left-exit) fut la position inaudible de ceux qui prônaient une sortie de l’UE sur une base progressiste. En proie à l’indécision et à la fronde qui sévissait alors à la droite du parti travailliste, Corbyn n’avait su se lancer dans la direction souverainiste et sociale ouverte par la possibilité du Brexit. Un an plus tard, malgré les cris d’orfraies des derniers européistes britanniques, le Labour a enfin pu s’autoriser une volte-face inattendue et accepter le résultat du référendum de 2016 jusqu’à abandonner le Marché Unique. La situation britannique offre donc un contre-exemple parfait à la réaction de la sphère politique française suite au référendum de 2005. Alors que l’UMP et le PS eurent tôt fait d’enterrer le vote des Français, les Conservateurs et les Travaillistes se revendiquent désormais de la décision du peuple anglais pour justifier leurs réorientations stratégiques respectives : ultra-libéralisme xénophobe pour les uns, socialisme insulaire pour les autres.

Du Brexit au retour du travaillisme

Comment expliquer la volte-face du Labour Party sur la question européenne et la capacité de Corbyn à imposer la ligne du « Lexit » qui était encore ultra-minoritaire il y a moins d’un an ? La réponse se base sur un constat simple : le Brexit a sauvé le travaillisme, et les travaillistes l’ont compris.

Le référendum sur l’appartenance à l’UE a eu deux conséquences principales — et positives — pour le Labour. Premièrement, il a conduit à l’autodissolution de l’extrême droite anglaise qui depuis près d’une décennie détournait l’électorat ouvrier délaissé par le Labour. Deuxièmement, il a tranché la question de la souveraineté et permis à Corbyn de se concentrer sur la question sociale pour reconquérir son électorat perdu.

En effet, l’importance historique majeure représentée par la chute du UKIP (United Kingdom Independence Party) aux élections de juin dernier n’a que trop peu été relevée. Après avoir succédé au BNP (British National Party) comme capteur du ressentiment populaire face aux politiques libérales conservatrices et blairistes, le parti de Nigel Farage avait réussi, au début des années 2010, à créer un innovant cocktail idéologique à base de xénophobie identitaire et d’euroscepticisme patriote. Cet alliage prospère, bien connu en France, avait su  rallier aussi bien des ruraux conservateurs du sud de l’Angleterre qu’une partie du prolétariat des anciens bastions industriels du pays. Entre autres exemples, aux élections de 2015, avec 22% des voix à Barking, circonscription populaire de l’est londonien, 30% des voix à Rotherham et 32% à Rochdale, anciennes régions minières et textiles du nord, la stratégie du UKIP montrait toute son abilité à subvertir les bastions historiques du travaillisme. Un an plus tard, le vote en faveur du Brexit remportait 60% des voix à Rochdale, 62% à Barking, 68% à Rotherham, et ainsi de suite pour la grande majorité des bastions désindustrialisées de l’Angleterre et du Pays de Galles qui votèrent contre la ligne pro-européenne du Labour.

Malgré leur incurie et leur incapacité à s’être saisis du référendum sur le Brexit pour combattre l’extrême-droite et renouer avec leur base populaire, les travaillistes furent sauvés par la nature politique du UKIP. Contrairement au FN, le UKIP ne s’est jamais véritablement pensé comme un parti apte à conquérir le pouvoir et à réformer le pays. Le parti de Nigel Farage ne s’est pas construit autour d’un programme, mais autour d’une mission : sortir la Grande-Bretagne de l’UE. C’est donc logiquement que, le 4 juillet 2016, le leader charismatique du UKIP déclara sa « mission accomplie » et démissionna de la présidence de son parti. À cette autodissolution de la droite radicale anglaise, couplée au rôle historique jouée par cette dernière dans la résolution de la question souveraine qui n’avait cessé de tracasser la gauche britannique (à l’instar de la gauche française) depuis les années 1980, Corbyn est sans doute bien plus redevable qu’il ne pourrait se permettre de publiquement l’avouer.

Alors que les conservateurs eurosceptiques et les libéraux pro-UE (les blairistes, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais) se jetèrent sur l’os du Brexit sitôt les résultats tombés, Corbyn eut l’intelligence d’esquiver les prises de positions hâtives et de concentrer ses efforts sur la reconquête des voix populaires un temps séduites par le UKIP devenu astre mort. De Juillet 2016 à Juin 2017, alors que l’essentiel des commentateurs politiques n’avaient d’yeux que pour les conséquences diplomatiques du référendum et conspuaient Corbyn pour son apparente inaptitude à s’emparer du sujet, le Labour raflait la véritable mise du Brexit. Sur les ruines d’un UKIP disparu sous ses propres lauriers, Corbyn a su déployer une langue émancipatrice nouvelle. En phase avec les préoccupations d’une classe ouvrière qui avait pris la porte du Brexit comme un ultime espoir et les sentiments d’une jeunesse qui, malgré son attachement à l’UE, ne fait pas du libre-échange européen l’alpha et l’oméga de ses choix, le travaillisme a retrouvé son souffle. Le 8 juin 2017, le Labour a remporté Barking avec 67.8% des voix, le meilleur résultat depuis 1994. De même, à Rotherham et à Rochdale, la victoire a été acquise avec 56 et 53% des voix, du jamais vu depuis 2001.

Alors même qu’il devait son aisance à la résolution du problème européen, le discours social de Corbyn a su raviver la flamme du travaillisme sans avoir à se brûler les doigts sur la question souverainiste. Mis devant le fait accompli alors que le UKIP disparaissait et que les Conservateurs étaient relégués au rôle technocratique de la gestion de l’après-Brexit, le Labour n’avait plus qu’à dérouler un programme social offensif sans pâtir des contradictions que connaissent les autres forces de transformations sociales européennes face à la question nationale.

Vers un “Lexit” à retardement ? 

Certes, cela ne fut pas suffisant pour l’emporter. Malgré de grandes difficultés, les conservateurs ont également bénéficié des reports de voix du UKIP, notamment dans les zones rurales et au Pays de Galles, et ont pu former une coalition précaire avec les protestants nord-irlandais. Par ailleurs, la situation écossaise, qu’il convient de traiter à part, reste une épine dans le pied travailliste, en dépit de certains bons résultats. Face à la fragilité des conservateurs, Corbyn a cependant toutes les cartes en main pour s’assurer la franchise d’une victoire prochaine. Sa prise de position récente sur les négociations post-Brexit témoigne de cette nouvelle position de force. Alors qu’un an auparavant, la remise en question de l’appartenance au Marché Unique et du libre-mouvement de la main d’œuvre bon marché lui aurait sans doute coûté sa place, Corbyn a désormais la légitimité populaire pour faire entendre sa voix dans la cour souveraine. Alors que le premier acte des négociations post-Brexit a été inauguré par les conservateurs, il n’est pas à exclure que l’acte final soit signé par les travaillistes, ce qui constituerait une spectaculaire victoire à retardement du Lexit.

Le Labour Party a donc bénéficié des retombées positives de la rupture entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne avant même d’effectuer son propre tournant souverainiste. Telles sont les conséquences d’une décision populaire dont la radicalité inattendue a laissé l’extrême-droite incapable de proposer une alternative au modèle qu’elle prétendait contester à travers l’UE. Seuls dans un boulevard historique que lui permet d’occuper le retour à un véritable programme de transformation sociale, le Labour peut désormais prendre le large et proposer un nouveau modèle insulaire. À son corps défendant, le parti a réalisé un coup de maître.

Crédit image : © Chatham House. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. https://en.wikipedia.org/wiki/Jeremy_Corbyn