1848 : UNE RÉVOLUTION SOCIALISTE AU SERVICE DES TRAVAILLEURS ?

Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame à nouveau la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Dans la loi du 25 février 1848, on peut lire les mots suivants : « Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir à la liste civile. ». Le droit du travail, proclamé avec fracas, n’a pas tardé à diviser le mouvement socialiste naissant et la bourgeoisie libérale, qui avaient mené ensemble la révolution de 1848. La dernière conférence est dédiée à cet enjeu. Redécouvrez ici cette discussion entre Hugo Rousselle Nerini, Christos Andrianopoulos et Frédéric Thibault.

1848 ou la deuxième défaite du prolétariat : Louis Blanc et le droit au travail

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Lamartine, membre du Gouvernement Provisoire, défend le 25 février 1848, le drapeau tricolore « qui a fait le tour du monde », face au drapeau rouge défendu par Louis Blanc et les ouvriers parisiens. © Musée Carnavalet

On a pu noter à quel point les commémorations des cinquante ans de mai 68 ont été un échec. Il n’a tout au plus été retenu que les avancées sociétales et la « révolution sexuelle » des années suivantes. À l’instar de « Che » Guevara, Mai 68 a été relégué entre une publicité Chauffeur privé et une Réclame Gucci. L’inconscient collectif, désormais acquis au spectacle de la marchandise, à la société liquide et à l’ère du vide, se contente de subir le triomphe de ce que le sociologue Michel Clouscard nommait le « libéralisme-libertaire ». Or il semblerait que ce que l’on veut nous faire oublier de 68 correspond à ce qu’il avait de commun avec un autre grand moment de l’Histoire française et mondiale plus occulté encore : la révolution de 1848.


En effet, cette dernière est, à bien des égards, une révolution oubliée. Pourtant, comme Mai 68, elle est un moment de « convergence des luttes » estudiantines et ouvrières, ainsi qu’en témoigne les récits de L’Éducation sentimentale de Flaubert. Comme Mai 68, elle aboutit à des réformes et fait de la classe ouvrière le véritable « disrupteur » du monde politique et social. Comme Mai 68, elle remet la barricade comme instrument politique et symbolique au goût du jour et s’inscrit dans un mouvement agonistique de bouleversement européen et international (le “Printemps des peuples”).

On peut alors se demander pourquoi, comme le rappelait l’historien Maurice Agulhon, les « vieilles barbes » quarante-huitardes ont assez mauvaise presse lorsqu’on les compare à leurs ancêtres jacobins de 1793, à leurs successeurs communards de 1871 ou encore aux bolchéviques de 1917 ou autres « barbudos » cubains ? Il est important de ne pas oublier que ce moment historique inattendu fut dans un premier temps celui d’une révolution sociale, qui ne fut pas avare de grandes figures dont la République démocratique et sociale n’a pas à rougir. Louis Blanc, premier socialiste de l’Histoire de France à siéger dans un gouvernement, est l’une de ces figures. Les idées, l’action et les raisons de l’échec de ce défenseur du droit au travail et de l’État serviteur face au libéralisme triomphant, permettent de comprendre cette révolution manquée, « deuxième défaite du prolétariat ».

De la révolution politique à la révolution sociale : deux visions de la république

Depuis 1830, la France « s’ennuie » (Lamartine) dans une monarchie parlementaire « à l’anglaise », que l’on nomme Monarchie de juillet. Le soir du 21 février 1848, l’opposition légale au « roi des français » Louis-Philippe et à son ministre conservateur Guizot, se réunit à la Madeleine pour réclamer la réforme électorale. Le suffrage électoral alors très restreint (censitaire) est réservé à une minorité de propriétaires, base que cette « gauche dynastique » souhaite cependant élargir. Curieux, certains royalistes orléanistes ou légitimistes comme Adolphe Thiers et Falloux se rendent à la réunion : « N’êtes-vous pas effrayé, demande Falloux à Thiers, de tout ce que nous venons de voir et d’entendre ? Non pas du toutCependant, insiste Falloux, ceci ressemble bien à la veille d’une Révolution ?Une révolution ! Une révolution ! Répond Thiers en haussant les épaules, on voit bien que vous êtes étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. Moi je les connais ! Elles sont dix fois supérieures à toute émeute possible. Avec quelques milliers d’hommes sous la main de mon ami le maréchal Bugeaud je répondrais de tout. Tenez, mon cher Monsieur de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui ne peut vous blesser, la Restauration n’est morte que de niaiserie et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le roi à l’oreille fine, il entendra et cédera à temps. » Mais Thiers se trompe vertement, la Monarchie de Juillet ne satisfait plus grand monde : les ultra-royalistes rejettent cette antichambre de la République, les vrais républicains se sentent lésés depuis que le « roi bourgeois » (que Daumier caricature en poire) a pris les rênes de la France après la révolution de juillet 1830. Même la bourgeoisie industrielle jalouse sa sœur de la haute finance et bascule doucement vers l’opposition. La seule arme des opposants se matérialise à travers les banquets dans lesquels les toasts à l’anglaise que l’on porte sont en fait des programmes politiques déguisés. Malgré l’échec de la campagne de 1840 et les interdictions de réunion de la préfecture, l’opposition est déterminée à agir. Les évènements auraient probablement gardé une teneur légaliste si, le 23 février, la provocation d’un manifestant boulevard des Capucines n’avait entraîné une fusillade, causant la mort d’une cinquantaine de personnes. La garde nationale, qui jusqu’alors avait constitué la « garde prétorienne » du roi, se rallie à l’insurrection. C’en est dès lors fini de la Monarchie de juillet : la deuxième République est en marche. Néanmoins, 1848 n’est pas une simple révolution politique, elle est aussi une révolution sociale : après l’opposition et la jeunesse étudiante, c’est l’action de la classe ouvrière des faubourgs parisiens qui renverse le régime.

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Caricature de l’époque, représentant une allégorie de la République chassant le roi Louis-Philippe. ©

Le 24 février 1848, le peuple de Paris en proie à une violente crise économique et las du célèbre « Enrichissez-vous ! » du ministre Guizot, renverse la royauté. Un Gouvernement provisoire se met en place. Ce gouvernement est composé de onze républicains aux sensibilités diverses (Dupont de L’Eure, Ledru-Rollin, Lamartine, Crémieux, Marie, Arago, Garnier-Pagès, Marast, Flocon, Louis Blanc et Albert). Le camp républicain, qui ne désespérait pas de revoir la République en France, forgeait son unité autour de la lutte contre une monarchie que peu semblent alors considérer comme légitime, et sur l’espoir de bâtir à nouveau une Constitution républicaine. Seulement, comme la Révolution de 1789 avait vu des tendances plus ou moins antagonistes se dessiner dans la famille républicaine, la révolution de 1848 voit également différentes tendances, unies par le combat antimonarchiste, mais désunies dans leurs conceptions propres de la république. Ces deux tendances deviennent en 1848 deux véritables camps en contradiction sur de nombreux points fondamentaux. Outre les nombreux clubs de gauche et d’extrême gauche, le camp libéral des républicains modérés se retrouve majoritairement au sein du journal Le National, alors que le camp représentant la gauche républicaine jacobine, radicale et socialiste partisan de la « République démocratique et sociale » (bientôt appelée «démoc-soc»), se retrouve plutôt au sein du journal La Réforme.

Après la chute de la monarchie, le Gouvernement Provisoire qui s’installe à l’Hôtel de Ville de Paris se voit donc composé d’un nouveau personnel politique issu soit du National (majoritaires) soit de la Réforme (minoritaires). Le rapport de force s’exprime alors place de Grève, devant l’Hôtel de Ville. Les ouvriers, drapeaux rouges en main, imposent aux modérés les représentants de leurs aspirations (résumées depuis dizaine d’années dans le nom de « socialisme »). Par leurs acclamations vindicatives, ils imposent celui que Marx considère, avec un soupçon de moquerie, comme le Robespierre de 1848 : Louis Blanc, mais également, sortant des entrailles du peuples, Alexandre Martin dit l’ouvrier « Albert ». Pour la première fois de son Histoire, la France compte deux socialistes dont un ouvrier dans son gouvernement.

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Le peuple parisien brûle le trône place de la Bastille en février 1848. © Musée de l’histoire vivante

Cette action d’un peuple qui brûle le trône place de la Bastille force le Gouvernement à proclamer la République et à organiser des élections pour une constituante. Avant celles-ci, le gouvernement légifère. Parmi ses grands actes on peut compter l’instauration du suffrage universel (masculin), l’abolition de la peine de mort en matière politique et l’abolition de l’esclavage (décret Schœlcher du 27 avril). Cependant, 1848 est une révolution sociale ; la volonté d’organiser le travail et d’assurer, comme un droit absolu, à chaque homme une fonction et une dignité dans la société, semble s’imposer. Cette impulsion de 190 000 ouvriers et artisans parisiens fait décréter au gouvernement, le 25 février, qu’il « s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ». Ce décret est arraché par l’ouvrier Marche qui, entrant dans la salle où siège le Gouvernement frappe avec la crosse de son fusil sur le sol et réclame l’Organisation du travail. Le Gouvernement Provisoire, confronté à l’urgence d’une réalité sociale accablante et au développement de l’idée socialiste, doit alors trancher sur le projet de Louis Blanc. Celui-ci se résume en quelques mots lourds de sens : l’Organisation du travail doit consacrer le droit au travail pour tous, un État serviteur doit alors mettre en place des ateliers sociaux fondés sur la fraternité, la coopération et le principe de l’association des travailleurs. Pour ce faire, il est nécessaire de créer un ministère du travail, véritable « parlement des travailleurs » qui organise les « États-Généraux du travail ». Louis Blanc le nomme même « ministère du progrès », dans le but d’introduire la République à l’atelier.

Un ministère du travail et du progrès ? Une idée bien saugrenue pour la majorité du gouvernement ; même Lamartine n’en saisit pas le sens : « Tous les services publics ne tendent-ils pas au progrès ? S’exclame-t-il. On ne comprendrait pas plus un ministère du progrès qu’un ministère de la routine ». Mais, face au verbe romantique de Lamartine, le partisan du drapeau tricolore, Louis Blanc, le partisan du drapeau rouge, pétri d’exigence sociale, insiste. Si ce nouveau Robespierre quitte le gouvernement, on ignore à la tête de quelles troupes il pourrait revenir : on accepte alors de lui donner la présidence d’une « Commission gouvernementale pour les travailleurs » qui siégera au palais du Luxembourg. Les vieux sénateurs royalistes cèdent dès lors leurs places cossues aux ouvriers qui viennent légiférer. L’expérience du Luxembourg est qualifiée par Marx de « synagogue socialiste dont les grands prêtres Louis Blanc et Albert avaient pour mission de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien » — grands prêtres qui de surcroît « à la différence de tout pouvoir d’État ordinaire […] ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif ». Pour Marx, « tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de Ville la monnaie ayant cours ». Si Marx pointe une réalité, cette Commission est cependant à l’initiative de législations et d’avancées sociales qu’il est important de ne pas oublier.

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Louis Blanc. © Julia Gómez Sáez

Un État serviteur, garant du droit au travail

Ce souci de la question sociale est donc bien ce qui marque la rupture entre républicains modérés, simplement soucieux de donner à la France une constitution politique, et les héritiers du jacobinisme et partisans du socialisme. Pierre Leroux (à qui l’on attribue la paternité du mot « socialisme » dans son acception moderne) ne déclarera-t-il pas le 14 février 1848 : « Je n’ai pas besoin de vous dire que ce ne sont pas vos principes qui font agir les hommes de l’opposition, loin de là ; s’ils pouvaient nous entendre ici, s’ils se doutaient que des socialistes songent à les suivre, cela suffirait certainement pour les empêcher de marcher […] Ne faites rien avec de pareils alliés. Laissez les bourgeois régler entre eux leurs différends ». De même, le célèbre anarchiste mutuelliste Proudhon note-t-il dans ses carnets le 24 février 1848: « C’est une cohue d’avocats et d’écrivains tous plus ignorants les uns que les autres et qui vont se disputer le pouvoir. Je n’ai rien à faire là dedans ». Louis Blanc, que n’effraye ni la cohue d’avocats ni le fossé de plus en plus profond entre républicains modérés et socialistes, croit pour sa part à ce que, dans un accord fondé sur la forme républicaine du régime, les deux tendances trouvent un terrain d’entente favorable aux intérêts économiques et sociaux du grand nombre. Concilier en un mot réforme politique et réforme sociale.

Pour les victimes de la « féodalité industrielle », pour les proies du système capitaliste et de la concurrence « impure et imparfaite », la présence de Louis Blanc au gouvernement est synonyme au moins d’amélioration des conditions de vie, au mieux de l’avènement d’un nouveau système, plus respectueux du travail et des travailleurs. C’est en effet le travail qui est au cœur des préoccupations de 1848, travail dont l’unique réglementation allant dans le sens des travailleurs n’est alors que la loi (peu appliquée) du 22 mars 1841 sur l’interdiction du travail pour les enfants de moins de huit ans. Le travail est la préoccupation phare de Louis Blanc, mais c’est un « travail attrayant » (comme le disait Fourier) et non aliéné qu’il défend, le travail libéré de l’emprise de l’exploitation, le travail qui ne subit pas la loi du marché, l’ « extermination » de la concurrence ni la dictature ploutocratique du capital. Il défend dès lors l’idée de la création des ateliers sociaux, des unités de production fondées sur le principe de l’Association et possédées par les travailleurs eux-mêmes. Contrairement à Proudhon, il demeure néanmoins persuadé que c’est par l’intermédiaire d’une intervention de l’État que ces ateliers pourront voir le jour. C’est ce qu’il nomme l’État serviteur (par opposition à l’État maître), serviteur parce que démocratique donc appartenant à tous.

En effet, la véritable notoriété de Louis Blanc dans le monde ouvrier commence avec une brochure écrite en 1839, Organisation du travail. Cet opuscule, écrit l’année de l’échec de la prise de pouvoir par les armes des révolutionnaires Barbès et Blanqui, voit le jour à une période assez prolixe en matière d’ouvrages socialistes. C’est cependant le sien qui est retenu par cette partie de la population à qui le pouvoir prêche « la patience et la résignation ». Si le Livre du peuple du chrétien social Lamennais connaît à ce moment un certain succès, Organisation du travail, brochure assez courte et relativement accessible, sonne comme un véritable slogan positif, une force de proposition et non une simple critique. Cet élément explique probablement la supériorité de son succès sur l’ouvrage Qu’est ce que la propriété ? de Proudhon (au titre interrogatif et au contenu assez long et peu accessible) ou encore sur le très célèbre Voyage en Icarie du communiste utopique Etienne Cabet. Ce franc succès permet à Louis Blanc de se faire un nom, d’accéder au rang de représentant des classes laborieuses et d’écrire à la veille de la Révolution : « Organisation du travail, il y a quatre ou cinq ans ces mots expiraient dans le vide. Aujourd’hui, d’un bout de la France à l’autre, ils retentissent. ».

Cette philosophie organisatrice prend en compte l’ouvrier à la fois en tant que membre d’une classe qui tend à l’émancipation (le prolétariat), mais également en tant qu’individu propre, détenteur de droits inhérents à sa personne, d’autant plus importants pour lui que l’organisation de la société ne lui permet pas d’en bénéficier convenablement. Parmi ces droits, figure celui que Louis Blanc défend tout particulièrement : le droit au travail. Ce droit, qu’il veut placer à la cime des droits les plus inviolables et sacrés, se veut de surcroît un véritable droit opposable, une créance que détient l’homme sur la société. L’origine de ce droit au travail est le droit naturel de chaque individu à l’existence et à la vie garantie par la société soit par l’assistance soit par le travail. En d’autres termes, l’homme doit bénéficier d’une authentique sécurité sociale. Il conçoit ainsi ce droit comme un « titre absolu » de l’ouvrier fondé sur la contrepartie d’un véritable devoir de fraternité mais également lui conférant un véritable pouvoir. « Le droit au travail est celui qu’a tout homme de vivre en travaillant. La société doit, par les moyens productifs et généraux dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement ». Il implique dès lors un droit à l’outil de travail, mais également au fruit du travail, c’est à dire un juste droit au salaire et un droit au repos et aux loisirs.

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« Nul n’a droit au superflu tant que chacun n’a pas le nécessaire ». Anonyme, vignette colorée pour une feuille volante © musée Carnavalet.

Louis Blanc puise ses idées du droit à l’existence chez Robespierre et Babeuf et y ajoute les grands principes des pères-fondateurs du socialisme critico-utopique : l’organisation des producteurs et de la production, chère à Saint-Simon, le travail attrayant et convenablement rémunéré, cher à Charles Fourier, et la logique de l’Atelier fondée sur les principes de la coopération et de la solidarité, chère à Buchez. Après le règne holistique du catholicisme où le collectif écrasait l’individu et la liberté, est venu le règne du protestantisme où l’individualisme sans frein détruit le collectif et l’égalité, et devra venir le règne du socialisme, « Nouveau Christianisme », qui réconciliera et équilibrera les deux tendances dans la République démocratique et sociale en ne sacrifiant rien de la formule « Liberté, Fraternité, Égalité, Unité ». Faisant du droit au travail un devoir de l’État envers les citoyens, fondé sur la notion de droit à l’existence, en même temps qu’une créance, qu’un droit idéalement opposable devant n’importe quelle juridiction, sans pour autant perdre son caractère de droit social, Louis Blanc pose néanmoins le présupposé de la Fraternité. Mot d’ordre de la révolution de 1848 qui l’inscrit définitivement comme la devise de la République, la Fraternité comme la Solidarité, est pour Louis Blanc le préalable et l’aboutissement logique du droit au travail. Dans la mesure où Blanc distingue en l’homme deux propriétés — les besoins et les facultés —, les droits que procure la première propriété sont indissociables des devoirs qu’entraîne la seconde. Or, ces deux propriétés sont liées, au même titre que droit et devoir, sont liés dans la mesure où elles s’inscrivent dans une organisation du travail aux bases socialistes. Elles ne peuvent être fondées que sur le sentiment de fraternité. C’est effectivement le sens qui est donné à l’idée « À chacun suivant ses facultés, là est le devoir ; à chacun selon ses besoins, là est le droit ».

Cette conception implique une définition propre du droit, de la liberté, de la propriété et du travail. Pour faire passer ce droit du qualificatif de dette de l’État à celui de créance, Louis Blanc pense aux mécanismes idoines et poursuit sa quête en polémiquant avec tous ceux qui le critiquent. En effet ce droit impliquerait une Fraternité à laquelle Tocqueville ou l’économiste libéral Frédéric Bastiat s’opposent parce qu’« obligatoire » et donc contraire à la libre spontanéité qu’elle suppose normalement. On voit alors poindre déjà dans les discours conservateurs et libéraux, la critique de l’assistanat et l’interventionnisme économique comme une tyrannie de l’Etat « pourvoyeur de toutes les existences » de même qu’on retrouve les anathèmes et disqualifications pour utopisme chimérique contraire à la nature égoïste de l’homme. Les socialistes considèrent eux que l’altruisme est tout autant inhérent à l’homme et que l’égoïsme n’exclut en rien la solidarité. Ils distinguent dès lors la solidarité égoïste de la solidarité altruiste, la seconde menant évidemment à l’association libre des travailleurs. « Si le Socialisme arrivait au pouvoir, il fournirait aux aptitudes diverses le moyen de se manifester, les encouragerait à choisir, et, ouvrant ainsi carrière à la première des libertés, celles des vocations, il hâterait l’heure désirée où chacun, dans l’atelier social, sera employé non plus d’après le hasard de la naissance, mais suivant les indications de la nature. » écrit Louis Blanc. En effet, si l’État organise, il ne régente pas, il encourage et favorise l’association par un crédit avantageux tout en laissant la liberté aux travailleurs. Au non possumus du laisser-faire, Louis Blanc ne veut pas faire une réponse à la Néron, « Non : Du pain gagné par le travail ! » affirme-t-il. Ce socialisme fraternitaire, associationniste et interclassiste teinté de déisme christianisant va se heurter à la violence du conservatisme politique.

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Les journées de Juin 1848 contre la fermeture des Ateliers Nationaux, réprimées par le général Cavaignac. Tableau de Horace Vernet. © Deutsches Historisches Museum

L’échec du socialisme de 1848

La Commission du Luxembourg siège dès le 1er Mars. Elle est organisée en « Parlement du travail » qui fonde sa législation sur une conciliation entre 231 délégués patronaux et 242 délégués ouvriers (chiffre doublé au bout d’un mois). Elle réalise la « réduction du nombre des heures de travail » à Paris et en province, l’interdiction du marchandage (« c’est à dire de l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs de travaux »), elle élabore des projets de protection des travailleurs et crée un certain nombre d’associations ouvrières et agricoles. Elle défend l’idée d’un droit au logement et la création d’établissements (inspirés des Phalanstères de Fourier) pour y pourvoir.

Elle est aussi à l’initiative de la création de bureaux de placement pour les chômeurs, supprimant les intermédiaires et établissant des tableaux statistiques de l’offre et de la demande de travail. En proie au problème de l’immigration du travail et à la xénophobie au sein de la classe ouvrière, elle « place sous la sauvegarde des travailleurs français les travailleurs étrangers qu’emploie la France et […] confie l’honneur de la République hospitalière à la générosité du peuple. » En outre, préfigurant le conseil des Prud’hommes, elle met en place une « Haute cour de conciliation », véritable tribunal arbitral du travail.

Néanmoins, l’Hôtel de Ville crée de façon concurrente des Ateliers Nationaux pour résoudre le problème du travail. Ces ateliers, véritable caricature volontaire des idées socialistes, sont en réalité une réminiscence des ateliers de charité d’ancien régime. Ils ne réorganisent pas le travail à la façon de l’atelier social, mais sont une solution précaire qui envenime la situation. Cette charité maquillée s’effectue sur la base de travaux (bien souvent de terrassement) inutiles et donc insultants pour les travailleurs. On est bien loin de l’organisation du travail fondée autant sur l’utilité productive que sur l’épanouissement des travailleurs dans la dignité.

Le droit au travail se solde finalement par un échec et le triomphe du républicanisme libéral des modérés puis enfin des conservateurs. Les élections à la constituante ont lieu le 23 avril (malgré la tentative désespérée des socialistes de repousser l’échéance de l’élection) et amènent une assemblée de républicains dit « du lendemain », peu acquis aux idées nouvelles. Du fait du résultat médiocre du camp socialiste aux élections, le rapport de forces devient moins favorable aux idées de Louis Blanc et à son ministère du travail qui voulait « sans secousse, l’abolition du prolétariat ». Armand Barbès prend alors la défense de son camarade qui « a bien mérité de la patrie ». Son intervention résume assez bien le divorce consommé entre républicains : « Il y a deux écoles : l’une est pour le laissez faire et le laissez passer ; l’autre dit que dans toutes ces questions de travail, l’État doit intervenir, proscrire le mal, faire triompher le bien. Louis Blanc s’est dévoué à cette dernière ».

Une manifestation le 15 mai (en solidarité avec la Pologne) évolue en journée révolutionnaire et en invasion du palais Bourbon et de l’Hôtel de Ville. Les insurgés tentent alors d’imposer les idées de la deuxième école mais, impréparés, ils échouent. L’extrême-gauche, accusée de complot, se retrouve décapitée de ses principaux chefs qui sont arrêtés (pour être traduit devant la Haute Cour de justice de Bourges) ou, comme Louis Blanc, obligés de fuir. On dénigre le droit au travail et on décide même de fermer les Ateliers Nationaux (seuls subsides des ouvriers parisiens pour pourvoir à leur existence). Le reste de la gauche qui s’oppose à leur suppression est alors balayée au moment des journées de Juin ou le général Eugène Cavaignac massacre les ouvriers parisiens insurgés (5 à 6000 morts). Les Associations sont alors persécutées comme des sociétés politiques déguisées. Le prolétariat subit ce que Benoît Malon appellera sa deuxième défaite (préfiguration de sa troisième défaite que sera la Commune de Paris de 1871). La conception du travail et de la propriété qui triomphe est donc celle bourgeoise d’Adolphe Thiers que le gendre de Marx, Paul Lafargue, moquera dans son ouvrage Le Droit à la Paresse. La République sera dès lors conservatrice.

Malgré le réquisitoire de Proudhon (prochain sur la liste des proscrits) et sa célèbre phrase du 31 juillet : « Ou la propriété emportera la République, ou la République emportera la propriété », c’est un vague droit à l’assistance qui est proclamé dans la Constitution du 4 novembre 1848, celle-là même qui crée pour la première fois la fonction de président de la République. Or, l’assemblée législative qui suit, plus conservatrice encore que la constituante, avec la loi du 31 mai 1850, revient sur le suffrage universel et donne au président Louis-Napoléon (élu depuis le 20 novembre 1848) une justification à son coup d’État du 2 décembre 1851 (qui prétendra le rétablir). Le prince-président, rédacteur en 1844 de L’Extinction du Paupérisme, brochure socialisante, trouvera également un soutien auprès des ouvriers face une république antidémocratique et antisociale. Louis-Napoléon, qui avait rencontré Louis Blanc au fort de Ham en 1844, impose une image de lui bien plus sociale que la république qu’il renverse.

Là où Blanc prend, pour Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, l’allure d’un « Robespierre-farce », c’est par son échec au sein d’un gouvernement dont il n’avait, contrairement à Robespierre au sein du Comité de Salut Public, ni le contrôle ni la maîtrise, pas plus qu’il n’avait la maîtrise du peuple de Paris. Il sera alors oublié par les historiographies anarchistes (lui préférant Proudhon) et marxistes (lui préférant Blanqui, qui aura d’ailleurs des mots durs à son endroit). Lénine écrira plus tard un texte intitulé À la manière de Louis Blanc établissant une analogie entre le président de la Commission du Luxembourg avec le chef socialiste-révolutionnaire du gouvernement provisoire russe en 1917, Alexandre Kerenski, faisant du premier un exemple « tristement célèbre […] qui ne servait en réalité qu’à affermir l’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat ». Ce jugement est cependant celui d’un révolutionnaire qui juge a posteriori pour ne reproduire ni les erreurs de 1848, ni celles de la Commune ni même celles de 1905. Cependant, les idées de Blanc seront reprises par le mouvement ouvrier puis par le PCF après la Libération. La constitutionnalisation des droits-créances, comme le droit au travail, revient à l’ordre du jour lorsque le rapport de force au lendemain de la Seconde Guerre mondiale permet à la constituante de 1946 et à sa majorité socialo-communiste d’imposer le droit à l’emploi dans le préambule de la constitution. Ainsi, les fameux conquis sociaux se frayent un chemin. Toujours dans le bloc de constitutionnalité, ce droit voit néanmoins sa réalisation fondée sur une obligation de moyens et non de résultats qui relativise sa portée.

Si Louis Blanc évoque aujourd’hui davantage une station de métro qu’un concepteur du socialisme, on remarque que ses idées sont néanmoins toujours pour partie d’actualité. Les questions du chômage et, de manière plus large, du travail sont au cœur des problèmes politiques et des luttes du XXIème siècle. Des « États-Généraux du travail » pour repenser l’organisation de celui-ci, s’imposeront peut-être à nouveau pour chercher à résoudre ces problèmes fondamentaux.