14. Le général : Emmanuel De Romémont | Les Armes de la Transition

Après 36 années passées sous l’uniforme, le Général de corps aérien Emmanuel de Romémont a quitté le service actif en 2015. Au cours d’une riche carrière, il fût successivement pilote de reconnaissance et de chasse, commandant de deux escadrons, d’une base aérienne, chargé de mission puis général adjoint à la Délégation pour les Affaires Stratégiques, rapporteur auprès de la commission chargée du Livre Blanc sur la défense et la Sécurité nationale de 2008, et enfin en charge de la planification et de la préparation des opérations interarmées françaises (Serval en particulier). Conscient de l’importance du changement climatique, et notamment de la question de l’accès à l’eau, il a lancé depuis deux ans l’Initiative Plus d’Eau pour le Sahel. C’est avec une approche singulière, héritée de son expérience opérationnelle qu’il aborde ces problématiques avec nous, dans ce 14ème et dernier épisode de la série.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – Vous êtes général quatre étoiles de l’armée de l’air et vous dirigez, par ailleurs, l’initiative Plus d’Eau pour le Sahel. Que peut un général dans le cadre du changement climatique ?

Emmanuel de Romémont – Une des réponses au changement climatique, quelles que soient les origines, c’est la question de l’eau. C’est en ce sens là que ma présence est pertinente ici pour en parler et pour parler d’une autre question, celle de mon expérience. Ce qu’on peut dire, c’est qu’un général est quelqu’un qui a une vision du monde, qui a été confronté avec ce qui va ou ne va pas et qui a aussi une vision de l’impact que peuvent avoir les hommes quand ils veulent changer le monde : soit vers plus de bien, soit vers plus de mal. C’est un citoyen lucide sur l’évolution du monde, sur les facteurs perturbants qu’on voit à l’œuvre. Je crois comprendre assez bien les dynamiques des systèmes humains qui caractérisent le fondement de notre planète et ce sont ces systèmes-là qui peuvent évoluer, que l’on doit faire évoluer pour aller vers plus de paix et ça a été mon travail pendant plusieurs années.

C’est aussi un homme d’action qui agit en homme de pensée pour reprendre la fameuse phrase de Bergson, si on comprend bien les dynamiques de ces systèmes mis à l’œuvre, on peut trouver des voies pour améliorer et aller vers plus de paix. On connaît le prix de la guerre, on doit tout faire pour l’éviter. Dans les quelques années que j’ai passées sous l’uniforme (36 !), il y a une phrase qui m’a toujours marqué qu’utilisait souvent le général Georgelin : « vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite. ». On hérite toujours des situations, des crises, des actes qu’on a faits ou pas faits et donc pour nos enfants à qui on emprunte la planète, pour reprendre l’expression de Saint-Exupéry, pour leur offrir quelque chose de plus beau, prospère, stable et développé, il faut bouger et réfléchir.

Mon grand sujet est de réfléchir à la façon dont on conduit des actions collectives, comment on fait œuvre collective. C’est tout le défi du changement climatique et toutes les conséquences à terme : passer à une réelle mise en application et à de réels progrès. Pour être concret, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est l’eau. Ayant été en Afrique, j’ai été frappé par le fait que c’était l’eau et l’éducation qui étaient à la racine de beaucoup de crises. Or, l’eau c’est la vie. On observe que le manque d’eau mène aux migrations, à l’instabilité, à l’insécurité. Garantir l’accès à l’eau c’est un rapport harmonieux à l’environnement : quand il existe, il y a de la paix, quand il n’existe pas, il y a insécurité, il y a un lien direct. Ce qu’on a pu observer en Afrique, notamment dans les zones qui m’intéressent, c’est que le militaire que je suis, le responsable d’opérations qui a été obligé de gérer des systèmes, perçoit qu’on peut essayer de changer certains paramètres de ce système eau et faire en sorte que les choses évoluent.

C’est vraiment mon cri depuis cette initiative que j’ai lancée en mars 2018 de façon tout à fait humble, de voir que le constat que j’avais posé initialement était conforté par certains et d’ouvrir peu à peu des portes, essayer d’ajouter une plus-value, mais en secouant un peu des idées reçues et en sortant de certaines logiques, en faisant du system thinker. Vous me demandiez ce qu’un général comme moi peut apporter : un opérationnel, quelqu’un qui a pensé le système peut apporter une capacité à faire du lien, à penser inter ligere, à faire de l’intelligence de ce qui met en lien. Personne n’a raison tout seul et n’apportera de réponse seul, c’est collectivement qu’on l’apportera, donc il faut penser « dynamique de système » à court, moyen et long terme, c’est la clef. L’eau est souvent un problème qui est traité parce qu’il y a urgence et les solutions sur l’urgence exigent qu’on réfléchisse sur les solutions à moyen et long terme.

C’est quelqu’un qui est habitué à passer de la pensée à l’agir, à traduire les intentions en réalité et à éviter que les choses n’empirent et en l’occurrence, on est là dans la volonté de rompre un cycle qui tend à plutôt se dégrader puisqu’il y a une perte de connaissances. En partant du principe qu’il y a un espoir, qu’on peut améliorer et qu’on peut sortir de ce paradoxe qui fait qu’aujourd’hui il y a des gens qui ont moins de six litres d’eau par jour, – non potable – alors que sous leurs pieds, il y a de l’eau souterraine. Il me semble aussi que le défi de l’Afrique est de passer à un usage plus marqué de l’eau souterraine et c’est à cette situation qu’on s’est attaqué. Il y a donc des solutions qui supposent qu’elles soient suffisamment exploitées, qu’on connaisse mieux les aquifères, les dynamiques de recharge et ça suppose qu’on remette la science, qu’on replace dans le système, qu’on mêle des temporalités différentes. C’est un système très complexe avec des gens qui agissent sur des temporalités différentes, et faire comprendre qu’aujourd’hui le fait de le penser en mélangeant les spécialités pouvait nous faire arriver à quelque chose, c’est ce que j’ai créé.

Si on se réfère à Lyautey, le lien entre sécurité et développement est acté, évident dans les zones rurales et il ne faudrait pas, qu’au motif qu’il n’y a pas de sécurité, laisser tomber les gens. De plus, il faut se rappeler que la paix romaine, la « Pax Romana » a été faite par un apport des aqueducs, donc ce n’est pas le rôle des armées qui est directement en cause. Le rôle des armées dans le soutien, la mise à disposition, etc., oblige une coordination sur le terrain entre les gens en charge de la sécurité et ceux en charge du développement. C’est vraiment le défi majeur, un défi pluridisciplinaire par essence. C’est là où je reviens à mon idée centrale, ce que peut apporter un général, c’est de revenir à la notion de strategos ou de stratos ageîn au temps des grecs. Dans la racine de strategos, agos c’est augmenter, c’est l’idée – pour les armées, on pourrait dire qu’il faudrait des « hydragos » – d’augmenter une capacité de coordonner l’ensemble des actions et c’est la difficulté d’aujourd’hui, on vit dans un monde cloisonné où chacun a une partie des savoirs. Néanmoins, nous pouvons aider à structurer une convergence des savoirs, mais cela suppose de se remettre en cause, ce à quoi on s’essaye. Un militaire sur un terrain en opération est un chimiste, quelqu’un qui change les données d’un système, on lui demande d’apporter la paix, la sécurité et donc il faut changer les facteurs et c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer et sortir du cadre. C’est en ce sens-là que je fais le lien avec le climat pour qu’on puisse passer à une action positive, en appliquant ce que j’appelle l’intelligence opérative.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous décrire votre journée-type, en quoi consiste votre activité concrètement et quelle est votre méthode de travail ?

E.R. – Il n’y a pas de journée-type parce que c’est difficile : j’avance sur un terrain compliqué, nouveau, je ne prends la place de personne, j’essaie d’ajouter. Si on vient, c’est qu’il y a quelque chose d’utile et s’il faut coordonner, encore faut-il que les gens acceptent de se laisser coordonner. Et donc, il y a eu des phases :  la phase de lobbying et la phase politico-stratégique avec notre participation au Forum sur la Paix et au Forum de Dakar où on a pu s’exprimer, ce n’est pas suffisant, mais ça permet de mobiliser les acteurs. La difficulté principale vient du fait de mobiliser les acteurs qui sont tout à fait différents, qui obligent même à des logiques capitalistiques, de business qui sont différentes. Comment mêler ça, c’est mon travail principal : assurer l’animation de réseau, de chercher et ensuite de porter les plaidoyers dans des enceintes différentes, créer de la confiance aussi parce qu’on vit dans un monde où la défiance règne et expliquer pourquoi.

En fait, je suis un peu le porte-parole d’un enjeu qui est supérieur, qui va paraître évident au bout d’un moment aux gens qui ne comprennent pas que finalement pour défendre, protéger, leur activité, ils ont intérêt à se connecter à quelque chose de supérieur et c’est ce qui se passe. C’est un travail de forme aussi, de présence, et depuis qu’on a mis en place tout ça, on essaie de faire vivre administrativement l’association et de participer, de travailler, sur ce qu’on appelle une zone-projet, c’est-à-dire des projets de zone. C’est ce qu’on essaie de mettre en place et d’acter : donner corps à l’idée et de structurer ces interactions.

Ma méthode de travail, ce n’est pas de faire un coup pour réussir, c’est d’apporter de la vérité et la vérité apportée par la science, mais on voit que la science est le paradoxe : on est dans un monde où les gens n’écoutent pas ceux qui savent. Il y a parfois des agences de développement humanitaire qui ne respectent pas ce temps, il est plus important de bâtir quelque chose de solide et surtout il faut bien poser le problème : à chaque zone, chaque pays, il y a des problèmes différents.

Alors, la journée-type, il n’y en a pas et aujourd’hui, c’est principalement de concevoir et essayer de convaincre les gens qu’il y a des solutions, un espoir. Il y a une phrase du maréchal Foch qui dit « ne pas subir » : on peut ne pas subir le destin, le monde change, évolue et nous sommes confrontés à un déficit d’adaptation donc ne restons pas les bras ballants, stop à l’aquoibonisme. Il y a des solutions et celles-ci passent par une approche du système : ça commence par expliquer aux gens que le système peut être revu, mais que ça prend du temps, ça commence à percoler, les gens voient l’ensemble du système et voient leur rôle positif, et ça suppose aussi des manières de faire un peu différentes.

Quelqu’un avait fait l’allusion que ce n’est pas l’anthropocène qu’on vivait, c’était le capitalocène, une époque capitalistique. Ce qu’on fait ou ne fait pas sur l’eau, pour revenir à ce qu’on hérite en termes d’histoire, est lié au fait que nous sommes des structures capitalistiques qui ont dominé. Dans cette économie du système-monde, l’eau n’a pas la place qu’elle mérite d’avoir, notamment au regard de l’impact de l’eau ne serait-ce que pour boire, pour vivre, pour la santé. De fait, nous sommes au début de quelque chose d’important, donc, mes journées, c’est parler aux gens, expliquer, participer à des soirées, faire venir des intervenants, motiver. Nous allons organiser une soirée avec Voix Africaines qui s’appelle « L’eau, une solution pour le Sahel », sans point d’interrogation. C’est un travail de pilote d’hélicoptère, on essaie de se situer à tous les niveaux et de créer humblement un momentum autour de moi et de trouver les ressources pour pouvoir avancer sur ce sujet passionnant, mais très complexe.

LVSL – Vous êtes bien toujours général de l’armée de l’air plus en service, mais en réserve ?

E.R. – Je suis en réserve de la République, je serai retraité à 67 ans ayant été pilote de chasse et de reconnaissance. Je suis parti à 55 ans, je ne suis plus en service actif, je suis en deuxième section ainsi en réserve, rappelable, et je peux apporter mon soutien aux services de la République. Je ne suis pas formellement en retraite, mais n’empêche que je peux m’exprimer et mener mes activités pour le bien commun, en tout cas, c’est ce qu’on essaie de faire.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre but ?

E.R. – Mon but c’est de faire en sorte de mettre en place une structure qui permette de convaincre qu’il existe des solutions aux problèmes que l’on rencontre dès lors qu’on accepte de les regarder : le problème de l’accès à l’eau, de la gestion de l’eau, l’accès à la connaissance, la gouvernance et l’éducation… Mon but principal est de faire comprendre que si les réponses sont d’ordre systémique, le problème est systémique avant tout et ça tient à l’organisation des réponses que l’on peut apporter et à la façon d’orchestrer. C’est pour cette raison que je voudrais parler à la fois de méthode, de forme et de fond parce que tous ceux qui ont étudié savent et ont connaissance qu’il y a des eaux souterraines au Sahel, qu’on peut mieux faire en matière d’éducation, de gouvernance, qu’il faut un peu changer la manière de faire, que tous ces grands programmes se heurtent à un cloisonnement excessif des zones et qu’il manque cet agrégat, cette assurance de continuité. Bien sûr, le contexte est difficile, mais on peut y arriver en pensant les choses notamment au travers de zones-projets.

La deuxième conviction dans l’idée qu’il y a de l’espoir, c’est que l’histoire passe par la science. La science de l’eau peut être placée au cœur du dispositif, mais comme on n’investit pas et que le monde économique n’a pas suffisamment investi, on se retrouve souvent avec un monde du développement, un monde humanitaire, qui ne prend pas assez en compte les analyses scientifiques. Il y a, de fait, un décalage qui se fait, et c’est très dommage, parce que vous répétez les mêmes choses, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, donc on répète les mêmes erreurs. Avec la pression démographique, le réchauffement climatique, etc., on ne peut plus considérer que ce qui a marché jusqu’à maintenant va continuer de marcher, ce serait ignorer l’avenir qui, toujours, hérite et donc, nous sommes en devoir d’utiliser des possibilités. Aujourd’hui, même à distance, avec les satellites, les analyses, l’onde radar, les croisements de bases de données, etc., il y a des découvertes scientifiques qui ont montré que l’on pouvait mieux connaître les dynamiques de recharge, les flux, les transferts verticaux et que ça peut être modalisé de façon différente. On peut transmettre ce savoir et l’acquérir, pour que les gens puissent se l’approprier.

Sur la méthode, mon objectif c’est de convaincre que si nous voulons faire collectif, il faut changer les modes de coopération, que tout le monde y trouve son intérêt. La compétition, c’est bien, mais pour fabriquer sur le sujet, il faut peut-être qu’on arrive à penser, à croiser les savoirs et qu’on mette les gens au service de la science dans une logique de service. C’est pour cette raison que j’ai proposé un concept il y a un an et demi, au Forum de la Paix, d’opérations de Paix et Eau associées sur une zone-projet qui visent à faire converger l’ensemble des actions et à mettre le système sous contrainte. C’est une logique de science appliquée, mais appliquée sous contrainte puisque l’argument c’est que la science serait sur le long terme et qu’à court terme, on ne ferait que les actions d’urgence, ce qui est faux.

Ma conviction, c’est qu’il y a deux mondes : de la paix et de l’eau. Le monde de la paix, c’est le monde d’où je viens, le monde de la sécurité, des colloques politico-militaires-stratégiques et tout le reste. Ce monde ignore les possibilités qu’a l’eau, ne connaît pas les contraintes et toutes les protections obligées alors que le monde de l’eau est très technique. Tout le monde a besoin de se rejoindre et donc on peut agir collectivement et faire en sorte que ça marche. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé un concept qui s’appelle l’intelligence opérative qui consiste à avoir quelque chose où vous êtes sûrs d’appliquer sur le terrain – ce qu’on fait en opérations militaires, mais ce n’est absolument pas réservé au monde militaire. Cette capacité de passer de la pensée à l’action, c’est ce qu’une de vos personnes interviewées a exposé dans le fameux GAP (Projet d’Anatolie du Sud-Est).

Pour ce faire, on peut penser de façon intelligence opérative, c’est-à-dire, au moment où on planifie, où on conçoit une opération, une action, que ce soit en termes d’éducation ou de connaissances. Il faut déjà prendre en compte la possibilité qu’elle a de s’appliquer sur le terrain, ses conséquences et cette connexion avec les populations, le local est fondamental. C’est, de fait, le paradoxe de l’eau : c’est un enjeu local, mais les réponses qu’on pourra apporter doivent être globales. Ce n’est donc pas une globalisation, mais c’est un mélange à orchestrer et ça suppose, encore une fois, l’humanité de manière générale. Si on y réfléchit, au-delà des barrières classiques en tant qu’être humain, on doit et on peut faire preuve et bâtir une œuvre collective, mais ça suppose qu’on remette en cause certaines barrières assez classiques qui n’ont plus lieu d’être pour moi, qui pourtant existent et perdurent, et surtout que les mondes se parlent et que les sphères communiquent. Moi, qui suis un peu un spécialiste des neurosciences à ma manière, je suis convaincu que c’est lié à un déficit de connexion entre les différentes psychés des uns et des autres, mais dès lors que les gens font un effort pour se comprendre en prenant en compte les contraintes culturelles, on peut s’y structurer, si chacun peut y trouver sa place. C’est compliqué, mais c’est l’objectif concrètement.

LVSL – Compliqué ou complexe ?

E.R. – C’est complexe et compliqué à la fois. Le problème est complexe parce qu’il est multidimensionnel et compliqué à organiser, à structurer, mais face à un problème complexe, il y a des méthodes pour le résoudre comme l’intelligence opérative, l’analyse par les systèmes. Quelque chose m’interpelle beaucoup quand on analyse, c’est la logique de cause à effet. Les actions que l’on fait ont des impacts à l’horizon 5 ans, 10 ans… Il y a toute une série de causes qu’on identifie qui peuvent générer des effets, c’est ce qu’on peut atténuer. Il faut penser à toutes les interactions et s’asseoir face à une complexité, mais est-ce que ce n’est pas notre rôle d’homme de rendre lisibles des systèmes complexes et de trouver des réponses ? En tout cas, ça, c’était mon métier, de rendre les choses lisibles et de trouver une action. En tant qu’hommes, nous sommes astreints à la simplicité : dans l’action, on est simple. Nous devons essayer de faire en sorte que l’action que nous menons soit la plus dirigée et la plus pertinente au regard de ce double « complexe et complexité ».

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

E.R. – L’art de discourir, comme disait Jean Guitton, c’est de répéter ce que l’on vient de dire, « Le secret de tout art d’exprimer consiste à dire la même chose trois fois : on dit qu’on va la dire, on la dit, on dit qu’on l’a dite. ». Qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir du paradoxe, c’est une certitude, j’en suis intimement convaincu. Je suis rentré à la faculté, j’ai obtenu un master où j’ai pu discuter avec des scientifiques : il y a des solutions et on peut dépasser le débat des origines du réchauffement climatique, la question de l’eau est centrale, c’est ma première certitude.

La deuxième, c’est qu’il faut lobbyer et je remercie LVSL de m’aider à lobbyer parce qu’il faut absolument mobiliser les gens qui commencent à le comprendre. Depuis deux ans, les gens s’aperçoivent qu’on manque d’eau en France, on parle de plus en plus de la guerre de l’eau, on voit des articles apparaître, les événements de canicule ont montré qu’on avait besoin d’eau et c’est quelque chose qui nous interpelle dans notre quotidien. C’est ce qu’on vient de vivre en Australie et c’est la preuve qu’il y a quelque chose, qu’il y a un investissement, une structuration de l’économie et du politique, qui est en inadéquation complète avec les besoins vitaux auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc que ça redevienne une priorité, il faut replacer l’eau sur l’agenda politique.

Ensuite, la troisième partie, ce sont les concepts que nous avons développés, basés sur une vision des systèmes qu’on a mise en place et sur l’idée que les systèmes peuvent évoluer, et pour ce faire, je vous ai parlé de l’intelligence opérative : c’est l’exigence permanente de prendre en compte les contraintes-terrains à tous niveaux.

On a développé ce concept opérations de Paix et Eau et de zones-projets, en prenant acte qu’aujourd’hui – et c’est paradoxal –, aucun appel d’offres n’est structuré par rapport à cette logique là. Nous avons une règle en aviation qui dit « keep it simple so that things work » : pour que les choses marchent, il faut les simplifier, et ce qu’on a proposé est assez simple, mais c’est tellement simple que ce n’est pas comme ça que les choses se font (administrativement notamment). Je dirais donc que les concepts, pour moi, c’est concevoir les opérations de Paix et Eau, réaliser les zones-projets et penser intelligence opérative. Chaque système a ses difficultés et il faut mener des actions de lobbying, essayer de travailler sur les causes qui produisent les mêmes choses. Le conservatisme n’est plus de mise, il y a vraiment quelque chose auquel il faut réfléchir et nous nous situons à travers ces concepts dans l’idée d’amener les gens par eux-mêmes à trouver des solutions de façon différente, de les mettre autour de la table pour qu’ils puissent réfléchir. Mais ce n’est pas nous qui avons les solutions, il serait bien arrogant de penser qu’on les a depuis Paris, donc il faut considérer que c’est une initiative complètement africaine : elle est au service de l’Afrique et des besoins de l’Afrique, c’est comme ça qu’elle a été conçue.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Si on devait transformer ces certitudes en politiques publiques, ça donnerait quoi ?

E.R. – Les politique publiques, c’est quelque chose que je connais assez bien pour avoir participé au livre blanc sur la défense de la sécurité nationale. Si on situe l’eau comme un objectif de la sécurité nationale et que celle-ci exige que plusieurs politiques publiques concourent à ce besoin-là, on a besoin d’Affaires étrangères, de Défense, de protection des installations pour protéger l’accès des gens et leurs données, etc. Ça implique le Ministère de la Santé, le Ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur etc., c’est un défi interministériel. Avant même de chercher à le traduire, je le traduirai en termes de sécurité au sens où la sécurité est la finalité, mais n’amène pas forcément des moyens militaires. Pour avoir la sécurité, il faut du développement, de l’éducation, de l’eau, il faut de tout. Les points d’application, c’est justement de trouver des zones-projets et c’est ce qu’ont fait les nigériens à travers ce qu’ils appellent leur complexe d’eau et sur lequel ils font converger des actions qui sont à la fois sociales, sociétales, etc.

Les Nigériens ont développé un concept qui fait intervenir à la fois une dimension sécuritaire (c’est-à-dire la dimension des militaires pour protéger), des hydrogéologues, des géologues, des ingénieurs, des sociologues, etc. Leur vision est une vision multidisciplinaire qui cherche à croiser les disciplines et c’est pour cette raison que ce défi est « politiques publiques » au pluriel.

La plus-value, elle sera non seulement de penser les politiques publiques, mais de penser à la mise en œuvre des politiques publiques. C’est aujourd’hui le défi de tous les pays : l’intergouvernemental, l’interagence, la coordination entre les différentes actions. Pour traduire cet état de fait, si on devait faire un livre blanc sur l’eau et le parallèle avec ce que j’ai fait, l’eau devrait être considérée comme une priorité par tous les ministères, il faudrait remettre l’eau dans l’agenda. Le ministère de la Défense est aussi concerné par le fait que le coût du transport de l’eau pour les soldats est à plus de 50% du coût de la logistique, c’est énorme, et donc rien que ça justifie un investissement et de repenser les choses.

Si on calcule en termes de coût, vous avez un coût à ne pas investir sur la connaissance qui se traduit à terme. On prend souvent l’exemple des forages, mais celui-ci a un coût mêlé, il y a un taux d’échec d’à-peu-près 75%. Ce qu’on dit dans notre démarche, c’est qu’il faut investir sur la connaissance pour réduire le coût général, donc, il y a une réflexion sur l’économie. Pour l’eau, trouver des mécanismes de manœuvre d’application, faire un investissement ad hoc, s’interroger sur le rôle des armées au sens de la Pax Romana – pas un sens direct comme la construction d’aqueducs qu’ils avaient fait mais au sens de la contribution et du soutien des actions de développement –, faire des choix de priorités et peut-être faire un livre blanc et acter que l’eau est un enjeu de crise.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on n’accepte pas de considérer que l’eau est un enjeu de crise et pour moi, il n’y a pas de crise : il y a crise et post-crise. La crise est permanente, il faut la traiter comme telle, les militaires ont l’habitude d’aller sur le terrain de crise et d’y rester 5 ou 10 ans. Donc, on intègre cette notion de durée et il y a des réponses qui peuvent être apportées dans le court, le moyen et le long terme en espérant que la cohérence des actions qu’il y a entre les trois domaines fera qu’à la fin, les choses auront progressé. Nous sommes dans la construction de cathédrales, ce sont des constructions à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour le canal de Provence.

Pour aller loin, je propose dans le cadre de politiques publiques de créer des « water crisis teams », des équipes de crise eau, de penser des choses, d’avoir une logique plus opérationnelle et englobante en tenant compte de toutes les dimensions. C’est le concept de « total force », que les Australiens ont utilisé, où il y a un leadership qui est assuré par certains organismes. Ce ne sont pas les militaires qui ont le leadership, ils viennent en soutien. Il y a des gens du acting, du leading et du supporting dans le monde militaire, on agit souvent avec une logique de supporters-supporting, le soutenu et le soutenant, et sur ces questions-là, il y a une vraie réflexion sur qui apporte quoi, il y a une question de structuration. Le ministère le plus concerné par les questions d’eau, c’est le ministère de l’Agriculture et je pense que c’est à lui de créer ce genre de structure, d’être le leader et d’être soutenu par les autres.

LVSL – Pour la France, on imagine une structure interministérielle qui conduirait une telle politique de l’eau, mais par rapport au Sahel, admettons que des ONG ou même l’AFD investissent dans des stations de forage, vous parliez du rôle de l’armée pour notamment protéger ces stations, est-ce que ça présuppose une présence française accrue au Sahel par exemple, pour protéger les stations de forage de Boko Haram, dans le cadre où une force G5 Sahel n’est pas encore structurée. Comment vous articulez l’urgence qu’il y a à établir ces stations de forage avec l’urgence sécuritaire et la présence française ?

E.R. – Il y a plusieurs questions qu’il faut séparer. Le rôle des militaires est différent dans les pays, les pays africains sont souverains et il y a des zones où seuls les militaires ou les forces de sécurité peuvent aller. Les militaires français doivent rester dans ce que, par mandat, ils ont à faire. Qu’ils conçoivent le besoin de protéger, de mieux prendre en compte les besoins de moyen terme et de long terme dans la planification, que les militaires qu’ils soient africains ou européens qui participent à cette opération prennent en compte les contraintes d’eau et de facto, la question de la survie des populations et leurs conditions de vie me semblent tout à fait légitimes.

LVSL – Est-ce qu’ils ont les moyens, à court terme ? Au Mali, nous sommes confrontés à une percée des forces djihadistes qui empêchent de conduire à bien certains projets de développement. Est-ce qu’on peut dire aux armées du Sahel de prendre en compte cette réalité ?

E.R. – Oui, nous avons les moyens. Le problème, c’est une question de choix, mais encore une fois, attention à ne pas focaliser l’image de l’eau sur le forage. Si l’idée générale est de faire quelque chose qui permette de créer des conditions, il y a des zones secure et il suffit de faire la théorie de la tache d’huile. Vous avez une zone que vous sécurisez, vous créez un havre de paix, ça évolue peu à peu et on en fait de plus en plus. Il n’y a pas des zones d’insécurité permanente partout, il faut commencer à rompre ce cycle et c’est exactement ce que font les Nigériens à travers le complexe d’eau, c’est-à-dire la capacité qu’ils ont à penser dans les zones rurales, à sécuriser, à mettre des endroits où on apporte aux populations une certaine garantie et une sécurité à travers un accès à l’eau vérifié. La sensibilisation des militaires et des gens qui sont chargés de protéger à ces questions là est tout à fait normale. Il faut effectivement protéger ces infrastructures, mais le fait de connaître en amont l’endroit où on va forer, ce sont des choix stratégiques.

Dans la région du lac Tchad, où il y avait une partie de Boko Haram, il y a des endroits où on peut décider de créer des zones plus stables en fonction de la connaissance de l’eau. On parle de migration des populations, du déplacement des villes comme Nouakchott à cause de la montée des eaux, de structurer, anticiper le déplacement des populations ce qui n’avait pas été bien fait dans la crise des Grands Lacs puisque l’une des raisons de la mort de certaines personnes, c’est qu’on les avait amenées, aidées, à migrer dans des zones où il n’y avait justement pas assez d’eau. Le besoin de connaissance en eau devient une dimension stratégique et qui dit stratégie dit forcément implication du monde de la sécurité et du monde militaire.

LVSL – Quel devrait être le rôle de votre discipline dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision publique ? Vous parliez d’intergouvernementalité, mais est-ce qu’on pourrait penser une institution qui pourrait faciliter cette prise de décision ?

E.R. – Je pense que là on se retrouve dans la même difficulté qu’on a de penser les choses au sens strategos, de l’action, comment on peut mettre en place et coordonner, ce n’est pas une discipline en tant que telle. La question clé, c’est la multiplication des disciplines et leur orchestration qui est nécessaire, on a la même difficulté sur la stratégie, mais sur celle-ci on a la science politique au-dessus et le stratège est au service du politique.

On pourrait d’ailleurs, si on fait le parallèle avec les armées, mettre en place des hydragos ; si on considère qu’agos c’est agir, c’est organiser, et dans le mot stratégie il y a stratos, c’est la dimension armée et là, il s’agit d’organiser, de leader, de diriger quelque chose à court, moyen ou long terme au profit de questions d’eau. Donc, y réfléchir à la place de la discipline et proposer une façon de le penser, c’est ce qu’on propose : penser système, penser intelligence opérative, penser la mise en œuvre et penser à organiser à travers ce concept d’hydragos, une hydrogouvernance, un peu plus large que la seule gestion intégrée des ressources qui ne me semble pas couvrir tout ça. On est renvoyé à la capacité d’agir. Idéalement, il faudrait une structure qui éduquerait – autrefois, on avait les administrations d’outre-mer qui formaient les gens à gérer des projets collectifs –, et on pourrait réfléchir à quelque chose qui permettrait de former les gens.

Il faut faire du ad hoc et si on l’applique à l’Afrique, ce sont des pays souverains donc ce sont à eux de décider. La question c’est comment – et en n’ayant pas de discours colonialiste – ils ont besoin d’aide, nous pouvons apporter la science, mais tout dépend du contexte. Il y a des zones différentes, donc il faut adapter à chacun des contextes et c’est pour ça que l’idée de monter des consortiums est une des raisons principales pour lesquelles on aborde les zones-projets en lien avec l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Je travaille de plus en plus aussi avec des organismes comme Up2green qui font de la reforestation parce que je suis convaincu qu’on peut appliquer des connaissances scientifiques en trois ans, cinq ans, des durées assez courtes, les mettre en œuvre, les développer, les renforcer, mieux connaître les ressources en eau pour faire les bons choix en termes d’agriculture, de reforestation, et avoir des effets positifs. Ce qui intéresse la population c’est de voir le positif. Ceci suppose encore une fois qu’il y ait une cascade – on emploie le mot dans l’intelligence opérative – de bons choix stratégiques, c’est ce qu’il faut organiser et c’est difficile. C’est pour cette raison que je pense que le multiaxe est important. Alors, faudrait-il une structure ? Peut-être que des « water crisis teams » pourraient être une partie de la réponse.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’aider à élaborer son programme, très concrètement, quelles sont les idées que vous lui soumettriez ?

E.R. – Si on réfléchit aux objectifs, il faut que ce soit un programme réaliste, qui plaise, qui soit populaire, qui marche. Pour qu’il marche, il faut garantir aux populations l’accès à l’eau, la garantie de sa qualité, qu’on puisse réhabiliter et protéger les ressources. Un livre blanc sur l’eau, ça a déjà été testé et ça pourrait être une première approche politique pour sensibiliser. Un chercheur (Patrick Flicoteaux) a développé l’idée d’avoir un wikiwater, c’est-à-dire d’avoir un partage de données et de structurer la donnée. Aujourd’hui, et c’est paradoxal, le monde de l’eau n’est pas structuré, les normes ne sont pas les mêmes et les données ne sont pas structurées de la même façon. On pourrait envisager de structurer ce partage, d’améliorer et de créer une banque de données, ça, c’est une première idée qui serait centrale et qui plairait. On pourrait créer aussi une espèce de « multi-home », un centre de multicompétences qui réfléchirait sur la dimension recherche et application de la recherche. Il y a un Water Management Institute qui pourrait faire réfléchir, qui soit une sorte de Futuroscope, un « Wateroscope », un endroit qui réunit les gens et qui les implique sur des modes d’enseignement, qu’on retrouve en Finlande, en Israël, en Angleterre dans les universités de Cambridge et d’Oxford où on multiplie les savoirs et où on croise, d’entrée de jeux, les compétences.

Ce que le futur candidat pourrait proposer aussi c’est un rôle des armées : les mettre dans une logique de soutien, de concevoir les opérations. Aujourd’hui, le Sahel renvoie cette question là et c’est une des choses qui est sortie du sommet de Pau, le besoin de trouver des solutions différentes. On sait très bien qu’il n’y a pas de solution militaire à une crise, les militaires répètent sans cesse que c’est lié à des questions de développement et qu’il faut lier les deux. Ce que le futur candidat aura à faire, c’est réfléchir à la question économique de l’eau. La gratuité ou le faible coût de l’eau reste un problème et des études montrent que même si le prix de l’eau à la consommation par les habitants n’a pas augmenté de facto, le coût des infrastructures et de leur entretien augmente et de fait, il y a des modèles économiques qui ne sont pas viables à long terme et qu’il faudra revoir. La question de l’eau est donc importante.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

Pour revenir et porter un tropisme qui est le mien plus sur les relations internationales, je reviendrai sur cette idée de proposer une action internationale sur l’eau en disant que si l’eau est bien managée, si elle est bien conçue, c’est un problème stratégique qui doit être traité comme tel. L’investissement qu’on fait sur la dissuasion nucléaire et sur un certain nombre de choses, pourquoi ne pas le faire sur l’eau ? Un candidat à l’élection présidentielle motivé, ayant des idées modernes, pourrait trouver là quelque chose de motivant et aller aussi vers, peut-être, une idée d’acceptation plus facile. On parle souvent d’ingérence, d’armée d’occupation, de fait, quand on va dans un pays, au début on aide et ensuite, on devient une partie du problème. Une contribution – un peu ce qui vient de se faire en Australie où les moyens se sont mobilisés mais encore une fois indirects – pourrait être réfléchie et pensée et on pourrait apporter une capacité à travers le génie dans certaines zones où il n’y a que les militaires qui peuvent aller. Je sais qu’au Canada, quelqu’un a créé une association d’anciens du monde du génie militaire pour apporter des solutions, il y a un savoir-faire extraordinaire et surtout une réactivité très forte et ça pourrait être une source de progrès. En fait, on se heurte dans ces mondes-là, dans ces zones (rurales et insécurisées) à un défi de réactivité et il ne faudrait pas que ce soit que militaire. Le rôle fondamental des militaires c’est d’apporter les conditions pour que l’humanitaire puisse apporter quelque chose. Cette réactivité que peut apporter le monde militaire doit être réfléchie et sur les questions d’eau, il faudrait éviter encore une fois qu’on intervienne qu’au dernier moment et qu’on apporte de l’eau aux gens que quand ils sont en train de mourir. J’espère que nous ne serons pas obligés de chercher de l’eau sur Mars avant d’avoir exploité tous les aquifères qu’on a sous la terre ou qu’ils soient complètement dilapidés.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des gens de disciplines différentes et si oui, comment ?

E.R. – Oui, parce que l’ADN de notre initiative c’est de mêler les disciplines, des juristes, des militaires, des spécialistes au niveau international du développement, de l’informatique, de tout. Par essence, on est dans un contact, on est dans le pluridisciplinaire voire plus. On est en contact avec des mondes qui ont des logiques différentes et c’est là où je suis plutôt optimiste parce que quand les gens comprennent l’enjeu, on peut dépasser la logique de l’organisation où l’on est. En ce sens là, oui, on est en contact avec des gens différents et je note aussi avec bonheur que le monde de l’eau est un monde agréable parce que ce sont des gens – peut-être parce que la logique de profit n’est pas évidente – qui sont retraités, engagés, et restent mobilisés sur ces questions là et on peut capitaliser sur le savoir.

Je formule le vœu que ces opérations de communication, comme celle que je suis en train de faire ici, puissent servir à faire comprendre qu’il faut élargir la réflexion à plus de milieux, à plus de gens concernés, comprendre les dons qu’ils font, donner pour l’eau en amont en sachant que l’eau est à la racine, à l’origine, de tous les problèmes y compris des problèmes de santé. Ainsi, on découvre maintenant les qualités et les défauts d’eau, et on sait très bien que la qualité de l’eau de surface en Afrique est à l’origine de plein de maladies et si nous voulons agir sur la prévention, il faut agir en amont. Nous sommes appelés à appliquer de plus en plus de disciplines, la preuve : tous les spécialistes reconnaissent les conséquences sur l’étude du réchauffement climatique, mais dès qu’on réfléchit aux solutions, on tombe sur l’eau.

Une des grandes questions de l’agriculture de demain, c’est la consommation en eau donc, oui, il faut confronter et multiplier les savoirs. Pour reprendre un terme militaire, dans notre monde, on est marqué par la friction clausewitzienne, c’est-à-dire la friction des points de vue, il faut accepter que les gens se frictionnent entre eux, c’est de la friction que sort la vérité. Si chacun reste dans son tuyau avec ses certitudes et travaille dans son coin, c’est l’eau qui commande et quand on voit les taux de pollution générée à certains endroits par une application excessive de pesticides ou autres, ça ne peut qu’interpeller. Il y a donc une histoire de proportions et il me semble essentiel de mettre le politique en position d’arbitrer de façon juste sur ces questions là.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

E.R. – Pour moi, c’est un non-sujet. De fait, je n’ai le choix que d’être optimiste, de préférer l’optimisme de la pensée, l’optimisme de la volonté ou le pessimisme de l’humeur, et de refuser une forme d’aquoibonisme. En tout cas, on ne peut pas rester les bras croisés, l’humanité est faite de groupes humains qui se sont organisés, qui ont fait preuve d’œuvres collectives, qui ont construit des cathédrales au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, nous n’avons pas le droit d’ignorer qu’il y a des situations qui peuvent être améliorées, nous n’avons pas le droit d’ignorer cette phrase d’un auteur inconnu « Vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite ». Nous n’avons pas le droit de vivre en surface, donc, que nous soyons optimistes ou pessimistes, il faut retrousser ses manches, l’homme a créé par son activité, aujourd’hui, des impacts qu’on mesure, qui nous amènent à chercher de l’eau, alors, il faut le faire le plus intelligemment possible.

Là où je suis peut-être un peu plus nuancé ou un peu pessimiste, c’est qu’effectivement, nous avons une vraie réflexion de système. Quand vous entendez aujourd’hui des gens qui vous disent que ce qui était fait dans les années 50 pour le canal de Provence par des politiques, le choix d’investir pour les générations d’après et de créer des choses qui permettent aujourd’hui à toute la région de Marseille et de Provence de bénéficier d’un niveau d’eau suffisant, ne serait pas possible pour des questions de temporalité, ça interpelle et laisse pantois. On risque d’être passif et d’assister benoîtement à une catastrophe. Je ne suis pas un adepte des révolutions, le monde a besoin d’évolutions, mais il faut les penser. Les hommes à certains moments ne se comprennent pas et ça pose un problème, d’où l’impact des neurosciences, de réfléchir sur le langage et ainsi de vous remercier pour m’avoir permis d’essayer d’expliquer une démarche qui vise à coordonner et à structurer l’émergence du savoir et la création d’un collectif. Je suis donc optimiste, mais dans l’eau, dans les questions stratégiques, vous avez la notion d’intention mêlée de plusieurs intentions, celles de nature stratégique, dans une logique de pouvoir. Il faut tout prendre en compte, ne pas faire preuve de naïveté, mais la création d’une voix politique structurée, comme l’a fait en son temps Churchill dans « never surrender », est possible, il ne faudrait peut-être pas attendre que ce soit le dernier moment pour le faire et c’est le message : agir avant les souffrances engendrées. L’humanité a le choix de souffrir un peu, beaucoup ou pas du tout et il faudrait éviter qu’elle souffre beaucoup. Il faut qu’on change notre regard par rapport à la souffrance de certains, qu’on revoie certains paradigmes, certaines visions des relations internationales et du monde, c’est ce que nous essayons de faire modestement à travers cette démarche de l’eau.

 

Retranscription : Dany Meyniel et Malak Baqouah

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

13. L’économiste : Alain Grandjean | Les Armes de la Transition

Alain Grandjean est économiste. Il a cofondé la société de conseil Carbone 4 qui accompagne les entreprises sur la voie de la neutralité carbone. Par ailleurs, il préside la fondation Nicolas-Hulot (FNH) et a récemment fait paraître l’ouvrage « Agir sans attendre » dans lequel il revient sur les moyens pour financer la transition énergétique et écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un économiste pour l’écologie et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Alain Grandjean – J’ai un intérêt pour les questions d’économie de l’environnement depuis très longtemps puisque j’ai fait une thèse d’économie de l’environnement en 1983 donc ce n’est pas nouveau. À quoi ça sert un économiste ? Si on veut faire passer les idées écologiques, si on veut faire passer une série de mesures et si on ne s’occupe pas d’économie, dans le monde actuel qui est malheureusement – ou heureusement, je n’en sais rien, plutôt malheureusement – très dominé par les raisonnements économiques, on n’a aucune chance ni de se faire entendre ni de faire progresser la cause. Ça me paraît donc important, voire indispensable.

LVSL – En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez par exemple nous décrire votre journée type et quelle est votre méthodologie de travail ?

AG – Je ne suis pas un économiste universitaire donc je pense, et je suis même sûr que les économistes universitaires passent beaucoup de temps à enseigner et à écrire des papiers. Je fais de l’enseignement : j’interviens à Sciences Po et dans des écoles d’ingénieurs le cas échéant. Sinon, dans l’activité de l’entreprise, on fait de l’économie opérationnelle : on va aider les entreprises à réfléchir à leur business model, à la question de savoir ce qu’elles vont gagner, ce qu’elles vont investir, pour faire face aux enjeux de la transition énergétique.

Sur le plan de l’économie politique, mon activité consiste principalement à lire beaucoup parce qu’il y a beaucoup de littérature sur le sujet. Je ne suis pas du tout convaincu d’être capable seul comme un grand d’avoir des bonnes idées, il y a beaucoup de réflexion. D’autant plus qu’en matière économique aujourd’hui – et c’est, je pense, une particularité de l’approche de l’économie en matière d’écologie – il y a une remise en cause assez fondamentale des raisonnements économiques qu’il faut faire. C’est-à-dire qu’il y a l’échelon micro, qui consiste à travailler avec des entreprises, et il y a l’échelon macro, qui consiste à réfléchir à des enjeux plus globaux, à comment intégrer dans les politiques publiques les enjeux de la transition, sachant que ça peut être des questions budgétaires : est-ce qu’on a assez d’argent dans la caisse pour financer la transition ? Est-ce qu’il faut mettre l’État en déficit ? Est-ce que l’État est déjà trop endetté pour faire des investissements ?

J’insiste un peu sur cette affaire d’investissements pour une raison extrêmement simple : il y a deux volets sur la question de l’écologie. Un premier volet d’investissement au sens où ce sont nos machines principalement qui émettent du CO2. Nous, on émet du CO2 quand on respire, mais ce n’est pas compté dans les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui est à l’origine de la dérive climatique, c’est le CO2 – d’autres gaz, mais notamment le CO2 – qui est émis quand on brûle du pétrole, du charbon, du gaz, des énergies fossiles… Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas « nous » directement qui brûlons, ce sont nos machines. Donc, si on veut que nos machines, nos voitures, nos chaudières, tous les équipements industriels émettent moins de CO2, il faut les changer, et en économie, ça s’appelle investir.

Le deuxième volet économique est celui de la consommation. Il n’y a aucune possibilité qu’on devienne neutre en carbone, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde qui respecte les grands équilibres climatiques. Il n’y a pas non plus de raison qu’on y arrive en matière de biodiversité et de respect des ressources naturelles si on consomme toujours plus. Il y a donc le volet consommation qui joue et qui est évidemment un sujet économique parce qu’on va consommer moins, peut-être mieux, des produits qui sont peut-être plus durables. Cela a un impact considérable sur l’économie dans le domaine de la grande distribution et dans le domaine de l’industrie des biens de consommation.

LVSL – Pour que l’on comprenne concrètement ce qu’est l’activité de Carbone 4, admettons que je sois une entreprise et que je vous démarche pour avoir une expertise sur comment est-ce que je peux transiter, comment ça se passe ? Vous analysez par exemple toute la chaîne de sous-traitance de l’entreprise pour savoir quels sont les points de vulnérabilité ?

AG – Chez Carbone 4, on s’intéresse principalement à la question du climat. Il y a deux volets dans la question du climat : le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le changement climatique et le volet de l’adaptation de l’entreprise au changement climatique.

Le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le climat est relativement simple parce qu’on sait que le changement climatique est lié à l’émission de gaz à effet de serre, j’ai parlé tout à l’heure du CO2, mais il y a aussi le méthane et d’autres gaz comme les gaz fluorés. Le travail analytique consiste à identifier les sources de gaz à effet de serre dans la chaîne de valeur amont et aval de l’entreprise. Si je prends un exemple très concret, une entreprise productrice de pétrole, pour ne citer personne, va faire des trous pour aller forer et chercher du pétrole. Cela consomme de l’énergie et cette consommation d’énergie, comme c’est massivement du pétrole, émet des gaz à effet de serre. Cette entreprise va aussi raffiner le pétrole et le raffinage est une activité qui émet des gaz à effet de serre. Elle va transporter ce pétrole. Dans les pipelines, on peut considérer qu’il y a assez peu d’énergie consommée. Mais il n’y a pas que les pipelines, il y a aussi les camions pour arriver à livrer les stations-service. Tout cela c’est donc l’amont et le cœur de l’activité de l’entreprise.

L’aval, c’est le fait que si on vend du pétrole, ou du gaz quand on est un pétrogazier, c’est sans doute que le consommateur final va l’utiliser. Utiliser du pétrole ou du gaz passe par la combustion de ce gaz et de ce pétrole et là, ça émet du CO2. Donc, ce que l’on fait c’est une analyse complète, amont et aval, des activités d’entreprise qui émettent des gaz à effet de serre.

Une fois qu’on a fait cette analyse, on va aider l’entreprise à réfléchir aux moyens de réduire ces émissions, c’est ce qu’on appelle l’atténuation. Les moyens directement dans le périmètre de l’entreprise, c’est ce qu’elle peut faire, ce qui dépend d’elle, et indirectement ou de manière partagée, ce qui dépend d’autres. Si je prends un exemple relativement concret, l’important dans l’industrie automobile, c’est la consommation de nos véhicules : le but du jeu est d’aider les entreprises à réduire la consommation des véhicules. C’est assez trivial, mais c’est ce que cela veut dire. Cela peut être aussi, de manière pragmatique, dans l’activité logistique de l’entreprise, de faire en sorte que cette activité soit moins émettrice de CO2. Là, ça peut être un peu indirect parce que la logistique de l’entreprise est souvent sous-traitée, c’est plutôt de l’ordre de la politique de l’entreprise, le cahier des charges qu’elle soumet et rend obligatoire à ses sous-traitants. Tout cela c’est le volet atténuation du changement climatique. Évidemment, on est très pragmatiques en l’occurrence et ça dépend vraiment de l’activité de l’entreprise, de sa taille et de ses moyens parce que ça peut coûter un peu d’argent.

Le volet adaptation au changement climatique est assez franchement différent : ça consiste à dire que malheureusement, le changement climatique dans les 10-15 prochaines années est embarqué, fatal, inévitable et assez peu dépendant des émissions de gaz à effet de serre actuelles et des efforts d’atténuation qui vont avoir des effets beaucoup plus lointains. Les entreprises – là, je parle des entreprises de grande taille – vont avoir des risques physiques liés au changement climatique, certaines vont avoir des risques de submersion, d’îlots de chaleur, des réseaux qui sont en risque, des tornades, etc. Le métier consiste à utiliser l’information donnée par les modèles climatiques – informations qui sont assez précises – et les traduire de manière compréhensible et utilisable par les entreprises pour se dire : « j’ai tel type de risque, il va falloir que je m’adapte ». Si vous avez des risques de submersion marine, il va falloir soit déplacer vos actifs, soit créer des murs de protection. C’est ça le genre d’activités que fait Carbone 4.

LVSL – Quel est votre but ?

AG – Alors, dans mes activités professionnelles, mon but est de contribuer à limiter autant que je peux la casse qui me semble inévitablement liée à la frénésie de l’activité humaine. Je le formule de manière très intellectuelle, mais c’est très concret puisque j’ai des enfants, deux filles et un garçon, j’ai des petits-enfants et j’ai le souci très simple de ne pas laisser à ces êtres un monde qui est invivable. La question écologique n’est pour moi pas complètement une question relative aux espèces vivantes en tant que telles, mais je dois dire que je suis un peu anthropocentré, un peu naturaliste pour reprendre les termes de Descola et donc, j’ai une sorte de sentiment que laisser une planète inhabitable est extrêmement difficile à supporter.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer deux ou trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

AG – Je ne suis pas un être de grande certitude. Il y en a une qui me paraît à la fois importante et évitable, c’est que l’économie telle qu’on la fait et qu’on la conçoit aujourd’hui, au sens micro et macro, c’est-à-dire pour les entreprises et pour les États, n’intègre pas dans son raisonnement, dans sa comptabilité, dans sa manière de compter les choses, n’intègre jamais et en rien ce que nous apporte la nature. La nature ne compte pas, et comme elle ne compte pas dans nos comptes, elle ne compte pas dans nos décisions, pour une raison très évidente : la nature nous rend des services gratuitement. Quand on apporte des préjudices à la nature, elle ne nous envoie pas l’huissier de justice ou la facture. C’est ma première conviction : si on n’intègre pas d’une manière ou d’une autre les enjeux de ressources naturelles, ce n’est pas tellement étonnant qu’ils ne soient pas intégrés dans nos raisonnements.

Pour ma deuxième certitude, prenons une question qui est liée au capitalisme financier actuel, qui est une forme de capitalisme un peu spécifique qui s’est développée et cristallisée dans les dernières années. Ce capitalisme-là est très peu sensible aux enjeux de moyen et long termes, à la fois pour les raisons précédentes (la nature ne compte pas), plus généralement parce que ce capitalisme cherche des rendements très élevés. Un tout petit peu de calcul et d’arithmétique élémentaire montrent que des rendements très élevés écrasent complètement le futur et donc que le long terme n’existe pas dans le raisonnement de ce capitalisme.

Ma troisième certitude, c’est que les enjeux écologiques et sociaux sont totalement interreliés. Il y a très probablement des personnes qui sont un peu convaincues dans leur for intérieur, même si elles n’osent pas le dire, que ce n’est pas très grave si dans quelques décennies, voire un peu avant, il y a une poignée de millions de personnes richissimes qui se débrouillent avec leurs cliniques privées, leurs murs pour se protéger des gueux, leurs jets, etc. Elles se disent : « s’il y a des désastres écologiques ce n’est pas très grave parce que nous on sera protégés de ces désastres par nos moyens financiers ». Prenons quelques cyniques qui pensent ça, je pense que même ces cyniques-là ont un peu tort, que les robots et les machines ne marchent pas tout seuls. Quand il y a 8 milliards d’habitants sur la planète et une petite dizaine en 2050, c’est délirant, en dehors de tout point de vue éthique, de considérer que ces gens-là vont se laisser crever la bouche ouverte. Je n’y crois pas un tiers de seconde. De ce point de vue-là, à une échelle qui est beaucoup plus petite et pour des considérations qui sont un peu ambivalentes, le mouvement des Gilets jaunes en France a bien montré qu’il allait falloir tenir compte des enjeux écologiques et sociaux en même temps. J’ai pris le pire cas qui est celui des milliardaires qui se foutent comme de l’an quarante de ce qui peut arriver à ceux qui sont dans la merde. Le mouvement des classes moyennes des Gilets jaunes est d’une autre nature, mais il montre bien que, ce qui est assez connu en psychologie sociale et même en économie, on est peut-être prêts à faire des efforts, mais, et on appelle ça la coopération conditionnelle, « moi, je veux bien faire un effort si je suis à peu près sûr que je ne suis pas le dindon de la farce ». Voilà mes trois convictions.

LVSL – On va revenir à vos deux premières convictions, c’est-à-dire comment est-ce qu’on intègre les services que nous rend la nature en économie et comment est-ce qu’on transforme le capitalisme pour qu’il intègre le long terme. Comment est-ce qu’on pourrait traduire ces deux convictions en politiques publiques ? Comment est-ce qu’on fait pour intégrer les services naturels dans un prix par exemple ?

AG – Sur le premier sujet qui est l’intégration des services, il y a deux grandes options pour moi. L’option principale est l’option réglementaire : c’est assez simple, il faut mettre des règles et des barrières. Si je prends un exemple très concret et très simple qui n’est pas lié au climat, mais aux ressources biologiques, halieutiques, il est clair, net et bien documenté qu’il faut à la fois créer des réserves naturelles pour protéger la reproduction dans toute une série de zones océaniques. Il est aussi assez clair que les dispositifs de marché ne fonctionnent pas vraiment bien, pour cinquante raisons que je n’ai pas le temps d’expliquer maintenant. Il faut mettre des dispositifs de quotas qui sont des manières de créer de la réglementation : il faut limiter les captures, mettre éventuellement – et c’est assez bien documenté aussi – un encadrement de la taille de prise des poissons. Ça, c’est le volet réglementaire qui va jusqu’à des interdictions. La frénésie, l’hubris humaine est telle que s’il n’y a pas ce type de méthode, ça ne marchera pas. L’enjeu est de savoir comment on se met d’accord au niveau de grandes communautés pour arriver à trouver des mécanismes qui fonctionnent et qui sont sanctionnés de manière efficace.

La deuxième méthode consiste à mettre un prix à l’externalité. C’est la méthode pour le climat de la taxe carbone, du dispositif de quotas. Ça marche : si vous considérez que sur le marché de l’électricité par exemple, vous avez un quota de CO2 qui est à 30 euros la tonne de CO2, ça a un effet assez immédiat, les arbitrages des opérateurs se font un peu différemment. Si c’était à 50, 60, 70, ce serait beaucoup mieux, les arbitrages seraient encore plus forts. C’est extrêmement clair que sur le marché européen de l’électricité, mettre un prix élevé au carbone, ça déclasse les centrales au charbon puis les centrales au gaz et donc ça permet de ne garder que les centrales bas carbone.

Il y a quand même un troisième dispositif, qui n’est ni tout à fait celui de l’interdiction-réglementation ni tout à fait celui de la taxe : celui de l’aide publique, de la subvention et de l’investissement public. Cela consiste à dire qu’il appartient à la puissance publique de réaliser une série d’investissements qui vont être favorables à la question climatique. C’est une manière d’internaliser dans la décision publique cette préoccupation-là. Si je prends un exemple concret, si on veut que se développent les transports ferroviaires ou les tramways, les transports en site propre, c’est à la main des collectivités nationales, régionales ou locales. C’est de l’investissement, donc si le secteur public ne fait pas ce job, ça ne se fera pas tout seul, au moins en Europe. Aux États-Unis, c’est encore pire puisqu’ils se désintéressent de la question de l’infrastructure, donc ce sont les voitures qui dominent. Ça, c’est pour la partie numéro un qui est « comment on internalise les enjeux de la nature dans l’économie ?».

Concernant la deuxième question sur la prise en considération du long terme dans le capitalisme, c’est un peu plus complexe parce que vous avez deux catégories d’entreprises. Les entreprises, qui sont exposées au marché boursier et la Bourse, sont peut-être des requins, mais c’est aussi des ménages qui mettent de l’argent, argent qui va ensuite être placé. On a donc des investisseurs qui ont un devoir fiduciaire et qui exercent une pression pour que les rendements soient plus élevés. Je crois qu’on est, pour les entreprises de cette nature-là, obligés de réfléchir à des mécanismes soit de modification des droits de vote, soit de modification de l’alchimie intégrale du système pour qu’elle soit moins rivée à la performance à très court terme. Pour la très grande majorité des entreprises, qui sont en général plus petites, soit familiales soit équivalentes – je prends l’exemple de Carbone 4, on n’est pas une entreprise cotée en bourse – le problème se pose de manière différente parce qu’on est moins rivés à la question du court, moyen et long terme. J’ai l’impression que c’est plus une question culturelle car ces entreprises ne sont pas à chercher en permanence du 15% par an.

LVSL – Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour son programme en matière d’écologie. Est-ce que vous pourriez nous donner deux ou trois mesures concrètes que vous aimeriez voir figurer dans ce programme ?

AG – La première mesure que je prendrais, ce n’est pas une mesure, mais un programme : je lancerais un vrai « Green New Deal », c’est-à-dire un programme d’investissement assez massif pour une raison extrêmement simple que j’ai déjà évoqué : ce sont nos machines et nos équipements qui envoient du CO2 dans l’atmosphère. Pour ce qui concerne l’agriculture qui est très concernée par le méthane, elle est coincée dans des spirales d’endettement qui font qu’une grande majorité des agriculteurs ne gagnent pas leur vie. On a besoin de désendetter ces entreprises donc en numéro un, pour moi, il est indiscutable que le candidat doit mettre en place de gros programmes d’investissements public et privé. Pour le secteur public en France, on parle d’un ordre de grandeur entre plusieurs dizaines et une centaine de milliards par an.

LVSL – France Stratégie dit entre 45 et 75 milliards.

AG – Ce sont les mêmes ordres de grandeur. Cela ne peut pas démarrer tout de suite, on est dans des systèmes avec des procédures (la question démocratique) donc évidemment, ce « Green New Deal », je ne le vois pas fait de manière totalement descendante et technocratique. Il faut mobiliser, discuter, échanger donc ça prend un peu de temps. On peut faire voler les milliards facilement, mais pour les dépenser de manière démocratique, il faut prendre le temps de la concertation. En tout cas, c’est sûr que je ferais ça dans un programme.

Je suis sûr aussi que je proposerais des mesures de changement de gouvernance. J’ai dit très rapidement qu’une entreprise cotée en bourse était très court-termiste. Il y a un gros travail de réglage là-dessus avec des modifications de gouvernance, peut-être à l’allemande en disant qu’il faut au conseil d’administration des représentants des salariés, des ONG, je ne sais pas. Ça tourne autour de ce qui avait été fait dans ce quinquennat-ci en s’appuyant sur la mission Notat-Senard, mais qui n’a pas été au bout du raisonnement.

La troisième idée, c’est tout ce qui est modification des prélèvements sociaux et fiscaux. La taxe carbone est en difficulté pour une raison relativement simple que j’ai évoquée tout à l’heure, c’est que les uns et les autres considèrent qu’ils payent, mais que ce n’est pas juste. Il faut trouver un autre équilibrage qui est assez évident : il faut une partie significative des revenus de cette taxe qui serve à aider les ménages, une partie significative qui aille en investissement, ça peut financer une partie du « Green New Deal ». Le fait que la taxe carbone ait un sens la rendra, je pense, plus acceptable. Je ne parle que de la taxe carbone, mais l’écofiscalité serait aussi à mettre en ordre de manière un peu plus générale.

Je mettrais certainement sur la table des discussions la question du libre-échange international, du protectionnisme vert au niveau au moins européen. Il me semble assez évident que la question de l’emploi au sens strict, limiter la destruction et favoriser la reconstruction d’emploi est un enjeu central aujourd’hui sur le plan politique, parce que c’est certainement la cause du vote RN dans les zones qui sont complètement en perdition sur ce plan-là. C’est à la fois pour des raisons d’emploi au sens strict, mais aussi pour des raisons de sens à la vie : on est dans une société où le travail a un sens de dignité. Je pense que c’est un sujet majeur, on a encore beaucoup d’emplois qui partent et continuent à partir hors de nos frontières. On a un mécanisme de mise en concurrence internationale qu’on appelle le libre-échange et qui est d’une violence extrême, qui est tout à fait typique dans le domaine agricole et qui n’est pas que dans un sens, c’est-à-dire que les emplois français de l’agriculture sont menacés, détruits par des dispositifs agro-industriels encore plus efficaces que ceux que l’on a. Nous-mêmes, on fout en l’air des emplois en Afrique ou dans des pays où il est vital d’avoir des emplois de proximité au lieu de fabriquer des produits qui sont nos biens de consommation.

Donc je pense que cette affaire-là, qui est la remise en cause du dogme du libre-échange, est un sujet central et bien sûr, ce n’est pas à confondre avec ce que fait Trump qui est une vision mercantiliste, très bêtement protectionniste de l’économie. Le sujet, ce n’est pas de s’enfermer, de ne pas vouloir entendre parler de l’extérieur. Le but, c’est de dire qu’en France et en Europe, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire, des modèles qui sont écologiquement vertueux et accepter d’être concurrencés par des entreprises qui ne sont ni écologiquement ni socialement vertueuses. Ça ne marche pas. Je suis entrepreneur et chef d’entreprise depuis des années, je sais ce que c’est. Ma quatrième grande mesure tournerait autour de cela. Il y a encore beaucoup de choses à raconter, notamment autour des mécanismes de financement de ce fameux « Green New Deal » et c’est clair aussi que sur ce plan-là, je proposerais des réformes assez substantielles des mécaniques financières. Je pense d’ailleurs que ça permettrait de résoudre une partie des problèmes du court-termisme parce qu’il est lié à la domination excessive des marchés financiers et des très grandes banques qui ont des puissances de frappe considérables et qui peuvent développer des activités sans aucun sens, comme le trading à haute fréquence, qui déséquilibrent les mécanismes en permettant aux uns et aux autres d’offrir des rendements beaucoup trop élevés, rendant très difficile la rentabilisation de nos questions écologiques. Voilà en gros quelques mesures qui me semblent évidemment à mettre sur la table des discussions lors d’un débat présidentiel.

LVSL – Comment pourrait-on réguler une activité comme le trading à haute fréquence ou le shadow banking ?

AG – Il faut que l’opinion publique s’empare du sujet. Sur la question des paradis fiscaux, si vous refaites de l’histoire sociologique, vous allez voir que l’opinion publique ne se rendait pas compte de ce qu’il se passait donc il n’y avait pas beaucoup de potentiel d’action. Quand l’opinion publique s’empare de ce sujet et considère que c’est moralement inacceptable que des boîtes fraudent (d’autant plus qu’on nous demande des efforts à nous citoyens) la fraude baisse. L’autre grand sujet est celui de l’optimisation fiscale, qui commence à être pris en considération : des règles et des lois obligent les entreprises à extérioriser les impôts qu’elles payent pays par pays. Pour le trading à haute fréquence, je pense que c’est relativement simple : la technique réglementaire est très facile, il suffit de créer des petites contraintes temporelles. Tout le monde me dit que ça doit se faire au niveau européen, mais foncièrement il suffit juste qu’un gouvernement élu décide de le faire. Il n’y a aucune difficulté technique. Le problème est politique, c’est un problème de volonté, de négociation avec les grandes entreprises bancaires parce que pour elles, ce sont des sources de revenus importantes, donc elles bataillent pour les conserver.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui, comment est-ce que vous travaillez ensemble ?

AG – La première grande discipline avec laquelle je travaille, c’est le climat. Donc il y a toute une série de disciplines autour de la question du climat qui sont des physiciens, des gens qui font des modèles climatiques. On a la chance d’avoir une organisation qui s’appelle le GIEC qui fait des travaux de synthèse absolument remarquables. On s’inspire de ces travaux, on les cite, car on n’est pas nous-mêmes climatologues et si on ne comprend pas, on discute gentiment avec les climatologues qui sont très compétents et prêts à rendre ce service.

Une autre discipline à laquelle je pense spontanément est le droit : il y a beaucoup de questions qui sont à l’intersection du droit, de l’économie et de l’environnement. J’ai parlé du commerce international tout à l’heure : il y a beaucoup d’enjeux de droit. Il y a de nombreux spécialistes là-dessus. J’aurais pu évoquer des questions de réforme en matière de constitution française. Là, ce n’est pas compliqué, on discute avec des spécialistes de droit au conseil scientifique de la fondation Nicolas Hulot.

Une troisième discipline est tout ce qui est sociologie, anthropologie, psychologie sociale. Même si je suis économiste et plutôt à même de considérer que la taxe carbone est un levier fort, quand je discute avec des sociologues, des gens de la psychologie sociale, des anthropologues, ils m’aident à relativiser l’effet de ce type d’instrument et à réfléchir au fait qu’il y en a d’autres.

La dernière des grandes disciplines dont l’importance est considérable est la biologie, l’écologie qui n’est franchement pas la même chose que la question de la climatologie qui est plutôt une affaire de physiciens. Là pareil, au conseil scientifique on a beaucoup de spécialistes de l’écologie, de dynamiques des populations et d’histoire évolutive.

LVSL – Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

AG – Si on me pose la question de l’optimisme sur la capacité de l’humanité, je suis profondément optimiste. Après, je dois dire que cela n’a pas beaucoup d’importance. D’une part, parce que ma mère m’a toujours dit que les cimetières étaient remplis de gens qui se croyaient indispensables. En revanche, il y a une formule que j’ai adorée : « il est trop tard pour être pessimiste ». De toute façon, on est face à de tels périls, un tel niveau de risque pour des milliards de personnes, dont nos enfants, et petits-enfants que le sujet n’est pas le pessimisme ou l’optimisme, mais le volontarisme.

Pour revenir à ma marotte qui est l’économie, il faut vraiment se mettre dans une situation et considérer qu’on doit très fortement faire bouger les lignes pour que le volontarisme politique ne soit pas considéré comme un retour archaïque au dirigisme d’État, mais bien considérer que les forces de marché n’ont aucune chance de régler cette crise. Je suis entrepreneur, je ne suis pas payé pour sauver la planète. Je suis chef d’entreprise, j’ai un mandat et des actionnaires. Il appartient à la puissance publique au sens large d’être volontaire sur les enjeux qui sont de l’ordre de l’intérêt général. Mais on ne peut pas poser les questions comme on le faisait il y a 50 ans : on n’a pas d’un côté le bien public et de l’autre le bien privé, il y a des communs mondiaux. Il y a une nécessité de faire évoluer assez considérablement la gouvernance. Je vais prendre un exemple : on a considéré pendant très longtemps que la question climatique était le job des États et que c’était la discussion entre les États qui comptait au niveau des conventions climat, les COP. Ça ne marche pas parce que ce fameux bien commun mondial est aussi l’affaire des ONG, des entreprises qui ont des solutions à apporter et des financiers qui sont certes court-termistes, mais qui apportent l’argent. Cette nouvelle configuration de biens communs mondiaux doit générer de nouveaux modes de gouvernance mondiale et européenne. Tout ça ne doit pas nous enlever le sens du rythme et de la volonté politique. Je suis très volontariste sur ces questions-là.

Il y a toute une série d’exemples qui montrent que des choses qu’on croyait impossibles, on a réussi à les faire. En revanche, je ne dis pas que les solutions vont sortir magiquement du cerveau de quelqu’un. Ça va être un effort assez important. Il y a des moments dans l’histoire de l’humanité où je ne sais pas pour quelle raison, les forces positives se sont mises en œuvre et on y est arrivés. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas là, même si c’est très chaud.

 

Retranscription : Jeanne du Roure

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

12. L’anthropologue : Philippe Descola | Les Armes de la Transition

Philippe Descola est anthropologue, Professeur au Collège de France et titulaire de la chaire « Anthropologie de la Nature ». Il succède ainsi à Claude Lévi-Strauss. Il est notamment connu pour ses travaux sur la non-universalité du distinguo nature/culture. Nous avons donc pensé qu’il serait intéressant de l’interroger sur ce que pourrait être une nouvelle ontologie, une nouvelle philosophie de notre rapport à la nature, conciliable avec la préservation de l’environnement.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi peut servir un anthropologue dans la lutte contre le changement climatique ? Et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Philippe Descola : Je n’ai pas choisi la voie du climat stricto sensu, j’ai choisi la voie de ce que j’appelais « l’environnement ». Quand j’ai commencé ma carrière d’anthropologue, je l’ai commencée comme le font la plupart des anthropologues, en faisant du terrain comme ethnographe. J’avais choisi un sujet qui m’intéressait tout particulièrement à l’époque, parce que c’était une question qui commençait à poindre dans le débat public : le rapport entre les sociétés et le milieu au sein duquel elles se développent. J’avais choisi d’étudier cette question en Amazonie, parce qu’il me semblait que l’Amazonie présentait différents traits intéressants pour approfondir cette question, notamment le fait que les Européens, depuis le 16e siècle, c’est-à-dire depuis le début de la connaissance que l’on avait, en Europe, des populations amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud, n’avaient cessé d’insister sur le fait que les Amérindiens étaient quasiment des « appendices de la nature ». C’est une question que j’avais trouvée intéressante, et qui se prolongeait tardivement puisque jusque dans les années 1960, l’Amazonie c’était « l’enfer vert », le monde des brutes cannibales, etc. Un cliché qui a été remplacé par d’autres clichés eurocentriques un peu plus tard, à partir des années 1970, l’Amazonie devenant alors au contraire un monde de complexité écologique, de diversité biologique et culturelle, avec des Amérindiens considérés comme de fins connaisseurs de la nature. Ce qui est vrai, bien sûr, et c’est ce qui m’intéressait !

Mais ce couplage entre les sociétés amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud et la question de la nature est très ancien. C’est une des choses que j’avais souhaité étudier, et j’avais souhaité le faire comme le fait un ethnographe, c’est-à-dire en allant sur le terrain, en passant plusieurs années à étudier la façon dont une population qui vivait à la frontière de l’Équateur et du Pérou, dans les basses terres de l’Amazonie Equatorienne, s’adaptait à son environnement, établissait des liens avec les non-humains.

Le climat est évidemment une question qui est intervenue, mais beaucoup plus tard. Je me suis en revanche intéressé très tôt à cette question de la nature.

L’un des résultats de l’enquête ethnographique que j’ai menée a été de me montrer que les idées que j’avais amenées avec moi, l’approche avec laquelle j’arrivais sur le terrain, qui était d’étudier la façon dont une société s’adapte à son environnement, n’avaient guère de sens, parce que cet environnement avait en réalité été en partie façonné, sur plusieurs millénaires, par la population à laquelle je m’intéressais. En effet, mes travaux et ceux de collègues qui ont travaillé à peu près dans la même génération que moi sur ces questions, ont pu mettre en évidence que la forêt amazonienne est, en partie, le produit de transformations de très grande ampleur, mais qui sont peu visibles pour un œil non averti, et qui sont liées aux techniques culturales : l’agriculture sur brûlis, la domestication des plantes, d’abord sous couvert forestier puis par transplantation et ensuite domestication. Le résultat est que la composition floristique de la forêt amazonienne a beaucoup évolué au cours des 10.000 dernières années. Par conséquent, l’Amazonie n’est pas un grand morceau de forêt vierge occupé par des gens qui seraient descendus du ciel pour s’adapter à un environnement; c’est le produit d’une co-évolution entre des populations humaines, animales, végétales, au fil des millénaires.

C’est un premier aspect : l’idée d’étudier la façon dont une société s’adapte matériellement et idéalement à son environnement n’avait guère de sens, puisqu’il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’une co-construction.

D’autre part, le deuxième aspect, c’est que les Achuars entretenaient avec les plantes et les animaux, et avec les esprits associés à ces derniers, des rapports de personne à personne, de sorte qu’il était difficile de parler de « nature » dans un tel cas, puisque c’étaient, au fond, des interlocuteurs, dotés de qualités équivalentes à celles des humains…

J’ai donc été complètement perturbé par cette expérience ethnographique. C’est la règle :  c’est à ça, aussi, que sert l’ethnographie. J’ai été perturbé de telle façon que j’ai consacré toute ma carrière à essayer d’aller au-delà des concepts et des catégories classiques que nous employons, en Europe et dans une partie du reste du monde, pour penser le rapport entre humain et non-humain, qui consiste à envisager les sociétés humaines d’un côté et une nature extérieure de l’autre.

Et donc, le climat est venu tardivement, puisque la prise de conscience du dérèglement climatique est relativement récente. Moi, j’ai commencé ces travaux il y a 40 ans… Le climat est venu confirmer des intuitions, et même plus, des propositions que j’avais commencé à faire sur le fait que notre façon – c’est-à-dire la façon que nous avons en Europe, en Occident, depuis quelques siècles – de concevoir et de “performer”, si l’on peut dire, le rapport au non-humain, relève d’une conception assez singulière, et que cette conception n’est pas partagée par le reste du monde ou par d’autres civilisations. L’une des particularités de cette conception est de considérer les non-humains comme un système de ressources extérieur aux humains dans lequel on peut puiser… sans retenue. Avec les conséquences que l’on a commencé, peu à peu, à mesurer, notamment le réchauffement climatique.

Voilà ce que l’anthropologue que je suis peut dire, non pas sur le climat, puisque ce n’est pas mon sujet principal, mais sur la façon dont j’ai découvert, peu à peu, qu’il était nécessaire de dépasser la conception occidentale du rapport entre les humains et les non-humains, pour s’intéresser à quelque chose de plus vaste, une théorie générale des formes de perception, de continuité, de discontinuité, dont la nôtre, c’est-à-dire celle qui s’est développée en Occident, n’est qu’une variété parmi d’autres.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité d’anthropologue ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées-type, et quelle est votre méthodologie ? On peut évoquer une journée où vous êtes sur le terrain, et une journée où vous êtes ici, par exemple.

Philippe Descola : C’est assez difficile à définir, parce qu’au fond l’anthropologie c’est, au moins, autant un art qu’une science… Sur le terrain, à vrai dire, il y a des choses qu’il faut faire lorsqu’on s’intéresse aux questions que j’ai évoquées tout à l’heure. Il y a des choses qu’il faut faire, et des choses que j’ai faites. Par exemple, il faut faire une collecte des végétaux pour savoir quelles sont les plantes qui sont utilisées par une population, les identifier, ce que j’ai fait aussi ; il faut mesurer les jardins, mesurer leur fertilité en faisant des carottages… Des choses très techniques, de ce type-là, mais il faut aussi écouter ce que les gens disent, une fois qu’on a appris leur langue, ce qui peut prendre pas mal de temps, et que l’on comprend ce qu’ils disent. En fait, on les écoute, et la recommandation que je fais à mes étudiants, parce que je pense que c’est la meilleure, c’est qu’au bout d’un certain temps, quand ils pensent qu’ils sont suffisamment à l’aise et qu’ils connaissent les éléments essentiels d’une société, c’est de ne plus poser de questions, mais d’écouter ce que les gens disent. Parce que lorsqu’on pose une question, on va pré-former la nature de la réponse qui va vous être apportée.

Donc, méthodologiquement, en dehors de ces opérations que j’évoquais tout à l’heure : quand quelqu’un arrivait dans une maisonnée Achuar, de retour de la pêche, je pesais ce qu’ils avaient ramené, par exemple, pour savoir quelle était la quantité de protéines, de calories, etc. qu’on consommait, mais surtout, j’allais à la pêche moi-même, et puis je discutais avec les gens, j’écoutais leur interprétation des rêves le matin, très tôt avant le lever du jour, etc.

C’est une vieille méthodologie – enfin, « vieille », qui a un peu plus d’un siècle – qui est celle de l’ethnographie, qu’on appelle « l’observation participante ». Tout simplement, ça veut dire partager la vie des gens.

Donc, une journée type, il n’y en a pas. Personne n’a véritablement de journée type, surtout dans une société de ce type-là.

Et ça continue, j’ai été sur le terrain – je suis allé chez les Achuars il y a un an – là, j’arrive du Viêt-nam où j’ai été faire des conférences, mais en même temps, j’ai saisi l’occasion de passer quelques jours avec une population, une minorité tribale qu’on appelle « les Montagnards » (ils sont une cinquantaine de minorités tribales au Viet Nam dans le nord, près de la frontière chinoise, des Thaïs), et j’y ai passé quelques jours avec de jeunes collègues, pour regarder la façon dont ils « gèrent » le massif forestier.

C’est un micro-terrain qui vient confirmer les choses que j’avais lues, parce qu’une grande partie du travail de l’anthropologue consiste aussi à lire de l’ethnographie, pas simplement celle qu’il a menée, mais celle que d’autres ont menée, à la fois sur les populations dont il est familier, pour moi c’est l’Amazonie, mais aussi sur d’autres (je suis très intéressé par ce qui s’écrit sur l’Asie du sud-est, par exemple). Cela consiste aussi à lire d’autres choses, écrire, diriger des thèses, faire des conférences, etc. C’est le travail d’un universitaire absolument classique, c’est-à-dire à la fois se tenir au courant des dernières avancées dans sa discipline et puis, en même temps, former de jeunes chercheurs et contribuer au développement de sa discipline en encadrant des recherches et des travaux de thèses.

Voilà, grosso modo… Mais je pense que tout universitaire vous répondra la même chose.

LVSL : Quel est votre but ?

Philippe Descola : Apporter un peu d’intelligibilité à la diversité du monde et de ses usages, peut-être… Nous, les anthropologues, sommes un peu des badauds professionnels, et si on fait ce métier, c’est qu’on aime la diversité des choses. On aime observer cette diversité. Rien ne nous attriste plus que de voir cette diversité se perdre, précisément.

Mais, en même temps, nous ne sommes pas des conservateurs de musée, c’est-à-dire que notre rôle n’est pas de patrimonialiser la diversité, mais d’essayer de comprendre ses raisons. Et les raisons de la diversité ne sont pas simples, parce que les milliers d’expériences du monde que les sociétés contemporaines nous offrent – et le nombre est encore démultiplié si on revient en arrière dans le temps – présentent, à première vue, l’apparence d’un chaos indescriptible.

Et le rôle de l’anthropologie, depuis un peu plus d’un siècle qu’elle existe, c’est d’essayer de réduire ce chaos, non pas dans un point de vue surplombant pour apporter des critères de définition, des pratiques, ou de faire des typologies abstraites, mais pour essayer de comprendre les ressorts de cette diversité.

L’une des choses que j’ai essayé de faire ces trente ou quarante dernières années, c’est d’apporter une perspective nouvelle, qui était de décentrer l’approche anthropologique, en y faisant mieux apparaître le rôle des non-humains – dans un premier temps, des plantes, des animaux, des esprits, puis des machines, des institutions, etc. – de façon à rendre plus complexe le tissu des interactions entre les êtres qui composent le monde.

Et également, comme la plupart des anthropologues, je me suis efforcé de « dés-eurocentrer », si on peut se permettre cette terminologie un peu lourde, de déplacer le regard par rapport à l’eurocentrisme très caractéristique de l’approche des sciences sociales en général.

Pourquoi ? Parce que les sciences sociales sont nées dans un contexte historique tout à fait singulier, qui est celui des effets de la philosophie des Lumières et de la Révolution Française, dans lequel la notion de société est apparue comme l’élément émancipateur, et la base pour construire un régime nouveau par rapport à l’ancien régime soumis aux hiérarchies statutaires, à l’influence divine, au rôle des églises, etc. Et cette notion de société est apparue comme un instrument conceptuel et politique important, pour situer une nouvelle trajectoire historique, celle des sociétés européennes. Notamment dans leur rapport à la nature, envisagée précisément comme un domaine qui permettait la production de richesse et de bien-être. Et cette façon de voir le monde que nous avons forgée au 19e siècle, et qui a alimenté les sciences humaines et les sciences sociales jusqu’à présent, n’est pas du tout partagée.

De sorte que, lorsque nous analysons, avec ces concepts que nous avons forgés pour comprendre notre propre trajectoire historique, des civilisations qui ne sont pas du tout passées par les mêmes expériences historiques, nous transformons, nous gauchissons complètement l’analyse que nous en rendons.

C’est pour cette raison qu’il m’apparaît absolument indispensable – et l’anthropologie a un rôle fondamental à jouer – que cette diversité du monde que j’évoquais tout à l’heure ne soit pas rabattue sur des concepts et des façons de voir qui sont spécifiquement européens.

Voilà les deux choses qui m’occupent principalement, à savoir « désanthropocentriser » et « déseurocentriser » les sciences sociales, en pourvoyant des concepts qui soient, pour autant que faire se peut, débarrassés de la carapace d’anthropocentrisme et d’eurocentrisme qu’ils ont nécessairement acquis au cours du 19e siècle.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois concepts, ou plutôt trois certitudes, que vous avez élaborées au long de votre carrière ?

Philippe Descola : Je ne sais pas si vous aurez beaucoup de savants, ou de scientifiques, qui vous diront qu’ils ont des certitudes… Des concepts, alors. Les certitudes, par définition, sont infiniment révisables. Si on a des certitudes, c’est qu’on a de la foi, et qu’on ne fait pas de la science.

Alors ce sont des concepts que j’essaie de forger, précisément. Je ne sais pas s’il y en a un, trois ou mille…

Mais c’est cette idée que je développais tout à l’heure : si l’on veut progresser dans la compréhension de la diversité du monde, il faut essayer de remplacer les concepts au moyen desquels nous pensons cette diversité, et qui naissent d’une expérience historique singulière, par d’autres concepts.

Philippe Descola, photo © Vincent Plagniol

C’est notamment le cas, par exemple, du dualisme nature /culture selon lequel il y aurait la nature d’un côté et la société de l’autre – j’ai écrit un livre en partie consacré à cette question1 .Cette idée, selon laquelle les humains auraient une histoire parce qu’ils transforment la nature et recueillent les fruits de sa mise en valeur, est tout à fait singulière, parce que les idées de nature et de société sont elles-mêmes très singulièrement attachées à une trajectoire historique.

Alors, remplacer ça par quoi ? Eh bien, par des formes différentes dont il faut pouvoir faire l’inventaire, et ça c’est le rôle de l’anthropologue, mais aussi de l’historien, de penser la continuité et la discontinuité entre les humains et les non-humains. Alors ce sont des concepts qui ne sont pas du tout adéquats – « humain » et « non-humain », c’est purement descriptif – et je pense qu’on est dans une période très intéressante de ce point de vue là, de reformulation conceptuelle de grande envergure, de grande ampleur. La plupart des concepts qu’on utilisait de façon machinale jusqu’à présent doivent être mis au rebut et remplacés par d’autres.

« Mis au rebut », ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de valeur en soi, la notion de société et la notion de nature peuvent être extrêmement intéressantes, mais à l’intérieur d’un contexte historique, sociologique, anthropologique, économique, singulier, et non comme des clefs qui ouvriraient toutes les portes.

Et parmi ces certitudes que vous me demandiez de manifester, il y a celle-là : il faut entretenir un doute méthodique vis-à-vis des instruments d’analyse que nous avons forgés, et s’efforcer de proposer d’autres instruments.

Une autre certitude, morale et personnelle, celle-là : que la voie que nous avons empruntée, nous les européens, les modernes, depuis le 18e siècle et même le début du 17e, qui est celle de la mise en valeur de la nature par une exploitation systématique de ce que l’on considérait comme étant des ressources données par Dieu ou la Providence pour que les humains les exploitent, cette voie d’exploitation effrénée est une voie qui aboutit non seulement à des conséquences dramatiques (je crois qu’on a commencé à le mesurer depuis quelque temps) sur l’équilibre de la vie, et même sur la possibilité, à terme, de survie de l’espèce humaine, mais aussi, plus généralement, et c’est peut-être plus important, sur l’équilibre de la vie en général, c’est à dire même indépendamment des humains. Je suis assez biophile, ou écophile, c’est-à-dire qu’au fond, je suis plus affecté par la possibilité que la diversité de la vie disparaisse, plutôt que l’espèce humaine en tant que telle… L’espèce humaine est une espèce parmi d’autres, elle va disparaître. Si, au terme de sa disparition, elle aura contribué à transformer les conditions de vie sur la Terre de telle façon qu’elle aura considérablement appauvri la richesse de la vie sur la Terre, j’en serai fort attristé.

Voilà, ceci est plus une conviction personnelle qu’une conviction scientifique. C’est une conviction philosophique, si vous voulez…

LVSL : Ces concepts que vous venez d’évoquer, comment pourriez-vous les traduire, concrètement, en politique publique ?

Philippe Descola : C’est, au fond, un grave problème, parce que rien que de parler de politique publique suppose une certaine forme de la puissance publique, de l’organisation politique, de l’organisation de l’État, qui ne représente que le prolongement de ce qui s’est passé au cours des derniers siècles.

La « transition écologique » par exemple, qui est effectivement un objectif que nombre de politiques maintenant se fixent, est une formulation que j’ai toujours trouvée un peu bizarre, dans la mesure où une transition, on ne sait ce que c’est qu’une fois qu’elle est accomplie… J’évoquais l’importance de la Révolution Française : ce n’est qu’au terme de la Révolution qu’on a su ce qu’était l’Ancien Régime, parce que le Nouveau Régime précisément permettait de définir, par contraste, ce qu’était l’ancien. Donc, une transition écologique, on ne saura ce que c’est qu’une fois qu’elle sera accomplie. Quel est son terme ? On ne sait pas. Donc, la planifier comme ça n’a guère de sens, si ce n’est dans un langage technocratique, dans lequel on pense que proposer certaines mesures comme c’est le cas (et ce qu’il faut faire, d’ailleurs, c’est utile de supprimer progressivement les moteurs thermiques, d’isoler l’habitat, même dans mes moments de générosité intense, il me semble qu’un marché du carbone n’est pas complètement inutile…). Mais pour que les choses changent vraiment, et c’est le défi de votre génération, il faut penser des formes de collectif complètement différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés, des philosophies ou des doctrines politiques complètement différentes de celles du libéralisme au sens général, c’est-à-dire pas au sens où on l’entend trop souvent en France, comme étant une politique du « laisser-faire » économique, qui associe la liberté et l’abondance des biens. Ce qui, au fond, est la grande promesse du libéralisme politique né en Angleterre au 18e siècle, que la Révolution Française a accomplie d’une certaine façon, que les socialistes au 19e siècle ont essayé d’accomplir d’une autre façon, en rognant un peu, il faut le dire, sur les libertés politiques, dans leur manifestation concrète, comme en Union Soviétique et en Chine, après.

Je n’ai aucun conseil à donner, mais la seule chose que je peux essayer de faire, en tant qu’anthropologue, en tant que quelqu’un dont la responsabilité est de penser, précisément, la diversité du monde et d’en comprendre les raisons, c’est d’essayer de suggérer à la fois que notre système est un système qui a eu son temps, probablement, mais qui ne permet plus le couplage de la production de richesse et de la production d’autonomie ou de liberté, qui était le sien au 18e siècle et qu’il faut, sans abandonner l’idée de l’émancipation et de l’autonomie, essayer de trouver une autre façon de s’accommoder avec le monde physique, qui ne soit plus celle du pillage invétéré. Pour cela, je pense qu’il faut être attentif aux expériences, politiques, sociales, qui sont menées un peu partout dans le monde, qui ne sont pas nécessairement transposables immédiatement, mais qui fournissent matière à l’imagination pour essayer de penser des formes politiques différentes de celles dans lesquelles nous sommes, à l’heure actuelle, engagés.

Je ne suis pas un réformiste de ce point de vue là, et l’idée de pouvoir formuler des recommandations autres que celles que j’ai évoquées tout à l’heure, et qui tombent sous le sens, ce n’est pas véritablement ce que j’ambitionne de faire. Ce que je peux faire, c’est suggérer de regarder des expériences qui ont été faites et qui continuent à être faites, qui sont intéressantes. Elles n’ont pas d’effets sur les politiques publiques, elles ont des effets éventuels dans une perspective conflictuelle sur la transformation profonde du système capitaliste dans lequel nous sommes engagés, et qui a donné les effets que nous évoquions.

LVSL : Selon vous, quelle devrait être la place de votre discipline, l’anthropologie, dans l’élaboration de cette transition écologique ? Je sais que le terme ne vous convient pas, mais on doit aussi s’y tenir… Par rapport à la décision politique, à quel moment l’anthropologie devrait-elle intervenir, et avez-vous déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

Philippe Descola : Il m’est arrivé, à l’occasion, de parler avec des hommes politiques de haut niveau de responsabilité de ce que je faisais… Cela dit, ce que je peux en dire est très loin des politiques publiques, comme vous dites, c’est-à-dire que cela n’a pas d’implication immédiate dans ces politiques. Il m’est même arrivé, dans des essais d’implémentation, de voir si on pouvait faire quelque chose dans ce domaine. Par exemple, l’UNESCO m’a demandé, il y a quelques années, de réfléchir avec eux sur une transformation de la politique des réserves naturelles. Et j’avais simplement développé l’idée qu’au-delà des arguments qui relèvent d’un régime ontologique que j’appelle le « naturalisme » – en particulier la protection de la biodiversité – on pouvait très bien envisager des réserves naturelles qui répondent à certains critères d’autres régimes ontologiques, notamment ceux des populations au sein desquelles ces réserves avaient été créées. Il pouvait donc y avoir des réserves animistes, par exemple, c’est-à-dire des réserves dans lesquelles les humains et les non-humains entretiennent des rapports de personne à personne, donc tout à fait singulières par rapport à celles qui nous sont familières. J’ai été poliment écouté, mais j’ai bien compris que cela n’avait guère de pertinence à l’échelle de l’UNESCO, parce que la définition des réserves naturelles est faite essentiellement du fait des intérêts des États, qui ont intérêt à ce qu’on les constitue, ou pas. Et lorsqu’ils ont intérêt à ce qu’on les constitue, c’est assez souvent pour des raisons soit de prestige, soit de développement du tourisme…

Donc, le genre de choses que je peux dire est tellement éloigné des intérêts propres aux États qu’il est difficile de les transformer en politiques publiques.

En revanche, les populations locales ont commencé à exprimer ces demandes. Et là c’est plus intéressant, parce qu’elles ont les moyens de se faire entendre de façon plus efficace qu’un malheureux anthropologue. Et là, on commence à les écouter. Ce n’est pas pour autant qu’on va faire droit à leurs demandes, mais on va les écouter.

Et lorsque beaucoup de populations locales demanderont des choses qui semblent aller à côté de la logique des politiques publiques, précisément, probablement que les choses vont commencer à changer. Voilà ce qu’on peut dire sur ces questions de médiation.

Sur le rôle de l’anthropologie, il y en a un, néanmoins, qui à mon sens n’est pas assez développé. J’interviens beaucoup dans l’espace public, je réponds à votre entretien, je parle dans des lycées, je fais des conférences partout, je passe beaucoup de temps à faire ces choses-là. Mais il me paraît très important que l’anthropologie soit enseignée à l’échelle du primaire et du secondaire. Les deux grandes sciences de la diversité, qui sont l’écologie et l’anthropologie, ne sont pas enseignées. Au lieu d’enseigner des choses qui ne sont peut-être pas absolument indispensables – encore que tout est probablement indispensable – il me semble important que, très tôt, les collégiens soient exposés non seulement au spectacle de la diversité, parce que c’est le cas assez régulièrement, mais aux raisons pour lesquelles cette diversité se produit, et en quoi cette diversité est un atout pour maintenir la complexité du monde. Or, ni l’anthropologie, ni l’écologie, qui apportent des réponses à ces questions, ne sont, jusqu’à présent, enseignées comme cela, et c’est très dommageable.

Donc, si j’avais un souhait à formuler, et je le formule depuis longtemps d’ailleurs, c’est celui-là.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : Justement… Admettons qu’un candidat à la Présidentielle vienne vous voir, et vous donne carte blanche pour des propositions quant à son programme en matière d’écologie ou autre, que pourriez-vous lui susurrer à l’oreille ?

Philippe Descola : C’est que le programme n’est pas un programme d’écologie, c’est le programme général ! Et je ne sais pas s’il pourrait être élu par un programme général…

Encore une fois, je ne pense pas qu’un individu, ou même un groupe politique, même très décidé, même bénéficiant d’un large support de l’opinion, pourrait parvenir à mettre en action des transformations qui sont le produit de l’action de collectifs qui, ça et là, vont progressivement transformer les choses en montrant qu’une certaine forme de rapport au territoire, certaines formes d’agrégation entre humains et non-humains, certaines solutions de représentation politique qui diffèrent de celles auxquelles nous sommes accoutumés, sont des solutions qui fonctionnent plutôt bien, en tout cas à des échelles locales.

Ça, oui, c’est quelque chose qui a un effet d’exemple et d’entraînement, mais je vois mal comment je pourrais conseiller un candidat à la Présidentielle. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de déjeuner avec un candidat à la Présidentielle, qui est devenu notre président à l’heure actuelle : il m’avait écouté fort poliment et j’avais eu une discussion extrêmement intéressante avec lui, mais je me rendais bien compte que le genre de propos que je tenais n’avait guère de place dans un agenda politique traditionnel… Je vois mal comment les conseillers du Prince peuvent intervenir pour transformer profondément un système, si ce n’est pour le faire bouger à la marge. Oui, c’est important, et je le disais tout à l’heure – « Oui, pourquoi pas », « la transition écologique, oui » – mais on n’a pas besoin d’un anthropologue pour ça.

LVSL : Travaillez-vous avec des spécialistes d’autres discipline au quotidien, et si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Philippe Descola : J’ai la chance d’appartenir à une institution qui est exceptionnelle, en France, puisqu’elle est collégiale, et qu’elle regroupe des chercheurs de très nombreuses disciplines. Ceux avec lesquels je travaille le plus régulièrement, pour ceux qui sont les plus proches de moi, sont par exemple des linguistes, des historiens, et pour les plus lointains, des biologistes, des psychologues, des gens comme ça… Ce travail prend la forme d’échanges sur des expériences partagées, parce qu’on ne construit bien une interdisciplinarité que sur des objets communs. Pour cela il faut un minimum de connaissances des attendus scientifiques de la discipline de l’autre, et donc l’interdisciplinarité ça ne se décrète pas, on ne prend pas un sac pour mélanger les disciplines, il faut savoir ce que font les autres et éventuellement voir quels sont les bénéfices réciproques que l’on peut tirer, à propos d’un objet singulier, de nos échanges.

J’ai longtemps présidé le Conseil Scientifique de la fondation Fyssen, qui est une fondation très originale en France, puisque c’est une des rares fondations privées qui, très généreusement, accorde des bourses post-doctorales, dans le domaine assez général de la cognition, humaine et non-humaine, dans des domaines aussi différents que les neurosciences, l’anthropologie, l’archéologie, la linguistique et l’éthologie, bien sûr, puisqu’elle s’intéresse aussi à la cognition animale. Là, j’ai mesuré l’importance de l’interdisciplinarité, mais toujours fondée sur des objets partagés : qu’est-ce que l’apprentissage, chez les humains, chez les primates supérieurs non-humains, etc? Qu’est-ce que l’inférence ? Quels sont les moyens pour étudier l’inférence, en linguistique, en anthropologie, en psychologie, etc. ? Ce sont des objets singuliers qui comptent.

Tant qu’on n’a pas établi une expérience partagée de travail sur ces objets communs, l’interdisciplinarité reste une abstraction.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste, quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Philippe Descola : Pour vous répondre franchement, j’oscille entre le désespoir et l’espoir, et ce n’est pas tellement surprenant, je crois ne pas être le seul dans ce cas…

Il y a cette fameuse formule de Gramsci, très classique et que je répète souvent : « il faut savoir combiner le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté ».

Je pense que c’est la seule façon d’avancer, à condition que cette combinaison ait pour résultat d’essayer de penser précisément des façons, non pas de freiner la course à l’abîme, mais de ré-orienter le chemin qui mène à l’abîme afin que l’abîme ait un autre visage.

 

  1. Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005.

Retranscription : Hélène Pinet

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11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

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LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

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10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

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LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

9. Le journaliste : Hervé Kempf | Les Armes de la Transition

Hervé Kempf est essayiste et un des pionniers du journalisme environnemental en France. Il est désormais rédacteur en chef du média Reporterre, spécialisé dans le reportage et le traitement de l’actualité de l’écologie. Hervé Kempf nous éclaire donc sur le rôle du journalisme dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

Le Vent se Lève – À quoi sert le journalisme dans le cadre de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Hervé Kempf : Le journalisme sert toujours à nourrir la délibération et l’intelligence collectives. Dans la société dans laquelle on veut vivre, qui aspire à être démocratique, il faut veiller à comment l’assemblée des citoyens s’informe, délibère, discute, etc. Pour ça, il est absolument indispensable d’avoir des fournisseurs d’information qui permettent de raconter ce qui se passe avec un souci de l’exactitude et de la pertinence, qui permet que la discussion collective se mène, y compris que la conflictualité des débats s’opère. On a besoin de cette base d’information, de reflet de la réalité, qui définisse une réalité commune.

Pourquoi ai-je décidé d’être journaliste ? Comme tout le monde, dans les hasards de l’existence et de la jeunesse, simplement, je ne savais pas quoi faire d’autre… C’était il y a très longtemps, à la grande époque des radios libres. J’ai donc découvert avec des amis, et presque par hasard, la radio, le goût du reportage radio, et je me suis dit « C’est ça que je veux faire, c’est du journalisme ! ».

C’est un journalisme en tant que tel, avec ses plaisirs, sa curiosité qui est devenu, ensuite, un journalisme sur l’écologie. Qu’est-ce qui m’a amené, après quelques années, à aller vraiment dans le journaliste – à l’époque, on disait plus environnemental que écologique ? Très concrètement, j’ai eu le choc de Tchernobyl en 1986. À ce moment-là, avec la gravité de cet accident, je me suis dit : « Mais quelques années auparavant, quand tu étais adolescent, très investi dans la politique, etc. Tu étais totalement investi dans la question écologique ». D’ailleurs, l’influence de journalistes a beaucoup joué, en l’occurrence Pierre Fournier, qui à l’époque écrivait dans Charlie Hebdo (qui était tout autre que ce que Charlie Hebdo est devenu, qui était vraiment un grand et beau journal à l’époque)… Après, Pierre Fournier a fait La Gueule ouverte. Quand j’étais adolescent, on entrait dans la politique par l’écologie. Après la fin des années 70, le début des années 80 m’a fait un peu oublier ça, la vie a continué, et donc 1986 a joué comme un rappel vraiment très fort, en disant : « Il se passe des choses énormes, et personne n’en parle ! ». Personne, à l’époque, ne racontait vraiment l’environnement – ou très peu – sinon des magazines, des feuilles de chou très militantes et sans texture journalistique, et je me suis dit que j’allais m’investir là-dedans. Et finalement, depuis, je n’ai plus jamais quitté l’écologie.

LVSL – Concrètement, en quoi consiste votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, définir la journée type d’un rédacteur en chef de Reporterre, et quelle est votre méthodologie de travail ?

HK : C’est la journée type de tout journaliste, en fait. De ce point de vue là, et de toute façon, un reporter dont le quotidien est de faire de l’écologie, ne se défend pas de faire un journalisme différent. On a la rigueur, l’exigence, le savoir-faire du bon journalisme. Simplement, on affiche une ligne rédactionnelle très claire. On dit : « La question politique essentielle du XXIe siècle, c’est la question écologique, c’est autour de ça que tout doit se ré-harmoniser, d’une certaine manière, et à partir de cette grille de lecture, on va pratiquer le journalisme avec son exigence d’exactitude, de vérification des faits, de contradictions, de reportages, d’enquêtes, etc. Beaucoup de journaux, à l’heure actuelle, ont une ligne rédactionnelle sans vraiment le dire. La majorité des journaux dominants ont, en fait, une ligne néo-libérale, mais ne le disent pas franchement, à quelques exceptions près, comme Les Échos en France, The Financial Times, qui disent très clairement : « Nous on est des journaux du libéralisme, de la défense du capitalisme, etc. ». C’est clair, et on peut juger après de leur journalisme – qui est souvent, d’ailleurs, du bon journalisme – nous, on est dans la même optique. Mais sur le plan de la pratique quotidienne, on a cette exigence d’une technique : je considère que le journalisme, c’est un peu comme la plomberie, l’agriculture, l’orthopédie… C’est un métier qui a ses techniques, son savoir-faire.

Un rédacteur en chef, c’est un peu un chef de gare. Ce n’est pas tellement une fonction d’autorité, même si à un moment donné il va devoir faire des choix, mais c’est un peu faire en sorte que tous les wagons, tous les trains, dans une gare de triage, arrivent et partent au bon moment, que tel papier arrive… C’est, quand même, un enjeu de coordination générale.

Puisqu’on est quotidien, on va éditer Reporterre le matin. On va donc avoir une équipe d’édition le matin. Ce n’est pas toujours moi qui le fait, d’ailleurs, parce qu’on fait tourner, en gros, la fonction de rédacteur en chef. On boucle vers 10 heures, c’est-à-dire que tous les papiers sont en ligne, on les re-twitte, on les diffuse sur Facebook, etc. Après un tout petit temps de repos à la machine à café pour souffler un peu, se donner des nouvelles, regarder un peu les courriels, etc, on va avoir la conférence de rédaction. C’est le point des rédactions du matin, où on va discuter de « Qu’est-ce qu’on a demain ? Comment ça s’est passé ce matin ? Y a-t-il du nouveau par rapport à ce qu’on avait prévu ? » ; on discute un peu tous de ce qu’on à faire, de quels sont les sujets du jour. Éventuellement il peut y avoir une discussion plus approfondie. Et après, chacun se met à sa tâche, ceux qui sont en reportage ce jour-là vont en reportage, le secrétaire de rédaction prépare les papiers… Il n’y a rien de plus ennuyeux que de voir une salle de rédaction, parce que ce sont des gens devant leurs ordinateurs, qui lisent, éventuellement passent des coups de fil. C’est une partie du journalisme, mais le journalisme intéressant se fait en reportage, se fait dehors.

Je pense qu’il faut assumer la subjectivité du journaliste. Je pense qu’il faut faire ce qu’on a envie de faire. J’ai quasiment toujours fait ça dans ma vie de journaliste, sauf quand l’actualité vous impose quelque chose. Mais autrement, il faut suivre son feeling par rapport à la compréhension qu’on a du monde, par rapport à ses envies. Il faut suivre sa propre curiosité. En fait, il faut faire confiance à sa curiosité. Il faut faire confiance à son choix, parce que le travail d’un journaliste, c’est essentiellement de filtrer une masse considérable d’informations : lire des dizaines, des centaines de courriels, regarder les sites internet, regarder ce que racontent les confrères, en fait on est une éponge. Dans un roman amusant d’une autre époque, Nestor Burma est un détective privé qui a un ami journaliste, et qu’il définit comme l’éponge. On est comme les moules, les huîtres, on filtre énormément d’informations pour en retenir, en quelque sorte, la substantifique moelle, et on assume ce choix de curiosité.

Comment choisit-on ses reportages ? Eh bien sur ses critères, on les confronte en conférence de rédaction, c’est vraiment un travail d’intelligence collective, on en discute un peu : « Je pense qu’il faut faire ça… J’ai envie de faire ça … Oui… Non… » selon l’effort disponible, selon l’intérêt, selon les discussions. Il va y avoir l’actualité, qui est quand même notre grand guide. Et puis aussi, on reçoit énormément de propositions d’enquêtes, de reportages, et là on a une discussion collective aussi, sachant que Reporterre, comme tout journal, ne peut prendre qu’un nombre très limité de piges. On publie peu de choses par rapport à tout ce dont on entend parler, on fait une discussion collective pour savoir quelles enquêtes ou quels reportages on va lancer de l’extérieur, puisque l’équipe interne ne peut pas tout faire.

LVSL – Quel est votre but, Hervé Kempf ?

HK : Faire en sorte que la société humaine au XXIe siècle reste en paix. Le but fondamental de la politique c’est d’assumer la conflictualité : l’espèce humaine a cette caractéristique d’entrer en conflit avec elle-même, et faire en sorte que ces conflits ne dégénèrent pas en un affrontement physique, en guerre, c’est ça la politique, fondamentalement. L’humanité est devenue un agent géologique, est devenue en capacité de transformer à ce point son milieu que ce milieu peut lui répondre de manière négative et donc, entraîner – je ne pense pas une destruction de l’humanité – mais en tout cas une dégradation considérable de ses conditions d’existence. Ce qui conduirait, à mon sens, à des affrontements violents, face à des ressources qui deviennent extrêmement rares et dans une humanité qui compte aujourd’hui 7, 8 ou 9 milliards d’habitants, ou qui va les compter.

Au petit niveau, à l’échelle microscopique, nanométrique même, qui est la mienne, comme celle de chaque individu, que cette force nanométrique aille dans un certain sens, et aille dans le sens de :

1- Faire comprendre à nos contemporains de la petite société française que la question écologique est fondamentale ;

2 – Que ça implique des transformations des modes de vie, de la culture, de la politique, de l’économie, tout aussi fondamentaux ;

3 – Que ça ne va pas être facile ;

4 – Que l’enjeu fondamental, c’est d’arriver à être en paix. Je ne sais pas s’il existe une harmonie possible ; en tout cas d’essayer d’éviter que notre destin passe, dans les décennies à venir, dans la gravité d’affrontements qu’on a déjà connu à d’autres époques de l’Histoire et moi, je voudrais éviter ce passage.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, tout au long de votre carrière ?

HK : La première idée qui m’est venue, c’est ne jamais se décourager. Je pense que dans toute existence, dans toute expérience humaine on se prend des coups, il y a des batailles à mener, des obstacles, des moments durs, et il ne faut pas se décourager, il ne faut pas lâcher.

La deuxième chose, et c’est directement lié à mon travail de journaliste, c’est de savoir dire non quand on juge que quelque chose est inacceptable. Pour moi, ça a été de refuser de rentrer en conflit très dur – ce qui m’a conduit au chômage au moins deux fois – et c’est refuser ce qui n’est pas cohérent avec mes principes, avec l’honnêteté, avec ce que je pense du journalisme. Ce n’est pas facile, mais si vous êtes dans le même moment au stade du « ne pas se décourager », ça va, on tient bon.

Et le troisième message, que j’ai appris assez récemment, parce que le journalisme est un métier très individualiste, c’est un métier bizarre qui met à la fois l’ego très en avant, mais qui se joue dans un collectif, toujours. Un bon journaliste est rarement un journaliste tout seul, même quasiment jamais. Il y a quelques exceptions, et on se demande même… Un bon journaliste est toujours dans le cadre d’un journal, d’une équipe. Il y a toujours cet équilibre difficile à trouver entre l’ego et le travail collectif. J’ai travaillé treize ans dans un journal très intéressant, mais qui survalorisait les egos des gens, et là, depuis que je suis à Reporterre avec – et j’ai eu du mal, au début ! – un raisonnement beaucoup plus collectif, je découvre l’intelligence collective et le fait de se faire confiance. « Tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin ». Apprendre cette intelligence collective, se faire confiance les uns les autres, trouver cet équilibre où il faut, à la fois, que les qualités de chacun s’expriment au mieux, c’est quelque chose de très précieux.

Donc, en résumé, je dirais : ne pas se décourager, savoir dire non, et chercher l’intelligence collective. On n’avance vraiment que si on le fait ensemble.

LVSL – Ces certitudes que vous vous êtes forgées, ou d’autres, comment en traduiriez-vous certaines en politique publique ?

HK : Il faudrait savoir dire aux gens « Écoutez, il faut réduire la consommation matérielle et la consommation énergétique. On ne s’en sortira pas si on ne va pas dans ce sens-là ».

Collectivement, parce que dans un pays comme la France, on est un pays riche, et il faut qu’on sache faire ça. Et ça, d’une certaine manière, c’est savoir dire non à une certaine facilité de l’époque, aux lobbies, à la publicité, à beaucoup de choses.

Travailler ensemble, c’est redonner le vrai sens du collectif, mais je ne sais pas si ça vient d’en-haut ou si ça vient plutôt d’en-bas… L’entreprise néo-libérale à partir des années 80 n’a pas été seulement de développer la politique néo-libérale, de casser le Code du travail, de faire la mondialisation, de faire une réforme fiscale au profit des riches, de libérer les marchés financiers, etc. , même si tout ça a joué. C’est plus profond, c’est une vraie dimension culturelle, il y a une vision du monde qui s’est exprimée dans le capitalisme nouveau, et la formule de Margaret Thatcher « Il n’y a pas de société » est très révélatrice. Il n’y a pas de société dans l’esprit de ces capitalistes, parce qu’en fait, le lien social n’existe pas, il doit se faire à travers le lien du marché, donc le lien de l’échange. Et donc, ça a eu un effet très concret, et très difficile, presque plus pour – j’allais dire – les  jeunes générations, puisque j’arrive à un certain âge, comme on dit. C’est que des liens ou des habitudes de solidarité collective, même dans des sociétés qui pouvaient être très conflictuelles, se sont dissipés, très affaiblis, voire évanouis.

Il y a donc une culture de l’individualisme qui imprègne totalement la société. En termes de politique publique, maintenant, il y a des enjeux très profonds qui consistent à savoir retisser ce vivre-ensemble, cette intelligence collective, dont je parlais tout à l’heure.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline, le journalisme, dans la planification de la transition ? À quel niveau votre discipline intervient-elle par rapport à la décision ? Avez-vous déjà imaginé une structure qui permettrait de faciliter cela ?

HK : J’aurais aussi du mal à dire que le journalisme est une discipline, mais je l’ai défini plutôt comme un métier, un savoir-faire, donc on peut considérer que dans tout métier, dans tout savoir-faire, il y a une discipline interne. Dans ce cas-là, on peut accepter le mot… Mais malgré tout, le journalisme restera toujours d’informer. On n’a pas à jouer un rôle dans la planification, puisque le journalisme est aussi, toujours, l’expression de la liberté. Je le vis totalement comme ça, c’est ma valeur cardinale.

On pourrait, au regard de ce que j’ai dit tout à l’heure, et de la ligne directionnelle qu’a un journal comme Reporterre, – et j’aimerais beaucoup que d’autres médias aient ce type de ligne rédactionnelle, dire par exemple, pour faire simple, entre le choix des néo-libéraux qui vont nous dire : « On continue comme avant et c’est la technologie qui va nous sauver », et d’autres qui diraient, même si le mot heurte : « Il faut une planification, une organisation collective des efforts communs pour savoir comment on réduit la consommation matérielle et énergétique, pour permettre une meilleure distribution des richesses et un meilleur bien-être généralisé ». On pourrait être plutôt en empathie avec ce point de vue, mais on garderait toujours un regard de journaliste, c’est-à-dire qu’en aucun cas on ne pourrait être instrumentalisé, même par des gens avec qui on est plutôt en accord. Donc, on ferait notre travail d’information le mieux possible, mais en donnant aussi – parce qu’il y a toujours des choses qui ne vont pas tout à fait bien – le regard de ceux qui ne vont pas, etc.

Donc, je ne sais pas quelle place on aurait, parce que, en tout cas personnellement, je refuserai toujours d’être instrumentalisé.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, quelles propositions concrètes lui feriez-vous ?

HK : Puisqu’on est en France, surtout dans le cadre d’une Vème République qui donne un rôle totalement absurde au président de la République, je dirais au candidat – ou la candidate, parce que j’aimerais bien que ce soit une femme – qu’il ou qu’elle aurait pour premier objectif de sortir de ce système. Il faut sortir de ce présidentialisme qui est maintenant destructeur et il faut d’abord (ou en même temps, je ne sais pas), déconnecter l’élection législative de l’élection présidentielle.

Ce serait vraiment la première chose que j’aimerais dire, mais je pense que je n’aurais pas à le faire, parce qu’une fois de plus, des candidats et candidates, des politiques vont arriver, des partis le disent déjà, ils ont bien raison.

On ne peut pas faire une transition écologique si on ne refonde pas les instruments de la délibération collective et de l’effort commun. Quand on va dire qu’il faut diminuer la consommation matérielle et énergétique pour vivre mieux, il va falloir y réfléchir et le décider en commun, par une redistribution des richesses, parce qu’évidemment, on ne va pas demander le même effort, ou le même engagement aux classes moyennes, aux gens qui sont pauvres, et à ceux qui sont tout en haut… Ceux qui sont tout en haut, il faut vraiment les faire descendre de leur échelle et redistribuer la richesse pour aller collectivement dans cet effort. Cela, ça passe entre autres par des instruments politiques, qui s’appellent les institutions, et donc la question institutionnelle est tout à fait liée aux formes de transactions écologiques que l’on veut engager.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

HK : Pour nous, ce sont des sources d’information, en fait. Nous travaillons ensemble. Quel est le rôle d’un média ? C’est de donner la parole, de faire connaître, de mettre la lumière sur des gens qui ne sont pas assez connus, ou qui font quelque chose de très utile.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

HK : Je ne me pose absolument pas cette question. Le dernier bouquin que j’ai écrit s’appelle Tout est prêt pour que tout empire, sous-titré 12 leçons pour éviter la catastrophe.

La question de l’optimisme ou du pessimisme n’est pas, pour moi, une question très intéressante.

Si on regarde en tant qu’écologiste, du moins en tant que personne qui prête une attention constante à ce que nous apprennent les scientifiques, les naturalistes, et par les observations que chacun peut faire maintenant, on ne peut qu’être catastrophé… Si on voit les informations sur le climat, sur la disparition des insectes, sur la biodiversité, sur l’évolution des paysages, qui, dans un pays comme la France, est surprenante, on ne peut qu’être absolument pessimiste.

Et puis après, on est vivant, on est jeune, ou moins jeune, peu importe… On a de l’énergie, il y a tellement de belles choses qui se font, tellement de belles alternatives, tellement de gens en ce moment qui se bagarrent, il vaut mieux se dire qu’on est ensemble. L’énergie collective, et les bons moments passés ensemble, et les victoires que parfois on remporte, même si elles sont ponctuelles ou parcellaires, ça donne de l’énergie, ça donne le moyen d’être ensemble. Et, quelque part, cette joie collective va irradier, elle va se transmettre.

L’époque est au fatalisme, elle est de dire que l’idée d’effondrement est très largement partagée. Maintenant, il n’y a plus que les riches, les Bolloré, les Arnault, les Macron qui n’y croient pas, mais le corps social a vraiment intégré ça. Mais les gens pensent qu’on ne peut pas changer. Il y a une formule de Žižek qui dit que les gens ont plus de facilité à croire à la fin ou à la destruction de la planète, qu’à la fin du capitalisme, et il a totalement raison, on en est là. Alors qu’en fait, ce fatalisme du capitalisme, c’est-à-dire du système destructeur actuel, on peut le renverser. Et donc si on a des îlots, qui se mettent en archipel, qui, sur tel ou tel point, arrivent à faire des choses en commun, à gagner des batailles, ils vont donner confiance aux autres. Il faut aller relativement vite, mais peu à peu, ça peut entraîner. Donc, en ce sens-là, je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je ne sais pas si cet archipel va se faire.

Nous, nous avons un poste d’observation qui, à la fois, nous fait regarder avec beaucoup d’attention tous les symptômes de l’effondrement, de la crise, et qui en même temps nous fait voir toutes les semences, tous les germes de l’énergie et de l’épanouissement.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

8. Le sociologue : Stéphane Labranche | Les Armes de la Transition

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : à quoi sert un sociologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Stéphane Labranche : Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, parce que le lien entre sociologie et climat n’est pas évident. Pendant longtemps le climat était une question de nature, de science, de chimie de l’atmosphère, de glaciologie, etc. Sauf que ce sont les activités humaines qui contribuent au changement climatique, et les effets du changement climatique sur la nature vont être ressentis aussi sur nos activités. Donc il y a ces liens-là, très complexes, à faire entre société et climat, et c’est comme ça que je l’aborde.

Je n’ai pas choisi d’aborder la sociologie pour aller vers le climat, c’est plutôt un ensemble de coïncidences. Je faisais une étude en 2003 sur les barrages, et j’ai remarqué que certains mouvements écologistes d’opposition au barrage avaient des arguments qui concernaient l’impact local sur l’environnement, ce qui fait sens. Mais quand je leur posais la question «  oui, mais en termes d’énergie propre, est-ce que ce n’est pas mieux que de faire une centrale à charbon ? », je me retrouvais face à une dissonance cognitive, à des évitements de réponses, etc… Là, je me suis dit qu’il faudrait que je comprenne mieux ce qu’est le changement climatique. Il n’y avait rien en sciences humaines et sociales en 2005, et je me suis dit c’est ce que je veux faire. J’ai donc commencé à lire des choses assez scientifiques sur le changement climatique. La science m’a convaincu de l’urgence et de l’importance du changement climatique. Je me suis dit qu’il y a des questions fondamentales de société, de civilisation, de mode de vie, de quotidien, à poser par rapport au changement climatique, et il me semblait que les méthodes de sociologie étaient les meilleures pour faire ça.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, nous raconter une de vos journées-types ? Quelle est votre méthodologie de travail ?

SL : C’est surtout de la lecture, sauf quand je suis dans une période de recherche de terrain. Là, je vais faire des entretiens semi-directifs à domicile, en face-à-face avec des gens qui ont été choisis par rapport à des critères, des facteurs différents. L’idée aussi, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas toujours intéressés par le changement climatique, ou disent l’être mais qui ne le sont pas, et d’autres qui le sont, pour avoir une représentation correcte de la société. C’est donc une première méthode : je vais chez les gens, je leur pose des questions. Ensuite je publie des rapports qui sont très vivants, très humains. En fait, je raconte un peu la vie des gens, des blagues, des observations qu’ils ont faites, des contradictions, des choses qui peuvent être complètement à côté de la plaque, et qui en disent long sur le lien entre les perceptions des gens du changement climatique, et leurs pratiques quotidiennes.

Je procède aussi par sondage, je peux faire des enquêtes (ce n’est pas moi qui les fais personnellement, bien sûr, on embauche des boites pour ça !), des sondages à grande échelle par téléphone, et ça peut être aussi des questionnaires par internet.

LVSL : Quel est votre but ?

SL : J’ai un but scientifique, c’est à dire comprendre ces relations, ces interactions entre des groupes divers de la population allant de « j’en ai rien à foutre, je m’en fous », à « je suis super impliqué-e, et je change, et je veux changer et ça m’amuse de changer », et toute la palette entre les deux. Ça, c’est un but scientifique. Mais quand on travaille sur le changement climatique, ce n’est pas assez d’essayer de comprendre et de faire de l’analyse. À un moment donné il faut basculer dans autre chose, ce qui provoque parfois de drôles de discussions avec certains collègues. Cette autre chose, c’est de la préconisation, des recommandations de politiques publiques, de mesures, d’améliorations, ou même, parfois, c’est dire « non, ne faites pas ça, ça ne marche pas, ce n’est pas une bonne idée ».

Dans ce cadre, j’ai été impliqué dans plusieurs comités sur la loi sur la transition énergétique, sur les stratégies nationales de l’adaptation, à l’O.N.E.R.C. [Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, N.D.L.R.]; et puis j’ai été beaucoup plus impliqué au niveau des collectivités territoriales.

C’est un choix que j’ai fait – parce que je fais du terrain – de faire de la politique publique territoriale. Je préfère ça, je trouve ça plus réel, plus pragmatique que de faire de la préconisation au niveau national (ça manque un peu de réalisme). Au niveau territorial, je suis plus les deux pieds dans la boue : je parle à des gens, je sais comment ils fonctionnent, ils me le disent, et ensuite on peut toujours analyser les contradictions !

Mais pourquoi ai-je envie de faire ça ? Parce que, pour moi, c’est là qu’est le cœur du combat contre le changement climatique.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

SL : La première certitude, et ce n’est pas un message qui est toujours facile à entendre de la part des gens impliqués et engagés, c’est que si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, il ne faut pas nécessairement en parler… C’est à dire, s’il faut parler de confort, de ludisme, parler d’autres manières de vivre, etc, toutes mes études mènent vers une seule conclusion sur ce point : en soi, le changement climatique n’est pas une motivation pour les changements de pratiques ou de modes de vie. En revanche, parler de changement climatique à travers le fait d’expliquer pourquoi, par exemple, on fait des politiques publiques sectorielles, de rénovation du bâtiment, de restriction de la voiture, ça aide à faire mieux accepter les politiques contraignantes. Mais ça n’amène pas des changements de pratiques, sauf pour une minorité de la population (environ 15% de la population), qui, elle, est dans ce type de mouvement. Pour les autres, oui, c’est important, mais ça dépend des phases de vie, si on a un deuxième enfant, si on déménage en campagne, etc… Pour moi, c’est très important.

Ce qui a des grosses implications sur les campagnes de sensibilisation, sur les campagnes d’information, c’est ma deuxième certitude : l’information, en soi, n’amène pas des changements de pratiques non plus. Elle explique pourquoi on demande des changements de pratiques. Les changements de pratiques peuvent avoir lieu quand on fait de l’accompagnement.

Juste un exemple très simple : on veut encourager les français à devenir plus végétariens. On peut le leur dire 150 000 fois, ça ne changera pas grand chose au final. Ensuite, les vidéos un peu choc sur l’éthique animale ont eu un effet. Il y a plus de flexitariens qu’avant, c’est une des raisons premières depuis trois ans. Autre chose, si vous voulez que les gens deviennent végétariens, publiez de bons livres de recettes végétariennes ! Tous simplement… Si vous voulez que les gens changent de pratiques au quotidien, dans leur domicile, il faut leur dire comment. Il faut leur donner des astuces, des trucs : de plus en plus de programmes comme « Défi Famille » ou « Energie Positive » le font très bien. L’A.D.E.M.E. [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, N.D.L.R.] a aussi des séries d’astuces qui sont plus ou moins lues par la population, car il y a trop d’informations – les gens ne se sentent concernés par tout et ne savent pas comment aller la chercher. Sauf pour les très engagés qui, de toute façon, on déjà fait un premier tri !

Là-dessus, ça veut dire que moi, quand je fais des préconisations, je dis « l’information, la sensibilisation, c’est bien, mais il faut aussi faire autre chose à côté ». Il faut donc être beaucoup plus pragmatique, plus empirique et plus terre à terre au quotidien.

Il ne faut pas oublier que le changement climatique nous arrive un peu comme un nuage sur la tête, mais au quotidien, on continue à vivre, on continue à se déplacer, on continue à se nourrir, à faire du sport, on continue à faire des loisirs, à regarder la télé, etc… Ce quotidien, il est profondément enraciné, on a des habitudes, on a des façons automatiques de faire les choses. Et là soudainement, il y a ce truc qui nous arrive et qui dit « non, vous ne devriez plus faire certaines choses de la même manière qu’avant »… Donc, ce n’est pas compliqué, c’est le poids du quotidien, avec le poids d’une idée, d’une compréhension rationnelle au niveau du cortex, qui vient se confronter à des habitudes, à des envies physiques, à des désirs, à tout ça…

LVSL : Toutes ces certitudes, comment les traduiriez-vous dans le cadre de politiques publiques, concrètement ?

SL : C’est un peu ce que je disais en fait. Quand je fais de la préconisation en politique publique, je vais faire certaines préconisations sur la sensibilisation : comment parler aux gens sur le changement climatique ou l’adaptation, par exemple. Quel genre de mots utiliser. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est l’adaptation, sinon il faut, tout d’abord, leur expliquer ce que c’est. Mais ensuite, c’est de dire « Bon ! La sensibilisation c’est bien mais il faut les aider, encore une fois, à agir ». Et là, ce qui est important et devient plus complexe, c’est que dans une population française, on n’a pas une population, on en a plusieurs, avec des niveaux d’engagement, d’intérêt, des contraintes et des capacités différentes. Tout dépend des secteurs : une partie de ces capacités, de ces contraintes, sont liées au boulot. En fait, on peut se retrouver en train de faire une campagne de sensibilisation qui est peut-être à grande échelle, mais qui va marcher plus ou moins bien. Donc, il faut cibler le type de discours qu’on porte et le type de pratique que l’on veut engager, auprès de certaines catégories de la population. Par exemple, si l’on veut parler de qualité de l’air, il y a un groupe de population qui devrait être ciblé, ce sont les professionnels de la santé. Vous voyez un peu l’interaction entre les deux… L’idée est là, en fait : c’est de comprendre comment différents groupes de la population – et quel type de facteur nous permet d’identifier différents groupes – sont capables de recevoir un message (ce message du changement climatique, de l’atténuation, de l’adaptation), et comment, ensuite, dire « voici ce que vous pouvez faire au quotidien », « ce que vous pouvez faire dans votre boulot », « si vous avez un deuxième enfant, faites attention », etc…

LVSL : Et quelle devrait être la place de votre discipline, la sociologie, dans la planification de la transition écologique ? Concrètement, à quel niveau intervient-elle par rapport à la décision politique ? Avez-vous pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

SL : Il y a plusieurs questions, dans cette question. La première question c’est que, pendant longtemps, les questions climat et d’énergie étaient emparées par les sciences naturelles, la techno et l’économie. Donc, on parle de transition énergétique, automatiquement on parle de nouvelles technologies. Et là, on demandait au sociologue après coup en disant « il faudrait peut-être venir parce que sur notre projet il y a des gens, et ces gens, peut-être que, finalement, ils n’aimeront pas ce qu’on veut faire, ou ils ne l’utiliseront pas de la bonne manière… ». Et la première réaction, jusqu’à il y a 7 ou 8 ans, c’était de dire « comment la sociologie peut-elle nous aider à faire en sorte que les gens agissent correctement par rapport à ce qu’on veut ? » Et là, le sociologue arrive et dit « ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne fait pas du marketing ! Et on ne fait pas de manipulation psychologique non plus… On essaie de comprendre les freins et les obstacles à l’appropriation d’une nouvelle technologie. Ensuite, à vous de voir ce que vous voulez faire avec ces freins ».

Ce qu’on constate, depuis 5-6 ans, c’est un changement là-dessus. La sociologie est de plus en plus interpellée au début des projets, pour être capable, par exemple dans le cadre d’une innovation technologique, de voir comment l’innovation technologique peut être mieux appropriée dès le départ, parce qu’on peut la rendre plus intéressante, et parce que les usagers ont peut-être aussi de bonnes suggestions à faire. C’est une première chose.

Enfin, on peut faire un parallèle avec les politiques publiques en général. Il est trop tard une fois que la politique publique est déjà en opération, pour demander au sociologue de comprendre des choses. On peut toujours faire une compréhension après-coup, mais c’est peut-être plus efficace de la faire avant-coup ! Lorsque l’on a des projets de mesures ou d’accompagnement, on les teste auprès des populations, on regarde ce qui fonctionne ou pas, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut jeter, et ensuite, on dit « votre politique publique, pour qu’elle soit la plus efficace possible en terme d’acceptabilité, en terme d’appropriation, en terme d’impact sur les différents groupes de la population, voici ce qu’on peut faire ». L’idée, c’est donc de faire remonter ça.

Je dirais qu’il n’y a pas une instance qui soit mieux placée que les autres pour intégrer ce type de démarche… Toutes les instances de décision, même dans le privé, pourraient, ou devraient être sensibles à ce type de question. Ce n’est pas toujours le cas mais, franchement, depuis le temps que je travaille dessus (depuis 2003-2004), il y a eu de gros changements, avec un tournant vers 2012. Je dirais que c’est à partir de ce moment-là que la sociologie a commencé à monter en puissance au niveau  européen, en terme de politique énergétique – on l’a vu dans les appels d’offres. Même chose au niveau national avec les stratégies nationales de l’adaptation en France (dans certaines villes c’était déjà le cas depuis beaucoup plus longtemps). Pourquoi ? Parce qu’au niveau territorial, les élus sont en contact direct avec la population. Ils savent que ce problème, ou cet enjeu d’appropriation, de communication, de compréhension, de résistance ou d’engagement est complexe, mais ils sont au contact. Donc, pour eux, avoir de la sociologie dès le départ, ce n’est pas aberrant du tout, c’est normal. Ce n’était pas le cas partout, mais là, ça change… Ce qui me fait dire que je travaille encore plus qu’avant !

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui préconiser, en tant que sociologue ?

SL : Là-dessus, je reviens un peu à mes grands constats de tout à l’heure. C’est à dire que oui, il faut faire de la sensibilisation et de la « conscientisation », comme on dit au Québec. Il faut faire comprendre d’une manière aussi simple que sérieuse possible, les impacts du changement climatique et les interactions complexes, en faisant la part des choses entre adaptation et atténuation – il ne faut pas qu’il y ait des confusions à ce propos. L’adaptation, ce sont les efforts que l’on fait pour se préparer aux futurs impacts du changement climatique – futur pas très éloigné d’ailleurs… Je ne dit pas « futur dans 30 ans » : si l’on veut être prêt pour ce qui se passera en 2050, il faut commencer à y penser bientôt. L’atténuation, ce sont tous les efforts que l’on fait pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : plus on fait ces efforts là, moins on aura besoin de s’adapter.

Le constat est que maintenant, malheureusement, on continue de trop émettre. Il faut donc sérieusement commencer à s’attaquer à l’adaptation.

L’autre enjeu qui est souvent confondu dans les études, dans les discours des politiques et dans la population, c’est l’enjeu qualité de l’air, pollution et changement climatique. Et parfois les trois sont utilisés de manière interchangeable dans la même phrase, sauf que, chimiquement, ça n’est pas la même chose, et en terme de pratique ça ne renvoie pas du tout aux mêmes secteurs de la vie quotidienne. Donc ce sont trois choses qu’il faut absolument distinguer, ne jamais parler de ces trois choses-là dans le même discours ou dans la même phrase.

C’est une première recommandation, vraiment bien distinguer, pour être sûr que le message soit vraiment bien entendu correctement sur chaque point. Ça, c’est une première chose.

Deuxième chose, la sensibilisation. C’est important d’en faire, ça permet aux gens de comprendre. Mais si on fait l’erreur de penser que la sensibilisation, en soi, amène à des changements de pratiques, à des changements de mode de vie, on se trompe, et on se trompe tellement que l’on peut produire des effets qui font que, 5 ans plus tard, on se demande pourquoi il n’y a pas eu de changement… C’est parce que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas compliqué : une fois que l’on a fait une campagne de sensibilisation, il faut dire « comment fait-on l’accompagnement ? ».

Et enfin, il y a une grosse partie des politiques publiques, en France – il y a des débats, il y a des controverses, ce n’est pas le problème – mais  il y a de grosses parties des politiques nationales et territoriales en France qui visent justement à faire cet accompagnement.

On revient à la taxe carbone… La taxe carbone dans son objectif, dans son esprit, c’est sensé prendre de l’argent sur des énergies fossiles qui contribuent au changement climatique, et ensuite on est sensé l’utiliser pour faire des rénovations énergétiques, pour baisser la facture, pour améliorer le confort, pour développer de nouvelles technologies, pour améliorer le parc automobile, etc… Ça, c’est l’objectif qui était visé. Sauf que dans la présentation à la population, on se retrouve face à des représentations sociales et des réactions-réflexe psychologiques quasi-innées, dès qu’on entend le mot « taxe », on dit non. Quelle que soit la quantité d’explications et de justifications qu’on peut faire après, le mot taxe fait NON. Et donc ça, c’est un problème. Même si l’idée est bonne derrière, il faut penser à d’autres manières de faire. Il y en a d’autres ! L’aide financière pour la rénovation des bâtiments… Le problème particulier en France, c’est qu’il y a eu quelques études de faites sur les copropriétés, et l’on s’aperçoit qu’il y a pas mal de copropriétés qui arrivent à la décision de ne pas faire de travaux avant même de savoir combien ça leur coûte. Ils n’ont même pas le temps de faire un bilan économique sur le retour sur investissement, « c’est trop compliqué » ; et puis il y a des propriétaires qui ne sont pas dans le même bâtiment, ils n’en ont rien à faire, ça ne leur rapporte rien, donc ils disent non ; les locataires ne savent pas s’ils vont être là dans 5 ans ; les gens qui ont déjà un enfant et qui veulent en avoir un deuxième vont probablement déménager… On accumule tous ces facteurs sociologiques différents pour arriver au fait qu’il y a environ la moitié du nombre de rénovations prévues en France qui sont effectivement menées.

LVSL : Travaillez-vous au quotidien avec d’autres chercheurs, des spécialistes de disciplines différentes ? Comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

SL : Presque toujours… Parfois facilement, et des fois difficilement ! J’ai beaucoup travaillé avec des ingénieurs de l’énergie, des économistes de l’énergie aussi ; je travaille aussi parfois avec des sciences nature, etc, et c’est intéressant. Ce que je remarque c’est que les sciences humaines et sociales vont rarement rechercher les économistes, les technos, les ingénieurs, alors que eux viennent nous chercher. Je pense qu’en général, en sciences humaines et sociales, on est peut-être un peu moins ouverts aux autres, ou peut-être que l’on a peur de leurs compétences, je ne sais pas. Mais de toute façon, quand on travaille sur le climat/énergie, je ne vois pas comment on peut travailler autrement qu’en multi-disciplinaire… Lorsque ce sont des questions hyper-ciblées, avec des petites enquêtes ciblées, un sociologue doit suffire. Mais quand on commence à parler de plus gros projets, de recherches (par exemple sur l’urbanisme), si l’on n’a pas un économiste, un urbaniste ou un architecte, on ne peut pas tout comprendre, c’est impossible. Donc, on rate des choses.

Le travail avec certains est assez facile parce qu’ils ont l’habitude de travailler avec un sociologue, et moi, j’ai l’habitude de travailler avec eux aussi. On voit bien les limites de chacune de nos disciplines et on se titille un peu sur les limites de l’autre… Ça c’est plutôt rigolo, c’est fait dans la bonne humeur, mais on se nourrit mutuellement, aussi. Depuis quelques années je suis moins ignorant sur les questions d’économie par exemple. Je ne peux pas faire une analyse économique ! Mais je peux mieux la prendre en compte quand je fais des analyses de sociologie. Donc c’est une première chose.

Parfois, sur le travail effectif d’écrire un rapport ensemble ou de rédiger une analyse, les aller-retours sont plus compliqués que ce qui peut paraître. Par exemple, une équipe d’économistes avec qui je travaille pas mal parle de « régime économique ». En sciences politiques, on travaille aussi avec la notion de régimes internationaux, et au bout de 3-4 ans, on s’est aperçus qu’en fait, on ne voulait pas dire la même chose… Donc nous avons organisé une petite conférence, afin de voir comment les deux disciplines voient la théorie des régimes. Ce sont des pièges de notions, avec un même mot qui renvoie à des notions différentes; c’est une chose de laquelle j’ai beaucoup appris.

L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsque l’on travaille avec une discipline un peu nouvelle, avec des interactions un peu nouvelles, il faut prendre le temps, avant de commencer le projet de recherche ou l’écriture, de s’asseoir pendant quelques heures et de se parler mutuellement de comment on aborde la chose, qu’est-ce qui nous intéresse, le type de questions que l’on pose ; et ensuite on peut commencer à faire une méthodologie qui peut être un peu transversale. Mais si l’on n’a pas cette discussion-là avant, on perd quatre fois plus de temps, plus tard, quand on est en plein milieu du travail.

LVSL : Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

SL : Les deux. Je suis désolé, je ne peux pas vous donner une réponse binaire là-dessus…

Quand je regarde où l’on en était en 2003-2005, quand j’ai commencé à travailler là-dessus, franchement, on pataugeait… il n’y avait pas d’évaluation, pas de retour sur expérience. Quand on regarde seulement le cheminement depuis 10 ans, le progrès qu’on a fait est énorme. Ce n’est peut-être pas si rapide pour l’urgence climatique, mais quand on considère où on en était, et où on en est maintenant, en termes de politiques publiques, en termes de compréhension, c’est vraiment un gros effort, une grosse amélioration. Donc à ce propos je suis optimisme !

Le pessimisme vient de ce que chaque fois que le G.I.E.C. sort, encore une fois, un de ses rapports principal ou annuel sur des thématiques spécifiques, les nouvelles sont chaque fois moins bonnes que l’année précédente ! Et donc, l’urgence climatique est encore de plus en plus pressante : c’est ici que je ressens un peu de pessimisme. Malgré le fait que nous avançons beaucoup plus vite qu’avant, que nous comprenons tellement plus de choses, nous n’arrivons à aller assez vite. Et pour aller assez vite, que faudra t’il faire ? Réalisé une rupture technologique énorme, une rupture sociétale, une rupture civilisationnelle ou culturelle ? C’est trop… Sauf que, si on ne le fait pas, à un moment donné, on va peut-être se retrouver avec un gros bordel, comme on dit. On va donc se retrouver avec une rupture, mais une rupture forcée plutôt qu’une rupture planifiée. Une rupture forcée va toujours être plus violente qu’une rupture planifiée.

C’est ce qui m’inquiète le plus. Je dirai que ma génération (au-dessus de 50 ans), va avoir le temps de voir des choses pendant 25 ans. Mais mon fils, lui, va vivre dedans pendant au moins 40% de sa vie. Voilà un de mes moteurs.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

7. Le neuroscientifique : Thibaud Griessinger | Les Armes de la Transition

Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un neuroscientifique dans le champ de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Thibaud Griessinger – J’ai un doctorat en neurosciences cognitives, mais le champ dans lequel je me place actuellement c’est celui des sciences cognitives. On peut dire que c’est un programme de recherches qui a pour but de naturaliser l’esprit humain, et qui regroupe toutes sortes de disciplines comme la psychologie, l’anthropologie, la robotique, etc. auxquelles les neurosciences contribuent activement.

Ce programme de recherches a pour but d’améliorer la connaissance de notre cognition, de comprendre les substrats biologiques qui mènent à des mécanismes cognitifs, et comment ces mécanismes vont pouvoir générer nos comportements, et in fine façonner notre organisation collective.

Ce qui est au cœur de ces recherches, c’est de croiser les approches et les disciplines. Par exemple, mon doctorat en neurosciences – on s’intéresse aux interactions sociales, comment on décide, ce qu’on apprend avec et sur autrui – était en interaction avec les neurosciences computationnelles, l’économie comportementale et la psychologie sociale. Donc, au sein de mon doctorat ou de mes études, dans le champ des sciences cognitives, on croise déjà toutes ces disciplines et ces approches.

Durant ces dernières années, il nous a paru évident que les connaissances qu’on avait sur le comportement, sur la manière dont on fonctionne, pouvaient apporter quelque chose sur des problématiques sociétales, au même titre que tout un tas d’autres disciplines. On le voit actuellement sur la question de l’éducation, où les sciences cognitives – entre autres – peuvent apporter des outils pédagogiques aux enseignants.

De la même manière, je suis concerné depuis quelques années par la question écologique, et on pensait qu’il était possible de faire un pont entre ces domaines de recherches et la question écologique, d’amener ces connaissances sur le comportement pour essayer de mieux penser à cette question de la transition, du changement de nos comportements.

LVSL – En quoi consiste votre activité ? Quelle est votre méthode de travail et à quoi ressemble une de vos journées types ?

TG – J’ai deux casquettes. La première, c’est d’être chercheur-consultant en sciences comportementales, et mon métier c’est d’accompagner la prise de décisions ou les actions écologistes d’acteurs de terrain, notamment de décideurs publics (économie circulaire, réparabilité, recyclage, covoiturage, etc.). Les missions vont vraiment dépendre des comportements que les décideurs publics souhaitent accompagner pour le citoyen. Mon rôle est d’essayer de leur donner des clefs de lecture sur ces comportements, d’essayer de poser un diagnostic un peu fin sur les freins comportementaux potentiels… Par exemple, pour le covoiturage, il y a tout un tas de freins qui peuvent dissuader les individus de faire du covoiturage : le confort, les habitudes, etc.

Ma deuxième casquette, c’est celle de chercheur indépendant. Il y a quelques mois, on a monté un groupe de recherche indépendant, avec une dizaine de jeunes chercheurs, qui a pour but de générer de nouvelles connaissances sur la nature des freins et des leviers qui vont conditionner différents types d’actions écologistes.

Notre but est de créer un pont entre la recherche académique et les actions de terrain. Le but de ce groupe de recherche qui s’appelle ACTE Lab – ACTE pour Approche comportementale de la transition écologique – c’est vraiment de créer une passerelle entre ce que l’on sait sur les comportements et comment ils peuvent être pris en compte dans les différentes actions, que ce soit de la sensibilisation ou de l’accompagnement de politiques publiques.

Dans ce groupe de recherche là, on a principalement trois volets d’actions qui concernent la recherche :

1 – Essayer de synthétiser les connaissances qu’on a sur les comportements dans la recherche fondamentale, et voir quelles hypothèses peuvent se poser, en termes de freins ou de leviers comportementaux sur le terrain.

2 – Faire le mouvement inverse : essayer de comprendre quels problèmes rencontrent les acteurs de terrain, essayer avec eux de coconstruire des projets de recherches-actions, d’accompagnement, et d’essayer en contrepartie d’avoir une information sur la nature des facteurs qui vont conditionner ou peut-être freiner, la question de la transition écologique.

3 – Organiser des séminaires, des colloques, de manière à acculturer le monde de la recherche académique et le monde des acteurs de terrain.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre objectif ?

TG – Mon objectif est d’essayer de créer un espace entre le domaine de la science et la société, et de faire en sorte qu’il y ait une plus grande perméabilité entre ces deux sphères-là ; que la science contribue à des problématiques aussi sur des questions écologiques, mais également que les citoyens se sentent engagés dans les questions scientifiques ou soient générateurs de connaissances. Qu’il y ait un échange de savoir, ça, c’est mon objectif.

Une chose qui m’anime énormément : essayer de montrer qu’on peut mettre ces connaissances sur les mécanismes cognitifs à disposition du bien commun, et non de nous manipuler. Parce qu’ignorer ces contraintes-là, quelque part, ignorer la matière humaine, c’est faire des plans qui sont irréalisables ou inadaptés.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, ou trois concepts que vous avez développés au fil de vos travaux ?

TG –  La première est qu’on a une perception, une compréhension du monde qui est assez partiale. Notre attention, nos capacités de traitement de l’information sont limitées, et notre cognition repose beaucoup sur des principes qu’on appelle « d’inférence » : la capacité de pouvoir extrapoler à partir de nos connaissances sur les données manquantes, pour pouvoir justement naviguer dans ce monde-là qui est incertain, du point de vue du cerveau. En plus de ce principe d’inférence, on va avoir des petites règles simples, des heuristiques, qu’on va mettre en place, pour pouvoir avoir des comportements qui seront peut-être approximatifs, mais vont fonctionner la plupart du temps, malgré le fait que l’on ne puisse pas tout voir et que l’on n’est pas omniscient.

La conséquence de ça, c’est que beaucoup de notre perception du monde est teintée de nos croyances, de notre expérience, des interactions sociales qui nous ont forgés. Donc quand on parle de la transition écologique, les connaissances qu’on peut avoir vont contraindre notre appréhension de cette problématique-là et, a fortiori, nos comportements.

On a cette propension à combler cette vision lacunaire du monde par ce que l’on pense, par nos opinions, et ça montre la nécessité des actions de sensibilisation. Tous ces acteurs de terrain qui font la sensibilisation, qui font la pédagogie sont nécessaires à faire en sorte qu’on parte sur un socle commun de croyances ou de convictions pour nous diriger dans la même direction.

Une deuxième conviction, ou plutôt propriété qu’on peut souligner sur la cognition c’est le fait qu’on a très peu conscience de nos propres comportements. On a un accès limité à ce qui dirige nos comportements, pour des raisons assez simples. L’une d’elles, c’est qu’on est conduit par énormément d’automatismes, d’habitudes, et ces automatismes-là sont assez efficaces, puisqu’ils nous permettent de pouvoir automatiser différents comportements. Si vous êtes venu ici, vous n’êtes pas forcément conscient du chemin que vous avez pris, en revanche, ça vous a peut-être permis, en parallèle, d’être sur votre téléphone, de parler à quelqu’un, de faire attention au paysage, etc. Ces automatismes-là sont, quelque part, nécessaires pour qu’on puisse appréhender le monde, sans devoir développer une énergie folle à être en contrôle permanent de ce qu’on fait.

Le pendant de cela, c’est qu’on a un contrôle sur nos actions qui est très limité. Déjà, on n’a pas le contrôle que de ce dont on est conscient, et en plus, une fois qu’on est conscient d’une habitude qu’on voudrait changer, il y a énormément d’inertie comportementale qui nous empêche de pouvoir changer ces habitudes. Encore une fois, que ce soit difficile, c’est un avantage. Si on pouvait changer extrêmement facilement nos comportements, on serait extrêmement fluide et on aurait une difficulté à appréhender le monde de manière certaine. Il en va de même pour la première propriété, c’est-à-dire que d’avoir des connaissances, ou des croyances, ou des opinions sur le monde, le fait qu’elles ne changent pas si facilement que ça, ça nous permet de partir avec des représentations, des certitudes, avec une vision stable du monde.

Il y a donc énormément de barrières aux changements, ce qui a conduit à ce concept de intention action gap, cette idée qu’entre l’intention et l’action, il y a un monde, et ce fossé va être difficile à combler.

Nos habitudes peuvent être changées, mais pour cela, il faut que les comportements qu’on va mettre en place soient relativement facilement accessibles et qu’on y voit un intérêt. Souvent, il faut qu’il y ait une récompense, un plaisir associé.

En ce qui concerne toutes les questions de changements de comportement par rapport à la transition, on voit qu’il y a tout un tas de comportements qui sont bénéfiques pour l’écologique qui sont soit inconfortable, soit perçues comme étant moins plaisantes. Il y a cet aspect du confort qu’il est important de prendre en compte.

Je me permets une petite digression, mais la société dans laquelle on est, notre société moderne, a quand même la propriété de s’adapter à nos comportements, plutôt que l’inverse, de manière à servir notre confort, notre plaisir ; on peut être livré en nourriture extrêmement rapidement, on a des paiements facilités, etc. Dans un environnement qui s’adapte à nos comportements, à notre plaisir immédiat, et c’est encore plus difficile de pouvoir mettre en place de nouvelles habitudes et changer vraiment de mode de vie.

Troisième point : les interactions sociales sont au cœur de notre psychologie et de notre individualité, on a une grande tendance à imiter les autres, donc à suivre des comportements collectifs, et même à suivre des normes sociales. La norme sociale, ce sont des règles implicites qu’on va suivre, sans avoir conscience de pourquoi elles sont là ; le fait de mettre une veste de costume, par exemple, c’est une norme sociale. C’est une fonction sociale, mais on n’a pas forcément conscience de ce qu’il y a derrière. Or, pour la transition, il y a un grand enjeu, ce que certains appellent changer de récit, ou en tout cas de « changer de culture », qui est de mettre en place de nouvelles normes sociales vertueuses d’un point de vue écologique.

Pour ce qui est de la capacité d’imitation, on a tendance à côtoyer des personnes qui vont partager nos croyances, nos opinions, les mêmes centres d’intérêt, donc se réunir autour des mêmes centres d’intérêt. Il va y avoir ces bulles sociales, qui précédaient Internet, qui vont apparaître et empêcher les comportements de passer d’une bulle à l’autre, ou qui vont contraindre des types de changements à une certaine partie de la population, à certains groupes sociaux, etc.

Ces propriétés cognitives là sont des propriétés générales, des grandes conclusions issues de résultats qui sont issus du domaine de la recherche académique, et qui peuvent poser des bases pour réfléchir à comment ces différentes propriétés vont impacter la transition sur le terrain. En revanche, il y a une autre propriété : l’importance des différentes propriétés citées va changer en fonction du contexte, du groupe auquel on appartient, etc. Il est donc important de sortir de la généralité et essayer de voir comment dans les territoires, dans certaines parties de la population, ces différentes propriétés vont s’exprimer et vont conduire, ou impacter, la transition écologique.

Quand on parle de transport, par exemple, les barrières ou les contraintes psychologiques vont être bien différentes que sur les questions de sobriété énergétique, ou des questions de consommation, etc. Il y a une nécessité de comprendre de quoi on parle, et qui est concerné par ces différents comportements, donc c’est un peu dans cet esprit-là que ACTE Lab se place : essayer de faire un travail sur chaque territoire, ou en tout cas, sur chaque spécificité, pour bien comprendre comment ces connaissances un peu générales de nous-mêmes peuvent s’articuler et aider à optimiser les actions écologiques.

LVSL- Concrètement, pourriez-vous nous donner des exemples de traduction de ce que vous venez de dire en politique publique ?

TG – Ces traductions-là ont été initiées dans plusieurs pays il y a une dizaine d’années, notamment en Angleterre : on retrouve des unités gouvernementales, ou privées, mais qui vont travailler pour la puissance publique, qui ont pour but d’adapter l’action publique aux comportements des citoyens pour éviter qu’elles soient hors-sol, décorrélées des vraies problématiques de terrain qu’on peut observer. Quand il s’agit de mettre en place des actions publiques pour essayer d’épauler les citoyens pour utiliser les moyens de transport en commun, par exemple, il est nécessaire de s’assurer qu’ils ont déjà accès à ces moyens de transports, et si c’est le cas, qu’est-ce qui les empêche d’opérer ce transfert-là s’ils ont l’intention d’opérer ces transferts, et qu’ils comprennent bien les enjeux qu’il y a à l’intérieur de ces transferts.

Donc, dans cette ligne-là, il y a tout un tas d’acteurs en France, et notamment je pense à l’équipe de la Direction interministérielle de la transformation publique, au gouvernement, où ils ont une équipe sciences comportementales qui essaye de faire rentrer ces sciences et ces approches dans les questions de politique publique.

J’ai rédigé un rapport pour la DITP il n’y a pas longtemps, qui reprend ce que ces sciences du comportement peuvent apporter aux politiques publiques, d’un point de vue théorique, mais également en citant tout un tas d’exemples sur des questions de transition écologique. Par exemple, le fait de prendre en compte quels sont les freins au gaspillage alimentaire, initié en Angleterre. L’idée, c’était d’essayer de jouer notamment sur l’information, faire en sorte que les citoyens, qui se retrouvent en situation de gaspiller énormément de nourriture et à produire un certain nombre de déchets soient au courant que des dispositifs de tri sont mis en place, et ensuite que ces dispositifs soient rendus saillants, de telle manière que ça pousse à l’action. Et donc, en jouant sur une information saillante, sa compréhension, sur l’accessibilité, sur toutes sortes de leviers qui sont dans l’environnement des citoyens, il est possible de conduire à pouvoir mieux gérer leurs déchets.

Cette approche a été initiée au départ par ce concept du nudge il y a une dizaine d’années : C’était l’idée qu’il était possible, en changeant l’environnement de choix ou les options qui étaient données aux différents individus, d’orienter leurs choix. Donc, si eux appelaient ça le paternalisme libertaire, cette idée qu’en changeant la disposition des différents aliments dans des cantines scolaires, par exemple, il était possible de conduire les élèves, en l’occurrence, à consommer plus ou moins d’aliments gras, salés ou sucrés. Ils en sont venus à l’idée que ça pourrait être un outil pour les politiques publiques, faire en sorte de changer l’architecture du choix, pour conduire les citoyens à des comportements plus écologiques.

À cela, il y a des limites éthiques évidentes : lorsqu’on a bien conscience des comportements, des barrières, des limites à ces différents comportements-là, une manière de pousser ou de faciliter le passage de l’intention à l’action chez ces citoyens c’est de jouer avec cette architecture du choix.

Ce que j’essaie de pousser un maximum, c’est de remettre ce nudge dans la perspective de l’approche scientifique. Le nudge n’est pas une solution magique qui peut permettre de pousser les citoyens à des comportements plus écologiques. C’est un outil parmi d’autres, et cet outil-là doit être entraîné dans un processus de décision ou de conception d’actions publiques qu’on va appeler « evidence based ». C’est un anglicisme qui a pour but d’exprimer le fait qu’il faut s’ancrer dans une connaissance du terrain, et dans des données autant que faire se peut. Cette approche d’evidence base a pour règle de, déjà, bien comprendre quels sont ces freins au comportement : est-ce l’accès à l’information ? Est-ce l’accessibilité à ces différentes options ? Est-ce que les citoyens n’ont pas conscience d’avoir cette chose-là à disposition ? Y a-t-il, autour d’eux, une norme sociale qui les pousse dans la direction opposée au recyclage ? Etc.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

Une fois qu’on a ces barrières bien en tête, on peut commencer à imaginer quels pourraient être les moyens d’actions publiques qui vont guider ces citoyens vers des comportements qui soient plus écologiques. Et ensuite, une fois qu’on l’a fait, on voir si ces différentes actions ont un quelconque effet sur les comportements qu’on essaie de guider, et si c’est le cas, essayer de regarder si, dans le temps, ça se tient. Ce n’est pas du tout dit que, parce qu’on met des poubelles de tri de différentes couleurs, les citoyens vont trier, et qu’en plus, ils vont maintenir leur niveau de tri dans le temps. Donc il y a une espèce de mécanisme à comprendre comment cette action évolue, est-ce qu’elle s’érode dans le temps, et d’essayer un maximum, si jamais ces résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu’on attend, de raffiner ces actions, d’essayer de comprendre pourquoi elles n’ont pas marché.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment doit-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

TG – Beaucoup des stratégies ou des préconisations qui sont faites en termes de transition écologique (qu’on parle d’économie circulaire, qu’on parle de rénovation thermique, ou même de circuit court, etc.) sont des stratégies ou des planifications très techniques. Simplement, à l’approche purement technique de cette transition, je vois au moins deux limites :

Premièrement, lorsqu’on imagine un monde dans lequel notre confort est préservé, où notre manière d’agir, nos plaisirs sont préservés, l’aspect technique propose de remplacer chacun de ces rouages par des alternatives qui sont écologiques, décarbonées (énergies renouvelables, etc.). Or il y a déjà un coût à ce remplacement, il y a un coût à la production de ces systèmes alternatifs, et il y a un coût à ce remplacement-là. Ce que négaWatt préconise, c’est d’attaquer la question d’abord par la sobriété, ensuite par l’optimisation de nos systèmes énergétiques, et ensuite, à la fin, par la question des alternatives techniques. Et la question de la sobriété, c’est déjà de diminuer notre consommation énergétique, en tant qu’individu, en tant que collectivité, en tant que société. Et pour diminuer cette consommation énergétique, on voit qu’il y a une dimension comportementale extrêmement forte.

Une deuxième limite à cette approche purement technique, c’est qu’on voit bien que la technique ne fait pas l’usage. Il y a ce qu’on appelle « l’effet rebond négatif », ou des optimisations techniques ou technologiques : par exemple, créer des voitures qui consomment de moins en moins d’énergie fossile. Sachant que ces véhicules consomment moins de carburant, et que ça revient moins cher, il va y avoir un usage accru de ces véhicules-là, de telle manière à ce que la résultante soit au moins pas aussi efficace que ces innovations techniques espérait qu’elle le soit. Donc entre la mise en place d’alternatives techniques et l’usage qu’on en fait, il y a quand même un monde, et je pense que la question de comprendre les comportements est primordiale. Donc, ces clefs qu’on peut fournir, elles nous permettent également de sortir de tout un tas d’impasses quand il s’agit de penser, de planifier la transition.

Il y a tout un tas de biais dont les décideurs sont porteurs, donc là, les sciences du comportement peuvent également apporter des réponses, pas simplement en termes de transition sur le terrain, mais également en termes de planification..

Il y a un point que je n’ai pas mentionné, mais qui est quand même assez crucial, c’est la question de la résilience. Parce qu’on a émis une quantité déjà conséquente de carbone dans l’atmosphère, pour faire en sorte que les conséquences du réchauffement climatique vont venir. Elles sont déjà là. Donc, même si on avait une approche décarbonée dans la semaine qui suit, il y a une inertie climatique extrêmement forte qui va nous conduire à des changements environnementaux, et donc sociétaux, assez importants. Donc les sciences du comportement ont également un rôle à jouer pour penser les questions de résilience : résilience des territoires, résiliences des communautés, etc. C’est quelque chose qu’on essaie d’explorer.

Une structure qui serait indépendante, qui se place au carrefour de ces différents points d’action, des différents acteurs de la transition, me paraît non seulement pertinente, mais nécessaire à développer pour essayer d’accompagner cette transition au mieux. C’est ce qu’on essaie de pousser avec le ACTE Lab notamment.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, que pourriez-vous proposer, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

TG – C’est une question assez difficile ! Premièrement, je ne pense pas qu’on puisse concevoir un programme écologique en marge d’un programme politique, c’est-à-dire que la question écologique doit être transversale. On le voit bien quand on prend le regard des sciences du comportement : qu’on parle de transport, de consommation, de confort ou de système économique, toutes ces composantes-là, tous ces rouages de modes de vies et d’organisation, de faire société, jouent un rôle crucial dans la question écologique. Donc, cette approche transversale me semble inévitable et souhaitable.

Quelque chose qui me paraît assez évident, c’est la nécessité d’établir des priorités. Quelles sont les priorités si l’objectif est de décarboner notre mode d’organisation ?  Qu’est-ce qui est le plus émetteur de carbone ? Et de s’attaquer à ces questions. Ces priorités, ce n’est pas à moi de les donner, certains le font assez bien. Il y a le bureau d’études B&L Evolution, qui a sorti un rapport il n’y a pas longtemps, sur quelles pourraient être, justement, ces différentes priorités à l’échelle de la France pour pouvoir rester sous le seuil des 1,5°C. Mais les priorités ne donnent aucun indice sur la faisabilité. C’est là qu’il est important de prendre en compte la dimension comportementale. Si on établit comme priorité de réduire drastiquement le nombre de vols par avion, par exemple, comme eux le préconisent, est-ce que c’est faisable ? Si c’est faisable, quelles sont les conséquences en termes de confort, en termes de sacrifice pour les citoyens, et pour quels citoyens ? Le rôle, peut-être, de ces sciences-là, c’est de comprendre, à partir des priorités, ce qui est le plus faisable pour essayer d’organiser un plan de transition qui soit efficace, sur les dix ou quinze années à venir, pour réduire de 50% nos émissions de carbone comme il est préconisé.

Une fois qu’on a cette faisabilité en tête, je pense qu’il assez important de recentrer cette transition-là au niveau des territoires, parce que les personnes qui habitent les territoires connaissent le terrain, savent exactement ce qui est faisable et comment c’est faisable ; elles sont aussi porteuses d’initiatives et d’innovation, que ce soit en termes d’organisation citoyenne ou en termes d’entrepreneuriat, et il est nécessaire de redonner ce qu’on appelle de l’agentivité, redonner un pouvoir d’action aux individus sur leur destin, ou en tout cas, sur cette transition. Imposer par la force des préconisations, c’est une très mauvaise manière, je pense, de les faire accepter.

Une autre composante que, peut-être, les sciences du comportement nous dictent, c’est qu’on a une forte aversion pour l’iniquité. C’est quelque chose qu’on partage avec d’autres primates, et ça a pour conséquence que, si on doit réfléchir à des politiques de transition écologique au sein des territoires, il est nécessaire de penser à ce que cet effort collectif soit bien réparti. C’est-à-dire qu’en fonction de l’impact carbone ou biodiversité que l’on a, il faut qu’on ait un rôle plus fort ou en tout cas, un sacrifice doit être fait de manière plus forte. Si tout le poids repose sur des personnes qui n’ont que très peu d’impact sur ces émissions de carbone, il va y avoir un sentiment d’injustice, qui sera justifié du point de vue de l’efficacité, et du point de vue de la perception de la justice. C’est l’idée qu’on y a tous ensemble, ou on n’y va pas. Et ce tous ensemble, c’est cette perception de la justice sociale, etc.

Un point que j’évoquais plus tôt, c’est celui de la résilience : anticiper les changements à venir dans ces territoires. Il faut penser à comment ces territoires vont évoluer dans les prochaines années, sachant la fréquence d’événements météorologiques, sachant les conséquences qu’on peut attendre du changement climatique, de penser à quel vont être les impacts sur les territoires, d’anticiper ces changements, et de prendre en compte cette anticipation dans la question de la transition. Parce que si on prévoit une transition pour les territoires dans l’état actuel des choses, en 2019, mais qu’on ne pense pas l’évolution de ces territoires sur les années à venir, on va se retrouver avec un décalage entre les deux, donc c’est important de l’anticiper ; et il est possible d’anticiper les conséquences écologiques du réchauffement climatique et les conséquences sur ces populations.

Un point peut-être assez trivial, c’est la question de l’éducation. On parlait de pédagogie un peu plus tôt, mais sachant que le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité, ont des conséquences sur notre environnement, il faut qu’on soit à même d’équiper nos citoyens avec une capacité de s’adapter au changement. De pouvoir penser un monde en changement, c’est assez primordial. Donc, axer l’éducation sur un autre rapport à la nature. Penser un autre rapport avec la nature, c’est se penser en tant qu’humain, comme inclus dans un écosystème qui influe sur tout un tas d’autres espèces et tout un tas d’autres composantes.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes, de spécialités différentes ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

TG – On est en lien avec des spécialistes de différentes disciplines, à plusieurs niveaux. Au niveau du ACTE Lab, parce que dans les sciences cognitives, il y a tout un tas de disciplines qui sont partie prenante : anthropologie, psychologie, neurosciences et même robotique, donc l’équipe en tant que telle est transdisciplinaire. Ensuite, on interagit également avec d’autres niveaux du comportement : on échange avec des sociologues, des écologues, des designers… Sur le terrain, on est en interaction avec des personnes qui sont porteuses d’expertise, pas d’expertise académique ni scientifique, mais qui sont porteuses de savoir empirique – associations de citoyens, décideurs, entrepreneurs, etc.

Notre approche du comportement est tellement transversale qu’on est forcé d’être en interaction permanente avec ces différentes disciplines. Et d’un point de vue de sensibilisation aussi, c’est important pour nous d’échanger avec des ingénieurs, d’échanger avec des personnes qui ont une bonne connaissance de ces problématiques climatiques, énergétiques, de biodiversité, parce qu’une fois qu’on dit qu’il faut changer les comportements, la question est : Quels comportements ? Et vers quoi ?

LVSL – Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

TG – Je ne pose pas forcément la chose en termes d’optimisme ou de pessimisme. Ce que je vois, c’est qu’en tant qu’humains, on a une capacité de changement, que ce soit à titre individuel, mais aussi collectif, d’organisation etc. Ces structures politiques et économiques sont le produit de l’humain, quelque part… Donc on a une capacité d’étendre notre cognition individuelle pour faire société, faire groupe, qui est assez impressionnante. De ce point de vue, on a clairement les outils pour aborder ce type de problème.

Une des manières qu’on a de regarder les comportements, c’est à partir de ses limites, c’est d’identifier les biais qui rendent difficile la perception du changement climatique, des biais qui nous empêchent d’agir, de changer nos croyances, de changer nos comportements. Ces biais, bien sûr, existent, mais ils sont aussi le reflet de limites humaines, mais aussi le reflet de potentiels : c’est-à-dire que ce ne sont des biais que si on considère que nous ne sommes pas optimaux à opérer certains changements. Donc, si on pose ce regard-là, plus positif, sur l’humain, on a énormément de possibilités de changement, d’adaptation, et on est, quelque part, les maîtres de notre navire…

Donc, optimiste ? Ça va totalement dépendre de notre capacité en tant qu’humains, en tant qu’organisation, en tant que société, à utiliser ces différents leviers, ces différentes cordes sur lesquelles on peut tirer, pour faire tourner le bateau. J’ai tendance à dire qu’on le peut. Le fera-t-on ? Ça dépend vraiment de nous, et on essaie de contribuer, par nos disciplines, à justement participer à cette transition.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

6. Le vidéaste : Vincent Verzat | Les Armes de la Transition

Vincent Verzat est vidéaste activiste. Il a notamment fondé la chaîne Partager C’est Sympa, une référence dans le milieu de l’écologie et une des pionnières dans le genre de l’activisme vidéo. Ses formats touchent désormais des centaines de milliers de gens et cherchent à faire le lien entre grand public et mobilisations écologistes. Il nous éclaire sur le rôle précis d’un Youtubeur, d’un vidéaste, activiste dans le cadre de la transition écologique.


 

Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : Pourquoi avez-vous choisi l’engagement vidéo sur les réseaux sociaux pour apporter votre pierre à la transition écologique? Qu’est-ce qu’un vidéaste activiste ?

Vincent Verzat : Je suis parti du constat que ma génération passe en moyenne trois heures par jour sur internet, une bonne partie sur les réseaux sociaux, et qu’on consomme jusqu’à six heures de vidéo par semaine pour les gros consommateurs. Si dans toutes ces vidéos il n’y en a aucune qui parle de quel genre de monde on a envie de créer et de comment on a envie de s’organiser, il n’y a pas beaucoup de chances pour qu’il y ait quelque chose qui émerge. Surtout du point de vue de la nouvelle génération qui arrive, qui délaisse de plus en plus les médias traditionnels – avec raison, car il y a beaucoup de choses qui sont gênantes là-dedans – et si on ne portait pas une parole militante, si on ne donnait pas envie via les réseaux sociaux de créer ce qu’on appelle le mouvement de masse dont on parle depuis des années maintenant, comment établir un rapport de force avec l’État et les multinationales ? Donc ce que j’ai envie de faire, c’est donner l’envie et les moyens en vidéo de passer à l’action pour construire un avenir juste durable pour tous.

Le travail de porter des récits en vidéo, de donner de la visibilité sur pourquoi et comment on pourrait faire les choses est absolument essentiel. Ce qui a mis en mouvement énormément de changements c’est aussi les vidéos que j’ai pu produire, en permettant à des gens de se dire « il se passe vraiment un truc et il faut vraiment qu’on aille dans la rue ». C’était juste un moyen d’action, mais clairement le rôle de la production vidéo est essentiellement dans la transition. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il y ait des Partager C’est Sympa dans absolument toutes les villes et tous les villages pour qu’à tous les niveaux, lorsqu’il y a une nouvelle initiative, lorsqu’il y a un projet qui se lance, on arrive à transmettre l’envie de ceux qui le portent de manière à ce qu’ils trouvent d’autres personnes qui aient envie d’y contribuer. C’est un peu le problème qu’on a : il y a plein de gens qui font des trucs super cool et qui sont absolument invisibles. Les vidéos pourraient permettre de très rapidement les trouver, comprendre leurs enjeux, leurs moyens d’agir et leur permettre de changer d’échelle.

Même dans la propagande des idées : le gros enjeu qu’on a effectivement c’est de  déconstruire notre récit interne, notre culture, nos habitudes. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de faire ça. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de mettre les situations les unes en face des autres et de refaire des choix. C’est le travail qu’on laissait beaucoup aux journalistes et j’ai bien peur que ça ne suffise pas pour la transition écologique. Ce qui manque pour la transition, ce n’est pas que de l’information sur qui fait quoi et quand, c’est aussi expliquer à quel point c’est urgent et se donner envie. Ce qu’il nous faut, c’est refaire naître en nous l’envie de se battre pour quelque chose et de rêver.

LVSL : En quoi consiste votre activité de vidéaste ? Est-ce que vous pourriez décrire une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Vincent Verzat : Je travaille d’abord par rapport à un désir de porter une idée parce qu’elle me tient à cœur ou parce qu’il y a un enjeu actuellement dans la société. À partir de là je me mets en contact ou je suis déjà en lien avec un ensemble d’acteurs associatifs qui portent des solutions par rapport à ce problème. On travaille ensemble pour essayer de vulgariser le propos, d’inventer des modalités d’actions et des choses qu’on pourrait demander de faire aux gens qui regardent les vidéos. On construit un propos vidéo, on construit un scénario, on le met en images, on le monte et on le diffuse activement. Mon travail ne s’arrête pas une fois que j’ai terminé les vidéos. Je fais un gros travail de diffusion pour qu’elles arrivent devant les yeux de personnes qui sont en dehors de la bulle habituelle.

Le savoir-faire de création de vidéos n’est pas monnaie courante dans la plupart des associations militantes écologiques. C’est quelque chose qui reste à développer et en l’occurrence c’est un besoin de plus en plus important et qui n’est pas près de disparaître. Donc le travail réside dans la traduction en vidéo d’un enjeu, des moyens d’agir et les faire arriver devant les bonnes personnes.

Dans l’équipe de Partager C’est Sympa, on a un journaliste reporter d’images qui fait une bonne partie du travail de recherche. On a une personne qui est chargée de relations publiques, qui est en lien avec différents acteurs qui portent des initiatives, qui essaie de prioriser l’agenda, voir ce qui va se passer dans les deux prochains mois de manière à choisir de quelle manière on peut soutenir avec les vidéos qu’on réalise, etc. Il y a aussi toute une part administrative dans le travail. Pendant certaines périodes, on essaie de ne pas prendre des gros projets qui nous mobiliseraient pendant trop longtemps pour réussir à être très réactifs à l’actualité : « il se passe quelque chose, il faut le soutenir, c’est maintenant ».

LVSL : Quel est votre objectif ?

Vincent Verzat : Mon objectif est qu’une génération de personnes ait les moyens de construire quelque chose qui aurait plus de sens que le monde dans lequel on vit actuellement. Cela passe par se libérer d’un certain nombre de récits d’impuissance, d’un certain nombre de blocages, se libérer du temps dans le travail de manière à pouvoir créer, à pouvoir s’engager, etc. Pour cela il faut aussi se mettre ensemble, trouver des gens avec qui le faire et imaginer ensemble ce dont il y a besoin maintenant, et le réaliser. C’est cela mon objectif aujourd’hui. Évidemment, c’est aussi d’établir des rapports de force avec les institutions qui ont le pouvoir. Mais si on n’a pas des gens qui eux-mêmes sont convaincus qu’il est légitime de résister, de porter des alternatives, de se battre, on peut toujours attendre que nos institutions bougent. On a besoin de cette culture-là, cette culture d’activiste, militante. C’est aussi une culture de la rage de vivre quelque part, parce que ce qui nous pend au nez c’est la disparition de la vie sur Terre. Donc il va falloir se battre pour la défendre et ma mission effectivement est de cultiver cette envie-là.

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées au cours de votre carrière ?

Vincent Verzat : Ma première certitude est que vivre une vie qui a du sens et contribuer à la vie des autres est un des meilleurs chemins pour être heureux et que, fondamentalement, les êtres humains sur cette planète ont envie d’être heureux. Si je me bats de cette manière c’est parce que je réalise que c’est vraiment une manière de cultiver mon bonheur et c’est quelque chose à faire passer. On nous a appris que c’est en accumulant des biens, en satisfaisant un confort matériel qu’on arriverait à être heureux. Ce modèle-là s’effrite totalement. Il y a de plus en plus de gens absolument impeccables du point de vue du construit social qui sont en dépression, en burn-out, qui se suicident. Cela montre que ça ne marche plus. Or on a l’opportunité de déconnecter, de nous rebrancher sur le vivre ensemble, sur le service aux autres, sur la protection de notre environnement et ce qui nous entoure.

Ma deuxième certitude, c’est qu’on est les héritiers de plusieurs centaines d’années d’une idéologie prédatrice, productiviste, qui a abouti aujourd’hui à construire un modèle parfaitement verrouillé à tous les niveaux et que ce qui nous pend au nez, c’est soit que ce système s’effondre, soit qu’on est capables de le faire tomber. Dans les deux cas, ça va être moche donc je ne suis pas un grand optimiste du type « tout va aller bien, soyons tous ensemble pour l’écologie, et une fois qu’on va réussir, tout sera bien ». Je pense vraiment qu’on est verrouillés à plein de niveaux. Il y a des tonnes de pays qui sont entièrement dépendants, pour la nourriture, de flux constants internationaux et lorsque ces flux-là s’arrêteront pour une raison ou pour une autre, ce sera sacrément la galère pour eux. Donc à partir du moment où on a envie de changer ce système – c’est le mot d’ordre de « Changer le système pas le climat » – ce système va soit nous tomber dessus et nous réprimer, soit c’est nous qui arrivons à le faire tomber sans qu’on se fasse défoncer trop tôt. On tient encore une petite marge de manœuvre, ce n’est pas forcément une certitude d’ailleurs, mais l’idée est que ce système va être extrêmement compliqué à déconstruire. En gros, ma certitude est que c’est compliqué et qu’il n’y a pas de réponse facile.

Ma troisième certitude, c’est que ce qui donne du sens à nos vies, c’est l’histoire qu’on se raconte, c’est la place qu’on pense tenir dans la grande Histoire des choses, et que les êtres humains choisissent y compris au niveau de nos sociétés : nos sociétés font des choix, se mobilisent et changent à partir de l’histoire qu’elles se racontent sur elles-mêmes. Et le gros enjeu aujourd’hui est de réussir à raconter une histoire suffisamment forte, un récit suffisamment puissant pour qu’il vienne à la fois ébranler le récit dominant tout en construisant un imaginaire qui est plus agréable, plus beau que ce qu’on vit actuellement. Et ça c’est compliqué, parce qu’à partir du moment où on essaie de construire l’imaginaire de sobriété, de vivre avec moins, l’autre récit lutte contre et nous dit qu’on est des bobos, qu’on est des parias, qu’en fait on ne prend pas en compte telle ou telle chose, que les gens ne l’accepteront pas. Bref, ça aussi c’est la bataille, la bataille culturelle, la bataille de qui aura la meilleure histoire qui arrivera à fragiliser suffisamment le récit de l’autre de manière à créer l’opportunité que notre société change.

LVSL : Comment vous traduiriez ces trois certitudes en termes de politiques publiques concrètes ?

Vincent Verzat : Je n’ai pas du tout l’habitude de réfléchir en termes d’utilisation du pouvoir. Je n’ai pas d’ambition électorale et je n’ai pas envie d’avoir du pouvoir sur les autres. Mon travail est celui d’inspirer, de montrer ce qui existe et de laisser aux gens le choix d’agir ou non. Donc la question est difficile pour moi. Maintenant concrètement, si on met en place des mesures par rapport à ces certitudes il y a un énorme travail sur la troisième, celle du récit.

Permettre que ce récit existe, c’est lui permettre d’avoir du temps d’audience. Ça veut dire que tous les acteurs aujourd’hui mobilisés sur les questions climatiques, sur ces enjeux de société, mettent vraiment le paquet pour porter le récit, que les télés et les médias soient bouleversés. Concernant ma deuxième certitude, concrètement, ça veut dire mettre le paquet dans la production de vidéos évidemment mais aussi réformer le système scolaire. C’est permettre que nos étudiants aujourd’hui aient conscience de la situation dans laquelle on est. On en est encore à parler de développement durable et d’une projection d’un avenir serein pendant des centaines d’années alors qu’aujourd’hui cet avenir est bouché. Ce n’est pas moi mais les scientifiques qui le disent. Vous avez sûrement déjà interviewé des scientifiques qui vous ont dit ça. Lorsqu’on dit la vérité sur l’état de notre monde à des générations jeunes qui ont envie de vivre, elles n’acceptent pas tout, pas autant que les plus vieilles générations qui ont accumulé derrière elles suffisamment de vie au calme pour se permettre de dire « bon tant pis ». Les jeunes générations ne vont pas se dire « bon tant pis »  à partir du moment où on leur dit la situation telle qu’elle est. Donc ça va être très intéressant.

Une de mes certitudes, c’est qu’on a envie d’être heureux et que contribuer à la vie des autres c’est le plus important. Si je devais prendre une mesure radicale, j’instaurerais un salaire à vie, c’est-à-dire que je permettrais aux gens de vivre indépendamment de leurs capacités à vendre leur force de travail pour fabriquer ou vendre des marchandises. Je pense qu’à partir du moment où on fait cela, on remet totalement à plat les cartes du jeu et tout peut être reconstruit. Je suis assez convaincu qu’à partir du moment où on crée de l’espace pour s’arrêter et refaire des choix, les choix qu’on fait sont en général plus intelligents que ceux qu’on nous a imposés, et plus ancrés dans une humanité. Je suis convaincu que la nature de l’Homme est plutôt de prendre soin les uns des autres et de prendre soin de son environnement aussi. Donc créer de l’espace très concrètement peut être comme mesure intermédiaire : obliger le travail à 80 % et interdire de travailler à 100 %, c’est une journée en plus par semaine qui pourrait permettre d’expérimenter toutes sortes de services. Diminuer le volume horaire à produire de la richesse, avoir une journée de l’oisiveté, une journée de rien.

On pourrait aussi dire que pendant une semaine le mot d’ordre serait : « on s’arrête ». On s’arrête parce qu’on sait que si on continue on va dans le mur. Donc pendant une semaine on arrête tout, vraiment tout s’arrête, le monde s’arrête – le monde sur lequel on a un pouvoir –  et on voit ce qui se passe. Et je pense que ce qui se passerait pourrait être extrêmement riche, pourrait nous permettre de refaire des choix et nous amener dans une direction plus intéressante que celle dans laquelle on est maintenant.

LVSL : Il ne faudrait pas que les hôpitaux, les transports en commun s’arrêtent…

Vincent Verzat : Non, mais s’ils continuent ce serait par choix, c’est ça la différence. À partir du moment où on décide que s’arrêter est possible, on fait des choix et on réalise du coup qui est au service du bien commun. Effectivement je pense qu’il y a des boulots qui sont au service du bien commun et des gens qui le font parce qu’ils ont envie de servir le bien commun et pas parce qu’ils y sont obligés. Par contre il y a une pléthore de jobs qui vont vraiment s’arrêter, ça c’est clair, parce qu’on a construit toute une société où il faut que les gens travaillent. Du coup on crée aussi plein de bullshit jobs qui n’ont absolument aucun intérêt et à partir du moment où les gens s’arrêtent de faire ces bullshit jobs, à mon avis cela va ouvrir des opportunités.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, qu’est-ce que concrètement vous pourriez, en tant que vidéaste, proposer ?

Vincent Verzat : En tant que vidéaste, je proposerais que ce merveilleux ministère donne beaucoup plus de pouvoir au niveau local. Je suis assez convaincu que la solution viendra d’une très forte résilience, d’un tissu social riche et solide là où les gens vivent.

Quasiment toutes les politiques environnementales qui viendraient du niveau national et sur lesquelles on n’a pas la capacité d’avoir de prise, de comprendre ce qui s’y joue, vont être l’objet de mille et un rejets parce qu’elles ne sont pas ancrées dans une réalité du territoire. Donc soutenir, donner les moyens pour qu’il y ait une tonne de vidéos qui donnent à voir le pourquoi et le comment de ce qui en train de se passer. S’il y avait davantage de gens qui savaient ce qui se passe à Grenoble sur le changement de la ville, il y aurait peut-être des changements plus rapides dans pas mal d’autres villes. C’est d’ailleurs l’expérience que j’ai faite : avec une vidéo qui s’appelle « 5 trucs pour changer ta ville ». Ce sont 5000 personnes qui se sont mobilisées pour faire du lobbying citoyen pour faire changer leur ville, simplement sur la base de cette vidéo de 4 minutes et d’un tout petit peu d’imaginaire en se disant que c’est possible qu’il y ait plus d’arbres dans leur ville, c’est possible qu’il n’y ait plus de publicité… Et à partir de là, tu te dis : « c’est ça que je vais demander ».

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui comment est-ce que, concrètement, vous travaillez ensemble ?

Vincent Verzat : Pour chacune des vidéos qu’on produit, on se met en lien avec des spécialistes. On essaie d’avoir vraiment l’ensemble des informations dont on a besoin et on porte un intérêt tout particulier aux points de complexité. Comme je l’ai dit, la situation est complexe, il n’y a pas de réponse simple et si on me dit « tout ce qu’il y a à faire c’est ça », je demande « qu’est-ce qui a été oublié ? ». Sur la base de cette expertise, je fais le travail de vulgarisation : on me parle du principe pollueur-payeur ? Je dis « tu pues, tu pollues, tu payes ». C’est juste rendre drôle et créatif un contenu qui est pourtant solide, et le transmettre en vidéo.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Vincent Verzat : Je pense que ce défi dépasse l’humanité, que le changement climatique est déjà là donc tout dépend de ce qu’on veut dire par « relever le défi ». Je pense qu’il y aura vraiment des centaines de milliers (très probablement des millions et peut-être même des milliards) de personnes qui ne vont pas pouvoir vivre sur cette planète à cause des changements dramatiques qui vont s’enclencher d’ici à 2100 et sûrement après, et ce, pour une très longue période de temps. À ce niveau-là, je ne suis pas optimiste. J’ai l’habitude de dire que j’ai l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison, donc si on regarde ce qui se passe, je suis plutôt pessimiste. L’optimiste de la volonté, cela veut essentiellement dire que je n’ai pas choisi d’être là sur cette terre à ce moment-là, mais que je peux faire quelque chose à mon échelle, qui ait du sens et qui contribue à créer le genre de choses que j’ai envie de voir advenir et que ça trouve un écho. Je suis optimiste à ce niveau-là. Je remarque que les vidéos que je fais et le ton que j’ai trouvent un écho dans cette société française et qu’on n’est pas tout seuls à avoir envie d’être les petites mauvaises herbes, la racine d’un arbre qui pète le béton.

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5. Le climatologue : Jean Jouzel | Les Armes de la Transition

Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

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LVSL : À quoi sert un climatologue pour la transition écologique, et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à cette transition ?

Jean Jouzel : Si je commence par « pourquoi j’ai choisi cette voie-là ? », il y a beaucoup de hasards. Je termine une école d’ingénieur, Chimie-Lyon, et j’avais envie de faire une thèse. Je suis breton, et un des critères de choix pour la thèse, c’était de se rapprocher de la Bretagne. Il y avait des sujets proposés au CEA-Saclay, et j’ai rencontré la personne qui proposait ce sujet. Il y avait une certaine compétition, mais j’ai quand même été pris à Saclay – c’était en octobre 1968, il y a quand même 51 ans – et au départ il n’avait pas vraiment de sujet de thèse vraiment défini, et il m’a proposé un sujet sur la formation de la grêle. J’ai été d’abord extrêmement surpris, mais j’ai accepté tout de suite !

Alors pour vous, pour beaucoup de gens, la grêle, la glace, c’est de l’eau… Mais dans cette eau il y a des isotopes (même atome, mais avec un nombre de protons différent). C’est-à-dire que l’hydrogène a un grand frère, l’hydrogène lourd, de même pour l’oxygène, qui a l’oxygène 18… Dans la nature, les rapports de ces molécules lourdes et molécules légères, la quantité d’eau, disons qu’on appelle couramment deutérium et oxygène 18, varient en fonction de l’histoire de ces masses d’air qui ont apporté ces précipitations, cette vapeur d’eau… Il y avait déjà eu des travaux, et je m’y suis beaucoup intéressé. En gros, plus il fait froid, plus il y a d’isotopes lourds dans les précipitations, et les grêlons se forment dans cette ascendance verticale, et à mesure qu’on monte dans ces cellules convectives, la température est de plus en plus froide, et donc la composition isotopique des différentes couches de grêlons permet de reconstituer des trajectoires.

Ça, c’était ma thèse, et pendant cette thèse, Claude Lorius, qui était déjà glaciologue, qui avait d’ailleurs fait sa thèse sur les isotopes dans les neiges polaires, n’avait pas de laboratoire. Il venait faire faire ses analyses dans notre laboratoire, et dès le début 1969 il ramène des échantillons de Terre Adélie. On est rapidement devenus très amis, puisqu’on jouait tous les deux au foot, et à la fin de ma thèse sur la formation de la grêle, je me suis intéressé aux carottes glaciaires. C’est la même philosophie, plus il fait froid, moins il y a d’isotopes lourds dans la neige, et ça permet de reconstituer les températures de l’atmosphère en Antarctique, au Groenland, au moment où la neige s’est formée, et donc, de remonter dans le temps. On a là des archives climatiques qui ont ensuite été au cœur de ma carrière scientifique.

Donc, c’est vrai que le choix de carrière que j’ai fait tient au départ à mon envie très claire de faire de la recherche, de faire une thèse, mais le sujet s’est proposé à moi plutôt que je ne me le suis proposé moi-même. Je me suis toujours intéressé à la glace depuis les grêlons puis les neiges et les glaces polaires, et ma carrière s’est un peu organisée autour de ces enregistrements climatiques : on est actuellement remonté jusqu’à 800 000 ans en Antarctique, 100 000 ans au Groenland, ce qui est intéressant si l’on veut reconstruire les climats passés. L’intérêt, dans cette reconstruction, c’est d’apporter des informations qui sont pertinentes vis-à-vis de l’évolution future du climat.

J’ai eu la chance de participer à deux découvertes qui sont dans cet esprit : en 1987, on publie les premiers résultats sur un forage avec les Soviétiques, qui montrent que dans le passé il y a eu un lien entre gaz à effet de serre et climat. En période glaciaire, il y a moins d’effet de serre qu’en période chaude. Ça a joué un rôle dans la prise de conscience du rôle des gaz à effet de serre. Avant ces résultats, quand on parlait de l’effet de serre, on parlait soit d’une approche théorique de l’effet de serre, ou bien on nous parlait à juste titre de Vénus ou de Mars qui ont des températures différentes de celles de la Terre, parce que l’effet de serre y est différent. Mais c’était quelque chose d’extrêmement visuel que de montrer cette relation, sur notre planète, entre effet de serre et climat dans le passé. Donc c’est un premier point qui montre que – bien sûr, on était déjà au début de l’augmentation de  l’effet de serre – l’intérêt des climats passés.

J’ai aussi travaillé au Groenland, ou nous avons découvert l’existence de variations climatiques extrêmement rapides. C’est-à-dire qu’au Groenland, en une ou quelques décennies, il peut y avoir des réchauffements de l’ordre de 10-15°C. Donc, variation rapide du climat… Quand j’ai commencé en 70, on ne pensait pas qu’il pourrait y avoir de variation rapide du climat, et effectivement, ça amène la communauté à s’interroger sur la possibilité de variation climatique rapide, la stabilité du climat dans un contexte de réchauffement climatique.

Il n’y a pas que les glaces polaires, je me suis intéressé aussi aux autres archives climatiques, à leurs connexions, à la modélisation des climats passés… C’est cela qui m’a conduit à m’intéresser au climat du futur. Après les années 80, je me suis impliqué dans le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), et j’ai contribué au 2ème et 3ème rapport. À partir de 1994, j’étais chargé de rédiger la partie dédiée au climat du passé, et à partir du 4ème rapport, de 2002 à 2015, je me suis impliqué au niveau de l’organisation elle-même du GIEC, de son bureau, comme vice-président du groupe scientifique.

Il faut bien voir que, d’un côté on peut reconstituer les climats passés, de l’autre, on n’a quand même pas dans les climats du passé un analogue de ce vers quoi nous allons. Il y a eu des climats plus chauds qu’aujourd’hui, bien évidemment, pour des raisons tout à fait naturelles, mais ce n’étaient jamais vraiment pour les mêmes raisons.

Donc, si on veut regarder vers le futur, la seule façon de le faire c’est d’utiliser des modèles climatiques. Bien sûr, on peut les valider, sur des conditions différentes comme celles du passé, mais l’approche quasi obligatoire c’est la modélisation, donc je m’y suis intéressé.

En France, il y a deux modèles, l’Institut Pierre Simon Laplace et Météo France, qui ont développé ce type de modèles. Il y en a une vingtaine, une trentaine peut-être dans le monde maintenant.

J’ai été aussi pendant 8 ans directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace et je me suis beaucoup impliqué dans cette modélisation future du climat, à tous ces résultats dont on parle, ce risque de réchauffement de 4 à 5°C si rien n’est fait pour l’endiguer…

Donc c’est un peu ça ma carrière, pour résumer : une expertise construite autour des climats passés, mais un intérêt qui va sur l’évolution du climat dans son ensemble, parce qu’il y a une continuité.

LVSL : En quoi consiste votre activité de climatologue ? Comment pourrait-on décrire une de vos journées types ?

Jean Jouzel : Je vais toujours travailler un peu, c’est davantage de l’écriture, mais je vais toujours dans mon laboratoire, je suis Directeur de Recherche émérite au C.E.A.

Une journée type ? C’est ça l’intérêt, je dirais qu’il n’y a pas de journée type ! C’est quoi, être climatologue ? Dans mon cas, la première chose à faire, c’est que des gens aillent chercher des échantillons.

Notre terrain de jeu, c’est l’Antarctique, le Groenland, c’est là où on a vraiment des archives glaciaires qui remontent loin dans le temps, et ce sont de gros projets assez coûteux. Il y a d’abord une équipe de foreurs qui développe des outils pour faire ces forages (par exemple, il y a une telle équipe à Grenoble), ensuite il y a des campagnes d’été (décembre-janvier en Antarctique et plutôt juin-juillet au Groenland), et beaucoup d’activité sur le terrain.

Moi, je n’étais pas directement foreur, mais les chercheurs vont sur le terrain, préparent les échantillons, les découpent, les identifient… Il y a un travail sur terrain, j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’ai dû aller quatre fois au Groenland, une seule fois en Antarctique. J’ai été longtemps Directeur de l’Institut Polaire, et c’était surtout pour visiter la base elle-même. Donc il y a un travail sur le terrain.

Ensuite, on ramène ces échantillons, et il y a beaucoup d’analyses en laboratoire. On a eu la spectrométrie de masse, maintenant il y a aussi des lasers qui permettent de mesurer ces compositions isotopiques. Il y a beaucoup de travail au laboratoire, il y a des milliers d’échantillons à analyser. On ne le fait pas tout seul, évidemment, c’est un travail d’équipe, mais je me suis beaucoup intéressé pendant 20 ou 30 ans à l’analyse elle-même.

Et une fois que vous avez un résultat, il faut essayer de les comprendre, essayer de les expliquer, de les présenter de façon attractive au sein d’articles. Un de mes principaux apports, c’est l’écriture (je n’étais pas très bon au labo, je passais beaucoup de temps à écrire…). Ensuite il faut les présenter. On a aussi, je crois, le devoir de dire ce qu’on fait, aussi bien dans les décisions politiques. Cette partie-là m’a aussi beaucoup intéressé ; collectivement nous sommes rapidement sortis de notre tour d’ivoire. Les médias se sont intéressés à nos travaux, pratiquement à partir de ce forage de Vostok en 1987, et ensuite il y a énormément d’intérêt pour les variations climatiques rapides et l’évolution future du climat.

Mais les contacts avec les sphères politiques ont aussi tenu une grande place dans ma carrière. C’est surtout à partir du début des années 2000 avec Jacques Chirac. Depuis, j’ai rencontré sur ces sujets tous nos présidents, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, donc j’étais partie prenante dans le Grenelle de l’Environnement. J’ai été co-président, avec Nicolas Stern, du volet « Climat – Énergie », ensuite j’ai été beaucoup impliqué dans la réflexion qui a précédé la mise sur pied de la loi sur la transition énergétique, la loi pour la croissance verte ; et encore depuis, avec François Hollande et depuis avec Emmanuel Macron, il y a aussi des réunions. Il y a bien sûr un volet de communication. Actuellement une plus grande partie de mon temps qui est consacrée à la communication, mais j’aime toujours aller au laboratoire, un peu moins souvent. Et puis, ce qui me prend du temps : je suis membre du Conseil Economique Social et Environnemental, et c’est aussi une organisation sur laquelle le témoignage de ces aspects gouvernementaux (je suis dans la section Environnement) est aussi important.

On a fait récemment, par exemple, un avis sur la justice climatique, ce problème qui est au cœur des conséquences du réchauffement climatique, c’est-à-dire le risque d’accroissement des inégalités. On est au cœur de ce problème y compris dans les pays développés.

LVSL : Quel est votre but ?

Jean Jouzel : Je ne suis pas écologiste de naissance. J’ai vécu toute ma jeunesse jusqu’à une vingtaine d’années dans la ferme de mes parents, donc je peux dire que je connais bien la nature et le monde agricole. Ça n’avait fait pas de moi un écologiste, mais c’est vrai que je m’y suis ouvert.

Dans les années 70, on ne parlait pas beaucoup du réchauffement climatique. Ce n’est que progressivement que l’étude des climats passés est devenue importante pour la compréhension du climat et pour essayer de mieux cerner son évolution future, dans les années 1980.

En 70, c’était plutôt le contraire, puisqu’en gros, chaque période chaude au cours de la deuxième partie du quaternaire, donc depuis 800 000 ans à peu près, en tout cas sur les 400 000 dernières années, il y a une alternance de périodes chaudes et froides. On a tous appris ça à l’école, les périodes glaciaires, les périodes chaudes, les périodes interglaciaires et puis ce constat que les périodes froides durent à peu près 100 000 ans ou un peu moins, et les périodes chaudes ne durent que 10 000 ans. En gros, comme la nôtre dure depuis 10 000 ans, la question posée dans les années 70 c’est « est-ce qu’on ne va pas aller rapidement vers une nouvelle période glaciaire ? ».

On a compris maintenant pourquoi ce n’est pas le cas… La Terre tourne autour du soleil sur une orbite un peu elliptique qui se modifie, et qui à certaines périodes est pratiquement circulaire.

Quand cette orbite est circulaire, il y a peu de variations d’insolation, en fonction de la latitude, du lieu où vous êtes, et en gros, ce n’est pas propice à une entrée en glaciation. Si on veut regarder ce qui se passe actuellement avec une orbite circulaire, il faut aller voir ce qui s’est passé il y a 400 000 ans et là, c’est clair : la période chaude a duré 20 à 30 000 ans. On a de la chance, d’ailleurs, que notre civilisation se soit développée dans une période chaude qui, de façon interglaciaire, de façon naturelle, durera ou durerait (le réchauffement climatique risque encore d’empêcher le passage à la prochaine ère glaciaire, si on le faisait intelligemment). En tout cas, on est dans une période qui, naturellement, serait une période chaude pendant 15 000 années supplémentaires.

Et donc, cette idée qui prévalait dans les années 70 d’un prochain passage à l’ère glaciaire était fausse. Le véritable problème c’est notre activité sur le climat. L’effet de serre lui-même a été découvert au 19ème, et l’augmentation de l’effet de serre a été envisagée dès le début du 20ème siècle par Arrhenius en particulier, qui prévoyait d’ailleurs un réchauffement de quelques degrés à la fin du 20ème siècle, mais il faut bien dire que ce problème n’est revenu sur le devant de la scène que grâce au développement de modèles climatiques, les modélisateurs ayant montré de façon très claire dans les années 70-80, à une époque où j’étais déjà chercheur, que les quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère pourraient être doublées d’ici 2050. Malheureusement, nous sommes toujours sur ces trajectoires, avec des réchauffements dont on pensait qu’ils seraient de 2 à 5°C à l’époque de la stabilisation.

On en est malheureusement toujours là, et d’ailleurs, dans le premier rapport du GIEC, tout est dit en 1990 : un réchauffement de 3°C est envisagé pour le milieu du 21ème siècle et des élévations du niveau de la mer à la fin du 21ème siècle de 60 cm à 1 mètre. Et effectivement, ça a été bien compris à l’époque, puisque la Convention Climat s’est mise en place rapidement, mais depuis ça s’est un peu dégradé en ce sens que, ni le Protocole de Kyoto ni la Conférence de Copenhague n’ont rempli complètement leur office, et malheureusement il y a un risque non négligeable actuellement que ce soit également le cas pour l’Accord de

Paris.

Je ne me suis pas fixé pour objectif – ça me semblait tellement naturel – de communiquer, et je ne suis pas le seul, Claude Lorius, c’était pareil… On avait vraiment le sentiment que ça fait partie de notre travail de communiquer nos résultats non pas simplement dans les revues scientifiques, mais aussi dans les médias, vers le grand public, vers les décideurs politiques… C’est il y a une trentaine d’années que les médias nous ont effectivement contactés… Un de mes souvenirs, c’est à la sortie du papier « Vostok » en 1987, le New York Times m’appelle et Walter Sullivan, qui était à l’époque et qui est resté un très grand journaliste américain, me contacte en disant « je veux vous voir ! », donc pour un jeune chercheur c’était quand même assez surprenant ! C’est vrai que cette nécessité de dire les choses a, peut-être pas pris le pas sur la recherche elle-même, mais a pris progressivement une part de plus en plus importante dans mes activités.

On a même dépassé ce stade, puisqu’actuellement une de mes activités c’est de m’impliquer dans la mise sur pied du Pacte Finance/Climat avec Pierre Larrouturou. Donc c’est aussi un peu aller au-delà de la communication, essayer de faire des propositions pour avancer dans la lutte contre le réchauffement climatique, donc j’ai essayé de couvrir toute cette palette depuis le travail de recherche de laboratoire, de terrain, jusqu’à la communication et, si possible, des propositions concrètes.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez construites au fil de vos travaux ?

Jean Jouzel : Des certitudes que notre communauté scientifique a construites, et auxquelles j’adhère, sont très claires.

Premièrement, par nos activités, nous avons modifié la composition de l’atmosphère en gaz à effet de serre : les quantités de gaz carbonique ont augmenté de plus de 40%, plus que doublé pour le méthane, + 20% pour le protoxyde d’azote; avec une conséquence très claire : cette augmentation d’effet de serre augmente la quantité d’énergie disponible pour chauffer l’atmosphère, les glaces, l’océan, et les surfaces continentales. Et d’ailleurs de cette chaleur additionnelle, va dans l’océan. C’est une première certitude, ce sont nos activités qui ont modifié la composition de l’atmosphère.

La deuxième certitude, c’est que le réchauffement est sans équivoque. C’est une certitude qui s’est construite à travers les rapports du GIEC, et pas simplement sur le fait que les températures dans l’atmosphère augmentent. De fait, les quatre dernières années ont été les plus chaudes qu’on ait connues en France depuis 150 ans. C’est 2018 qui a été l’année la plus chaude.

Mais cette certitude se construit aussi sur d’autres indications. Par exemple, l’élévation du niveau de la mer est l’élément le plus clair du réchauffement climatique, puisqu’une fois qu’on a dit que l’essentiel de la chaleur supplémentaire liée à l’augmentation de l’effet de serre va dans l’océan à 93%, il faut regarder ce qui s’y passe, et c’est très clair. L’élévation du niveau de la mer, à peu près 3 mm chaque année, est un tiers lié au réchauffement de l’océan qui entraine sa dilatation, le reste pour l’essentiel à la fonte des glaces ; les glaciers tempérés, mais depuis une vingtaine d’années le Groenland et l’Antarctique sont un indicateur très clair. On peut aussi, si on n’aime pas trop les chiffres, regarder autour de soi… À l’échelle d’une génération, les dates de vendanges se sont avancées de 3 semaines, les glaciers qui reculent dans les alpes…

La troisième certitude, c’est que le réchauffement climatique va se poursuivre, parce que l’effet de serre dans l’atmosphère n’a pas joué tout son rôle, et même si on arrêtait complètement les émissions ou quasi complètement, on aurait du mal à éviter un réchauffement de l’ordre de 1,5°C.

Là où il y a une question, tout à fait légitime, qui nous a beaucoup occupés, et pour laquelle, semble-t-il, on a des réponses maintenant, c’est une fois qu’on a dit « l’effet de serre augmente, le climat se réchauffe », ce n’est pas du tout simple d’établir une relation de cause à effet. Et effectivement, cette question a été au cœur des différents rapports du GIEC Elle nous est posée de façon récurrente, on se la pose d’ailleurs, parce que le GIEC se pose les questions qu’il veut bien se poser… « Est-ce que les activités humaines sont à l’origine du réchauffement climatique, une fois qu’on a admis la réalité du réchauffement climatique ? »

En fait, la réponse s’est modifiée, a évolué. Dans le premier rapport du GIEC, on ne sait pas… Dans le deuxième rapport du GIEC En 95,  la réponse c’est « peut-être »… Et ça a joué un rôle très important, en fait, dans le Protocole de Kyoto. C’est très prudent, mais c’est suffisant. Des gens comme Al Gore utilisent ce résultat et je crois que sans ce rapport du GIEC, sans ce lien qui commence à s’établir entre activité humaine et réchauffement, le Protocole de Kyoto n’aurait pas été mis en place. Ensuite, de « peut-être », on passe à « probablement, plus de 2 chances sur 3 » dans le troisième rapport, « très probablement, plus de 9 chances sur 10 » dans le quatrième, et le cinquième rapport nous dit de façon très claire que le réchauffement climatique des 50 dernières années (depuis les années 50, en gros) est lié déjà aux activités humaines. En fait, que les causes naturelles du réchauffement climatique, que l’ensemble de l’activité solaire, l’activité volcanique, ne peuvent expliquer au mieux qu’un dixième de degré d’un réchauffement qu’on estime à peu près à 8 dixièmes de degrés depuis les années 50.

LVSL : Quelle traduction concrète pourriez-vous faire de ces conclusions ? En termes de politique publique, par exemple ?

Jean Jouzel : On nous l’a des fois reproché, mais la mission du GIEC n’est pas de faire des recommandations aux décideurs politiques. Notre mission, en tant que communauté, c’est de faire un diagnostic de l’ensemble de ce qui est lié à l’évolution de notre climat, que ce soient les causes, les conséquences, les solutions à mettre en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique, l’adaptation. On fait simplement un diagnostic, et un diagnostic critique, en ce sens qu’il ne s’agit pas simplement de faire une synthèse, comme des scientifiques se positionnent par rapport à différentes hypothèses.

Mais l’idée n’est pas de dire aux décideurs politiques, qui se retrouvent lors des Conférences des Parties, ce qu’ils doivent faire, mais vraiment de leur donner des éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. On en a beaucoup discuté au sein du GIEC, certains nous disent « vous devriez aller plus loin, faire des recommandations ». Non !

Et ça a bien fonctionné, puisque les décideurs politiques sont quand même assez intelligents pour comprendre les messages. Quand on dit que si on ne fait rien pour lutter contre le réchauffement climatique, on va vers 4-5°C à la fin du siècle, avec des conséquences extrêmement importantes, quelle que soit la direction dans laquelle on regarde, les gens comprennent. Et d’ailleurs, c’est traduit dans cette Convention Climat, qui, à partir de Copenhague, a mentionné la nécessité de limiter le réchauffement climatique à 2°C, voire 1,5°C, et c’est inscrit de façon plus formelle encore dans l’Accord de Paris.

Quand on regarde l’Accord de Paris, il s’appuie complètement sur le cinquième rapport du GIEC, donc on a rempli notre mission. Je pense qu’on a donné aux décideurs politiques les éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. Là où le bât blesse, c’est qu’une fois la décision prise, elle ne se concrétise pas dans les mesures et dans la réalité de la politique. Mais c’est clair qu’à partir de cela, nous avons contribué collectivement, et je l’ai fait peut-être plus au niveau français, évidemment, à la mise en place de politiques publiques en France. J’ai participé au premier Débat sur l’Energie, en 2005, dans lequel est inscrit l’objectif de division par 4 de nos émissions, ensuite j’ai participé à la préparation de la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte, au Grenelle de l’Environnement dans lequel ça a été réaffirmé. Effectivement, parmi les scientifiques, j’ai été un de ceux qui ont apporté leur témoignage, et les politiques publiques en France se sont largement appuyées sur les travaux de la communauté scientifique.

Dans mon cas, je suis allé un peu plus loin. Je suis au Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), j’ai été co-rapporteur d’un premier avis, avec Catherine Tissot-Colle sur la loi de transition énergétique, et j’ai aussi été dans la loi T.C.E.V. J’ai été co-rapporteur, là aussi, de l’avis sur la loi sur la transition énergétique, et donc travaillé sur les concepts d’injustice climatique, sur le risque d’accroissement des inégalités… donc je suis allé un peu plus loin grâce au C.E.S.E. qu’un simple témoignage de scientifique. Je suis au CESE, car j’ai été désigné comme personnalité qualifiée suite à mon implication dans le Grenelle de l’Environnement. Il y a une certaine continuité. Au niveau du C.E.S.E, je me suis impliqué dans 5 avis qui ont tous une dimension climatique. Ça a été aussi un endroit où j’ai pu témoigner, au-delà de mes travaux de recherche. C’est un peu entre l’expertise et la décision politique.

LVSL : Quelle devrait être la place de votre discipline dans l’élaboration de la planification écologique ? À quel niveau votre discipline devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter ?

Jean Jouzel : Oui… Alors, au niveau de la décision, je pense qu’il faut bien prendre la dimension… Jusqu’ici on a parlé de climat, mais on est dans un contexte très important de changement. Je dirais que c’est la transition écologique au sens large. On va parler de transition énergétique, la Loi sur la Transition Energétique, qui est directement une loi dont la première motivation est la préservation du climat, la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Mais on est dans un contexte beaucoup plus large, où il y a beaucoup de problèmes environnementaux aussi importants, comme la perte de biodiversité, comme la pollution, comme l’accès en eau, comme tous les problèmes de santé d’environnement… Et un des points que les gens prennent, c’est que ces problèmes ne sont pas indépendants les uns des autres. Par exemple, un réchauffement climatique rapide, de façon claire, exacerbe les autres problèmes environnementaux, qui n’ont pas besoin de ça.

Je donne souvent l’exemple de la perte de biodiversité, si rien n’était fait pour lutter contre le réchauffement climatique, la vitesse de déplacement des zones climatiques à la fin du siècle qui est de l’ordre de 5 à 10 km par an serait supérieure à la capacité de déplacement de la moitié des espèces, faune ou flore. Ça montre bien ce lien, si on ne stabilise pas le climat, la biodiversité en souffrira. Elle souffre des activités humaines, de beaucoup d’autres façons, et c’est de même pour la pollution. La pollution estivale, les villes polluées, un événement de pollution estivale quand il y a des périodes caniculaires, il est très difficile d’y faire face, avec ce qui se décline sur des problèmes de santé et d’environnement.

De même pour les ressources en eau, ne serait-ce que pour le pourtour méditerranéen… Un des problèmes du réchauffement climatique, au-delà des températures, c’est qu’il a le mauvais goût, dirais-je, d’accroître les précipitations là où il y en a déjà bien assez, par exemple dans le nord de l’Europe, l’hiver, et de les diminuer là où, en gros, on n’en a déjà pas trop, sur le pourtour méditerranéen.

Donc, on voit bien que tout ça est lié. C’est vrai qu’au-delà du climat, je pense qu’il faut s’intéresser à l’ensemble de cette transition écologique, on m’a pris en compte dans les textes, mais c’est un peu ça, ma démarche, actuellement. Et donc, dans tous ces domaines, il y a des décisions à prendre.

Alors ! Est-ce qu’il y a des organismes ? Moi, je me suis impliqué bien sûr aussi, du côté « recherche ». Tout ce dont je vous ai parlé a plutôt à voir avec le Ministère de l’Écologie, donc j’ai côtoyé tous les ministres de l’Écologie depuis, je pense, Michel Barnier… Je me suis aussi beaucoup impliqué dans la recherche. J’ai été, par exemple, 5 ans Président du Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, qui ne s’intéressait pas au climat, mais à l’ensemble de la recherche en France. On voit bien que ces organismes consultatifs n’ont pas beaucoup de poids en France, malheureusement, donc en fait, les décisions sont plutôt prises au niveau des cabinets ministériels.

Ceci étant, je crois à la nécessité de telles organisations. Par exemple, je place des espoirs dans le Haut-Conseil pour le Climat, qui a été récemment mis en place, donc mon collègue Pierre Larrouturou en fait partie, des scientifiques comme Valérie Masson-Delmotte, avec qui j’ai travaillé, je connais bien sûr tous les gens qui y sont, et j’espère que ce Haut-Conseil aura réellement un impact, parce que c’est réellement souhaitable que les politiques publiques s’appuient sur de l’expertise, ce qui n’est pas toujours le cas.

LVSL : Si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui suggérer, dans le cadre de votre spécialité ?

Jean Jouzel : Évidemment, je placerais la lutte contre le réchauffement climatique au cœur de l’activité, on a fait un pas supplémentaire dans cette direction, c’est ce qu’on aimerait, avec Pierre Larrouturou. On s’est mobilisés, à travers deux livres, « Pour éviter le chaos climatique et financier », et puis avec Anne Hessel « Finances, Climat, réveillez-vous ! ». Ces deux ouvrages sont, en gros, des ouvrages de lancement de cette idée de pacte finance/climat. En gros, l’idée qu’on y défend, et nous ne sommes pas les seuls, c’est que si l’on veut prendre la mesure du réchauffement climatique, il faut investir de façon massive, et que ces investissements demandent une vraie prise en compte de ces problèmes. On propose de façon claire la création d’une banque européenne pour le climat. L’estimation de la Cour européenne des comptes est qu’il faudrait mille milliards € chaque année ou un peu plus pour lutter contre le réchauffement climatique européen.

Nous sommes profondément européens, et donc pour répondre à votre question, ce que nous aimerions, c’est que certains candidats – et d’ailleurs on a déjà le soutien de 210 députés, je crois – sans forcément reprendre notre Pacte, reprennent cette idée de mettre au cœur d’un projet européen la lutte contre le réchauffement climatique, et d’ailleurs, une Europe de l’énergie et du climat. Ce Pacte européen pour le Climat est de notre avis synonyme de dynamisme économique, de création d’emploi (on parle de 6 millions d’emplois au niveau de l’Europe). La seule façon, pour qu’ils puissent être pris au sérieux, c’est que des candidats aux élections européennes et ensuite des candidats aux élections de différents pays, des décideurs politiques, le reprennent à leur compte. Alors peut-être sous une forme différente, mais, ce dont je suis persuadé, c’est que, pour lutter de façon efficace contre le réchauffement climatique, on va parler de mobilité, de domestique (ce qu’on fait chez soi en termes de chauffage, d’utilisation d’appareils électro-ménagers et électroniques, ou de systèmes énergétiques, d’agriculture, d’alimentation) que tout cela soit vraiment repris dans des programmes, cette nécessité de lutter contre le réchauffement climatique et, plus généralement, je le redis, de préserver notre environnement avec ses autres dimensions.

Notre espoir, donc, c’est vraiment que ça soit repris, pas forcément sous la forme du Pacte, mais au moins que tout le monde soit conscient que, si on continue sur le rythme sur lequel nous sommes au niveau européen, les objectifs de l’Europe – ceux de la France sont à peu près similaires – de neutralité carbone à l’horizon 2050, en divisant par 4 ou 5 leurs émissions ne peuvent pas être atteintes sans un changement complet de politique.

Et finalement, il y a eu beaucoup de création de monnaie. La planche à billets a tourné pour sauver l’économie, on a créé plus de mille milliards € chaque année depuis 2008, et encore plus récemment, pour relancer l’économie… On pense qu’il serait temps que cette création monétaire soit vraiment destinée à des choses précises comme la lutte contre le réchauffement climatique, qui doit, et c’est un de nos soucis, être juste… Je suis intimement convaincu, au niveau français, de la nécessité d’une fiscalité écologique, mais on voit bien que cette fiscalité écologique est difficile à mettre en place, alors qu’on en sait les deux conditions nécessaires :

  • Qu’il y ait un regard vers les couches les plus pauvres de la population, les moins aisées, de façon à ce qu’elles n’en souffrent pas, en tout cas pas exagérément ; que ça leur permette de prendre conscience aussi de la réalité du problème ;
  • Que cette fiscalité écologique, on en connaisse la destination.

Les pays qui ont réussi à mettre en place une fiscalité écologique sont les pays dont ces deux conditions ont été au cœur de la politique fiscale, ce qui n’est pas le cas en France, malheureusement, ça a été l’échec !

C’est très clair, et ces aspects-là m’intéressent aussi beaucoup. Il faut absolument une fiscalité écologique, mais qui soit juste, et qui soit vraiment efficace. Et l’efficacité passe aussi par une clarification des objectifs de l’utilisation de cette fiscalité.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Et si oui, comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

Jean Jouzel : Oui ! Et je vais citer un exemple. Un de nos derniers articles, c’est un article avec Eloi Laurent, qui est sociologue et qui s’intéresse aux inégalités. Cet article porte sur la nécessité de mettre en avant de nouveaux indicateurs. C’est un travail que j’ai fait avec un économiste, un sociologue plutôt qu’un économiste, c’est un travail récent. Autre exemple, au niveau du C.E.S.E., il y a toutes les sensibilités, donc quand on rédige un des avis du C.E.S.E., il faut aussi savoir tenir compte d’un aspect consensuel, de gens qui viennent de différents horizons.

Dans l’évolution du climat, il n’y a aucune discipline qui puisse vraiment se dire que ce n’est pas son problème. Donc, je côtoie aussi bien des philosophes comme Dominique Bourg, qui s’intéresse au réchauffement climatique, des sociologues, mais aussi des historiens du climat, des spécialistes de l’agriculture, des gens qui sont plus orientés vers la technologie, ou même des juristes… J’ai parrainé l’organisation de Marie Toussaint, Présidente de « Notre affaire à tous », qui est une des quatre organisations signataires de l’appel « l’Affaire du siècle ». J’ai travaillé sur la justice climatique avec une juriste, Agnès Michelot, demain je vais au dixième anniversaire d’OXFAM, j’irai donc témoigner avec des gens d’horizons complètement différents. C’est souvent aussi dans les entreprises, il y a beaucoup d’intérêt des entreprises, dans le secteur financier…

Je fais aussi, de plus en plus, de conférences et d’interactions avec le secteur agricole, parce que j’aime beaucoup. C’est anecdotique, mais il y a deux mois, à sa demande, j’ai rencontré Christiane Lambert, Présidente de la FNSEA. Il y a une vraie prise de conscience dans le monde agricole de la nécessité de prendre en compte ce problème climatique… Ce sont des leaders syndicalistes…

J’ai aussi beaucoup de contacts avec les politiques, bien sûr, je suis assez proche de Nicolas Hulot, mais quand François de Rugy a pris le Ministère, il m’a aussi invité à le rencontrer. De même, j’ai rencontré ensuite Emmanuelle Wargon à son invitation, Brune Poirson également, on a discuté de projets sur le forum Météo/Climat.

Je suis aussi très investi dans l’associatif, là aussi on côtoie des gens d’horizons différents. Je suis président de Météo et Climat, qui est la société savante dans nos disciplines. Je suis aussi très impliqué et très intéressé par un mouvement qui s’appelle « Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique » : l’idée c’est qu’on discute beaucoup de responsabilité scientifique, d’éthique scientifique, et ces aspects m’intéressent également, et donc on aura ici un Directoire, lundi prochain on sera une quinzaine de personnes à se réunir ici, avec à la fois des médecins, des philosophes, mais aussi des spécialistes de l’informatique, de l’intelligence artificielle… Tout ça pour discuter de l’éthique scientifique.

J’aime bien le contact avec les gens, j’ai beaucoup aimé m’investir dans le Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, là aussi j’ai côtoyé des gens de toutes les disciplines. Je pense que ça fait partie de notre travail. Ça laisse un peu moins de temps pour écrire des articles, mais une de mes fiertés, c’est que beaucoup de jeunes ont pris le relais, il y a Vincent Delmotte, et d’autres aussi qui sont dans nos équipes, comme dans son cas, extrêmement visibles. Ces jeunes sont extrêmement brillants, impliqués, et c’est vrai que j’ai participé au développement de l’Institut Pierre Simon-Laplace, c’est quand même un grand institut, et ça fait aussi partie de mes fiertés.

Ma carrière de chercheur est un peu derrière moi, même si je continue de travailler un peu, mais je suis très fier que beaucoup de jeunes s’intéressent à ces disciplines, parce qu’on en a bien besoin…

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Jean Jouzel : J’ai été optimiste, plus que je ne le suis aujourd’hui, après la Conférence de Paris. Si on peut parler d’un succès, ce n’est pas dans ses objectifs eux-mêmes, car ils sont bien en deçà de ce qu’il faudrait faire pour limiter le réchauffement climatique à 2°C. En l’état, on va plutôt vers 3°C : il faudrait multiplier par 3 les engagements, par 5 pour rester sous 1,5°C. Ce n’est pas tellement par ses objectifs, mais par son universalité. Tous les pays ont signé l’Accord de Paris, pratiquement tous les pays l’ont ratifié – le seul grand pays qui ne l’a pas ratifié, pour le moment, c’est la Russie – mais malheureusement, le retrait annoncé des États-Unis, le retrait envisagé du Brésil, et du coup, d’autres pays qui traînent les pieds comme l’Australie (et on ne voit pas la Russie ratifier l’Accord de Paris si les États-Unis en sortaient…). Je suis beaucoup moins optimiste.

Ceci étant, je reste non pas confiant, mais convaincu qu’il faut faire le maximum pour limiter le réchauffement climatique, c’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons lancé cette idée d’un Pacte Finance-Climat pour l’Europe. Mais il faut bien reconnaître la difficulté quasi insurmontable de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Diviser par deux nos émissions entre 2020 et 2030, alors que beaucoup des investissements d’aujourd’hui (on peut parler de développement de l’aviation, du transport maritime, de construction de nouvelles centrales qui sont, dans certaines régions, à charbon, ou bien en tout cas, à combustible fossile), ne rend pas optimiste…

Pour réussir, il faudrait que chaque investissement, que tous les pays, tous les secteurs d’activité, chaque citoyen regarde dans la même direction, et on voit bien que ce n’est pas le cas, donc je suis beaucoup moins optimiste que je ne l’étais. Nous sommes, malheureusement, dans la situation qui était celle après le Protocole de Kyoto, qui était à peu près bien dimensionné à l’époque, puisque les États-Unis n’ont pas ratifié. Avec la non-ratification par George Bush du Protocole de Kyoto, on a perdu 8 ans. Je ne sais pas si on perdra 4 ou 8 ans dans le cas de Trump, mais c’est clair que la politique a pris le pas sur la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, et ça, ça ne me rend pas complètement optimiste.

Mais je pense qu’il faut toujours agir, il faut faire le maximum, et je pense, je le redis, que l’Europe peut jouer un rôle important, et prendre le leadership dans cette lutte contre le réchauffement climatique. Et je dis souvent que le pays, le bloc de pays, qui prendrait le leadership dans la lutte contre le réchauffement climatique sera aussi le leader au niveau planétaire dans quelques décennies. Pour moi c’est très clair, parce que c’est synonyme de développement économique. Ce n’est pas le contraire.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u