4. Le géopolitologue : Bastien Alex | Les Armes de la Transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un géopolitologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là pour apporter votre pierre à ce combat plutôt qu’une autre ?

Bastien Alex : Je pense que l’intérêt de la géopolitique dans le cadre de la lutte contre le changement climatique c’est que c’est une discipline qui permet, en s’intéressant à l’exercice des rapports de forces sur le territoire et entre acteurs, de bien saisir les enjeux du problème, et notamment les difficultés et les réticences à engager une véritable transition au niveau mondial. Si on ne fait pas de géopolitique, on passe à côté de clefs de compréhension qui sont fondamentales pour arriver à identifier quelle peut être la stratégie des États, par exemple, les États producteurs de pétrole ou de gaz, qui sont effectivement plutôt des bloqueurs dans l’émergence de cette transition au niveau mondial. Donc, la géopolitique est selon moi, avant tout, un outil qui sert à bien identifier l’état du rapport de forces pour identifier les points de blocage et éventuellement, y apporter des réponses.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Bastien Alex : Je travaille principalement en source ouverte : je lis beaucoup la presse, presse spécialisée, les rapports des institutions, des ONG, des entreprises, bref tout acteur qui produit des connaissances. Je réalise aussi beaucoup d’entretiens, ce qui me permet d’avoir une vision globale des problèmes que je veux traiter et de proposer une analyse et des recommandations opérationnelles à destination des décideurs. Ma méthodologie est en somme celle de tout chercheur en sciences humaines et sociales.

Nous travaillons principalement avec le Ministère des Armées, qui est notre principal pourvoyeur public d’études, un petit peu moins avec les Affaires étrangères, tout simplement parce que c’est un ministère qui externalise un peu moins sa réflexion stratégique. Le Ministère des Armées est le premier client de l’IRIS depuis des années, et dans le cadre de nos travaux pour ce ministère, nous réfléchissons ensemble à la formulation vis-à-vis de certains sujets qu’il nous demande de traiter, de recommandations opérationnelles. Il y a une volonté d’identifier, par rapport à une problématique, des points de vigilance, et une manière de les prendre en compte dans les politiques publiques. Ça peut être du conseil de posture vis-à-vis d’un pays, de propositions de partenariat, d’actions à mener, de task-force à développer, ce genre de choses, pour que le ministère puisse orienter sa politique sur ces sujets bien précis, pour ce qui nous concerne directement. Pour ma part, je dirige l’Observatoire des Impacts des Changements Climatiques en termes de sécurité et de défense.

LVSL : Quel est votre objectif ?

Bastien Alex : Notre objectif, c’est de permettre à l’Institution (au Ministère de la Défense, au Ministère des Armées) d’intégrer, dans sa réflexion stratégique, les impacts du changement climatique. Cela veut dire qu’elle ait conscience des conséquences sécuritaires du changement climatique, dans quelle mesure ses impacts vont venir soit exacerber des facteurs de conflictualité traditionnels ou en faire émerger de nouveau. C’est quelque chose à prendre en compte, c’est une nouvelle donnée de l’environnement stratégique. C’est véritablement le premier objectif.

Le second, c’est aussi de sensibiliser le Ministère à la manière dont il doit intégrer ça comme contrainte opérationnelle. Ça veut dire que de plus en plus, le Ministère va devoir réduire son empreinte carbone – il n’y a pas de raison qu’il soit exempté d’efforts sur ce plan-là – donc, évidemment, nous essayons de proposer des pistes de solution. Bon… Ça ne vous étonnera pas, ce n’est pas le principal promoteur de la transition énergétique au sein du gouvernement. Ce qu’on demande à un outil militaire, c’est d’être efficace, donc tant pis si ça consomme du carburant… Mais l’idée, c’est plutôt de jouer ça sur le terrain du gain opérationnel.

Je prendrai juste un exemple : les États-Unis se sont rendus compte, lors des guerres en Afghanistan et en Irak, que les convois de ravitaillement étaient très souvent attaqués, et c’est là qu’ils avaient le plus grand nombre de pertes en soldats. Donc, ils se sont dit que pour réduire le nombre de pertes, il faut réduire les convois, et pour réduire les convois, il faut augmenter l’autonomie des postes avancés. Cela passe par des solutions renouvelables, soit de recyclage de l’eau, soit de production d’électricité à partir de sources renouvelables. Donc, c’est cette réflexion qu’on essaie aussi de pousser au sein du Ministère.

Après, il y a d’autres sujets qui vont toucher plutôt à la manière dont les industriels de la Défense intègrent le paramètre « changement climatique » dans leur cycle de développement de nouveaux matériels, qui sont pensés généralement sur une quarantaine d’années.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au sein de vos travaux ?

Bastien Alex : La première, c’est que le changement climatique n’est pas un problème environnemental, c’est un problème politique. Je dis toujours que c’est un problème doublement global. C’est un problème global à la fois sur le plan spatial – les émissions de gaz à effet de serre sont dans l’atmosphère, qui est un bien commun, même si vous êtes un pays qui n’émet pas de gaz à effet de serre. Et puis, au sens plus littéral, c’est un problème englobant, multidimensionnel, puisque ça altère l’atmosphère, la biosphère, etc. Ça va concerner également l’économie, puisqu’on sait très bien que les émissions de gaz à effet de serre proviennent du modèle de production de richesses capitaliste, qui consomme énormément de richesses, notamment les ressources en hydrocarbures dont la combustion provoque l’émission de gaz à effet de serre, donc c’est un problème énergétique.

C’est un problème sanitaire parce que ça va soulever des enjeux de santé, de propagation des épidémies.

Et c’est bien sûr un problème politique parce que son traitement au niveau international nécessite des discussions au plus haut niveau dans le cadre des COP – les conférences des parties – ou s’exercent des rapports de forces puisque les États qui y participent n’ont pas du tout les mêmes intérêts. Évidemment, une négociation est toujours le produit de rapports de forces, c’est évidemment le produit des lignes rouges de chaque partie qui négocie, et ça, c’est toujours un élément politique. Donc le changement climatique est doublement global de ce point de vue, et c’est bien – non pas un problème environnemental uniquement, mais bien un problème politique. C’est la première chose.

La deuxième, c’est que le changement climatique est aussi un multiplicateur de menaces, ou un amplificateur de risques. Ça veut dire que, par ses impacts, il va, encore une fois, exacerber certains paramètres de la conflictualité existants, potentiellement en créer de nouveaux… Par exemple, dans le cadre du déploiement des solutions de géoingénierie à grande échelle, sur lesquelles on devrait, nous aussi, se pencher.

Et la troisième chose, c’est ce que mes collègues Amy Dahan et Stéphane Foucard ont appelé « le schisme avec le réel ». C’est-à-dire que le climat est traité de manière cloisonnée dans des enceintes, notamment onusienne, sans que jamais on ne tente de faire le lien avec les problématiques principales, qui sont énergétiques et économiques. Et donc l’objectif général de mes travaux, en tout cas ce que j’essaie d’apporter dans les articles que je peux écrire, c’est cette vision de ce que j’appelle, non pas le « schisme avec le réel », mais « l’indépassable écueil de l’incohérence ». C’est-à-dire, comment mettre en cohérence l’ensemble de nos politiques. Et je donnerais un exemple : nous savons qu’en 2015, l’Europe a supprimé la politique des quotas laitiers. Ça a provoqué une surproduction en Europe, puisque les producteurs de lait se sont précipités sur cette occasion pour exporter plus. Donc, les prix du lait ont baissé. Ça a profité davantage aux laiteries plutôt qu’aux agriculteurs, qui ne sont pas devenus plus riches malgré la suppression de ces quotas. Les surplus de production sont exportés vers des marchés en croissance, comme la Chine notamment, qui est un pays qui consommait assez peu de lait, mais qui le fait de plus en plus. Et ce qu’on a constaté, c’est que ces surplus sont aussi exportés vers des territoires comme l’Afrique subsaharienne, à travers des produits type « lait en poudre » – qui se conserve mieux, considérant les conditions et la rupture de la chaîne du froid. À travers cette politique, on se rend compte que l’émergence d’un secteur laitier agricole dans des pays comme le Sénégal, par exemple, est concurrencée par les exportations européennes.

Le problème, c’est que l’Union Européenne, par ses politiques de développement, va aussi soutenir l’émergence d’une filière laitière dans ces pays-là. Donc, on a d’un côté des politiques qui vont détruire une filière que d’autres essaient, en même temps, de la soutenir. Et ça, ce n’est pas possible. Et là où je boucle avec mon sujet, c’est que si on ne permet pas aux agriculteurs du Sahel de conserver des moyens de subsistance, et de vivre du fruit de leur travail, on sait que ces gens peuvent être amenés à participer à des mouvements insurrectionnels, ou à des entreprises terroristes. Non pas par adhésion pure aux discours des radicaux ou des islamistes, mais tout simplement, parce qu’au bout d’un moment ce sont les seuls qui paient, et que, quand on a un foyer à faire vivre, on est bien obligé de trouver des solutions.

Donc, mon grand pari, avec bien d’autres qui font ça sans doute mieux que moi, c’est d’alerter sur ce problème d’incohérence totale de nos politiques qui poursuivent des buts complètement différents, mais financés par les mêmes gouvernements. On fait des sommets dessus, chaque année, sans que cela change.

LVSL : Quelle traduction concrète, en termes de politiques publiques, tirez-vous de ces conclusions-là?

Bastien Alex : Nous essayons de travailler avec notre interlocuteur public, le Ministère des Armées, qui en soi ne fait pas véritablement des propositions de réformes. On essaie, évidemment, de l’inciter à réduire son empreinte carbone, à réfléchir à la manière dont il peut mieux utiliser ses ressources… Réfléchir également à la manière dont il doit se saisir de nouveaux enjeux. Le bon exemple, c’est toute la réflexion qui est menée sur la partie civile des interventions des armées, Sentinelle en est un, le déploiement de 7000 à 8000 soldats sur le territoire métropolitain, pour faire face à la menace terroriste. On n’est pas là pour discuter du fait que ce soit une bonne ou une mauvaise mesure, mais, en tout cas, ça témoigne d’un haut niveau d’engagement de nos forces. L’idée c’est que, peut-être qu’à l’avenir, en raison du changement climatique, ce spectre des missions civiles va être augmenté – ne serait-ce que par les catastrophes naturelles. On en a eu un bel exemple avec Irma à l’été 2017, le cyclone qui a frappé les Antilles, qui a nécessité des moyens militaires. Donc il faut aussi faire des recommandations qui vont dans le sens d’une anticipation d’une possible augmentation du spectre des missions civiles des armées. Là aussi, c’est quelque chose que l’on évoque avec eux.

Après, l’objectif est aussi de pousser cet objectif de cohérence auprès du Ministère de la Défense. Ça veut dire que par exemple, si on crée véritablement un envoyé spécial avec un profil « défense » sur les changements climatiques, il faut que cette personne puisse aussi interagir avec les gens qui, tous les jours, prennent des décisions d’ordre économique, pour avoir une incidence sur leurs émissions de gaz à effet de serre et donc ses impacts en termes de sécurité. Il faut que ces personnes-là soient aussi associées à ces discussions-là pour dire à un certain moment « Non, attention, si vous partez dans cette direction, c’est une chose sur laquelle on va devoir intervenir d’ici, peut-être, 20 ou 30 ans ». Donc il faut qu’on ait tous les éléments de réflexion au départ pour que la création de ce type de poste ne soit pas uniquement de l’affichage inutile.

LVSL : Quelle devrait-être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? A quel moment la géopolitique devrait être considérée par rapport à l’action publique, et avez-vous une idée de structure pour faciliter cela ?

Bastien Alex : Je crois que, dans les politiques publiques, la géopolitique doit servir à bien mesurer l’état des rapports de forces sur une question donnée. Ce qui se passe par exemple en ce moment est intéressant, puisqu’on voit qu’une mesure qui était vendue comme « pro-climat » à savoir l’augmentation des taxes sur les carburants les plus polluants souffre d’un rapport de force défavorable avec les gilets jaunes. De fait, la promotion de cette mesure était faite pour de mauvaises raisons.

Ce mouvement social que sont devenus les gilets jaunes montre qu’il est possible de renverser le rapport de forces et faire reculer l’État sur cette question. Alors on a dit « c’est dommage, c’était une mesure pro-climat ». Non. Je pense que ce qu’a montré cet épisode, c’est que l’effort doit être supporté, non pas uniquement par les gens qui subissent des contraintes parce qu’ils n’ont pas le choix, mais aussi par d’autres acteurs de l’économie, notamment les multinationales (je ne vais pas revenir dessus, mais on sait très bien qu’il y a beaucoup de groupes qui s’extraient de l’impôt, grâce à l’optimisation fiscale). La géopolitique de l’évasion fiscale, c’est une géopolitique aussi. Pourquoi, aujourd’hui, permet-on à certains groupes, grâce à l’optimisation fiscale, qui est quelque chose de légal, de se soustraire à l’impôt ? Tout repose sur les captives que sont les classes moyennes et les personnes à faibles revenus, mais qui sont exposées à des impôts types TVA, auxquels ils ne peuvent échapper.

Donc, l’intérêt de la géopolitique dans les politiques publiques, c’est d’analyser les rapports de forces qui se posent sur une question, évidemment à l’international. Si on veut construire une politique étrangère française cohérente, il faut qu’on soit capable, tout simplement, d’assumer nos choix, de faire de vraies analyses et pas de la posture… Je prendrai juste un exemple : le gros problème qu’ont les puissances occidentales aujourd’hui

, dont la France, c’est qu’elles continuent à essayer de justifier certaines de leurs décisions en politique étrangère, par des principes qu’elles appliquent à géométrie variable. Ça, évidemment, tout le monde l’a compris, et ça nous est sempiternellement reproché, à raison, d’ailleurs. Donc, si on veut avoir une politique cohérente, il faut aussi qu’on arrive à sortir de ces postures. La géopolitique sert à tout ça.

Je crois que ce que la géopolitique m’a appris aussi, c’est qu’il faut être aussi capable d’enlever ses lunettes de Français ou d’Européen, ou d’ouest européen, et de réfléchir à la manière dont on est perçu, et à la manière dont nos actions sont analysées à l’extérieur de la France. C’est ça aussi qui nous permet de bien saisir les enjeux, et de bien nous positionner pour ne pas, à chaque fois, accuser les uns et les autres de défendre leurs intérêts, alors que c’est ce qu’on fait de toute façon et, de mon point de vue, d’une manière pas suffisamment assumée. On peut le faire, mais il faut l’assumer et non pas se cacher derrière des principes. C’est ça, pour moi, l’apport de la géopolitique dans les politiques publiques, ça ne s’applique pas uniquement à la politique étrangère, ça s’applique aussi à la politique nationale.

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, que proposeriez-vous, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

Bastien Alex : Je lui dirais que je ne suis peut-être pas le mieux placé… Mais blague à part, je pense que, là aussi, il y a un devoir de transparence et de vérité, dans le sens où pour la promouvoir la transition énergétique par exemple, et la mettre en place intelligemment, il faut discuter de l’ensemble du spectre des problèmes. Ce qui me pose souci, c’est par exemple la dissimulation de toutes les questions d’approvisionnement en métaux, de retraitement et recyclage des métaux liés à la transition énergétique. C’est, par exemple, là-dessus que j’attirerais l’attention d’un candidat qui me demanderait mon avis.

L’objectif de la transition, ce n’est pas de remplacer une dépendance par une autre. On sait que l’industrie fonctionne de telle manière qu’on a besoin de terres rares, de néodyme pour fabriquer des éoliennes, et que ces terres rares sont produites à 95% par la Chine. Non pas parce qu’elle en a le monopole des ressources, mais parce qu’elle a le monopole de la production, ce qui est totalement différent, parce que sur le plan environnemental, leur production est une véritable catastrophe écologique. C’est d’ailleurs notamment pour cela qu’on a abandonné la production dans les pays occidentaux, alors qu’il y a des ressources en terres rares aussi aux États-Unis et en Australie. Donc, il faut avoir ça en tête. La transition écologique est nécessaire, mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire en négligeant les problèmes qu’elle peut occasionner, notamment à l’autre bout du monde.

Évidemment, la pollution nous dérange toujours moins quand c’est chez les autres, même quand c’est lié à la fabrication de produits qu’on utilise nous-mêmes. Je crois que c’est, là aussi, l’importance de la réflexion géopolitique, notamment sur le plan énergétique, et le conseil que je donnerais à un candidat à l’élection présidentielle, c’est de bien avoir cela en tête quand il décide de penser des mesures de mise en œuvre de la transition énergétique.

LVSL : Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes de professions différentes, et si oui, comment se passent vos échanges, concrètement ?

Bastien Alex : J’essaie de travailler avec toutes les disciplines qui sont voisines de la mienne, puisque la géopolitique est une discipline assez hybride – ou les relations internationales, les deux sont très confondues aujourd’hui – mais étant donné mon spectre d’activité plutôt axé sur « changement climatique » et « énergie », j’essaie de discuter avec des ingénieurs, des journalistes spécialisés, avec des climatologues, des sociologues, avec des politistes, des économistes qui suivent aussi les tendances de marchés… Je les contacte par divers biais, j’ai évidemment ce type de profils dans mon réseau. Les degrés d’accointance sont plus ou moins importants, mais je travaille essentiellement au travers d’entretiens téléphoniques, je vois des gens, j’essaie à chaque fois, en tout cas, de ne pas me limiter à ma spécialité, à ma discipline, et d’aller requérir l’avis des autres sur mes sujets, pour progresser dans la finesse de mon analyse.

Pour moi, c’est aujourd’hui quelque chose d’indispensable si on veut produire quelque chose de qualité, on est obligé de s’intéresser à la manière dont est perçu notre travail par les autres, et quel est l’apport qu’ils peuvent avoir aussi sur des questionnements pointus comme les impacts géopolitiques de la transition énergétique. Je dirais que ce n’est pas un travail qu’on peut mener si on ne pose pas la question à un climatologue, à un ingénieur, un économiste de l’énergie, ou un bon journaliste spécialisé. Ce sont avant tout des relations de réseaux, de personnes-ressources, de discussions, toujours avec l’objectif de nourrir une réflexion.

LVLS : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Bastien Alex : Optimiste, non… Mais peut-être pas complètement désespéré. Je trouve, effectivement, que la période actuelle est complexe, à la fois source d’espoir et, il faut bien le dire, de désespérance. Ce qu’on a appelé très vulgairement et très simplement le « populisme » a fait monter des tendances qui sont un peu divergentes. C’est ce qui est, en tout cas, stimulant, mais pas toujours très rassurant pour l’avenir. Je ne pense pas que les gens qui ont élu Donald Trump soient aujourd’hui de grands promoteurs de la transition énergétique et de la prise en compte du climat. C’est plutôt un élément de crainte ou d’insatisfaction.

Après, je me dis qu’il y a tout un tas de gens aujourd’hui qui travaillent sur des scénarios, des technologies, des politiques qui sont censés promouvoir des valeurs en lesquelles je crois comme une plus juste répartition des richesses… Là où je me sens plus de gauche, je dirais, c’est que je conçois que le problème de l’inégale répartition des richesses c’est le problème numéro un. Ce devrait être le socle de l’ensemble des politiques, qu’elles soient économiques ou environnementales. Il y a des signaux qui me permettent d’espérer, puisque des gens qui portent ce discours-là peuvent avoir une certaine audience, et en même temps, je suis parfois un peu effrayé par certains pans du populisme, et je suis encore plus effrayé par certains libéraux qui n’ont toujours pas compris que… J’ai beaucoup de doutes sur la capacité du capitalisme à nous sortir de cette impasse, je ne crois pas à l’utilisation des mécanismes de marché, comme le marché du carbone, par exemple, pour résoudre les problèmes liés au changement climatique…

Je crois qu’il n’y a qu’une prise de conscience globale de cette problématique de répartition des richesses, de cette problématique du découplage de la croissance économique avec la consommation des ressources… Voilà, je sens que ça émerge dans l’agenda de certains, et pour autant, je dirais que ce ne sont pas les idées les plus centrales dans les débats de société aujourd’hui. Donc, il y a, à la fois, des motifs de crainte et peut-être de désespoir, et des motifs d’espérance.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

3. La juriste : Valérie Cabanes | Les Armes de la Transition

Valérie Cabanes est juriste en droit international, spécialisée sur les droits de l’Homme. Elle fait partie des premières personnes à populariser le terme d’écocide ainsi que d’autres concepts relatifs au droit de l’environnement. « Quand le politique n’est plus à même de protéger la planète, il faut se tourner vers les juges » répète-t-elle souvent. Co-fondatrice de l’ONG Notre affaire à tous qui attaque l’État français en justice pour inaction climatique, Valérie Cabanes nous éclaire sur le rôle potentiel d’un juriste dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert une juriste pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Valérie Cabanes : Je crois que le droit est notre dernier rempart avant la violence. Face à la crise écologique, à la crise climatique à laquelle nous devons faire face, il est nécessaire aujourd’hui de requestionner véritablement les règles du vivre-ensemble. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans certains concepts juridiques que j’ai pu découvrir dans le monde à travers d’autres cultures, c’est l’idée qu’on ne peut pas protéger les droits fondamentaux des humains si on ne replace pas cette humanité dans certaines règles, dans certaines lois biologiques. Des lois que l’on a transgressées très objectivement depuis le début de l’ère industrielle. Donc, il s’agit aujourd’hui, à travers le droit, de requestionner la place de l’Homme, et de réfléchir à de nouvelles règles qui nous permettent de vivre en harmonie avec le vivant.

LVSL : D’accord. Et donc, en quoi consiste votre activité ? Plus concrètement, pouvez-vous nous décrire, par exemple, une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

VC : Ma journée va se construire par rapport aux sollicitations. Je suis, finalement, très peu proactive, dans le sens où je ne cherche pas à imposer des idées, mais je cherche à semer des graines et à leur permettre de s’épanouir.

Ma stratégie est multiple, je vais essayer de la résumer assez rapidement. J’ai lancé, en France, une initiative citoyenne européenne qui permet de saisir la Commission européenne et de proposer, en tant que citoyen, une directive européenne sur un nouveau concept. C’est un outil de démocratie directe et participative issu du Traité de Lisbonne. Pour cela, en 2013, nous avons proposé une directive européenne sur le crime d’écocide – l’écocide étant, je le rappelle, le fait de nuire gravement ou de détruire, des écosystèmes vitaux, et tous types de systèmes vivants qui nous permettent de maintenir la vie telle qu’on la connaît sur Terre depuis finalement 10 000 – 12 000 ans – l’ère de l’holocène.

La stratégie a été pour moi de démarrer sur l’idée qu’il fallait reconnaître la responsabilité pénale des dirigeants. Pas que des dirigeants étatiques, mais également des dirigeants économiques, des dirigeants bancaires, qui ne font pas assez, aujourd’hui, pour la transition écologique, et qui sont dans un régime d’impunité par rapport à leurs choix d’investissement et d’exploitation. Je pense par exemple à continuer d’investir massivement dans les énergies fossiles, quand on sait qu’il faut absolument aujourd’hui passer à autre chose.

Donc, j’ai popularisé ce terme d’écocide en France en 2013, mais avec l’idée d’amener de nouveaux concepts juridiques dans le débat public, à savoir l’idée qu’il fallait reconnaître comme des sujets de droit les générations futures. Parce qu’aujourd’hui, un enfant qui n’est pas né ne se voit pas protégé quand il naîtra.

Je donne un exemple très concret : un enfant qui naît aujourd’hui avec une malformation en lien avec l’usage de l’agent orange pendant la guerre du Viêt Nam ne peut pas réclamer justice. Et pour le climat, on le voit aujourd’hui, les jeunes se lèvent en disant « Protégez nos droits futurs ! » Ce concept était très intéressant, pour moi, à développer.

Le second concept sous-jacent dans le crime d’écocide, c’est le fait de reconnaître la nature comme sujet de droit. C’est-à-dire, de donner la possibilité à des écosystèmes d’être protégés pour leur valeur intrinsèque, pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la communauté de vie, et donc de ne pas relier le droit – qu’il soit de l’environnement, ou le droit international, ou le droit international des droits de l’Homme – seulement aux intérêts de l’humanité. Parce que tout le droit occidental, qui s’est imposé au monde entier, est un droit qui s’est construit autour d’une valeur centrale : la dignité de l’Homme. Étant une juriste des droits de l’Homme, je ne vais pas le remettre en question. Mais on a complètement oublié que l’Homme était un élément de la Nature et qu’il ne pouvait pas survivre sans elle. Il fallait donc aussi construire des règles et des devoirs pour l’humanité, pour mieux protéger les écosystèmes.

Ma stratégie depuis 2013 est donc de populariser en même temps le crime d’écocide, les droits des générations futures et les droits de la Nature. Finalement, au quotidien, je réponds aux sollicitations, que ce soit à travers des conférences, à travers la demande de livres, de chapitres de livres collectifs – en ce moment, ce sont même des préfaces, qu’on me demande, d’interviews, d’articles plus ou moins académiques, plus ou moins à grand public, etc. J’essaie de toucher toute la société, du citoyen au politique, au-delà du monde du droit : les avocats, les magistrats, les barreaux etc. de manière à ce qu’il y ait une synergie qui se mette tout doucement en place. Et ça commence à prendre.

Mon quotidien va donc être d’écrire un article, de répondre à une interview en même temps, de courir cet après-midi à Bruxelles pour donner une conférence.

LVSL : Quel est votre but ?

VC : Mon but ultime, c’est véritablement une révolution de la conscience occidentale : si le droit reconnaît le statut de sujet à des éléments de la Nature, chaque citoyen sera reconnecté à cette réalité première qu’il est un simple élément de la Nature et qu’il a besoin des autres espèces pour vivre. C’est pour ça que j’ai écrit mes livres. C’est un double travail qui est d’amener à un changement institutionnel, mais qui ne pourra, de fait, se faire vraiment que quand chaque citoyen aura saisi – je dirais presque dans ses tripes, de façon émotionnelle – cette nécessité vitale qu’il a aujourd’hui de se reconnecter au vivant, de le respecter, et finalement d’adopter une attitude plus sobre, une attitude de partage. Il comprendra qu’au fond, sa survie en dépend.

Je vise un changement de conscience. Et le droit ne sera, finalement, que le reflet de notre changement de conscience, à un moment donné. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète, en disant : « Je vais obtenir la création d’une loi, et je serai celle qui… » Non. Je crois que, quand on s’engage de cette manière-là, en règle générale on finit extrêmement épuisé et déçu. Pour avoir travaillé dix-huit ans dans l’humanitaire, je sais à quel point vouloir sauver les autres est une démarche compliquée vis-à-vis de soi-même, et peut être épuisant, mais par contre, si je peux faire émerger cette prise de conscience en amenant ces nouveaux concepts dans le débat public, ce sera une réussite suffisante, pour moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je travaille aujourd’hui sur un film sur les droits de la Nature, parce que l’image permet de créer cette émotion, qui nous manque aujourd’hui pour nous mettre en action.

LVSL: Vous avez commencé à évoquer quelques concepts que vous avez portés pendant votre carrière. Pourriez-vous nous donner trois certitudes que vous vous êtes forgées à travers votre activité ?

VC : La première des certitudes, c’est que l’une des solutions à la crise actuelle est véritablement de reconnecter les règles des hommes avec les lois biologiques. Je crois que si l’on n’est pas capable de faire ça, si on laisse notre vision occidentale hors-sol continuer à guider nos choix politiques et nos choix économiques, on court à la catastrophe.

La seconde, qui m’a été démontrée par les deux millions de soutiens au recours que l’on veut lancer contre l’État – la pétition l’Affaire du siècle, c’est que quand on atteint un certain pourcentage de la population, et des chercheurs ont estimé qu’il s’agit à peu près de 3,5 %, quand on arrive à populariser certains concepts, certaines prises de conscience au sein d’une petite proportion de la population, il y a un effet-levier extrêmement important qui va en général amener ce qu’on appelle « la première majorité à suivre ». Et ce que je trouve absolument fascinant en ce moment, c’est que l’on est, pour moi, à cette charnière. Et donc, il faut absolument tenir bon, il ne faut rien lâcher. Et je crois au pouvoir citoyen de faire véritablement changer la donne. Ce que j’espère, simplement, c’est d’arriver à le faire de la façon la moins violente possible.

La troisième certitude, c’est qu’on a besoin, aujourd’hui, de reconnaître nos liens d’interdépendance, avec le monde vivant, d’une part, mais aussi – et surtout – avec les autres humains. Ça nous oblige à un décentrage, c’est-à-dire à sortir d’une voie qui est en train d’être empruntée par certains peuples et certains dirigeants, qui est de croire qu’on s’en sortira en devenant de plus en plus protectionnistes, donc de plus en plus isolés sur la scène internationale. Je crois, au contraire, que le défi qui nous est proposé aujourd’hui, c’est de reconnaître qu’on est d’abord habitant de la Terre avant d’être citoyen d’un État. Donc qu’en s’ouvrant à l’autre, en reconnaissant nos liens d’interdépendance au niveau de l’humanité elle-même, en reconnaissant l’autre comme un voisin, comme un frère, alors on trouvera peut-être des solutions pour essayer de sauver un maximum de monde par rapport à la catastrophe qui s’annonce.

LVSL : Comment traduiriez-vous ces trois certitudes en politiques publiques, si par exemple un gouvernement arrivait au pouvoir avec une vraie volonté d’aller dans ce sens-là et vous le demandait ?

VC : La première des choses, c’est que l’État accepte de perdre, parfois, sa souveraineté nationale pour pouvoir défendre un intérêt général plus large. Ce qui veut dire accepter de suivre des règles universelles qui nous permettraient de résoudre collectivement la crise écologique, climatique et humanitaire. Je dis ça, moi en tant que juriste de droit international, parce qu’on croit que parce que l’ONU a été créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États sont d’accord pour respecter certaines règles universelles. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale est une pierre angulaire du droit international, et bloque toutes les avancées courageuses qui consistent à se mettre d’accord sur des règles – parfois contraignantes – ensemble. L’Accord de Paris en est un exemple, il n’est pas véritablement contraignant, et un chef d’État peut en sortir sans craindre une justice internationale, même si les décisions qu’il prend vont avoir un impact sur l’humanité tout entière. Donc la première des choses que je dirais à un chef d’État, c’est qu’il montre l’exemple en disant : « Moi je suis prêt à baisser la garde à ce niveau-là ».

Deuxième étape : il faudrait travailler sur une constitution qui intègre les droits fondamentaux de l’humanité dans des droits plus larges qui sont les droits de la Nature à exister, à perdurer et à se régénérer. C’est le travail qu’on a mené l’année dernière, quand il y a eu un processus qui s’est mis en place pour lancer une réforme constitutionnelle en France. On a donc proposé de retravailler l’Article 1, en y intégrant l’idée que la République devait aussi être écologique et solidaire, qu’elle devait s’engager à lutter contre le changement climatique, à protéger la biodiversité, et qu’elle s’engageait à respecter les limites planétaires, c’est-à-dire à reconstruire toute l’activité du pays – économique, industrielle – de manière à ne pas dépasser ces fameux seuils, ces fameuses limites planétaires, qui mènent l’humanité vers un état planétaire qui devient dangereux pour tout le monde.

Au niveau de l’État lui-même, travailler sur la Constitution va forcément se décliner par l’adoption de nouvelles lois, ou d’amendements aux lois existantes. Je travaille très concrètement là-dessus aujourd’hui, puisqu’il m’a été demandé par des parlementaires, députés et sénateurs une proposition de loi sur le crime d’écocide par exemple. Et si l’on reconnaît le crime d’écocide dans le droit français, il va falloir intégrer, en tout cas selon la définition que j’en donne, cette notion de limite planétaire et donc dans chaque loi (loi sur biodiversité, la loi sur l’eau, etc.) d’intégrer ces limites planétaires comme des normes contraignantes.

Donc, quand vous me dites : « Si, dans un monde idéal, vous pouviez… », en fait, je suis déjà dedans ! C’est-à-dire que les parlementaires nous demandent de travailler sur des propositions de loi, même sur les droits de la Nature… Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, il y a eu vingt amendements déposés en juin et juillet 2018 qui se raccrochaient à la notion de droit à la Nature ; des députés ont littéralement demandé à ce que des droits à la Nature soient intégrés à la Constitution, comme dans la Constitution équatorienne ou la loi adossée à la Constitution bolivienne. Donc, ce sont des concepts qui sont en train de véritablement faire leur chemin, de prendre racine au sein même de notre monde politique, et je sais que, dans le cadre des européennes, et c’était le cas aussi pendant la campagne présidentielle, plusieurs partis politiques sont en train de reconstruire leur programme avec une vision quasi d’écologie intégrale. Ces derniers expliquent en effet qu’aujourd’hui, on doit protéger les droits fondamentaux des humains par une protection beaucoup plus forte de la Nature. Et la meilleure des manières de prévenir les dégâts, c’est de donner le statut, en tout cas la personnalité juridique aux éléments de la Nature pour qu’ils puissent défendre son droit à exister, même en justice.

LVSL : Quelle devrait être, selon vous, la place de votre discipline – le droit – par rapport au moment de la décision politique ? Dans le cadre d’une transition, à quel niveau se situerait votre action ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui permettrait d’avoir une incidence sur l’action de l’État ?

VC : Il est impératif que la justice et le gouvernement soient indépendants et, en France, ce n’est quand même pas vraiment le cas. Je ne suis pas sûre que tout le monde en soit conscient. On a quand même une justice qui est sous le chapeau du ministère de la Justice,  donc il y a un problème d’indépendance. Il doit donc y avoir une vraie distinction entre le législatif et le judiciaire. Le législatif appartenant au politique et le judiciaire appartenant au corps judiciaire indépendant.

Ce qui me semble être essentiel aujourd’hui, c’est d’une part que le droit s’appuie sur des faits scientifiques pour déterminer s’il y a un risque d’écocide, s’il y a un risque probable de catastrophe environnementale, et que de l’autre côté, les lois s’appuient elles aussi sur des données scientifiques pour établir les normes que l’on doit respecter.

D’où l’intérêt du concept des limites planétaires, qui est un concept purement scientifique de seuils chiffrés, mais qui nous permettrait de beaucoup mieux cadrer notre activité humaine pour mieux respecter l’écosystème terrestre. Donc, c’est cette interdisciplinarité entre la science et le législateur, le politique, la science et le judiciaire, qui nous permettrait de rééquilibrer les lois humaines avec les lois biologiques.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous proposer, dans le cadre de votre spécialité, pour rendre ce programme à la fois populaire et réaliste ?

VC : Populaire et réaliste ? C’est un petit peu ce qui est en train de se jouer en ce moment, dans la rencontre qui se produit entre les défenseurs de la justice sociale, et les défenseurs de la justice climatique ou environnementale. On a déjà, au sein même des citoyens, cette volonté aujourd’hui de ne plus opposer la dignité humaine au respect de l’écologie. On le sent, même dans le mouvement des gilets jaunes ; des gilets jaunes qui intègrent les marches Climat, où il y a des gilets verts, en disant « On n’est plus dans cette logique de dire que c’est d’abord l’économie qui va nous permettre d’avoir du travail », et qui s’oppose aux contraintes que veut le mouvement écologiste pour pouvoir mieux respecter les limites de la planète.

Donc, je dirais qu’il n’y a pas forcément besoin de populariser, c’est en train de se mettre en œuvre. Par contre, il y a un besoin de soutenir cette volonté, cette rencontre entre différents objectifs, qui est de vivre dignement – par le travail, par l’activité économique – et en même temps d’être en capacité de protéger notre avenir commun. Et ce qui se profile, si je dois le rendre populaire dans un discours, c’est de dire qu’il y a un moment donné où le droit économique doit s’assujettir aux deux autres niveaux de droits, c’est-à-dire doit respecter les droits humains et les droits de la Nature. Donc, nous ne pouvons plus laisser dans cet état d’impunité les multinationales, par exemple, qui vont en même temps détruire l’environnement, et en même temps détruire les conditions sociales de multiples peuples dans le monde, dont le peuple français.

C’est pour ça que, stratégiquement, on ne peut pas avoir un programme français qui ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau des normes internationales ; c’est-à-dire que l’État français doit absolument soutenir, de façon claire et ferme, les négociations en cours à l’ONU pour voter un traité contraignant, qui vise les multinationales, leur demandant de respecter les droits humains et le droit de l’environnement. C’est-à-dire, de faire en sorte que les multinationales, aujourd’hui, soient soumises aux mêmes obligations que les États, ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles fonctionnent aujourd’hui dans un système parallèle, qui est dirigé par l’OMC et la Banque mondiale, avec des tribunaux d’arbitrage parallèles aux systèmes de justice internationale.

Donc, considérer que ces multinationales – qui sont parfois plus riches que des États – doivent être soumises à ces obligations-là. Elles doivent pouvoir répondre des violations qu’elles commettent. L’État français doit affirmer haut et clair son soutien à ce type de résolution, parce qu’il démontrera à ce moment-là qu’il n’est pas le bras droit des multinationales, mais qu’il est véritablement là pour protéger son peuple et son territoire des risques économiques et des risques environnementaux.

LVSL: Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes d’autres disciplines, et si oui, comment vos relations se passent-elles, concrètement ?

VC : Oui, j’essaie vraiment de travailler avec d’autres disciplines, mais après, ça dépend des milieux. Par exemple, je peux être dans un conseil scientifique qui regroupe des climatologues, des philosophes, des agronomes, des juristes… On a un travail de concertation par rapport aux propositions que l’on peut produire, et s’informer les uns les autres sur des sujets qu’on ne connaît pas bien.

Je suis par exemple dans le comité scientifique, au niveau de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, de la création d’une exposition permanente qui va ouvrir en 2020, sur « Prendre le vivant en modèle ». Et là, je vais travailler avec des personnes qui

travaillent sur le bio-mimétisme, avec des biologistes, des chimistes ; je suis probablement la seule juriste du groupe. C’est une richesse extraordinaire, et ce n’est pas forcément simple, parce que lorsqu’on est face à une personne qui est en science dite « dure », et qu’on lui parle tout d’un coup des droits de la Nature, on n’a pas une adhésion immédiate. C’est-à-dire « Je ne comprends pas comment on peut donner la personnalité juridique à un cycle bio-géochimique de l’azote et du phosphore… Mais alors, va-t-on la donner à des bactéries ? »

Il y a donc des échanges absolument passionnants, intellectuellement, et l’intérêt de travailler en transdisciplinarité. En ce qui me concerne personnellement, j’aime être autodidacte sur plein de sujets différents. Quand j’ai écrit « Un nouveau droit pour la Terre », j’ai dû être autodidacte, parce qu’aller analyser les rapports ou les recherches qui sont publiées dans « Nature », dans « Science », pour être sûre de ce que je raconte et d’être vraiment dans la prospective de ce qui peut se passer, et de le vulgariser de manière à ce que je le comprenne et que je puisse l’expliquer au grand public – ça demande forcément d’être transdisciplinaire.

On ne peut pas rester enfermé, et c’est d’ailleurs un des écueils du droit de l’environnement, et des personnes qui ont été formatées dans le droit de l’environnement, c’est qu’il y a peu de passerelles de faites, par exemple avec les biologistes. Je connais quelques juristes de l’environnement qui ont eu un cursus parallèle en biologie, par exemple, ou en écologie, ou en géologie, ou en géophysique de la Terre, mais ce n’est pas une démarche spontanée qui est proposée, et donc on est face à des gens qui sont spécialistes du droit, mais qui n’ont pas de connexion directe avec les écosystèmes, mais surtout qui ont une vue morcelée de la Nature.

Le droit occidental, européen, va protéger une forêt par le biais du label Natura 2000, protéger une espèce menacée, s’intéresser au loup, mais n’a jamais une vision écosystémique du monde, parce que le droit de l’environnement est à l’image de la manière dont l’Occidental se perçoit dans le monde. Il ne voit pas ces liens d’interdépendance, il ne voit pas l’écosystème terrestre dans lequel il devrait s’inscrire. Travailler avec d’autres branches scientifiques nous permet véritablement de prendre conscience de tous ces enjeux et de travailler de concert, c’est extrêmement important.

LVSL : Toute dernière question : Êtes-vous plutôt optimiste par rapport à la capacité de l’humanité à répondre au défi climatique, ou non ?

VC : Ma réponse sera double. Je pense qu’on n’échappera pas à une dégradation des conditions de la vie sur Terre, dans le sens où il est presque trop tard au niveau de l’emballement climatique,  pour des raisons liées au fait que les politiques n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, que les industriels ne s’en sont pas préoccupés… Et aussi parce que les rapports du GIEC ont toujours été des rapports de consensus qui, chaque fois qu’ils sont publiés, avouent que finalement ils n’avaient pas pris en considération certains paramètres qui rendent la situation encore plus grave qu’elle ne l’était. Donc, je pense qu’on va au-devant de terribles souffrances, pour des millions et des millions de personnes dans le monde. À fortiori pour les plus vulnérables, les plus pauvres, celles qui vivent dans les zones qui vont être affectées par la désertification ou la montée des océans.

En revanche, je sens qu’il y a une vraie prise de conscience de l’urgence. Jusqu’à présent, c’était conceptuel, mais pas ressenti comme une réalité possible, et les Européens sont en train d’en prendre conscience. Il faut effectivement passer par l’émotion pour entrer en action, même quand on est au courant. Les sciences cognitives nous l’expliquent très bien. Vous pouvez voir un problème, vous pouvez l’analyser, trouver les solutions, mais pour passer à l’action, il faut qu’il y ait une émotion. Donc, on est au stade de l’émotion.

Et je ne lâcherai pas ce que je fais, parce que pour moi, il ne s’agit pas de parler en millions ou en milliards de personnes. Il s’agit de regarder chaque être humain comme essentiel, et donc, chaque petit pas que l’on fera aujourd’hui, chaque prise de conscience, chaque petite loi qu’on arrivera à faire avancer, c’est une vie, plus une vie, plus une vie… qu’on sauvera. Il y aura à mon avis énormément de victimes d’ici la fin du siècle, mais tout ce qu’on fera aujourd’hui évitera de la souffrance à énormément de personnes aussi. C’est comme ça que je me place et je crois que c’est vraiment dans l’action qu’on arrive à garder, aussi, sa joie de vivre. Ce n’est pas une question d’optimisme.

Cette planète est magnifique, moi, je me réveille chaque matin émerveillée, et à partir de là, j’ai envie de protéger la vie telle que je la vois, telle que je l’ai connue enfant, telle que je la vois encore dans certains endroits du monde. Et j’ai envie, aujourd’hui, d’essayer de faire en sorte que les humains redeviennent plus solidaires et œuvrent ensemble à essayer de résoudre la plupart des problèmes que, malheureusement, on a créé collectivement.

Ce n’est pas optimiste, mais on n’a pas le droit, aujourd’hui, de dire que : « C’est foutu, profitons de ce qu’il nous reste ». Et on n’a pas le droit non plus de se dire : « Je me réfugie derrière mon jardin, je plante des carottes », parce que ça, en plus, c’est un leurre, c’est une utopie. Rentrer dans l’idée qu’on va s’en sortir en devenant juste, soi, tout seul, dans son coin, autonome sur le plan alimentaire, c’est une utopie. Ou alors, il faut que vous appreniez à manier des armes, parce que ceux qui n’auront pas appris à planter des carottes viendront piquer les carottes dans votre jardin, le jour où ce sera la catastrophe. Donc, il faut se reconnecter à l’universel, se reconnecter à la solidarité, au partage, et travailler collectivement à trouver les solutions, et pas de façon individualiste.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

 

 

2. L’ingénieur : Yves Marignac | Les Armes de la Transition

Yves Marignac est porte-parole de l’association négaWatt, connue en France pour produire des scénarios techniques de transition vers la neutralité carbone. Ce collectif, largement composé d’ingénieurs, prône notamment la sobriété énergétique, via par exemple l’isolation des bâtiments, comme un levier prioritaire pour la transition, au même titre que les énergies renouvelables. Yves Marignac nous éclaire sur le rôle de l’ingénieur dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un ingénieur pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Yves Marignac : Bien que n’étant pas exactement ingénieur moi-même, je suis effectivement très actif au sein de négaWatt, qui est pour beaucoup une association d’ingénieurs. À quoi les ingénieurs peuvent servir sur cette question ? Tout simplement à éclairer techniquement les possibles, les potentiels, aussi bien du côté d’une meilleure efficacité dans la manière dont on utilise l’énergie, que de la mobilisation des énergies renouvelables. Tout cela passe, évidemment, par de la technique, et passe aussi par une cohérence d’actions systémiques. Les ingénieurs, les experts techniques, ont beaucoup à apporter pour cela. On pourrait dire, d’une certaine manière, que la transition énergétique passe nécessairement par cette technique et ce travail d’ingénierie, même si elle ne se réduit pas nécessairement à ça, puisque bien sûr, il y a toute la question de la mise en œuvre sur le plan économique, social et politique.

À titre personnel, je n’ai pas choisi ce métier pour m’engager dans la transition énergétique, c’est plutôt l’inverse. J’ai, depuis plus de vingt-cinq ans, développé une expertise dans le champ du nucléaire, de l’énergie et, par extension, de la transition énergétique. C’est un engagement personnel, citoyen, dans la manière dont l’expertise peut servir la société, le débat et l’évolution vers une trajectoire plus soutenable, qui me conduit à mettre cette expertise, cette capacité de réflexion et d’ingénierie, au service de la transition énergétique.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous décrire une journée type ? Quelle est votre méthode de travail ?

Yves Marignac : Il n’y a vraiment pas de journée type ! C’est une des choses qui me motivent parce que pour faire ce métier d’expert non-institutionnel au service du débat, et au service de décisions plus éclairées, il y a une forme d’engagement qui rompt avec des situations professionnelles potentiellement plus confortables. Chaque journée est différente parce que je suis chaque jour confronté à de nouveaux sujets, de nouvelles rencontres, de nouvelles situations… En revanche, il y a des vraies constantes dans l’exigence avec laquelle j’essaie de remplir ce rôle.

Il faut suivre et se maintenir vraiment à jour sur les sujets de l’énergie, de la transition en France et à l’international. Cette perspective internationale est toujours essentielle… Donc l’exigence d’une veille sur ces sujets, l’exigence d’une analyse aussi impartiale, aussi sérieuse, aussi réfutable dans sa méthode que possible, sur les potentiels d’action, les leviers de changement, et l’exigence de restitution à différents publics de cette analyse, sous des formes adaptées, aussi bien par la production de rapports que par des interventions médiatiques ou dans des conférences.

Lorsque nous rédigeons un rapport négaWatt, on va prendre de l’information, lire des publications scientifiques, lire d’autres rapports… Il faut lire également la presse, suivre l’évolution du débat médiatique et politique sur ces questions, donc une bonne partie de mon temps c’est cette prise d’information puis des échanges avec les collègues – de négaWatt ou d’autres – sur l’analyse de différents sujets. C’est ça qui va nous permettre de poser les choses par écrit de la manière la plus claire, la plus synthétique possible.

Une partie de mes journées, c’est aussi de répondre à des sollicitations médiatiques qui parfois viennent par vagues, quand il y a une actualité qui émerge, ou intervenir dans des séminaires, dans des conférences… Je crois que, vraiment, les deux mots-clefs dans ma pratique au quotidien, c’est « l’exigence » et « le partage », sur la prise d’information, et la restitution d’une analyse.

LVSL : Quel est votre but ?

Yves Marignac : Mon but, en tant que citoyen, d’abord, c’est évidemment d’œuvrer à ce que notre société aille vers une trajectoire plus soutenable, puisque aujourd’hui, chaque jour qui passe nous rapproche, au contraire, de catastrophes de plus en plus inquiétantes.

Mon but, à titre professionnel, c’est de contribuer, par l’analyse technique que je suis capable de produire de la situation actuelle, à des leviers d’actions possibles, de contribuer à une meilleure prise de conscience de ces enjeux, et une meilleure prise de conscience des solutions possibles. Donc de contribuer à ce que la société ait, sur ces sujets, un débat informé, et prenne des décisions qui aillent, autant que possible, vers l’intérêt collectif et l’intérêt à long terme.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de vos travaux ?

Yves Marignac : La certitude est toujours dangereuse pour l’expert, mais ma première certitude est la faisabilité technique d’une conversion de notre système énergétique à 100% d’énergies renouvelables, à l’horizon de quelques décennies. C’est une intuition que certains d’entre nous ont depuis longtemps, et c’est notamment le sens de l’engagement de l’association négaWatt. Mais aujourd’hui, cette intuition devient une certitude parce qu’on a désormais la capacité de mobiliser les énergies renouvelables, notamment pour produire de l’électricité, nous avons la possibilité à terme de stocker cette électricité, et donc de répondre au problème de variabilité de la production solaire ou éolienne. Et nous pouvons tirer parti de la biomasse… Mais tout cela peut se faire à la condition – c’est aussi le sens des travaux de négaWatt – de maîtriser nos consommations par de la sobriété et de l’efficacité, et le tout rend vraiment possible le 100% d’énergies renouvelables.

Ma deuxième certitude n’appartient pas au champ technique, mais elle est le résultat de mon expérience. On vit dans une société où la rationalité de l’intérêt général et de l’intérêt à long terme ne s’impose pas spontanément. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas de produire des analyses, des scénarios, des visions de l’avenir montrant qu’aller vers un système beaucoup plus soutenable est possible, qu’un chemin réaliste existe pour l’atteindre, il ne suffit pas de mettre ça sur la table pour engager un mouvement de la société. Au contraire, les intérêts à court terme, les lobbies, les divergences de vues sur les options à mettre en œuvre, font que la société peine vraiment à se mettre en mouvement.

Je ne suis pas sûr que la simple prise de conscience puisse aller suffisamment vite pour provoquer les changements nécessaires au bon niveau et à la bonne vitesse.

LVSL : Pourriez-vous nous donner des exemples de traduction concrète de ces certitudes en des politiques publiques idéales ?

Yves Marignac : Il faut des politiques qui changent vraiment la focale des décisions et qui dépassent des visions court-termistes pour vraiment s’inscrire dans la réponse à ce qu’on appelle à négaWatt « l’urgence du long terme ». Il faut des politiques publiques qui dépassent aussi les questions de rentabilité ou de performance économique vues étroitement depuis l’opérateur ou l’investisseur, et qui regardent du point de vue de l’intérêt de l’ensemble de la société. Et aussi des politiques qui apprennent, en fait, à créer de la valeur en économisant la ressource plutôt qu’en la détruisant.

Un exemple de politique publique possible qui concrétise ce genre de choses : la rénovation thermique du bâtiment, c’est un enjeu central dans un pays comme le nôtre. Il est pleinement identifié depuis au moins une dizaine d’années, mais on bute toujours sur sa mise en œuvre. On bute parce que les logiques conduisant aux politiques appliquées sont trop court-termistes, trop sectorielles, trop focalisées sur la création de valeur dans notre logiciel actuel… Les solutions techniques existent pour la très grande majorité des bâtiments, tout comme il existe les solutions en termes d’ingénierie financière pour assurer facilement un équilibre en trésorerie sur la réalisation de ces opérations, et ce, en mobilisant les bonnes solutions de tiers financements… Tout ça est aujourd’hui possible avec à peu près les niveaux d’aide qui y sont consacrés actuellement. À budget égal, avec les quatre à cinq milliards d’euros qui sont consacrés chaque année à la rénovation thermique, on peut réellement permettre une massification d’un programme de rénovation performant.

Il faut atteindre, à terme, de l’ordre de 500 à 700 000 opérations de rénovation par an. Mais la décision politique bute sur des repères, sur des logiques d’évaluation de la décision et de sa performance qui ne sont pas celles qu’il faut pour prendre les décisions dans l’intérêt collectif à long terme.

J’ai pris cet exemple volontairement, parce qu’on a un vrai intérêt collectif à ce que notre patrimoine de bâtiments assure la meilleure performance possible sur le long terme. Individuellement, ça reste aujourd’hui très difficile, mais c’est un bon exemple d’un sujet sur lequel, techniquement et financièrement, l’ingénierie a fait son boulot, mais où il faut que les politiques publiques dépassent les difficultés individuelles.

LVSL : Quelle place devrait avoir votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment votre expertise devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

Yves Marignac : La transition énergétique est un problème systémique. J’ai coutume de dire que l’énergie fait système, et que ce système fait société, c’est-à-dire que la manière dont on met en relation des ressources énergétiques et des services que rend l’énergie forme un système, et que ce système structure la société– on peut penser, par exemple, à la manière dont la propriété de voitures individuelles structure tous nos modes de vie. Donc, au-delà de l’approche technique, il faut du pluridisciplinaire.

La deuxième chose à laquelle me renvoie la question, c’est la nécessité de processus organisés dans le temps. L’expertise vient à la fois en amont du constat, au niveau du diagnostic. Elle vient sur la proposition de solution. Et elle vient aussi, parce que le diable se niche dans les détails, sur le suivi et sur la mise en œuvre. Cette expertise est utile à un niveau très global (par exemple, le niveau national, c’est le travail de l’association négaWatt : éclairer une transition énergétique à l’échelle de la France, voire bientôt à l’échelle européenne), mais elle intervient aussi auprès des collectivités, voire auprès des entreprises, auprès des particuliers… Il existe déjà des groupes d’experts, des hauts-conseils, etc. La question n’est pas d’en créer un autre, mais bien de donner un rôle à cette expertise, et donc de faire en sorte qu’elle soit vraiment ancrée dans le processus de décision politique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, dans le cadre de votre spécialité, que pourriez-vous proposer, concrètement ?

Yves Marignac : D’abord, je me garderais bien d’accepter une carte blanche dans ce domaine, parce que justement la réflexion sur la politique de transition énergétique ne doit pas être laissée aux seuls experts. La première recommandation que je lui ferais serait de s’entourer de compétences multiples pour éclairer ses choix.

Cela étant dit, une première proposition serait d’introduire partout, à toutes les échelles de collectivité, une logique de conditionnement des nouvelles implantations d’habitation, d’activité, à un certain degré de proximité avec les réseaux, les infrastructures et les services existants. C’est l’idée de conditionner tout nouveau développement, tout nouvel aménagement du territoire à la densité existante afin de retrouver une maîtrise publique collective de la manière dont nos territoires évoluent. C’est vital parce que ce qu’on constate aujourd’hui, ce sont les effets désastreux sur le plan énergétique, mais aussi social et économique, de l’étalement périurbain, et de la dévitalisation gravissime des territoires ruraux. Il faut donc retrouver une forme d’équilibre dans ces évolutions pour mieux maîtriser la consommation, réduire les distances à parcourir, optimiser la forme des bâtiments, etc. Il faut mobiliser aussi, à travers cet aménagement, les potentiels de production d’énergies renouvelables au plus près des besoins. Voilà une mesure qui pourrait être complètement structurante sur le long terme, concernant ces questions.

Une deuxième mesure plus symbolique, mais avec un effet-levier important, serait d’inscrire les énergies renouvelables comme étant d’utilité publique, pratiquement constitutionnellement. Cela permettrait de poser les bases d’un développement systématique partout où des potentiels existent.

Une autre idée simple à laquelle on peut penser, c’est la généralisation de ce qu’on appelle les économes de flux. Les économes de flux, c’est un métier technique qui consiste à se pencher, à l’échelle d’une collectivité de quelques dizaines de milliers d’habitants, par exemple, ou même à l’échelle d’un parc de bâtiments tertiaires, sur l’ensemble des flux, des fluides (électricité, autres énergies, eau…) et à rechercher toutes les économies possibles. C’est un métier qui, en général, se rémunère directement en à peine un an, sur les économ

ies réalisées. Il y a des collectivités qui sont en pointe dans le développement de ce type de poste, mais il y a vraiment matière à généraliser ça sur l’ensemble du parc de bâtiments tertiaires, publics et privés, dès qu’on peut faire des regroupements qui rendent ça pertinent partout en France. C’est non seulement un levier important pour aller chercher des économies d’énergie, mais c’est aussi une perspective vraiment nouvelle en termes de métier.

Globalement, un des conseils qu’on peut donner aussi à un candidat à la présidence de la République, c’est vraiment d’axer un programme de transition énergétique sur les nouveaux métiers, sur les besoins de formations, d’accompagnement de professionnels que ça engendre… parce qu’il y a vraiment matière, sur les économes de flux, sur la rénovation thermique, sur la réparabilité des objets, sur le développement des renouvelables, à donner, notamment pour notre jeunesse, des perspectives de dynamique, d’utilité sociale. Je ne comprends pas, aujourd’hui, que les politiques ne s’en saisissent pas davantage.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres domaines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Yves Marignac : C’est vraiment essentiel pour moi d’inscrire en permanence mon travail dans une forme de pluridisciplinarité. On a besoin, dès lors qu’on réfléchit à la transition énergétique, au système énergétique, de mobiliser évidemment des compétences techniques, mais de mobiliser également des compétences sur l’économie. On a besoin de changer de paradigme économique pour permettre que cette transition se fasse puisque, aujourd’hui, on voit bien que les signaux économiques, la manière dont se forment les prix, les réflexes trop court-termistes des investisseurs, etc., ne nous placent pas sur la bonne trajectoire. Les économistes doivent être mobilisés, les sociologues aussi évidemment, sur ce qui concerne l’accompagnement du changement… Bref, toutes les spécialités qui contribuent à réfléchir aux politiques publiques – les sciences politiques, le droit, doivent aussi être mobilisés. Il faut le faire non seulement au niveau national, mais aussi au niveau territorial et au niveau international, parce que tout ça doit s’articuler.

Il n’y a pas un moment dans mon travail professionnel où je ne ressente le besoin d’être en prise avec les compétences, les productions de spécialistes hors de mon domaine. Concrètement, ça passe par beaucoup de lectures, beaucoup d’échanges, et beaucoup de travail collectif. L’association négaWatt, par exemple, fonctionne avec un noyau dur qui comprend certes des ingénieurs spécialistes des différentes filières énergétiques ou de l’efficacité énergétique, mais aussi des sociologues, des chercheurs en économie, des spécialistes de l’urbanisme ou de l’architecture… On a vraiment besoin de connecter tout ça au quotidien.

Et il y a un domaine que je n’ai pas cité, et qui est peut-être le plus fondamental d’entre tous aujourd’hui, c’est celui de la philosophie… Parce qu’on a réellement besoin, aujourd’hui, de se poser la question de notre rapport même à la société, à la nature ou l’environnement ou la planète.

Toutes ces compétences, tous ces métiers sont vraiment fondamentaux à faire travailler ensemble. On essaie de le faire au quotidien, mais on manque encore beaucoup, aujourd’hui, de transversalité dans le fonctionnement de la production académique, de la production d’expertise, et dans le fonctionnement – encore plus, peut-être – de la production des politiques publiques.

LVSL : Êtes-vous optimiste quant à la faculté de l’humanité à répondre au défi climatique ?

Yves Marignac : Résolument optimiste, ou raisonnablement optimiste. D’abord parce qu’on a besoin de l’être. Quand on s’engage sur un sujet comme celui-là, on a besoin de penser qu’effectivement, les efforts que nous faisons pour contribuer à la prise de conscience sont susceptibles de produire leurs fruits suffisamment vite, parce que tout l’enjeu est là. La question n’est pas de savoir si un jour l’humanité prendra conscience de la nécessité de changer de système pour traiter l’enjeu climatique, mais plus largement, l’enjeu réside dans l’épuisement des ressources et dans les limites physiques de la planète. On sera confronté à ces limites, d’une manière ou d’une autre, et l’humanité s’y adaptera, d’une manière ou d’une autre.

La question est de savoir si elle s’y adaptera par anticipation, ou si elle s’y adaptera par crise, et on peut imaginer des crises extrêmement graves ne remettant pas en cause l’humanité en tant que telle, mais remettant en cause notre civilisation – c’est les théories de l’effondrement notamment. J’espère que l’humanité saura prendre conscience, et adapter l’organisation de la société suffisamment vite pour éviter des crises majeures, même si je pense que ça passera par des crises plus violentes encore que celles que l’on connaît aujourd’hui.

Je me rappelais récemment d’une conférence que j’ai entendue, il y a assez longtemps, de Michel Serres, sur l’année 1905 et la manière dont, en 1905, dans plein de domaines différents, des idées nouvelles ont émergé et convergé. Il faisait, par exemple, un parallèle entre le pointillisme dans la peinture et les évolutions majeures dans le domaine de la physique… Je pense qu’on est, aujourd’hui, et c’est mon côté résolument optimiste, dans un moment qui est un peu de même nature. On voit émerger via des signaux faibles des nouvelles réflexions, des nouvelles approches en économie, en gestion, en politiques publiques, etc. On voit émerger des nouvelles aspirations, des nouvelles façons de concevoir les projets de vie, le rapport des uns et des autres à la communauté, à l’environnement…

Je pense que ces nouvelles formes sont en train d’émerger, et j’ai l’espoir que tout ça apporte réellement les changements majeurs dans le fonctionnement économique, le fonctionnement politique, etc., rendant possible la mise en œuvre de la transition énergétique qui, par ailleurs, fait techniquement et économiquement complètement sens aujourd’hui. Ma crainte – et si je pense à 1905, je pense aussi à 1914 –, c’est que tout ceci n’émerge pas suffisamment pour nous épargner une crise majeure. Mon espoir, c’est qu’avec d’autres, et on est de plus en plus nombreux à s’engager dans cette direction, on fasse masse, on fasse corps, on entraîne suffisamment vite la société pour qu’effectivement, ces nouvelles formes émergent avant une grande crise.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

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1. Le philosophe : Dominique Bourg | Les Armes de la Transition

Dominique Bourg est philosophe, et l’un des premiers à s’être intéressé aux bouleversements environnementaux que nous traversons. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, enseigne à l’Université de Lausanne et dirige la revue La pensée écologique, pour ne citer qu’une petite partie de ses activités. Nous avons choisi de débuter notre série avec son témoignage, car la transition écologique exige avant tout un changement profond de philosophie.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un philosophe pour la transition écologique et pourquoi avez-vous choisi cette discipline-là pour apporter votre pierre à ce combat ?

Dominique Bourg : La philosophie existait bien avant qu’on ne parle de transition écologique. À quoi sert-elle ? Elle existe depuis 25 siècles, elle naît avec les sciences. Aujourd’hui on a d’autant plus besoin de philosophie qu’on observe une explosion des disciplines universitaires. Dans les années cinquante, il y avait peut-être une cinquantaine de disciplines. Aujourd’hui il y en a plus de 2000 estampillées comme telles. On a donc affaire à une espèce d’hyper fragmentation du savoir, surproduite d’ailleurs par le néolibéralisme. Mes amis universitaires sont très dociles, ça leur plaît beaucoup d’avoir tous leur chapelle. Du coup, on a une énorme fragmentation du savoir.

Dans un contexte comme celui-là, la philosophie est d’autant plus utile parce qu’elle appelle une démarche réflexive à partir d’autres savoirs. La philosophie c’est revenir sur les choses et mailler, faire des croisements, interpréter les savoirs. C’est d’autant plus utile et important à une époque où on est un peu écrasé par le savoir analytique et cette division à l’infini des problèmes.

À quoi sert la philosophie dans le cadre de la transition écologique ? La première chose, c’est peut-être qu’il faut être philosophe pour s’interroger là-dessus. Quand j’étais jeune étudiant, la transition écologique n’avait évidemment aucun sens. Au tout début des années 2000, on a commencé à parler de développement durable et même de décroissance, etc. Pourtant il y avait eu le rapport Meadows trente ans avant – le rapport du club de Rome dont un des scénarios nous montre que les courbes de croissance de tous les indicateurs s’inversent entre 2020 et 2040 ; attention, il s’agissait d’une projection et non d’une prédiction. Mais à la fin des années 1990, on baignait dans une sorte d’optimisme.

Au fond, on n’avait pas une conscience aussi aiguë de l’irréversibilité des difficultés qu’on a aujourd’hui. On pensait que la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère aurait des effets au court terme – un peu plus d’un siècle – et on se projetait à la fin du siècle, pas avant.

Je ne sais pas si le mot transition est toujours aussi utile et intéressant parce qu’il subit le sort de bien des mots. Le développement durable, c’était un peu une tarte à la crème dès le départ, mais il y a aussi des choses intéressantes dedans. De fait on reste dans un schéma de croissance avec des courbes qui s’envolent quand même. À partir du moment où tout le monde se réapproprie le terme transition, il perd de son tranchant et on s’en sert paradoxalement pour ne pas transiter.

Lorsqu’on parle de philosophie, on parle de réflexion, et donc de réflexivité, c’est-à-dire à la fois revenir sur un savoir déjà présent, et revenir sur son savoir et sa propre démarche. Très souvent, on est en contradiction totale entre ce que l’on dit, avec le fait de le dire ; et le fait d’assumer sous une autre forme, à un autre endroit, ce qu’on dénonce. La méthode philosophique est souvent généalogique. C’est-à-dire que lorsqu’on a un problème, on cherchera à savoir d’où ça vient, à savoir pourquoi. Si on ne fait pas cette généalogie, on ne peut pas donner de vraies solutions, au contraire. C’est le travail du philosophe d’essayer de comprendre pourquoi on est dans ce degré de destruction par rapport à ce qu’on appelle la nature, le milieu qui nous entoure et nous englobe.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? À quoi ressemble une journée de travail type de Dominique Bourg ? Quelle est votre méthode de travail ?

DB : La démarche d’un philosophe est toujours à mi-chemin entre les lectures, l’écriture, et puis ce qu’on voit, ce qu’on repère, ce qu’on essaie de sentir dans le cours des choses. Il faut faire une alchimie de tout cela.

LVSL : Quel est votre objectif ?

DB : En ai-je un et un seul ? Je ne suis pas sûr… Comme je vous l’ai dit, j’ai vu comment ces trente dernières années, on est passé d’une certaine forme de légèreté sur les questions environnementales à un discours beaucoup plus dur et tragique.

On se rend compte du caractère irréversible de ce qu’on a fait. Et si la destruction qu’on a opérée collectivement a un caractère irréversible, le travail ne va pas être de revenir en arrière. C’est fichu ! Le travail, c’est d’essayer de comprendre et ça, c’est fondamental. Et puis à partir de la compréhension, en reliant des savoirs différents, essayer d’avoir une vision assez claire, notamment sur le côté scientifique des choses. Il faut pour cela ingérer chaque jour une bonne petite quantité de littérature scientifique.

Cela m’amène par exemple à revenir sur la notion de risque, car quand on emploie exclusivement cette notion de risque, on ne se fait pas une idée juste de ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire compromettre les conditions d’habitabilité de la Terre. Si vous raisonnez en matière de risques, vous allez raisonner comme un économiste néoclassique et vous n’allez rien comprendre. C’est par exemple Nordhaus qui vous dit que l’optimum de l’augmentation de la température serait de 6,2 degrés sur Terre par rapport à l’avant révolution industrielle. C’est qui est une absurdité totale, à cette température-là, on ne serait plus que quelques millions d’êtres humains à habiter au Groenland habillés en tenue légère.

Il faut aussi comprendre les raisons pour lesquelles on a lentement évolué vers un gouvernement représentatif, et pourquoi ce gouvernement représentatif ne peut pas prendre en compte les problèmes que l’on connaît. Benjamin Constant avait bien compris les raisons pour lesquelles nous sommes dans un gouvernement représentatif. Si vous prenez par exemple la France, il y a à peu près 2000 décisions législatives par an. Vous imaginez bien que si on fait un RIC, un Référendum d’initiative citoyenne, et si on veut que ça se substitue à la représentation, et bien on va faire pire que les Grecs d’autrefois. On va passer sa vie sur l’Agora sans jamais prendre une seconde pour se nourrir.

Comment essayer de corriger les défauts du gouvernement représentatif ? Quelles institutions mettre sur pied pour l’aider et nous aider à mieux prendre en compte les problèmes gravissimes auxquels on est confrontés ?

Il faudrait peut-être essayer de produire des visions sur le futur. On est vraiment sur un moment de bascule en termes de civilisation. Nous étions une civilisation très mécaniste depuis la fin du XVIème siècle. On s’imaginait que la nature n’était qu’un agrégat de particules matérielles, donc que les animaux étaient des machines pour reprendre Descartes, mais que nous autres êtres humains nous étions étrangers à la nature. Du coup, le progrès était de s’éloigner au maximum de la nature, de l’artificialiser, de la détruire. Si vous n’avez pas compris l’héritage de cette façon de penser, vous aurez des problèmes pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Depuis Darwin et le XIXème siècle, on commence à comprendre qu’on appartient vraiment au vivant. Darwin a replacé l’espèce humaine au cœur de la nature. L’étude du comportement des animaux dans la seconde moitié du XXème siècle nous a montré qu’entre eux et nous, c’est finalement une différence de degrés. Aujourd’hui, c’est la biologie végétale qui nous montre que les plantes sont pleinement vivantes. Elles exercent les mêmes fonctions que les animaux, mais évidemment pas de la même manière. On prend conscience du vivant et on voit dans la société émerger des courants qui en sont la conséquence. Le rôle du philosophe ça va être de les déceler, de les traduire et de voir ce que pourrait donner leur développement. C’est aussi tout cela le travail du philosophe.

LVSL : Dans le champ de la philosophie et de l’écologie politique en France, vous écrivez depuis longtemps, vous faites même partie des pionniers. Pourriez nous livrer deux ou trois concepts que vous avez forgé au cours de vos travaux ?

DB : Je vous ai parlé tout à l’heure de risques. J’essaie d’opposer à cette notion de risque la notion de dommage transcendantal. Le mot est un peu ronflant, mais cela veut simplement dire que ce qui est affecté aujourd’hui par nos activités, ce n’est pas telle ou telle partie de notre territoire, ce n’est pas telle ou telle catégorie de personnes, c’est le fait même de pouvoir habiter la Terre. Imaginez par exemple qu’on aille vers une augmentation moyenne de la température de 4 degrés – et malheureusement c’est tout sauf impossible – et bien vous auriez de nombreuses régions au monde où vivent des milliards de personnes où l’accumulation entre la chaleur et l’humidité saturerait les capacités de régulation thermique du corps humain et on meurt en quelques minutes. Donc en d’autres termes, cette région ne serait plus habitable. Donc, quand je parle de dommage transcendantal voyez bien ce que cela veut dire : notre façon d’habiter la Terre est en train de changer et il y a des endroits sur Terre qui vont devenir proprement inhabitables. On ne va donc pas parler de risque, parce que ça n’a plus de sens.

J’ai essayé de trouver comment faire pour que les problèmes du long terme soient mieux pris en compte et je me suis intéressé au mot spiritualité pour lui donner deux sens très différents, mais liés. Le premier sens est ontologique : toute société est en relation avec ce qui l’entoure, le milieu naturel ; elle le reçoit avec un style particulier. L’autre sens, c’est qu’il n’y a pas de société au sein de laquelle on ne propose pas aux êtres humains des modèles de réalisation de soi.

Très concrètement, dans la manière dont on conçoit les êtres vivants à la fin du XIXème siècle, il n’y a pas de vivant. Le vivant est une matière première, dépourvue de valeur : on va écraser les poussins pour en faire des nuggets, c’est l’horreur ! Dans la spiritualité d’un moderne, se réaliser c’était accumuler des biens matériels. La nature c’était ce qu’on doit consumer, ce qu’on doit détruire. Si vous voulez consumer votre nature, il faut que de votre côté vous consommiez, et donc que réaliser son humanité soit le fait de consommer. On voit aujourd’hui que ce sens-là est en train de changer. Si effectivement on commence à se comprendre comme appartenant au vivant, le vivant n’est plus une matière première. Il va exiger une forme de respect. Et à partir de ce moment-là, on voit bien que les spiritualités sont en train de changer, l’empathie avec le vivant croit. J’essaye de comprendre ces moments de fond et en quoi ils dessinent un avenir un peu différent, plus séduisant. Peut-être que pour atteindre cet avenir il faut probablement passer par des choses moins drôles, ce qu’on va appeler effondrement, et caetera.

LVSL : Est-ce que vous avez déjà réfléchi à une traduction possible de vos conclusions en politiques publiques très concrètes ?

DB : Si on veut que l’effondrement potentiel de notre société soit moins violent, il faudrait dès maintenant se donner un objectif à l’échelle d’une société. Par exemple, on pourrait se dire que grâce à un référendum d’initiative populaire, on vote en France le fait de revenir à une empreinte écologique d’une planète – si tout le monde vivait comme un Français, il faudrait plus de trois planètes. Comment pourrait-on faire ça ? Comment pourrait-on y arriver ? Quels seraient les instruments en termes de politique publique qui permettraient quelque chose comme ça ? J’ai essayé de répondre ailleurs à ces questions.

LVSL : Quelle devrait être la place de la philosophie dans la planification de la transition ? À quel moment la philosophie intervient-elle par rapport à la décision politique et quelle structure pourrait porter cela ?

DB : Donner un sens à la transition, c’est la tâche du philosophe, mais aussi de l’artiste, du cinéaste, de l’écrivain, c’est la tâche de multiples types de fonctions dans la société. Si vous n’avez aucune vision de ce que pourrait être l’avenir, vous ne pouvez pas transiter, ou alors votre transition sera purement technocratique. Si revenir à une empreinte écologique d’une seule planète est une fin en soi, ça ne va pas être très motivant. Cela peut même devenir une espèce d’expertocratie assez effrayante. Ce qu’il faut bien comprendre dans ce moment où on est, c’est que toutes les choses doivent changer en même temps, mais avec une certaine synergie. Elles doivent converger vers un but et la philosophie est une des disciplines qui peut y contribuer, mais elle n’est évidemment pas la seule.

LVSL : Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour réaliser son programme en matière de transition écologique. Dans le cadre de votre champ, la philosophie, quelles propositions concrètes pourriez-vous faire pour rendre ce programme à la fois attractif et réaliste ?

DB : Le problème des défis qui sont les nôtres aujourd’hui, c’est que ce n’est pas quelque chose qu’un président peut décider. Pour changer, il faut changer ses modes de vie, ses façons de faire, etc., c’est assez intime. Ça ne veut pas dire qu’un président n’aurait aucun rôle. Imaginons précisément qu’un président se fasse élire sur un programme tel que je le décrivais tout à l’heure, celui de l’objectif d’une France à une empreinte écologique d’une planète en 2050. Il faudrait déjà que cet objectif soit accepté par quelque chose comme un référendum. Si vous n’avez pas plus d’une moitié de la population qui est décidée à y aller, qui a compris, qui le veut, et bien on ne peut pas.

Ensuite c’est extrêmement difficile un objectif pareil, on ne sait pas forcément comment on va faire. Du coup, le rôle de l’État c’est d’organiser le consensus autour de l’objectif, de mettre sur pied les indicateurs qui vont nous permettre de contrôler qu’on va bien vers cet objectif, mais en même temps il doit laisser la pluralité des moyens de parvenir à cet objectif. L’État doit permettre que la société tâtonne, qu’elle fasse des erreurs, des essais. Il faut qu’on soit ferme sur les objectifs et en même temps qu’on facilite cette liberté d’initiative. C’est pourquoi je tiquais un peu sur l’histoire du président. Ce n’est pas avec un : « Ça y est c’est décidé tout le monde me suit » qu’on va arriver à une empreinte écologique d’une planète.

Par ailleurs, j’ai souvent évoqué l’idée d’une troisième chambre. À peu près tous les systèmes politiques mondiaux démocratiques sont bicaméraux, c’est-à-dire où il y a deux chambres. On a en général une chambre comme l’Assemblée nationale en France où siègent les représentants de la nation. Leur rôle sera de trouver les moins mauvais compromis entre les partis et les intérêts associés à ces partis. Du coup, le temps présent domine tout.

Ensuite, il y a généralement la deuxième chambre. C’est plutôt la chambre qui va incarner les États dans une fédération, les régions, les territoires, etc. En France, si les territoires ruraux sont très représentés au Sénat, c’est parce qu’on imaginait que la ruralité allait apaiser en quelque sorte les conflits du travail. On reste encore sur les objectifs de conflits d’intérêts au présent.

En 2017 les émissions françaises de gaz à effet de serre ont augmenté de 3 %. A l’échelle internationale, elles augmentent tous les ans d’à peu près 2%. Ces chambres sont incapables de planifier et de réduire nos émissions. Et en même temps, on n’a pas grand-chose à mettre à la place du principe de représentation, même si on le conteste. Mais en le contestant, on le reconnaît. On déteste seulement quelqu’un qui ne nous représente pas. Tous les problèmes de ce pauvre Macron tiennent du fait qu’il est complètement différent. Les gens ont vraiment l’impression qu’il est à 180° différent d’eux et qu’il ne les incarne en rien.

Donc il y a besoin d’une chambre beaucoup plus spécialisée, axée sur les grands enjeux à long terme. Le problème de ces enjeux de long terme c’est que souvent, on ne les voit pas. Ça devient un peu moins vrai pour le climat maintenant, mais on ne les ressent pas suffisamment. Si vous n’avez pas un savoir scientifique, il est difficile d’avoir une idée précise du fait que le vivant s’effondre autour de nous. Sans le savoir scientifique, le changement climatique passe pour un changement de météo. On a besoin d’avoir un lieu où ces savoirs peuvent pénétrer l’espace social et où des gens se focaliseront sur les conséquences à long terme de nos actions. Qu’on le veuille ou non, tout ce qui nous tombe sur la tête aujourd’hui est le fruit de décisions antérieures.

Donc cette chambre doit être vraiment focalisée là-dessus, sans pour autant être composée uniquement de scientifiques, sinon on serait dans une espèce d’épistémocratie. Ce sont plutôt des citoyens connus pour leur engagement qui vont être pris dans cette chambre, avec pour mission d’essayer de discerner ce qui bouge dans la société. Cette chambre est là simplement pour opposer un veto momentané, pour contraindre les deux chambres classiques à rediscuter. On peut aussi s’en saisir pour s’opposer à des lois dont on sait qu’elles vont avoir un effet très destructeur. C’est un instrument certes insuffisant, mais qui pourrait permettre au Parlement de changer sa manière de faire les lois, d’être plus attentif, de façon plus expérimentale et systématique, à ce qui se passe sur les territoires. Avec une troisième chambre, on ne regarderait pas forcément les ZAD de la même manière par exemple, parce que dans certaines ZAD, il y a de véritables expérimentations. Par exemple sur le développement de lowtech, de mode d’organisation, etc.

C’est un instrument, qui en aucun cas ne suffirait. C’est un instrument qui peut permettre de changer la façon dont on fait la loi, en tenant compte des savoirs scientifiques et en regardant ce qui se fait dans les territoires.

LVSL : Est-ce que vous êtes en lien au quotidien avec des experts d’autres disciplines ? Comment travaillez-vous ensemble ?

DB : Ça m’arrive dans les conseils scientifiques, par exemple ceux des fondations. Par définition ce sont des conseils scientifiques pluridisciplinaires. C’est vraiment génial pour un philosophe parce que quand vous avez des questions à poser sur un certain sujet ou quand vous voulez voir comment certains scientifiques appréhendent leur propre savoir. Quand vous voulez réfléchir sur les questions d’environnement, il est absolument nécessaire d’avoir un savoir scientifique positif à disposition. Ça a vraiment été très important pour moi d’appartenir à de telles structures.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

DB : Alors il faut faire très attention, car il n’y a pas que le défi climatique. Le climat, ce n’est jamais que les conditions optimales d’épanouissement d’un certain type d’espèces. On le voit bien dans le rapport SR 15 du GIEC qui nous parle d’émissions négatives et de production électrique de masse avec de la biomasse, etc. En fait, ces solutions peuvent être très destructrices en termes de biodiversité. Donc c’est vraiment important de raisonner avec ce qu’on appelle les limites planétaires. Effectivement, les deux limites planétaires les plus importantes sont celles qui concernent l’évolution de la vie, avec d’un côté le taux d’érosion des espèces et ce qui menace l’intégrité des écosystèmes, et puis de l’autre côté, le climat.

Ce sont deux paramètres qui sont liés comme le recto et le verso d’une feuille de papier. Ce qu’on ne comprend pas toujours, et c’est assez grave, c’est que le basculement de l’un appelle celui de l’autre et réciproquement. Que ce soit en matière de climat ou en matière de vivant, on est malheureusement déjà dans une certaine forme d’irréversibilité. Donc si votre optimisme consiste à dire que ce n’est pas grave, qu’on va s’en tirer et que finalement on va surmonter tous nos problèmes, c’est totalement faux.

Ce n’est pas une question d’être optimiste ou d’être pessimiste : on est déjà entré dans l’anthropocène. Qu’on le veuille ou non, l’habitabilité de la Terre sera notablement fragilisée dans les décennies qui viennent. En revanche, le degré de fragilisation est encore en partie dans nos mains. Mais pour un temps très court, pour une dizaine d’années. Donc est-ce que je peux être optimiste dans les dix ans qui viennent ? Je crois qu’être optimiste ce serait tout simplement être mal informé.

Aujourd’hui vous avez partout des peuples qui choisissent ce qu’on appelle le populisme. Ce qu’ont en commun tous ces populistes – Trump, Bolsonaro, Salvini, les Polonais, Le Pen en France, les Hongrois, l’AFD en Allemagne – c’est le climatoscepticisme. Quand on nous dit : « Ouh là là si on écoute les écologistes on va avoir un régime autoritaire » je pense que les gens se trompent : on entre dans des régimes autoritaires, mais qui eux vont empirer et qui peut-être vont nous empêcher d’utiliser cette dernière décennie qui nous reste pour empêcher le plus grave. Alors attention, ça n’est pas fait : en même temps qu’il y a ces menaces populistes, il y a des forces dans la société qui sont en train de se lever.

Je dirais que l’année 2018 a été une année tout à fait particulière parce que c’est la première année au sein de laquelle le changement climatique est devenu sensible. Les gens l’ont touché, ils l’ont ressenti, ils ont été profondément affectés. En ce moment on est tout début février et en Australie c’est l’été austral. Les vagues de chaleur sont telles que dans certaines villes on avoisine les 50 degrés. Entre 40 et 45 degrés, toutes les plantes arrêtent la photosynthèse. Dans certains endroits en Australie vous avez des chauves-souris qui tombent de déshydratation et de chaleur. Donc là on commence à voir des choses, et du coup il y a un seuil de mobilisation. En 2018 et début 2019, des dizaines de milliers de gens se déplacent lors de mobilisation pour le climat. Avant ce n’était que des centaines et j’espère que demain ce sera partout des centaines de milliers. Donc là on est à un moment de changement très profond. On a franchi un seuil de mobilisation. Donc on voit bien qu’on a ces deux forces-là : des populistes qui sont très forts, qui font tout pour que les gens ne sachent pas, ne voient pas, et puis vous avez cette partie agissante plutôt jeune de la population qui, elle, a compris qu’il en va de sa propre vie. Je ne sais pas ce qui va en découler, mais je garde vraiment espoir que cette mobilisation d’aujourd’hui nous fasse agir à temps. Mais ce n’est pas de l’optimisme, c’est un souhait volontaire.

 

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