Loi « urgence coronavirus » : la stratégie du choc du gouvernement

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La loi “urgence Coronavirus” a provoqué de vifs débats dans l’Hémicycle © Tangui Morlier

Le projet de loi « urgence coronavirus », porté par le gouvernement afin de répondre à la crise sanitaire que traverse le pays, a été adopté définitivement par l’Assemblée nationale. Certaines mesures promettent une régression considérable en termes de droit du travail : l’article 17 prévoit notamment que certains secteurs pourront déroger aux 35h, tandis que la possibilité pour l’employeur de choisir les dates de prise de RTT de ses employés a été retenue. Promulguée dans un contexte de crise et d’urgence, le gouvernement a pourtant refusé d’inscrire le caractère provisoire de ces mesures dans cette loi. Un coup rude pour les acquis sociaux des salariés, au sein d’une crise sanitaire qui frappe déjà de plein fouet les travailleurs aux statuts les plus précaires et les moins valorisés. Le gouvernement profite-t-il de l’absence de toute possibilité de mobilisation citoyenne pour mettre en œuvre sa « stratégie du choc » ?


Qu’est-ce que la loi « urgence coronavirus » ?

Adoptée après quatre jours de débats au Sénat et à l’Assemblée nationale, la loi « urgence coronavirus » autorise l’exécutif à légiférer par ordonnance en de nombreux domaines afin de résoudre la crise du Covid-19. En tout, ce sont 43 ordonnances qui ont été votées en présence d’un personnel politique restreint afin de limiter les possibilités de contamination, dans une atmosphère oscillant entre tensions partisanes et volonté d’unité nationale. Les efforts des ministres et parlementaires se sont principalement concentrés sur la situation économique du pays. En effet, ce n’est déjà plus un secret, la crise du coronavirus portera un très rude coup à l’économie française : de nombreuses entreprises sont à l’arrêt, certaines ne rouvriront peut-être jamais leurs portes, tandis qu’une récession de la croissance semble inévitable. Il s’agissait donc pour le gouvernement de proposer un plan de sauvetage conséquent, comme l’avait promis Emmanuel Macron dans son allocution du lundi 16 mars : report de charges, de versements de loyers professionnels, renoncement à des pénalités…

Pourtant, ces promesses de relance économique se sont traduites dans la proposition de loi « urgence coronavirus » par une politique anti-sociale portant un coup rude aux droits des salariés que Marianne révélait dès le mercredi 18 mars. Si l’amendement permettant de modifier les « conditions d’acquisition des congés payés » a finalement été abandonné par le gouvernement face à la levée de boucliers des partis d’opposition, le reste des mesures annoncées demeure malheureusement valable. Ainsi, les 35h et le repos dominical pourront souffrir de nombreuses dérogations, notamment dans les sociétés telles que la SNCF, la RATP ou encore dans le secteur de la santé, mais aussi dans des entreprises comme Renault ou Air France. La semaine de 60h pourra donc être banalisée, ignorant avec complaisance les régulations européennes qui limitent le temps de travail supplémentaire à 48h hebdomadaires. Pire encore, les employeurs pourront aussi choisir les date des RTT de leurs employés et imposer des congés selon leur bon vouloir, en s’affranchissant des délais dits « de prévenance » pour informer les personnels concernés. Cette mise à l’arrêt forcée vise bien entendu à minimiser les pertes pour les entreprises, tout en piétinant allègrement les droits fondamentaux des salariés.

Cette mise à l’arrêt forcée vise à minimiser les pertes pour les entreprises, tout en piétinant allègrement les droits fondamentaux des salariés.

Néanmoins, cette mesure ne pourra être appliquée que si un accord d’entreprise ou de branche a été passé au préalable, ce qui n’était pas prévu dans la toute première version du projet de loi. L’exécutif a donc accepté, grâce à cette révision, de faire entrer les syndicats dans la boucle, sous la pression des partis d’opposition au cours de houleux débats à l’Assemblée nationale. En contre-partie, les amendements favorables aux droits des salariés semblent être de bien pauvres compensations : limitation des ruptures de contrat de travail, non-indemnisation de jours d’arrêt maladie suspendue dans le public comme dans le privé. Cependant, l’exécutif a bien pris soin de spécifier que cette mesure ne vaut que « pour la seule période de l’urgence sanitaire ». Une précision de la plus haute importance qui a néanmoins été absolument occultée dans les amendements du projet de loi.

Un état d’urgence… à durée indéterminée

En effet, si les mesures concernant le champ social et le droit du travail sont annoncées comme devant être « provisoires » pour « faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du virus Covid-19 », le texte ne fait étrangement figurer aucune date limite. Il est permis de croire que ces dernières resteront en vigueur bien au-delà de la crise sanitaire, pour une période encore indéterminée, voire absolument illimitée. Raphaël Kempf, dans une tribune publiée dans Le Monde dénonce ainsi une loi, qui « présentée comme un état d’exception, a vocation à être durable ». Selon l’avocat pénaliste, cet état d’urgence est synonyme de la disparition d’un État de droit, dans un contexte où l’État est désormais amené à légiférer sur la liberté de circuler des citoyens.

De même, gouverner par ordonnance permet de se soustraire au contrôle des institutions parlementaires, et donc de déroger aux fondements du droit constitutionnel français. Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à Paris 1, réitère cette mise en garde contre les états d’urgence, qui risquent de devenir la norme dans la vie démocratique. En effet, la permanence des régimes d’exception est un mouvement de fond qui traverse la législation française : l’on peut songer bien-sûr à l’intégration en 2017 de l’état d’urgence sécuritaire, promulgué à la suite des attentats de 2015, dans notre droit commun. L’État d’urgence proclamé aujourd’hui par le gouvernement repose d’ailleurs sur le même principe, établi sur le modèle de la loi du 3 avril 1955, créée en pleine guerre d’Algérie : établissement par décret, prorogation par le Parlement au bout de quinze jours, message politique envoyé à la population dans la création d’un régime d’exception… Il s’agit aussi, par-delà le geste politique que constitue l’instauration d’un état d’urgence, de court-circuiter les éventuels contre-pouvoirs citoyens, associatifs et politiques.

Tout permet donc de craindre que ces mesures resteront en vigueur bien au-delà de la crise sanitaire, pour une période encore indéterminée, voire absolument illimitée.

Dans le cadre de la loi « urgence coronavirus », on peut en effet légitimement se demander en quoi déroger au droit du travail permet concrètement de lutter contre la pandémie. Il aurait été nettement plus efficace dans ce contexte d’investir dans les services publics, en particulier dans le domaine de de la santé par des mesures concrètes : revalorisation du statut de fonctionnaire, réouverture d’hôpitaux de proximité, relocalisation de la production de matériel médical. Alors qu’Emmanuel Macron ne cesse de réaffirmer que nous sommes en guerre, ces mesures antisociales qui cassent le code du travail semblent bien dérisoires et secondaires, par rapport au sauvetage des vies de nos concitoyens. De même, il est problématique que cette demande de sacrifice ne s’adresse pas aux plus riches : aucun rétablissement de l’ISF n’a pas exemple été envisagé pour participer à ce qui est pourtant d’ores et déjà appelé un « effort national ».

Enfin, il reste à déplorer que cette crise ne soit pas l’occasion de la part du gouvernement d’une véritable remise en question de sa politique sociale, économique et écologique. Ainsi, l’amendement destiné à intégrer au projet de loi un « Grand plan de relance et de transformation de la société française en faveur du climat, de la biodiversité et de la justice sociale » a été rejeté samedi soir lors des discussions à l’Assemblée. Ces signaux forts ne laissent rien présager de bon pour l’après-coronavirus, qui semble irrémédiablement vouloir persévérer dans la brèche déjà engagée, celle d’une politique néolibérale qui creuse les inégalités entre les classes sociales.

Vers une stratégie du choc ?

Il est alors légitime de questionner les conséquences sur le long-terme de cette loi d’urgence sanitaire. En effet, après une telle crise, deux voies semblent s’ouvrir à la société française : soit une politique de relance économique engagée par l’État, comme cela avait été mis en place pour reconstruire la France suite à la Seconde Guerre mondiale, avec l’application de politiques keynésiennes, la création de la sécurité sociale ou des régimes de retraite par répartition ; ou bien une politique d’austérité, semblable à celle imposée à la Grèce après la crise des subprimes en 2008, notamment. Ce processus de changement de modèle économique après une crise est un phénomène décrit par la journaliste américano-canadienne Naomi Klein dans son ouvrage fondateur intitulé La stratégie du choc. Elle y analyse en effet un mécanisme historique récurent au cours du XXe siècle, au travers duquel les élites converties à l’idéologie néolibérale profitent de l’état de choc dans lequel sont plongées les sociétés pour s’imposer au pouvoir. Ces états de chocs peuvent être liés à des catastrophes naturelles, à un brusque changement de régime politique, ou bien à une crise économique ou sanitaire. Si les situations de choc varient, les conséquences, elles, demeurent les mêmes : les acteurs privés prennent le contrôle de l’économie, procèdent à des privatisations, au démantèlement des services publics et mettent fin aux prestations sociales, pour concentrer les richesses entre les mains de quelques uns. La population civile paie alors le coût de ces mesures antisociales, appauvrie et écrasée par les plans d’austérité. Cette cooptation des richesses par les élites néolibérales a notamment pu être observée au Chili sous la dictature de Pinochet, mais aussi en Indonésie sous le régime de Soeharto, ou encore en Pologne et en Russie suite au démantèlement de l’URSS au cours des années 1990. Une logique similaire a pu être observée après l’ouragan Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, ou le tsunami de 2004 en Indonésie.

Il semble que le gouvernement profite de l’impossibilité de toute forme de contestation citoyenne et de l’instauration de l’état d’urgence pour poursuivre ses réformes anti-sociales, qui reviennent sur des acquis sociaux et démocratiques fondamentaux.

Il va sans dire que la pandémie du coronavirus constitue un choc mondial à part entière, qui aura des conséquences économiques, sociales, et environnementales durables. Ainsi, dans ce contexte de crise, il semble que le gouvernement français profite de l’impossibilité de toute forme de contestation citoyenne et de l’instauration de l’état d’urgence pour poursuivre ses réformes anti-sociales, qui reviennent sur des acquis sociaux et démocratiques fondamentaux. Dans le contexte particulier du confinement, où tout rassemblement, toute manifestation ou assemblée générale est empêché, aucun mouvement de grève ou de contestation de grande ampleur ne peut-être initié. Cette inertie politique forcée laisse un boulevard à l’exécutif, qui profite maintenant du statut législatif d’exception de l’état d’urgence pour imposer par le haut ses injonctions néolibérales. S’il est encore impossible de connaître précisément l’impact général de la pandémie, il est évident que le gouvernement Macron semble s’engager vers le modèle d’une « stratégie du choc », bien plus que vers un plan de relance économique. En l’absence d’organisation de tout contre-pouvoir citoyen, seules demeurent la capacité à s’informer, à interagir, et à s’indigner, même de façon dématérialisée, contre la disparition des acquis sociaux. La « stratégie du choc » est encore réversible, car un autre modèle est possible, loin de cet avenir social et environnemental désastreux qui nous est promis.